Dans la maison/12

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 59-63).
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Christophe s’habituait peu à peu à l’air de la liberté illimitée. Des sommets de la pensée française, où rêvent les esprits qui sont toute lumière, il regardait à ses pieds les pentes de la montagne, où l’élite héroïque qui lutte pour une foi vivante, quelle que soit cette foi, s’efforce éternellement de parvenir au faîte ; — ceux qui mènent la guerre sainte contre l’ignorance, la maladie, la misère ; la fièvre d’inventions, le délire raisonné des Prométhées et des Icares modernes, qui conquièrent la lumière et frayent les routes de l’air ; le combat gigantesque de la science contre la nature qu’elle dompte ; — plus bas, la petite troupe silencieuse, les hommes et les femmes de bonne volonté, les cœurs braves et humbles, qui, au prix de mille efforts, ont atteint à mi-côte, et ne peuvent aller plus haut, rivés à une vie médiocre et difficile, se brûlant en secret dans d’obscurs dévouements ; — plus bas, à la base de la montagne, dans l’étroit défilé entre les pentes escarpées, la bataille sans fin, les fanatiques d’idées abstraites, d’instincts aveugles, qui s’étreignent furieusement et ne se doutent point qu’il y a quelque chose au delà, au-dessus de la muraille de rochers qui les enserre ; — plus bas, les marécages et le bétail vautré dans son fumier. — Et partout, çà et là, le long des flancs de la montagne, les fraîches fleurs de l’art, les fraisiers parfumés de musique, le chant des sources et des oiseaux-poètes.

Et Christophe demanda à Olivier :

— Où est votre peuple ? Je ne vois que des élites, bonnes ou malfaisantes.

Olivier répondit :

— Le peuple ? Il cultive son jardin. Il ne s’inquiète pas de nous. Chaque groupe de l’élite essaie de l’accaparer. Il ne se soucie d’aucun. Naguère, il écoutait encore, au moins par distraction, le boniment des bateleurs politiques. À présent, il ne se dérange plus. Ils sont quelques millions qui n’usent même pas de leurs droits d’électeurs. Que les partis se cassent la tête entre eux, le peuple n’a cure de ce qui en arrivera, à moins qu’en se battant ils ne viennent à fouler ses champs : auquel cas il se fâche et étrille au hasard l’un et l’autre partis. Il n’agit pas, il réagit, peu importe dans quel sens, contre toutes les exagérations qui gênent son travail et son repos. Rois, empereurs, républiques, curés, francs-maçons, socialistes, quels que soient ses chefs, tout ce qu’il leur demande, c’est de le protéger contre les grands dangers communs : la guerre, le désordre, les épidémies, — et, pour le reste, de le laisser en paix cultiver son jardin. Au fond, il pense :

— Est-ce que ces animaux-là ne me laisseront pas tranquille ?

Mais ces animaux-là sont si bêtes qu’ils harcèlent le bonhomme et qu’ils n’auront pas de cesse qu’il ne prenne enfin sa fourche et ne les flanque à la porte, — comme il arrivera, quelque jour, de nos parlementaires. Jadis, il s’est emballé pour de grandes entreprises. Cela lui arrivera peut-être encore, quoiqu’il ait jeté sa gourme depuis longtemps ; en tout cas, ses emballements ne durent guère ; vite, il revient à sa compagne séculaire : la terre. C’est elle qui attache les Français à la France, beaucoup plus que les Français. Ils sont tant de peuples différents qui travaillent depuis des siècles, côte à côte, sur cette brave terre, que c’est elle qui les unit, c’est elle leur grand amour. À travers heur et malheur, ils la cultivent sans cesse ; et tout leur est bon, les moindres lopins du sol.

Christophe regardait. Aussi loin qu’on pût voir, le long de la route, autour des marécages, sur la pente des rochers, à travers les champs de bataille et les ruines de l’action, la montagne, la plaine de France, tout était cultivé et fleuri : c’était le grand jardin de la civilisation européenne. Son charme incomparable ne tenait pas moins à la bonne terre féconde qu’à l’effort opiniâtre d’un peuple infatigable, qui jamais, depuis des siècles, n’avait cessé de la remuer, de l’ensemencer et de la faire plus belle.

L’étrange peuple ! Chacun le dit inconstant ; et rien ne change, en lui. Les yeux avertis d’Olivier retrouvaient dans la statuaire gothique tous les types des provinces d’aujourd’hui ; de même que dans les crayons des Clouet et des Dumoustier, les figures fatiguées et ironiques des mondains et des intellectuels ; ou dans les Lenain, l’esprit et les yeux clairs des ouvriers et des paysans d’Île-de-France ou de Picardie. C’était aussi la pensée d’autrefois qui circulait à travers les consciences d’aujourd’hui. L’esprit de Pascal était vivant, non seulement chez l’élite raisonneuse et religieuse, mais chez d’obscurs bourgeois, ou chez des syndicalistes révolutionnaires. L’art de Corneille et de Racine était vivant pour le peuple, plus encore que pour l’élite, car il était moins pénétré d’influences étrangères ; un petit employé de Paris se sentait plus près d’une tragédie du temps du roi Louis XIV que d’un roman de Tolstoï ou d’un drame d’Ibsen. Les chants du moyen âge, le vieux Tristan français, avaient plus de parenté avec les Français modernes, que le Tristan de Wagner. Les fleurs de la pensée, qui, depuis le xiie siècle, ne cessaient de s’épanouir dans le parterre français, si diverses qu’elles fussent, étaient toutes parentes entre elles, toutes différentes de tout ce qui les entourait.

Christophe ignorait trop la France pour bien saisir la constance de ses traits. Ce qui le frappait surtout dans ce riche paysage, c’était le morcellement extrême de la terre. Comme le disait Olivier, chacun avait son jardin ; et chaque jardin, chaque lopin était séparé des autres par des murs, des haies vives, des clôtures de toute sorte. Tout au plus s’il y avait, çà et là, quelques prés et quelques bois communaux, ou si les habitants d’un côté de la rivière se trouvaient forcément plus rapprochés entre eux que de ceux de l’autre côté. Chacun s’enfermait chez soi ; et il semblait que cet individualisme jaloux, au lieu de s’affaiblir après des siècles de voisinage, fût plus fort que jamais. Christophe pensait :

— Comme ils sont seuls !