Dans la maison/24

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Paul Ollendorff (Tome 3p. 169-174).
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L’amitié était retrouvée. La menace de la perdre, qui l’avait effleurée, ne faisait que la rendre plus chère. Les légers malentendus s’étaient évanouis ; les différences mêmes entre les deux amis étaient un attrait de plus. Christophe embrassait dans son âme l’âme des deux patries, harmonieusement unies. Il se sentait le cœur riche et plein ; et cette abondance heureuse se traduisait, comme à l’ordinaire chez lui, par un ruisseau de musique.

Olivier s’en émerveillait. Avec son excès de critique, il n’était pas loin de croire que la musique, qu’il adorait, avait dit son dernier mot. Il était hanté de l’idée maladive qu’à un certain degré du progrès succède fatalement la décadence ; et il tremblait que le bel art, qui lui faisait aimer la vie, ne s’arrêtât tout d’un coup, tari, bu par le sol. Christophe s’égayait de ces pensées pusillanimes. Par esprit de contradiction, il prétendait que rien n’avait été fait avant lui, que tout était à faire. Olivier lui alléguait l’exemple de la musique française, qui semble parvenue à un point de perfection et de civilisation finissante, au delà duquel il ne paraît plus y avoir rien. Christophe haussait les épaules :

— La musique française ?… Il n’y en a pas encore eu… Et pourtant vous avez de si belles choses à faire, dans le monde ! Il faut que vous ne soyez guère musiciens, pour ne vous en être jamais avisés. Ah ! si j’étais Français !…

Et il lui énuméra tout ce qu’un Français pourrait écrire :

— Vous vous guindez à des genres qui ne sont pas faits pour vous, et vous ne faites rien de ce qui vous convient. Vous êtes le peuple de l’élégance, de la poésie mondaine, de la beauté dans les gestes, les pas, les attitudes, la mode, les costumes, et vous n’écrivez plus de ballets, vous qui auriez pu créer un art inimitable de la danse poétique… — Vous êtes le peuple du rire et de la comédie, et vous ne faites plus d’opéras-comiques, ou vous laissez ce genre à des sous-musiciens, des épiciers de la musique. Ah ! si j’étais Français, je mettrais Rabelais en musique, je ferais des épopées bouffes… — Vous êtes un peuple de romanciers, et vous ne faites pas de romans en musique : (car je ne compte pas pour tels les feuilletons de Gustave Charpentier). Vous n’utilisez pas vos dons d’analyse psychologique, votre pénétration des caractères. Ah ! si j’étais Français, je vous ferais des portraits en musique… (Veux-tu que je te dessine la petite, assise en bas, dans le jardin, sous les lilas ?)… Je vous écrirais du Stendhal pour quatuor à cordes… — Vous êtes la plus grande démocratie de l’Europe, et vous n’avez pas de théâtre du peuple, pas de musique du peuple. Ah ! si j’étais Français, je mettrais en musique votre Révolution : le 14 juillet, le 10 août, Valmy, la Fédération, je mettrais le peuple en musique ! Non pas dans le genre faux des déclamations wagnériennes. Je veux des symphonies, des chœurs, des danses. Pas de discours ! J’en suis las. Qu’on ne parle pas toujours dans un drame musical ! Silence aux mots ! Peindre à larges traits, en de vastes symphonies avec chœurs, d’immenses paysages musicaux, des épopées Homériques et Bibliques, le feu, la terre et l’eau et le ciel lumineux, la fièvre qui gonfle les cœurs, la poussée des instincts, des destins d’une race, le triomphe du Rythme, empereur du monde, qui asservit les milliers d’hommes et lance les armées à la mort… La musique partout, la musique dans tout ! Si vous étiez musiciens, vous auriez de la musique pour chacune de vos fêtes publiques, pour vos cérémonies officielles, pour les corporations ouvrières, pour les associations d’étudiants, pour vos fêtes familiales… Mais, avant tout, avant tout, si vous étiez musiciens, vous feriez de la musique pure, de la musique qui ne veut rien dire, de la musique qui n’est bonne à rien, à rien qu’à réchauffer, à respirer, à vivre. Faites du soleil ! Sat prata… (comment est-ce que tu dis cela en latin ?)… Il a assez plu chez vous. Je m’enrhume dans votre musique. On ne voit pas clair : rallumez vos lanternes… Vous vous plaignez aujourd’hui de ces porcherie italiennes, qui envahissent vos théâtres, conquièrent votre public, vous mettent à la porte de chez vous ? C’est votre faute ! Le public est las de votre art crépusculaire, de vos neurasthénies harmoniques, de votre pédantisme contrapuntique. Il va où est la vie, si grossière qu’elle soit. Pourquoi vous retirez-vous de la vie ? Votre Debussy est mauvais, si grand artiste qu’il soit. Il est complice de votre torpeur. Vous auriez besoin qu’on vous réveillât rudement.

— Strauss, alors ?

— Pas davantage. Celui-là achèverait de vous démolir. Il faut avoir l’estomac de mes compatriotes pour supporter ces intempérances de boisson. Et ils ne les supportent même pas… La Salomé de Strauss !… Un chef-d’œuvre… Je ne voudrais pas l’avoir écrit… Je songe à mon pauvre vieux grand-père et à mon oncle Gottfried, lorsqu’ils me parlaient, sur quel ton de respect et d’amour attendri, du bel art des sons !… Disposer de ces divines puissances, et en faire un tel usage !… Un météore incendiaire ! Une Ysolde, prostituée juive. La luxure douloureuse et bestiale. La frénésie du meurtre, du viol, de l’inceste, des instincts déchaînés, qui gronde au fond de la décadence allemande… Et, de votre côté, le spasme du suicide mélancolique et voluptueux, qui râle dans votre décadence française… Ici, la bête ; et là, la proie. Où, l’homme ?… Votre Debussy est le génie du bon goût ; Strauss, le génie du mauvais. Le premier est bien fade. Mais le second est bien déplaisant. L’un, un filet d’eau argentée et stagnante, qui se perd dans les roseaux et qui dégage un arôme de fièvre. L’autre, un flot puissant et bourbeux… ah ! le relent de bas italianisme, de néo-Meyerbeerisme, les ordures de sentiment qui roulent dans ce torrent !… Un chef-d’œuvre odieux !… Salomé, fille d’Ysolde… Et de qui Salomé sera-t-elle mère, à son tour ?

— Oui, dit Olivier, je voudrais être de cinquante ans en avant. Il faudra bien que cette course à l’abîme finisse, d’une façon ou de l’autre : ou que le cheval s’arrête, ou qu’il tombe. Alors, nous respirerons. Dieu merci, la terre ne cessera pas de fleurir, ni le ciel de rayonner, avec ou sans musique. Qu’avons-nous à faire d’un art aussi inhumain !… L’Occident se brûle… Bientôt… Bientôt… Je vois déjà d’autres lumières qui se lèvent, au fond de l’Orient.

— Laisse-moi tranquille avec ton Orient ! dit Christophe. L’Occident n’a pas dit son dernier mot. Crois-tu que j’abdique, moi ? J’en ai encore pour des siècles. Vive la vie ! Vive la joie ! Vive le courage qui nous lance au combat contre notre destin ! Vive l’amour, qui nous gonfle le cœur ! Vive l’amitié, qui réchauffe notre foi, — l’amitié, plus douce que l’amour ! Vive le jour ! Vive la nuit ! Gloire au soleil ! Laus Deo, au Dieu de la joie, au Dieu du rêve et de l’action, au Dieu qui créa la musique ! Hosannah !…


Là-dessus, il se mit à sa table, et écrivit tout ce qui lui passait par la tête, sans plus penser à ce qu’il venait de dire.