Dans la maison/23

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 161-168).
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Une réflexion de l’un des témoins, tandis que la voiture montait l’allée à travers bois, réveilla brusquement l’attention de Christophe. Il chercha à lire ce qu’ils pensaient, et il constata combien il leur était indifférent. Le professeur Barth calculait à quelle heure l’affaire serait finie, et s’il pourrait revenir à temps pour terminer encore dans la journée un travail commencé aux Manuscrits de la Bibliothèque Nationale. Des trois compagnons de Christophe, il était celui qui s’intéressait le plus à l’issue du combat, par amour-propre germanique. Goujart ne s’occupait ni de Christophe, ni de l’autre Allemand, et causait de sujets scabreux de physiologie égrillarde avec le docteur Jullien. Un jeune médecin toulousain, que Christophe avait eu naguère comme voisin de palier, et qui venait parfois lui emprunter sa lampe à esprit-de-vin, son parapluie, ses tasses à café, qu’il rapportait invariablement cassés. Il lui donnait en échange des consultations gratuites, essayait sur lui des remèdes, et s’amusait de sa naïveté. Sous son impassibilité d’hidalgo castillan, somnolait une gouaillerie perpétuelle. Il était prodigieusement réjoui de cette aventure, qui lui paraissait burlesque ; et d’avance, il escomptait les maladresses de Christophe. Il trouvait plaisant de faire cette promenade en voiture dans les bois, aux frais du brave Krafft. — C’était le plus clair de la pensée du trio : ils envisageaient la chose surtout comme une partie de plaisir, qui ne leur coûtait rien. Aucun n’attribuait la moindre importance au duel. Ils étaient d’ailleurs préparés, avec un calme égal, à toutes les éventualités.

Ils arrivèrent au rendez-vous, avant les autres. Une petite auberge au fond des bois. C’était un endroit de plaisir, plus ou moins malpropre, où les Parisiens venaient laver leur honneur, quand les éclaboussures étaient trop apparentes. Les haies étaient fleuries de pures églantines. À l’ombre des chênes au feuillage de bronze, de petites tables étaient dressées. Trois bicyclistes étaient assis à l’une d’elles : une femme plâtrée, en culotte, avec des chaussettes noires ; et deux hommes en flanelle, abrutis par la chaleur, qui poussaient de temps en temps des grognements, comme s’ils avaient désappris de parler.

L’arrivée de la voiture souleva à l’auberge un petit brouhaha. Goujart, qui connaissait de longue date la maison et les gens, déclara qu’il se chargeait de tout. Barth entraîna Christophe sous une tonnelle, et commanda de la bière. L’air était exquisément tiède et rempli du bourdonnement des abeilles. Christophe oubliait pourquoi il était venu. Barth, vidant la bouteille, dit, après un silence :

— Je vois ce que je vais faire.

Il but, et continua :

— J’aurai encore le temps : j’irai à Versailles, après.

On entendait Goujart marchander aigrement avec la patronne le prix du terrain pour le combat. Jullien n’avait pas perdu son temps : en passant près des bicyclistes, il s’était extasié bruyamment sur les jambes nues de la femme ; et il s’en était suivi un déluge d’apostrophes ordurières, où Jullien n’était pas en reste. Barth dit à mi-voix :

— Les Français sont ignobles. Frère, je bois à ta victoire.

Il choqua son verre contre le verre de Christophe. Christophe rêvait ; des bribes de musique passaient dans son cerveau, avec le ronflement harmonieux des insectes. Il avait envie de dormir.

Les roues d’une autre voiture firent grésiller le sable de l’allée. Christophe aperçut la figure pâle de Lucien Lévy-Cœur, souriant comme toujours ; et sa colère se réveilla. Il se leva, et Barth le suivit.

Lévy-Cœur, le cou serré dans une haute cravate, était mis avec une recherche qui faisait contraste avec la négligence de son adversaire. Après lui, descendirent le comte Bloch, un sportsman connu par ses maîtresses, sa collection de ciboires anciens, et ses opinions ultra-royalistes, — Léon Mouey, un autre homme à la mode, député par littérature, et littérateur par ambition politique, jeune, chauve, rasé, une figure hâve et bilieuse, le nez long, les yeux ronds, un crâne d’oiseau, — enfin, le docteur Emmanuel, type de sémite très fin, bienveillant et indifférent, membre de l’Académie de médecine, directeur d’un hôpital, célèbre par de savants livres et par un scepticisme médical, qui lui faisait écouter avec une compassion ironique les doléances de ses malades, sans rien tenter pour les guérir.

Les nouveaux venus saluèrent courtoisement les autres. Christophe répondit à peine, mais remarqua avec dépit l’empressement de ses témoins et les avances exagérées qu’ils firent aux témoins de Lévy-Cœur. Jullien connaissait Emmanuel, et Goujart connaissait Mouey ; et ils s’approchèrent, souriants et obséquieux. Mouey les accueillit avec une froide politesse, et Emmanuel avec son sans-façon railleur. Quant au comte Bloch, resté près de Lévy-Cœur, d’un regard rapide il venait de faire l’inventaire des redingotes et du linge de l’autre camp, et il échangeait avec son client de brèves impressions bouffonnes, sans presque ouvrir la bouche, — calmes et corrects tous deux.

Lucien Lévy-Cœur attendait, très à l’aise, le signal du comte Bloch, qui dirigeait le combat. Il considérait l’affaire comme une simple formalité. Excellent tireur, et connaissant parfaitement la maladresse de son adversaire, il n’aurait eu garde d’abuser de ses avantages et de chercher à l’atteindre, au cas bien improbable où les témoins n’eussent pas veillé à l’innocuité de la rencontre : il savait qu’il n’est pire sottise que de donner l’apparence de victime à un ennemi, qu’il est beaucoup plus sûr d’éliminer sans bruit. Mais Christophe, sa veste jetée, sa chemise ouverte sur son large cou et ses poignets robustes, attendait, le front baissé, les yeux durement fixés sur Lévy-Cœur, toute son énergie ramassée sur elle-même ; la volonté du meurtre était implacablement inscrite sur tous les traits de son visage ; et le comte Bloch, qui l’observait attentivement, pensait qu’il était heureux que la civilisation eût supprimé, autant que possible, les risques du combat.

Après que les deux balles eurent été échangées, de part et d’autre, et naturellement sans résultat, les témoins s’empressèrent, félicitant les adversaires. L’honneur était satisfait. — Mais non pas Christophe. Il restait là, le pistolet à la main, ne pouvant croire que ce fût fini. Volontiers, il eût admis, comme au tir de la veille, que l’on restât à se fusiller, jusqu’à ce qu’on mît dans le but. Quand il entendit Goujart lui proposer de tendre la main à son adversaire, qui chevaleresquement s’avançait à sa rencontre avec son sourire éternel, cette comédie l’indigna. Il jeta rageusement son arme à terre, bouscula Goujart, et se précipita sur Lucien Lévy-Cœur. On eut toutes les peines du monde à l’empêcher de continuer le combat, à coups de poing.

Les témoins s’étaient interposés, tandis que Lévy-Cœur s’éloignait. Christophe se dégagea de leur groupe, et, sans écouter leurs rires et leurs objurgations, il s’en alla à grands pas vers le bois, en parlant haut et en faisant des gestes furieux. Il ne s’apercevait même pas qu’il avait laissé sur le terrain son veston et son chapeau. Il s’enfonça dans la forêt. Il entendit ses témoins l’appeler, en riant ; puis, ils se lassèrent, et ne s’inquiétèrent plus de lui. Un roulement de voitures qui s’éloignaient lui apprit bientôt qu’ils étaient partis. Il resta seul, au milieu des arbres silencieux. Sa fureur était tombée. Il se jeta par terre, et se vautra dans l’herbe.

Peu après, Mooch arrivait à l’auberge. Il était, depuis le matin, à la poursuite de Christophe. On lui dit que son ami était dans les bois. Il se mit à sa recherche. Il battit tous les taillis, il l’appela à tous les échos, et il revenait bredouille, quand il l’entendit chanter ; il se guida d’après la voix, et il finit par le trouver dans une petite clairière, les quatre fers en l’air, se roulant comme un jeune veau. Lorsque Christophe le vit, il l’interpella joyeusement, il l’appela « son vieux Moloch », il lui conta qu’il avait troué son adversaire, de part en part, comme un tamis ; il le força à jouer à saute-mouton avec lui, il le força à sauter lui-même ; et il lui assénait des tapes énormes, en sautant. Mooch, bon enfant, s’amusait presque autant que lui, malgré sa maladresse. — Ils revinrent à l’auberge, bras dessus, bras dessous, et ils reprirent à la gare voisine le train pour Paris.

Olivier ignorait ce qui s’était passé. Il fut surpris de la tendresse de Christophe : il ne comprenait rien à tous ces revirements. Ce fut le lendemain seulement qu’il apprit par les journaux que Christophe s’était battu. Il en fut presque malade, en pensant au danger que Christophe avait couru. Il voulut savoir pourquoi ce duel. Christophe se refusait à parler. À force d’être harcelé, il dit, en riant :

— Pour toi.

Olivier ne put en tirer une parole de plus. Mooch raconta les choses. Olivier, atterré, rompit avec Colette, et supplia Christophe de lui pardonner son imprudence. Christophe, incorrigible, lui récita un vieux dicton français en l’arrangeant malignement à sa façon pour faire enrager le bon Mooch, qui assistait, tout heureux, au bonheur des deux amis :

— Mon petit, cela t’apprendra à te méfier…


De fille oiseuse et languarde,
De Juif patelin papelard,

D’ami fardé,
D’ennemi familier,
Et de vin éventé,

Libera nos, Domine !