Dans la bruyère/Le Poète-Paysan

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Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 89-92).
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LE POÈTE-PAYSAN


À M. Jules Phélipot


Oh ! la charrue est lourde ! et dans le ciel changeant,
Où des nuages noirs s’amassaient tout à l’heure,
Le soleil terne luit comme un disque d’argent,
Et dans le long frisson du bois la source pleure.

Mes bœufs sont fatigués, et de leurs naseaux bruns
Sur leur poitrail fumant tombe une écume rose.
La terre que j’entr’ouvre est pleine de parfums,
Et dans les noirs sillons la pie est moins morose.


Oh ! la charrue est lourde ! et je veux un moment
M’asseoir sur le talus fleuri, pour mieux entendre
Mes amis les bergers qui s’en vont lentement,
Égrenant leur chanson mélancolique et tendre.

Oui, la charrue est lourde ! oh ! qu’il fait bon s’asseoir !
J’aperçois le landier où ma douce Marie
A mené ses moutons, et la sente où ce soir
Nous cueillerons tous deux la bruyère fleurie.

— Oh ! diront-ils, voyez les rèveurs amoureux !
Mais les gens du village ont l’humeur peu subtile :
Certes, on peut songer sans être un songe-creux,
Et le rêve qui rend plus heureux est utile.

Moi, d’ailleurs, j’aime à voir la splendeur du soleil :
Sans comprendre jamais j’ai senti quelque chose
Dans l’aube blanchissante et le couchant vermeil ;
Quelque part, à mon âme émue, une voix cause.


D’où vient que le frisson des feuilles fait pâlir ?
Dans l’infini des mers, des forêts et des plaines,
Dans la petite fleur qu’un enfant peut cueillir,
J’ai deviné des yeux, j’ai surpris des haleines.

J’ai cru que tout vivait, dans l’ombre, autour de moi ;
Je suis plein de respect sous les branches pensives.
Hélas ! rien n’a jailli de ce confus émoi :
J’ai des ailes au cœur, mais des ailes captives.

Pourtant, lorsque mon cœur est meilleur en aimant,
À l’heure triste et douce où le soir se recueille,
J’ai mon cantique, aussi : je chante seulement
Comme chante l’oiseau, comme chante la feuille.

Que sais-je donc ? J’ai lu dans un livre savant
Que monsieur le curé me prêta pour m’instruire,
Qu’un poète est l’esprit qui chemine en rêvant
Et dont l’âme résonne au vent comme une lyre.


Mais le poète peut exprimer ce qu’il sent ;
Il déroba, dit-on, le langage des anges.
Et moi, rêveur trahi, je demeure impuissant
Devant des ailes d’or et des beautés étranges.

On conte qu’autrefois de pieux voyageurs,
Le bourdon à la main, passaient dans le village,
Et, parmi les blés mûrs et les grands bœufs songeurs,
Ils trouvaient un enfant lisant sous le feuillage.

Alors, ils l’emmenaient dans les doctes couvents,
Lui donnant comme un pain céleste la science ;
Et l’enfant, devenu grand parmi les vivants,
Ouvrait un ciel plus vaste à la pensée immense.

Et moi, je reste seul ! Jamais je ne saurai
La langue harmonieuse et pure du poète ;
Allons, mes bœufs, debout ! — Mais je t’adorerai,
Ô divine Beauté, dans mon âme muette.