Dans la bruyère/Le Bateau

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Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 93-96).

LE BATEAU


À Madame Sophie Hue


Un château Louis Treize entouré de grands arbres :
Mais dans le parc empli du frisson des foins mûrs,
On chercherait en vain les grottes et les marbres
Sous les lierres touffus et les pans de vieux murs.

Le portail est fermé ; les fenêtres sont closes ;
Et le temps, qui se joue avec tous nos orgueils,
A lentement plongé les êtres et les choses
Dans le silence lourd que laissent les grands deuils.


La Vierge n’est plus là qui, frêle, blanche, ailée,
Comme une vision vaporeuse qui fuit,
Foulait à pas menus le sable de Pallée,
Cherchant de ses yeux bleus les yeux d’or de la nuit.

Il est au fond du parc un étang solitaire :
C’est là qu’elle venait s’asseoir dans le bateau ;
Et les fourrés profonds avaient tant de mystère
Que l’enfant se croyait très loin de son château.

À demi réveillés au bruit des rames lentes,
Les cygnes s’enlevaient de leurs nids de roseaux,
Sous leur poitrail d’argent courbant les vertes plantes
Et plongeant leurs becs noirs dans les clartés des eaux.

Hélas ! l’étang n’est plus qu’une mare dormante,
Où, par les chauds midis, rôdent les papillons ;
Où, couvrant sous leur ombre un monde qui fermente,
De larges nymphéas flottent dans les rayons.


Les cygnes blancs sont morts, morte est la promeneuse,
Morts les rêves heureux qu’elle n’a pas finis !
Et le canot est là, couché dans l’eau bourbeuse,
Sourd au sonore appel des ailes et des nids.

Oui, cette sombre allée où personne ne passe,
Cet étang qui croupit, ce silence des bois,
Mêlent une souffrance au rêve de l’espace
Et comme un douloureux souvenir d’autrefois ;

Mais ce bateau sombré sous l’herbe, morne épave
D’un passé radieux que le temps a vaincu,
Anime vaguement le parc muet et grave :
Dans ces lieux désolés on sent qu’il a vécu.

Au long des bords fleuris comme il glissait sans trêve !
Il est pris maintenant par l’immobilité :
La vie autour de lui s’agite comme un rêve,
Sans réveiller son vol à jamais arrêté.


Elle ne viendra plus, la jeune châtelaine !
Voici la fraîche allée et voilà le manoir ;
Des astres qu’elle aimait la profondeur est pleine :
Mais son sourire manque à la beauté du soir.

C’est fini ! Désormais la nature puissante
En des printemps nouveaux refleurira toujours,
Effaçant peu à peu, sans pitié pour l’absente,
Le souvenir en deuil des lointaines amours.