Dans la maison/11

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 55-58).
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De ce cercle d’airain de l’idéalisme guerrier, des batailles de la Raison, — comme Virgile guidait Dante, Olivier conduisait Christophe par la main au sommet de la montagne, où se tenait, silencieuse et sereine, la petite élite des Français vraiment libres.

Nuls hommes plus libres au monde. La sérénité de l’oiseau qui plane dans le ciel immobile. À ces hauteurs, l’air était si pur, si raréfié, que Christophe avait peine à respirer. On voyait là des artistes qui prétendaient à la liberté absolue, illimitée, du rêve, — subjectivistes effrénés, méprisant, comme Flaubert, « les brutes qui croient à la réalité des choses » ; — des penseurs, dont la pensée ondoyante et multiple, se calquant sur le flot sans fin des choses mouvantes, allait « coulant et roulant sans cesse », ne se fixant nulle part, nulle part ne rencontrant le sol résistant, le roc, et « ne peignait pas l’être, mais peignait le passage », comme disait Montaigne, « le passage éternel, de jour en jour, de minute en minute » ; — des savants qui savaient le vide et le néant universel, dans lequel l’homme a fabriqué sa pensée, son Dieu, son art, sa science, et qui continuaient à créer le monde et ses lois, ce rêve puissant d’un jour. Ils ne demandaient pas à la science le repos, le bonheur, ni même la vérité : — car ils doutaient de l’atteindre ; — ils l’aimaient pour elle-même, parce qu’elle était belle, seule belle, seule réelle. Sur les cimes de la pensée, on voyait ces savants, pyrrhoniens passionnés, indifférents à toute souffrance, à toute déception, presque à toute réalité, écoutant, les yeux fermés, le concert silencieux des âmes, la délicate et grandiose harmonie des nombres et des formes. Ces grands mathématiciens, ces libres philosophes, — les esprits les plus rigoureux et les plus positifs du monde, — étaient à la limite de l’extase mystique ; ils creusaient le vide autour d’eux, ils se tenaient suspendus sur le gouffre, ils se grisaient de son vertige ; dans la nuit sans bornes ils faisaient luire, avec une sublime allégresse, l’éclair de la pensée.

Christophe, penché auprès d’eux, essayait de regarder aussi ; et la tête lui tournait. Lui, qui se croyait libre, parce qu’il s’était dégagé de toute autre loi que celles de sa conscience, il sentait, avec effarement, combien il l’était peu, auprès de ces Français affranchis même de toute loi absolue de l’esprit, de tout impératif catégorique, de toute raison de vivre. Pourquoi donc vivaient-ils ?

— Pour la joie d’être libre, répondait Olivier.

Mais Christophe, qui perdait pied dans cette liberté, en arrivait à regretter le puissant esprit de discipline, l’autoritarisme allemand ; et il disait :

— Votre joie est un leurre, le rêve d’un fumeur d’opium. Vous vous grisez de liberté, vous oubliez la vie. La liberté absolue, c’est la folie pour l’esprit, l’anarchie pour l’État… La liberté ! Qui est libre, en ce monde ? Qui est libre dans votre République ? — Les gredins. Vous, les meilleurs, vous êtes étouffés. Vous ne pouvez plus que rêver. Bientôt, vous ne pourrez même plus rêver.

— N’importe ! dit Olivier. Tu ne peux savoir, mon pauvre Christophe, les délices d’être libre. Ils valent bien qu’on les paye de quelques risques, de quelques souffrances, et même de la mort. Être libre, sentir que tous les esprits sont libres autour de soi, — oui, même les gredins : c’est une volupté inexprimable ; il semble que l’âme nage dans l’air infini. Elle ne pourrait plus vivre ailleurs. Que me fait la sécurité que tu m’offres, le bel ordre, la discipline impeccable, entre les quatre murs de ta caserne impériale ? J’y mourrais, asphyxié. De l’air ! Toujours plus d’air ! Toujours plus de liberté !

— Il faut des lois au monde, dit Christophe. Tôt ou tard, le maître vient.

Mais Olivier, railleur, rappela à Christophe la parole du vieux Pierre de l’Estoile :

Il est aussi peu en la puissance de toute la
faculté terrienne d’engarder la liberté
françoise de parler, comme
d’enfouir le soleil en terre,
ou l’enfermer
dedans un
trou.