Dans le Monde (Rabusson)/02

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Dans le Monde (Rabusson)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 62-117).
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DANS LE MONDE




DEUXIÈME PARTIE[1].




VI.

Mars allait finir. On était en plein carême, — la saison des exercices pieux, lesquels ne font pas aux autres tout le tort qu’on pourrait croire. Madeleine, qui n’allait pas à l’église uniquement par convenance et éprouvait, de loin en loin, un revenez-y de dévotion, suivait avec une assiduité de bon ton les conférences pour dames du père Olanier, franciscain de mérite, qui tenait la chaire de Sainte-Clotilde et ne paraissait pas vouloir la lâcher avant d’avoir vidé sur son public de mondaines le sac plein de vérités un peu crues qu’il avait apporté. Ce prédicateur apprécié, qui savait procurer aux femmes l’ineffable jouissance de rougir pour le bon motif, appelait un chat un chat, — quand il ne trouvait pas d’appellation plus pittoresque. Aussi les conférences sur la Femme chrétienne étaient-elles en grande faveur dans tout le faubourg ; on passait même l’eau pour venir les entendre. Roger, lui, était venu plusieurs fois tout exprès de Versailles, bien qu’il ne semblât pas qu’il dût rien y avoir, dans ces pieuses instructions, qui fût particulièrement à l’usage des dragons. Il y trouva pourtant ce qu’il ne cherchait pas : l’explication d’un singulier phénomène dont son être était, depuis peu, le théâtre.


Un jour qu’il était là, dans un des bas-côtés, écoutant distraitement, derrière un des piliers à colonnettes de l’èléguente paroisse, les grands éclats de voix du moine rondelet et barbu qui s’agitait en chaire, il fut frappé de certains mots saisis au vol. Il était question des liaisons coupables qui portent en elles leur châtiment, des hontes du plaisir qui se font haut-le-cœur, des voluptés sales qui se tournent en dégoûts, etc. Le conférencier insistait, avec une patience et une conviction qui devaient bien étonner la grande majorité des oreilles ouvertes pour l’entendre. Heureusement, un jeune dragon était là, qui put tirer quelque parti de toutes ces excellentes choses, dont le tort unique était de se tromper d’auditoire, et, grâce à cette circonstance, le sermon ne fut pas entièrement perdu. — Roger, en effet, dont la pensée venait d’être brusquement ramenée vers un sujet qui l’avait déjà plusieurs fois occupée, se livra à une enquête intérieure. Il se demanda’pourquoi, depuis quelque quinze jours, il se rendait compte du temps passé avec Madeleine ; il chercha la raison qui, par instans, le faisait distrait dans les épanchemens du huisclos et l’empêchait de trouver aussi belle qu’autrefois celle qu’il avait tant aimée pendant des années, tant regardée depuis trois mois. Le prédicateur, à ce moment, tirait la conclusion de son discours, et, dans une péroraison vibrante, montrait le Devoir, convive austère qu’on avait omis d’inviter, arrivant au dessert pour éteindre les bougies fumeuses et briser les coupes vides de ces festins terminés. Roger ne put le suivre sur les hauteurs où l’entraînait la muse de l’éloquence sacrée. Malgré lui, il se disait que ce n’est pas une raison, parce qu’on a trop mangé d’un plat pour se condamner au jeûne à perpétuité. En tous cas, il avait réfléchi : c’était assez, c’était trop ; il ne pouvait douter que le feu sacré ne fût en train de s’éteindre en lui. En résumé, il avait été enfant, il se sentait devenir homme ; ce n’était peut-être pas le plus beau de son affaire, mais c’était, à coup sûr, la plus claire de ses sensations.

Il se souvenait maintenant de tous ces regards féminins dont, si souvent, il avait senti la caresse enveloppante, sans se soucier jamais de leur discret appel ; il en était presque à regretter ces invitations muettes, parfois inconscientes, qu’il avait dédaignées. Âprésentqu’il savait ce que valait l’amour et ce que durait le bonheur qu’il engendre, il se surprenait à déplorer tant de plaisir perdu. — Il s’expliquait aussi pourquoi, depuis peu, lui qui, jadis, ne regardait les femmes que pour s’assurer qu’elles étaient toutes inférieures à Madeleine, il en était arrivé à les regarder avec une sorte de complaisance, trouvant jusque dans les irrégularités de certains minois de fantaisie des charmes qu’autrefois il n’eût ni découverts, ni soupçonnés. Plus de doute, il était rassasié, il était las, mais non de l’amour en général, comme le prédicateur affirmait qu’on devait l’être après toute expérience malheureuse ; il n’était rassasié, il n’était las que de l’amour de Madeleine. Ce n’était pas une soif de vertu qui le travaillait ; c’était simplement ce besoin d’inconnu, ce désir de nouveau, — la plus honteuse faiblesse et le plus vif penchant du sexe barbu au pied de faune, — cette fièvre enfin de changement, grâce à laquelle :

Une maîtresse un tantet bise
Rit à nos yeux…

quand nous sommes soûls de blancheur.

Le moine venait de faire le signe de croix final. Un bruissement de jupes agitées succédait aux accens de la pieuse diatribe, et des effluves de parfums mondains ondulaient sous la voûte et les arcades en ogive. Bientôt les chants du Salut s’élevèrent parmi ce murmure profane embaumé. C’était le moment où les germes de bonnes résolutions, tombés de la chaire dans les cœurs dévots, flottent incertains sans pouvoir prendre racine ; tout à l’heure, le vent du dehors, qui entrera par la grande porte ouverte, les balaiera comme des graines restées à la surface de la terre. Madeleine, agenouillée, priait, fort occupée à mettre d’accord son amour, de plus en plus vivace, et les idées de vague piété qui l’avaient ressaisie par ce temps de carême, amalgamant toutes ces contradictions avec l’habileté subtile, le souci raffiné que savent apporter les femmes à cette alchimie du cœur. — Au reste, l’amour était chez elle plus fort que les scrupules ; femme, et femme charmante, femme complète aussi, puisqu’elle était éprise, le sentiment qui la possédait enlaçait sa raison avec les câlineries grimpantes d’un lierre vigoureux, et étouffait doucement sa conscience sous la grâce verdoyante de ses jeunes frondaisons. Elle ne connaissait guère les vilains rancœurs de la satiété, ni les tristes relens des amours moisies. Bien décidément, ce moine n’avait pas le sens commun ; il était venu parler à des femmes un langage que, seuls, des hommes et des filles pouvaient comprendre.

On sortait. Les grands vantaux ouverts livraient passage à la lumière encore vive d’une fin d’après-midi printanière, et un flux de clarté venait à la rencontre du courant humain qui descendait vers la place, où l’on voyait, acculés au trottoir du square, les équipages en alignement correct. Un pan de ciel pâle s’encadrait dans la baie du portail, et le jour doux des heures voisines de la nuit venait frapper sans brutalité en plein visage les femmes qui se hâtaient vers la large issue. Sous ce rayon discret, les laides seules succombaient ; les figures agréables semblaient jolies, les jolies paraissaient belles. Toutes ces têtes féminines, éclairées de face, se détachaient avec une poésie singulière sur le fond noir de l’église, qu’étoilaient les cierges encore allumés du maître-autel. — Roger avait pris place sous le porche, parmi les hommes qui guettaient la sortie et les valets qui attendaient leurs maîtresses ; il dévisageait les femmes qui passaient avec une curiosité et des réflexions chez lui nouvelles. La princesse Riva parut sous la porte. Il salua, et son salut lui fut payé d’un bonjour gracieux. Pendant que la princesse, un instant arrêtée en haut des marches, attendant que sa voiture avançât, stationnait près de lui, il regardait ce profil capricieux, vrai profil d’insurgée, où tout semblait en révolte contre les conventions et contre la règle, défi vivant porté par la Grâce à la Beauté. Trois mois auparavant, il ne l’eût pas trouvée digne de boutonner les bottines de Madeleine ; à l’heure présente, il découvrait, dans le charme heurté de ces traits incertains et jusque dans l’effronterie de ces allures tapageuses, quelque chose de piquant, assez comparable à la provocation muette d’une jolie pomme verte qui vous agace les dents avant que vous y ayez mordu. Et, chez d’autres femmes encore, mille détails, autrefois pour lui lettre close, lui sautaient maintenant aux yeux pour forcer son attention et débaucher son esprit. Il n’avait pas de fatuité, mais il lui était difficile, dans la disposition morale où il se trouvait, de ne pas remarquer que toutes les femmes ou presque toutes, en passant près de lui, lui jetaient un regard plus ou moins prolongé. Il se rendait compte que quelques-unes, la plupart même, n’avaient aucune arrière-pensée malséante ; mais, précisément chez celles qui ne pouvaient être soupçonnées de plier sous le faix de leur vertu, ce regard involontaire, machinal, qui s’arrêtait sur lui plutôt que sur ses voisins, avait quelque chose de flatteur et de chatouillant. C’était comme un hommage de femme, et, quand le regard s’attardait un peu, il l’interprétait ainsi : « Quel dommage que je sois vertueuse ! » ou, avec plus de réserve, de cette autre façon : « Si je n’étais fermement vertueuse, j’aimerais à cesser de l’être par les soins de ce monsieur. » Il éprouvait une sorte de volupté intérieure et de satisfaction sensuelle, en même temps qu’une véritable chaleur au cœur, à se dire que si, par impossible, la morale venait à s’effondrer comme un édifice miné ou vermoulu, et, avec la morale, la convention, cet autre rempart des mœurs, bien autrement solide, il ne chômerait pas de femmes de son monde et n’aurait qu’à regarder autour de lui pour choisir. Pauvre Madeleine ! — Et pourtant, quand elle vint à son tour, cherchant avec avidité le visage de son amant qu’elle savait là, quand il entendit autour de lui le murmure de dilettante, qui, parmi les hommes présens, circulait avec le nom chuchoté de la duchesse, il se reprit, pour une minute, à l’aimer beaucoup. Seulement, cet amour-là était tout de vanité, un de ces amours de mari repu, qui, de loin en loin, jette encore une flamme, lorsque, sur le passage de l’épouse toujours belle, mais trop connue, l’admiration de la galerie rappelle à l’oublieux le joyau sacrifié qu’il possède.

Le jeune homme s’approcha de sa maîtresse. Bien entendu, il était tête nue ; mais, sans le vouloir ni le savoir peut-être, il mit dans sa voix, dans son geste, dans toute sa contenance, une intimité trop apparente, comme une affectation de bons rapports. Il sentait le besoin de montrer qu’il était lié, au moins de grande amitié, avec cette rayonnante personne que tous les hommes avaient l’air de convoiter. Après, il se trouva stupide et se rabroua lui-même de son mieux pour ces sentimens bas, ridicules et de ton détestable. Mais cela ne changea rien à l’état de son cœur, non plus qu’à la tournure de ses idées. Il prit, il est vrai, la résolution de chasser ces laides pensées et de revenir tout entier à Madeleine, pour être à elle d’âme et d’imagination comme de corps. Mais, bah !., un pavé de plus au sol de l’enfer.

La conversation de Roger et de Madeleine avait été interrompue par Mme de Rhèges.

— Vous étiez là ? avait dit la duchesse. Vous n’êtes cependant pas des habituées. Et Geneviève ?

— Vous pensez bien, ma chère, que je ne l’amènerais pas ici. Pour les jeunes filles, voyez-vous, il n’y a encore que les jésuites ; quand ils ont à vous faire avaler quelque chose d’un peu âpre au goût, ils mettent tant de sucre autour que cela paraît doux comme miel. Le père Olanier est intéressant, mais trop brutal. Pour dédommager Geneviève, je la conduis tantôt au père Suavet, à Saint-Thomas, tantôt au père Dulcime, à Saint-Philippe.

— Elle paraît mélancolique, depuis quelque temps, votre Geneviève, dit négligemment la duchesse.

— Vous savez, à cet âge-là, on est embarrassée de soi-même : on est trop vieille pour faire la petite fille et trop jeune pour se prendre au sérieux.

— C’est vrai, fit Madeleine en quittant la comtesse pour gagner sa voiture. Et, en disant : « C’est vrai, » elle eut un sourire presque railleur.

Pendant ce temps, Roger s’en allait le long des quais, se remémorant les joies du passé et s’efforçant de leur emprunter un rayon pour réchauffer ses amours tiédissantes. — C’était dommage de ne plus aimer ou d’aimer moins par ce joli temps d’avril en avance. Ce paysage des quais, unique en son genre, où l’on voit et où l’on entend tout ce qu’on veut, la grande nature et la grande ville, le murmure voisin d’un fleuve et le brouhaha lointain d’une cité, revêtait, par ce commencement de soirée limpide, des séductions charmeresses. C’était l’heure où s’accoudent volontiers aux parapets des ponts les désespérés et les joyeux, tous ceux que le fardeau d’un bonheur trop intense ou d’une infortune trop lourde oblige à s’arrêter, de temps à autre, pour reprendre haleine. Le bruit sourd de la cité grouillante semble un écho de fête ou de tourmente qu’on a voulu fuir, mais qu’on écoute encore, le trouvant plein de souvenirs ; la crête des monumens s’enlève en un relief adouci sur le fond d’un ciel étroit que le crépuscule pâlit ; les flots jaunes, roulant entre leurs rives de pierre, semblent emporter au loin le triste reflet des misères urbaines : les lignes, les couleurs, les sons, tout est atténué, poétisé, embelli ; à cette heure-là, on rêve aussi bien au bord de la Seine que dans les solitudes agrestes, et l’on a de plus l’accompagnement en sourdine de cette musique sans pareille que fait la vie lointaine de tout un peuple qui travaille et s’amuse.

Les voitures qui rentraient du bois bifurquaient sur la place de la Concorde, les unes prenant la rue Royale, les autres passant les ponts ; toutes marchaient bon train, et c’était à peine si l’on avait le temps d’apercevoir, au fond des coupés, la silhouette gracieuse de femmes élégantes, un peu inclinées vers la portière pour reconnaître au vol les équipages qui les croisaient ou les dépassaient. — Roger ne savait où dîner ; sans pouvoir dire pourquoi, il lui eût été impossible, ce soir-là, de retourner à Versailles et presque aussi impossible de dîner chez sa mère. Il gagna les boulevards et les remonta jusqu’à la porte Saint-Martin, goûtant une jouissance nouvelle à se mêler au piétinement sur place de cette foule bizarre qui ne se trouve à l’aise que sur les trottoirs encombrés dont la poussière ou la boue est si douce à ses pieds. Il se sentit bientôt envahir par un irrésistible besoin de plaisir ; tous ces gens qui avaient l’air d’être en quête d’une soirée folâtre, ces femmes même, l’œil éhonté et la démarche conquérante, dont le contact lui eût répugné, ces restaurans qui se remplissaient, ces théâtres qui allaient s’ouvrir, tout ce mouvement boulevardier du soir le prenait dans ses ondulations berceuses et quasi lascives.

Rarement un élégant dépasse la rue Drouot. Le boulevard, d’ailleurs, n’est pas son terrain ; c’est la promenade des journalistes, des boursiers, des filles et des étrangers, ce n’est pas la sienne : il y passe, il n’y séjourne pas. Et, si, d’aventure, il s’y promène, la rue Drouot est pour lui une frontière : on ne va plus loin qu’en voiture, quand quelque affaire ou quelque théâtre vous appelle. Roger prit plaisir à passer à pied la frontière. Il marchait lentement, dévisageant les passans et surtout les passantes ; à mesure qu’il s’éloignait des lieux avouables, se sentant de plus en plus affranchi de cette contrainte réelle qui oblige un homme à la mode à composer sa démarche et à se faire un regard, il lâchait la bride à sa curiosité de flâneur, s’attardant au spectacle de la voie publique, aux incidens du boulevard. Il s’étonna de l’agitation commerçante de la rue du Sentier, de la rue Saint-Fiacre et surtout de la rue du Faubourg-Saint-Denis, qui versaient, affluens rapides, leurs flots de gens affairés dans le grand fleuve de la circulation parisienne. Le débouché du faubourg Saint-Denis principalement l’intéressa, grâce à la quantité de jeunes ouvrières et de jolies impures qui s’y montraient. Ce n’était plus le va-et-vient ouvertement sans but des boulevards élégans ; tout le monde avait l’air pressé, et ce mouvement précipité donnait une sensation de vie plus intense, plus vraie, plus captivante que le remous désœuvré de là-bas. Le jeune homme eût voulu se faire négociant, commis, employé, n’importe quoi de moins chic qu’il n’était, pour se sentir talonné par la préoccupation d’une affaire, ou émoustillé par la vue d’un cotillon de lainage à conquérir. Mais il était le marquis de Trémont, il n’avait pas d’autre affaire que de toucher ses revenus par l’entremise de son notaire, et il se fût trouvé ridicule de suivre une demoiselle de magasin, de sourire à une ouvrière, ou d’accoster quelque donzelle de bas lieu : ce sont choses qu’on ne fait, dans son monde, que quand on grisonne. — Il redescendit vers la Madeleine. Comme il passait devant le café Anglais, se demandant s’il allait y dîner, quelqu’un lui prit le bras.

— Tiens ! Rohannet !

— Où vas-tu, petit dragon, de ce pas traînant ?

— Nulle part.

— Cela se voit ; tu n’as pas l’air pressé. Sais-tu ce que du devrais faire ? Venir dîner avec moi au cabaret. J’ai donné rendez-vous là dedans à Clémence et à son amie Jane, de sorte que je vais dîner entre deux femmes, en pacha, si quelqu’un de complaisant n’en prend une à son compte,., pas la mienne ! j’y tiens.

— Je ne suis pas habillé.

— Bah ! j’en serai quitte pour faire une annonce.

Trémont ne demandait pas mieux, et il suivit Rohannet dans le cabinet que le vicomte avait retenu pour le repas auquel la présence d’un quatrième convive allait enlever tout caractère oriental. — Les jeunes gens attendirent un quart d’heure, au bout duquel ils eurent la satisfaction de voir entrer Clémence et Jane.

La double présentation fut faite très correctement. Après un coup d’œil aux deux femmes et quelques mots échangés, Roger commença à croire que son ami n’avait pas absolument tort de mettre si haut dans son estime ces personnes difficiles à classer, mais fort agréables à voir, qui sont assurément un peu moins loin des mondaines que des filles, et dont on dirait volontiers qu’elles sont du demi-monde, si, dans son acception primitive et vraie, le mot ne devait s’appliquer exclusivement aux déclassées et si, dans l’abus maladroit qu’on en fait, il ne servait journellement à désigner tous les milieux galans, sans distinction de catégories ni d’étages. — Toilettes chères, mais sobres ; parfums pénétrans, mais non suffocans ; beaucoup d’aplomb, un peu de sans-gêne, mais de la grâce, pas de laisser aller : en un mot, du chic et du vrai.

Clémence Holler était une grande blonde, un peu chargée d’embonpoint, portant beau : un visage et une tournure de déesse grasse et bonne enfant. Elle parlait lentement, avec un accent qu’elle avait inventé et des mots à elle, poinçonnés à son chiffre, que l’on eût peut-être difficilement trouvés dans le dictionnaire, mais qu’on n’avait jamais besoin d’y chercher, tant ils étaient expressifs et bien frappés. Étrangère pour de bon, née quelque part entre le Rhin et la Baltifiue, spirituelle à froid, ne riant jamais, souriant beaucoup, gaie sérieusement, aimable avec les yeux, avare de gestes, ayant toujours l’air de descendre de l’Olympe, mais d’en descendre avec plaisir, elle était faite pour dépenser cent mille francs par an, sans mener grand bruit, et savait trouver la somme, dans la poche de Rohannet et ailleurs, — le sort ayant négligé de la doter en espèces.

Quant à Jane Spring, en dépit de son nom anglais, elle était brune avec des yeux bleu d’acier à cils noirs, qui n’avaient vraiment rien de britannique. Le baron Ravenot, son heureux maître,

— après Dieu et quelques autres, — l’avait anglicisée de force ; c’était un des hommes de cette génération anglomane tant raillée, mais si puissante et si complètement victorieuse de nos usages et de nos goûts, de cette génération déjà vieille qui nous a infectés de mœurs et de locutions d’outre-Manche, n’ayant pris aux Anglais que ce qu’ils exportent, et à laquelle nous devons les courses et la grossièreté, — deux plaies d’Egypte venues d’Angleterre. Pour ce baron, comme pour ses contemporains, il était de bon ton, à l’écurie et dans l’alcôve, de ne parler qu’anglais, et Jeanne Vernier, ex-petite institutrice qui savait l’anglais, était devenue Jane Spring en devenant sa maîtresse. Au surplus, cette dénationalisation violente n’avait rien enlevé de son charme à la beauté française de la jeune femme. — Détaille peu élevée, mais très bien faite, les traits harmonieux sans qu’on sût pourquoi, les cheveux presque noirs et surabondans, ou paraissant tels, les dents belles, les mains fines et les pieds trop petits, Jeanne Vernier ou Jane Spring était une personne fort attirante, harponnant les hommes, même malgré elle, et les retenant, même malgré eux, — du moins quand ils étaient de bonne prise : témoin le baron Ravenot, qui défrayait, depuis des années, le plus fort de son luxe avec les millions que Théodule Ravenot, entrepreneur de travaux publics, avait amassés sous Louis-Philippe et auxquels monsieur son fils était redevable de bien des choses, — entre autres, de son titre de baron, car on n’était baron, dans la famille, que parce qu’on était riche, ceci ayant payé cela.

Jane parlait vite, avec une extraordinaire propriété de termes ; assez instruite pour causer de tout, pas assez pour s’étendre sur un sujet quelconque, elle aimait à glisser sans appuyer, après avoir dit une partie de ce qu’il y avait à dire. Incapable de verser dans le bas-bleuisme, où elle n’eût pu, d’ailleurs, faire longtemps bonne figure, elle avait cependant le petit travers de parler trop volontiers des auteurs qu’elle avait lus de plus ou moins loin. Ainsi, elle avait une façon presque agaçante de s’exclamer : « C’est du Jean-Jacques ! » toutes les fois qu’elle voulait faire l’éloge d’une épître bien tournée ou de quelque morceau littéraire à son goût. Elle usait notamment de l’exclamation en faveur d’un ex-avoué bel esprit, qui, par habitude de grossoyer des rôles, gâchait énormément de papier en l’honneur des beautés aimables appréciant l’encens épistolaire, et, comme on ne voyait pas clairement cet ex-avoué écrivant du style de Rousseau, l’effet était fâcheux. Mais, franchement, c’était peu de chose. Ne reculant pas devant le mot, quel qu’il fût, qui exprimait bien sa pensée, elle ne recherchait pourtant ni les idées ni les expressions débraillées, se contentant de ne pas les fuir. Quand l’occasion s’en présentait, elle lançait les paroles les plus crues avec une hardiesse tranquille de femme qui n’a plus à déchoir, mais sait se maintenir là où il lui a plu de se placer. — En apparence plus ardente que son amie, Jane avait la réputation, dans le petit cercle où elle était connue, de s’entendre merveilleusement aux affaires, aux siennes tout au moins. On prétendait que sa grande supériorité, attestée par l’état prospère de sa fortune, — une fortune solide, toute en pierres de taille et sise en belle place dans les quartiers neufs, — était due à des facultés très parisiennes qui lui permettaient de plumer les plus gros pigeons avec une légèreté de main prestigieuse : elle souriait si bien pendant l’opération qu’on ne souffrait presque pas ; c’était, du moins, ce qu’affirmaient quelques-uns de ses anciens patiens. Du reste, ne trompant pas sur la qualité de la marchandise vendue et vous aimant pour votre argent. — Elle avait voulu tâter du théâtre, comme la plupart des femmes entretenues qui ont de l’intelligence et un brin d’instruction ; mais elle n’avait pas tardé à se retirer, écœurée, disait-elle, par la quantité de pots-de-vin en nature que réclament, pour vous aider, et même pour ne pas vous nuire, un personnel innombrable de directeurs, d’acteurs et de journalistes. Elle ajoutait, d’ailleurs, de très bonne grâce, qu’elle ne s’était pas reconnu assez de talent pour triompher sans alliances, ni assez de solidité de cœur pour les subir toutes. De son court passage dans ce monde des coulisses, qui a ceci de commun avec les décors qui lui montrent leur envers, qu’il ne gagne rien à être vu de près, elle avait rapporté un mépris caractéristique de tout ce qui vit dans ce milieu spécial, et ce mépris lui allait si bien qu’on ne songeait pas un instant à se demander où elle pouvait prendre le droit de l’afficher.

Elle parut se mettre en frais pour Roger, qui, de son côté, prenait visiblement plaisir à l’entendre parler, surtout quand elle parlait gaulois. C’était nouveau pour lui, ce genre exempt de trivialité autant que de réserve, où la licence n’excluait pas la grâce, ni la hardiesse des mots le souci du bien-dire.

— Ah ! Jane, dit tout à coup Rohannet, je vous préviens que Trémont est un écuyer sérieux ; vous devriez lui demander de monter votre jument une douzaine de fois : il vous la rendrait moins folle, peut-être même tout à fait mise.

En disant cela, il jeta un coup d’œil malin à Clémence, puis à Jane elle-même. Il paraît qu’il y avait complot contre la vertu supposée de Roger, car les deux femmes sourirent, Jane en se mordillant la lèvre inférieure, avec une petite moue qui la dispensait de rougir. — Et, de fait, si Roger n’avait été, un instant auparavant, fort occupé à regarder par la fenêtre basse donnant sur l’une des faces latérales de l’Opéra-Comique, il eût pu remarquer un aparté mystérieux entre les trois autres convives, aparté que ponctuaient de petits rires et des « Bah ! » stupéfaits. Mais on s’était levé de table, il régnait dans la pièce cette chaleur insupportable des cabinets de restaurant, compliquée d’odeurs culinaires, et le jeune homme trouvait du charme à respirer l’air relativement pur de la rue.

— C’est une idée ! fit Jane en réponse à Rohannet. Reste à savoir si M. de Trémont l’acceptera et consentira à prendre ma bête en dressage.

Elle venait de se rasseoir, fumant une cigarette turque, dont elle souillait doucement la fumée, sans aucune de ces grimaces masculines dont s’enlaidissent, la plupart du temps, les femmes qui fument. Le coude légèrement appuyé sur la table, elle montrait, dans l’ouverture de la manche courte de sa robe, la peau très blanche de son bras qu’enserrait un serpent fait de diamans juxtaposés sans monture visible, lesquels paraissaient, dans le mélange de leurs feux, se chevaucher les uns les autres, comme les écailles imbriquées de quelque fantastique et éblouissant reptile. Les yeux clignaient légèrement, agacés par la fumée, et se montraient humides entre leur double frange de cils noirs. Un regard qui avait accompagné sa phrase à l’adresse de Trémont semblait bien une invitation à venir s’asseoir auprès d’elle sur le divan. Roger s’empressa de déférer à cet appel des yeux, et, un peu rouge (il avait, d’ailleurs, confortablement dîné), un peu ému, tout à fait séduit, il s’embarqua dans une phrase aimable, quoique un peu gauche, où il était question de dressage à deux, de promenades au Bois par les charmantes matinées d’avril, de chevaux sages et d’amoureux qui aspiraient à ne pas l’être. La conclusion de cet entretien galant fut que le jeune homme irait voir le surlendemain la jument. — On sortit.

C’était une soirée douce, une des premières de l’année, un de ces temps par lesquels les gens paisibles et couche-tôt se font, pour une fois, noctambules. On renvoya les deux coupés, — deux voitures de bon style, qui n’avaient rien de commun avec ces affreuses petites boîtes roulantes à cocottes, vraies voitures-enseignes, par l’acquisition desquelles les petites dames de bas étage ont coutume de marquer leur première étape dans la voie du luxe. Ces dames voulaient marcher, puis aller faire un tour en fiacre découvert, — pour changer. Roger offrit son bras à Jane, qui s’y appuya tout de suite d’une façon flatteuse, et les deux couples, descendant les boulevards, se mirent à causer séparément. L’entretien du vicomte avec Clémence ne devait rien avoir de palpitant : trois ans d’intimité, — vieux habits ! vieux galons ! Mais celui de Roger avec Jane paraissait glisser bon train sur une pente agréable, car le jeune homme inclinait souvent la tête vers sa compagne, ayant l’air de lui poser des questions à solution pressée. À la Madeleine, on prit un fiacre, et, après avoir déposé rue Galilée Clémence et Rohannet, les tourtereaux qui s’étaient appareillés si promptement continuèrent leur route vers l’avenue du Cois-de-Boulogne, qu’habitait Jane. Le coin de la rue n’était pas tourné que le bras de Roger faisait le tour de la taille de Jane, et qu’une demi-douzaine de baisers cherchaient à se caser quelque part, aux environs des lèvres de la jeune femme… Les premières atteintes du printemps, le charme d’une belle nuit, les agaceries d’un parfum savant, les suites poétiques d’un bon dîner, que sait-on ?.. Bref, Madeleine était aussi parfaitement oubliée que s’il se fût agi d’une antiquité de maîtresse à mettre au rancart. — Au milieu de l’avenue, le fiacre s’arrêta devant un joli hôtel à façade blanche, séparé du trottoir par un étroit jardin. Le jeune homme se pencha une dernière fois, dit à l’oreille de la jeune femme quelque chose de mystérieux, puis attendit avec une mine d’oraison. Mais Jane dégagea sa main, que retenait celle de son interlocuteur, murmura : « Quelle folie ! Et mes domestiques ? » puis sauta à terre et tira de sa poche un bijou de clé d’or qu’elle se mit en devoir d’introduire dans la serrure à secret de l’une des deux portes de la grille.

— Allons ! bonsoir !.. Venez après-demain, vous me ferez plaisir.

Roger, assez penaud et fort contrarié, comme quiconque s’est mis en appétit trop longtemps avant le festin, remonta tristement dans son fiacre à quatre places et se fit conduire à la gare Saint-Lazare.

Le lendemain était un de ces jours qu’un mois auparavant il bénissait encore, un de ces jours qu’il eût marqués d’un caillou candide, et qui, maintenant, n’avaient plus droit qu’à une pierre teintée. Madeleine vint à deux heures. — Certes, son amour, à elle, n’avait pas fléchi. À la franchise de son sourire et à l’éclat de ses yeux, mieux encore qu’à l’entrain de ses caresses, il était aisé de reconnaître la femme éprise dans l’âme. Sa tendresse était seulement un peu trop câline et trop douce, revêtant cette nuance de sollicitude maternelle dont il est si difficile à une femme plus âgée que son amant de se préserver tout à fait, quand elle aime sérieusement. C’était peut-être là ce qui avait aidé Roger à se refroidir, — outre les entrevues trop fréquentes. — Quoi qu’il en fût, du reste, Roger ne laissait pas voir grand’chose de cet abaissement de sa température intérieure ; tout au plus Madeleine avait-elle pu remarquer, deux ou trois fois, que son amant semblait distrait. Mais, comme à cette phrase connue : « À quoi pensez-vous ? » il avait répondu par cette autre phrase non moins connue et toujours rassurante : « Je pense que je vous aime et que je ne vous vois pas assez, » elle s’était tenue pour satisfaite.

Ce jour-là, grâce à une des facéties les plus fréquentes du hasard, lequel s’amuse constamment à attiser un foyer quand l’autre va s’éteindre, Madeleine était plus affectueuse encore et plus caressante que de coutume. Un grain de mélancolie était tombé, le malin même, dans son amour ; elle avait eu un petit froid au cœur en s’éveillant, et la pensée lui était venue qu’elle était isolée dans la vie comme dans son grand lit : — un amant, c’est plus poétique, mais aussi plus fugace qu’un mari. Et elle éprouvait le besoin de demander des gages d’éternité à une chaîne, qui, plus que jamais, lui paraissait fleurie, mais où elle commençait à chercher, avec un peu d’angoisse, le 1er  des anneaux sous les gentillesses de la guirlande.

— Elle venait de s’asseoir dans la petite pièce du premier étage, que Trémont avait transformée en serre à son intention. Sa main splendide jouait avec la feuille large et velue d’un bégonia géant ; ses yeux ne regardaient nulle part, allant du tapis au plafond, de la porte à la fenêtre, sans passer par Roger, errans comme les yeux d’une femme qui cherche la phrase qu’elle veut dire et qu’elle craint de trouver.

— Savez-vous, dit Roger, que voilà une attitude qui ne tient pas les promesses de votre entrée en matière ? Je vous aimais mieux comme vous étiez tout à l’heure, Madeleine, les bras autour de mon cou, me parlant presque à voix basse, pour me demander ce que j’avais bien pu faire sans vous pendant deux jours, me regardant avec ces yeux qui maintenant se promènent en désœuvrés partout, excepté de mon côté. Tenez ! voilà comment vous étiez, et c’est ainsi qu’il faut être…

Ce disant, le jeune homme lui prit les mains, l’attira à lui d’un geste brusque et l’enlaça dans une étreinte amoureuse. Aussi bien, la beauté radieuse de Madeleine, que la pente de sa propre mélancolie l’avait conduit à analyser de nouveau, venait de produire son effet ; il sentait l’impiété de sa conduite et voulait se laver de son sacrilège dans quelque pratique exemplaire de dévotion mystique.

— Ainsi, parfois, dans un temple, le zèle endormi d’un croyant se réveille lorsque le sens des grandes choses qu’il oublie l’éclairé d’un rayon subit dans le demi-jour du sanctuaire, et que l’impression de sa négligence traverse tout à coup sa contemplation distraite.

— Oui, c’est ainsi qu’il faut être, dit Madeleine… Combien de temps ?

— Mais, folle, le plus longtemps possible… toujours !

— Toujours n’est venu qu’après.

— C’est une querelle de mots que vous me cherchez là, madame l’ergoteuse ; chacun sait que le plus longtemps possible, c’est toujours pour ceux qui ne trouvent pas le temps long.

— Il n’y a pas de toujours pour les amans…

Madeleine, qui avait, pour obéir à Roger, passé ses bras autour du cou de son amant, se recula un peu et, posant ses mains sur les épaules du jeune homme, pendant qu’elle attachait sur lui un regard étrangement amoureux, — un de ces regards qui ont tant de prix avant qu’on les ait obtenus :

— Vous êtes-vous dit quelquefois, Roger, reprit-elle, qu’étant amans, nous pourrions être époux ?

— Époux ?

— Eh bien ! le mot vous étonne ? Ne suis-je pas veuve ? N’êtes-vous pas libre ?.. Oh ! je sais, nous avons commencé le roman par la fin, et alors le besoin ne se fait pas trop sentir de remonter jusqu’au premitr chapitre ; ce ne serait même pas très conforme à l’usage. Et puis, vous êtes plus jeune que moi d’au moins quatre ans… Il y a peut-être encore d’autres objections… Mais ce qui me frappe et m’eilVaie, c’est que, d’un jour à l’autre, nous pouvons être séparés ; le hasard, votre carrière, que sais-je ? mille choses peuvent se mettre entre nous. Je ne parle pas d’une désallection, car alors laquelle le mariage, bien loin d’être un remède, constituerait une aggravation de peine… Enfin, sans aucun motif précis de crainte, je me suis surprise à trembler, et naïvement je vous le dis. Je ne regrette pas le don que je vous ai fait de ma personne ; lorsque je vous ai aimé, je n’étais pas d’humeur à me marier : il fallait bien que je fisse ce que j’ai fait. Maintenant, je vois les choses autrement. Mais vous, sans doute, vous ne les voyez pas sous le même aspect que moi ; vous avez une maîtresse agréable, cela vous suffit. On se marie toujours dans un intérêt quelconque ; or, quel intérêt pourriez-vous avoir à m’épouser ?

— Eh ! mais… un intérêt que, seule, la délicatesse de vos sentimens peut vous empêcher de voir et que ma délicatesse à moi me commande de ne pas oublier. JN’êtes-vous pas très riche ?

— Hol

Ceci fut dit avec une grâce ineffable. Il y avait de tout dans cette interjection de Madeleine : de l’étonnement, du reproche, de l’humilité, de la prière. — Roger avait trouvé fort à propos ce prétexte plus qu’honnête de la fortune de Madeleine ; en réalité, il n’y avait jamais songé avant ce moment-là, mais il fut bien aise de l’avoir rencontré juste à point pour couvrir ses répugnances. Il était trop jeune et trop fier pour sourire aux miUions de sa maîtresse, et il n’était plus assez aimant pour s’arrêter avec joie à l’idée de rendre éternels des liens qui ne devaient ce qu’ils avaient pu garder de charme qu’à leur fragihté.

— Y songes-tu ? dit-il en appuyant doucement sur son épaule la tête de la jeune femme. T’épouser ! moi qui suis, auprès de toi, gueux comme Job ! Pour qu’on dise, n’est-ce pas, que tu fais une folie en épousant un garçon de vingt-trois ans, déjà très fort en arithmétique ? Ah ! je sais bien qu’il y a ta beauté qui serait, à elle seule, une explication suffisante, mais, outre que l’on ne s’y tiendrait pas, ce serait l’explication de ma conduite, non de la tienne. Est-ce qu’une duchesse, riche comme un banquier Israélite, peut épouser sans ridicule un sous-lieutenant de mon âge ? Ce rôle de Dame blanche ne serait-il pas singulièrement apprécié ?

Il ne parlait pas de son marquisat et. affectait de compter pour rien sa fortune, qui cependant devait être un jour assez ronde. On eût cru, à l’eutendre, qu’il était un sous-lieutenant quelconque, vivant de ses appointemens.

— Il n’y a d’objection sérieuse que votre âge, repartit Madeleine. Et encore, laissez-moi vous dire que l’amour n’est pas si regardant. Que nous feraient les cancans mondains ? M’en suis-je préoccupée, moi, quand je suis venue ici ?.. Mais, après tout, peut-être vaut-il mieux que nous restions comme nous sommes… S’il était vrai que le mariage tue l’amour !

— Eh ! oui, c’est vrai, sois-en sûre !

Il la berça de paroles et la grisa de baisers. Elle oublia, pour une heure, cette première apparition de soucis grisâtres dans le bleu de sa vie. Mais lui ne put se dépêtrer de cette idée de mariage, que Madeleine lui avait inopinément jetée dans les jambes. Comme s’il n’était pas déjà suffisamment embarrassé pour maintenir au diapason convenable un amour qui dégringolait vers les notes vulgaires ! Vraiment, les femmes, avec toute leur finesse, sont souvent drôlement inspirées ! Et comme cela pouvait lui agréer de songer au mariage, juste au moment où il sentait tout son être s’élancer vers la vie, curieux de tous les plaisirs, gourmand de toutes les jouissances, connaissant une des faces de l’amour, grâce à Madeleine, mais voulant les connaître toutes par le ministère d’autres femmes ! Et puis, on n’épouse pas sa maîtresse. Il avait entendu dire cela partout : dans le monde, au théâtre, peut-être même dans des milieux interlopes où il s’était fourvoyé une fois ou deux ; c’était un dogme cela : on ne plaisante pas avec de pareilles choses. Non, on n’épouse pas sa maîtresse, à moins d’y avoir un grand intérêt de cœur ou de fortune. Or, n’étant pas encore accessible aux séductions de l’argent, il avait plutôt un intérêt opposé. N’était-il pas comme un peu las déjà ? Il ne manquerait plus que le mariage pour rendre la chose tout à fait agréable ! Joignez à cela qu’on en veut toujours à une femme de la complaisance qu’elle vous a montrée, de la pitié qu’elle a eue de vos désirs et de vos angoisses, de la charité qu’elle a mise à se donner sans trop vous faire languir ; on n’est pas éloigné de croire que c’est un précédent gros de menaces, et l’on considère comme aventurée la foi qu’on essaie de témoigner à la fidélité d’une jolie personne qui vous a cédé. On s’est jeté dessus avec gloutonnerie ; on trouvait, au début, qu’elle ne vous en montrait et ne vous en donnait jamais assez ; maintenant on est repu, les sens viennent s’émousser sur des charmes connus, et, au lieu de s’accuser d’avoir été trop vite, ce qui serait peut-être fondé, on en veut à sa maîtresse d’avoir manqué de pudeur, ce qui est assurément injuste. Ainsi faisait Roger. — Ce jour-là, il fut très distrait.

Madeleine remporta l’impression d’inquiétude qu’elle avait apportée.

VII.

Un petit hôtel charmant, juste au milieu de l’avenue du Bois-de-Boulogne : une grille à deux portes ; derrière la grille, un parterre ; dominant le parterre, une terrasse à balustres de pierre, qui surplombe ; à droite, le perron d’entrée, que surmonte un balcon carré soutenu par deux colonnes ; à gauche, une serre qui déborde en rotonde. Habitation d’un aspect très simple, très élégant, très familial. Stores de coutil écru, rideaux blancs ; rien qui tire l’œil. De l’avenue, on aperçoit, au fond, assez loin de la maison et séparés d’elle par un jardin beaucoup plus vaste que celui que longe la grille, les communs en briques de deux couleurs, bleu sur rouge.

Pour pénétrer dans l’hôtel, il faut sonner à une porte pleine, toujours fermée comme si elle donnait sur la rue. Un domestique, en habit, et non en livrée, vient vous ouvrir et vous introduit dans l’unique salon, situé au rez-de-chaussée et communiquant avec la serre. Là, on a de quoi occuper ses yeux, en attendant la maîtresse du logis. C’est d’abord un magnifique portrait de la dame de céans, dû à un pinceau fameux. Elle est représentée assise, le coude sur une table, en toilette noire décolletée, une main dégantée, l’autre tenant un bouquet de violettes de Parme. Les tons éclatans de la poitrine, des épaules et des bras éclairent le tableau presque violemment ; il semble qu’il ne doive plus rester de lumière pour le visage, qu’on regarde en dernier lieu, et l’on est tout surpris, quand on y arrive, de le trouver parfaitement clair, pour ainsi dire limpide, avec les yeux d’un bleu métallique grands ouverts, mais plus interrogans que révélateurs. Les cheveux lisses, coiffés sans apprêt, font un casque noir à cette tête, qui peut être celle d’une Minerve comme celle d’une Laïs, — on ne sait jamais au juste. Quand on a bien regardé le portrait, il reste à examiner une demi-douzaine de tableaux absolument remarquables ; par exemple, il n’y en a pas un de plus qu’il ne faut pour orner les murs sans les surcharger : on dirait même qu’ils ont tous été faits sur commande, pour garnir exactement les panneaux. Puis on admire des statuettes, des ivoires, des nacres, des jades, toute une bimbeloterie artistique fort curieuse, mais pas plus abondante que de raison : on sent que tout a été mesuré, calculé d’après la superficie des murailles et des meubles, et l’on ne prendra jamais ce salon-là pour un musée, — ce qui, du reste, est tout à son avantage. Le mobilier est de tous les styles, ainsi qu’il est de mode ; les étoffes sont très riches, mais sombres, quelques-unes brodées de vieil or et de vieil argent.

Roger avait eu le temps de faire un inventaire complet, quand le domestique qui l’avait introduit vint lui dire que madame le priait de monter. — Par un escalier de bois à rampe sculptée, dont la large main courante est recouverte de velours bleu, on accède aux appartemens du premier étage. La première porte qu’on rencontre, en haut de l’escalier, est celle d’une petite bibliothèque participant un peu de l’oratoire, grâce à des vitraux qui l’obscurcissent en même temps qu’ils la décorent. Là, Jane reçoit volontiers, d’autant plus que cet encadrement austère de livres et de vitraux lui va très bien et lui donne un air studieux l’autorisant presque à relever ses jupons, pour montrer qu’elle n’a point coutume de porter des bas bleus.

— Pardon de vous recevoir ici, monsieur de Trémont, mais c’est mon séjour de prédilection. Je ne descends guère que pour les visites cérémonieuses, et j’ai pensé que vous ne m’en voudriez pas de vous faire un accueil exempt d’apparat.

— Mais vous êtes ici dans une véritable chapelle, dit Pioger. Faut-il se mettre à genoux ?

— Non, il y a des sièges où l’on est très bien assis ; celui-ci, par exemple.

Elle lui désignait de la main un fauteuil forme crapaud, aussi éloigné d’elle que le comportaient les dimensions d’une pièce qui mesurait cinq mètres de long sur trois de large.

— Je me serais bien mis à genoux, reprit Roger. Ce demi-jour que tamisent ces vieux vitraux, ces boiseries… on se sent tout de suite porté vers le culte.

Il se sentait, en effet, très sérieusement enclin à des témoignages catégoriques de vénération envers cette beauté d’un caractère si profondément original, qui lui imposait presque autant qu’elle le charmait. — Jane avait, ce jour-là, une robe de cachemire noir que sa femme de chambre eût pu mettre, mais non porter aussi bien qu’elle. Jamais elle ne recevait, dans la journée, autrement que vêtue de laine sombre, les peignoirs somptueux ne lui paraissant pas de mise au-delà du seuil de sa chambre à coucher, et les robes à effet, au logis, marquant trop clairement, selon elle, l’attente des visites. Son chic par excellence, au surplus, n’était pas dans ses toilettes : il était dans son home, comme disait le baron, où tout s’harmonisait dans une simplicité de haut ton, qui lui valait, avec le suffrage des gens de goût, l’admiration lucrative des parvenus, lesquels se montraient d’autant plus prodigues qu’ils n’avaient jamais le droit de dire : « J’ai payé une partie de tout ça. » Tout ça, c’était à Jane, bien à elle, — à preuve que, nulle part, ni pour or ni pour argent, on n’eût réussi à monter une maison de petite dame sur ce pied-là, une maison où les domestiques eussent l’air de respecter leur maîtresse.

— Voyons, dit Jane, vous n’êtes pas venu pour me dé])iter des fadeurs surannées. Parlons de choses sérieuses, parlons chevaux. Je vous préviens, d’ailleurs, que je suis blasée sur les hommages respectueux comme sur les autres. Quand une femme de ma sorte affecte de se tenir un peu, elle est tout de suite assassinée de madrigaux en vers et en prose, en vers surtout ; il y a, par le temps qui court, tant de poésie sans emploi ! C’est inoui ce que j’en recueille !

— Tenez, ce matin encore, j’ai reçu d’un poète fort connu, sur l’habit duquel on voit déjà pousser les palmes vertes, un sonnet qui est charmant, bien que l’on m’y donne pour la centième fois des yeux de sphinx. Ah ! dame, ils se répètent un peu, les poètes. Celui-ci prétend que je jette autour de moi

des sortilèges graves,

Que l’on n’a point le cœur de rimer en quatrains,

et il en profite pour m’envoyer un sonnet où mes yeux sont accusés d’un tas de choses plus égyptiennes les unes que les autres. Oh ! le sonnet ne sera pas perdu ; mon homme mettra ça dans son prochain recueil. Ils ont étonnamment d’ordre, les poètes. L’année dernière, il y en a un qui m’a envoyé deux ou trois morceaux de choix ; eh bien ! cette année, au mois de janvier, il a fait paraître un de ces déhcieux volumes où, comme l’a dit je ne sais qui, il y a tant de papier blanc, et j’y ai retrouvé, sous des rubriques quelconques, les poésies que j’avais inspirées. Pourtant, il n’a même pas fait imprimer en tête : A Madame Jane S., ce qui eût été de simple loyauté. Mais, vous qui parlez en prose, trouvez-vous que je rappelle nécessairement les pyramides et les sphinx ?

Elle paraissait oublier les chevaux en général et sa jument en particulier, qui devaient cependant, d’après elle-même, faire les irais de l’entretien, et elle venait de mettre dans ses yeux et dans toute sa mine autant de coquetterie qu’en contenaient ses paroles.

— Une femme, dit Roger en se rapprochant, ne peut rappeler les pyramides que par son âge, et je n’imagine guère que ce soit votre cas ; quant aux sphinx, si vous en êtes un, il ne doit pas être désagréable de se faire dévorer par vous, et, s’il n’y a pas d’autre moyen de pénétrer dans votre intimité…

Pendant que le jeune homme achevait sa phrase, un sourire, dont l’expression n’était pas claire et qui, pour un instant, donnait raison au Parnassien rapetasseur de vieilles comparaisons, se promepromenait sur le visage gracieux et fin, mais assez souvent railleur, de cette muse sceptique.

Au même moment, la porte s’ouvrit, et une ravissante petite personne de six ou sept ans entra, le chapeau sur la tête, les mains gantées et tenant une corde à sauter.

— Je m’en vais, mère ; Betsey m’attend. Tu sais, je rentre ce soir à la pension ; tu me reconduiras, dis ?

— Comme d’habitude. Monsieur de Trémont, je vous présente ma fille, miss Henriette, vulgairement Bébé, ou, plus correctement, Bahy.

Elle était plus que charmante, Bébé ou Baby, avec ses cheveux déjà longs qui lui pendaient sur le dos, enveloppant ses épaules de leurs mèches brunes ondulées du haut en bas, ses yeux bleus à cils noirs, qu’elle semblait avoir volés à sa mère, et ses jambes maigres, qui se montraient nues et brunes au-dessous d’une jupe courte en drap vert, de forme écossaise. Mais Roger était tout interloqué. Jane avait une fille ! Ce mélange de maternité et de gaudriole mettait le comble à son étonnement. Quand l’enfant fut partie :

— Comment ! dit-il, vous avez une fille ?

— Cela vous étonne ?

— Un peu.

— Et je l’élève bien.

— Ça, ça ne m’étonne pas.

— Merci. Mais, bien entendu, je ne l’élève pas chez moi.

— Sans indiscrétion, et pour parler en français l’anglais d’écurie auquel on vous a habituée, est-ce que c’est un produit du baron, cette jolie petite fille ?

— Non, grâce au ciel ! C’est un enfant de l’amour, ma première faute, la seule qui ait pris un corps, heureusement ! Du reste, c’est généralement la première qui coûte le plus cher, bien que ce soit la plus excusable. Enfin, tel qu’il est, ce fruit de ma première faute, je l’adore. Car, vous savez, on peut être ce que je suis et aimer ses enfans, quand on en a, n’en déplaise aux amateurs de classifications faciles, qui ont des étiquettes toutes préparées à coller dans le dos de chacun : blanc, noir, bon à canoniser, voué à la potence, etc., n’en déplaise même aux chroniqueurs qui, tout dernièrement, à propos de je ne sais quelle femme connue revendiquant la tutelle de sa fille, se mettaient en dépense de calembredaines pour ridiculiser les femmes entretenues qui se permettent d’être bonnes mères. Il est vraiment dommage que la préface de Mademoiselle de Maupin sur les journalistes vertueux ne soit plus à écrire ; elle serait, j’imagine, plus opportune aujourd’hui qu’au temps où elle fut lancée. Maintenant, c’est principalement le chroniqueur parisien qui se fait le champion de la morale publique. Le chroniqueur parisien, ça se prononce la bouche en cercle ; c’est un état qui a des affinités mystérieuses avec le maintien des bonnes mœurs… Non, ma parole, c’est à mourir ! Et quand on songe que tous ces cuistres écrivaillans se font prendre au sérieux par un bon tiers des badauds qui les lisent ! Ah ! ils ont de la chance qu’il ne se soit pas encore trouvé une femme de théâtre, désintéressée de la lutte, pour raconter leurs procédés ! Du joli ! Et du propre ! j’en réponds !

Elle s’animait singulièrement. Décidément, elle n’aimait pas les journalistes. Il est vrai que, parmi les femmes entretenues d’un certain rang, le mépris du journalisme est d’uniforme ; cela se porte comme les gants de suède ou de saxe : c’est un emprunt aux femmes du monde. Toujours est-il qu’elle se montait, s’échauffait dans son harnais de bataille, et que sa beauté s’en trouvait bien. — Roger, qui avait le bel âge pour lequel fut inventé le trope menteur qui fait de l’œil le miroir de l’âme, eût laissé voir à de moins expérimentées que la dame du lieu les émotions qui l’agitaient. Ce dédain, d’abord gouailleur, puis virulent, à l’endroit d’une caste qu’il trouvait envahissante et dont toutes les calomnies du monde ne l’eussent pas amené à prendre la défense, l’emportement de cet amour maternel, blessé des traits dardés sur une autre femme, sur un confrère, ce visage aimable transfiguré, tout cela lui chatouillait l’imagination. Et cela se voyait. C’est même probablement parce que cela se voyait trop que Jane jugea convenable de se calmer subitement.

— Eh bien ! fit-elle. Et l’écurie ! Ma jument que nous oublions ! Venez la voir.

Elle passa devant Roger et descendit l’escalier avec assez de lenteur pour donner à celui qui la suivait tout le loisir d’admirer la grâce de ses mouvemens et le charme de sa taille. — L’écurie était ce que sont toutes les écuries bien tenues ; on achète ça tout fait chez un bon confectionneur : il n’y aqu’àmetire en place les cloisons parquetées des boxesj la faïence des mangeoires et les revêtemens stuqués de la muraille. Il y avait là quatre bêtes de prix, choisies par le baron, qui s’y entendait d’autant mieux qu’il ne s’entendait qu’à cela : Drille, Trinket, Mylord et Arabelle. Arabelle, c’était l’indocile, superbe jument bai cerise, tout près du sang, très fine, la tête petite, l’œil vif, portant deux balzanes transversales d’une blancheur de neige, ce qui lui donnait un aspect fort original. Trémont en fit le tour, pénétra dans le box, flatta la croupe, tâta les reins, regarda la bouche, enfin se livra à toutes les pratiques usitées parmi les hommes spéciaux, lorsqu’il s’agit d’entrer en relation avec une bête de conséquence.

— Quelle merveille vous avez là !

— N’est-ce pas ? Seulement, je ne peux pas la monter sans que cola tourne au drame ; tantôt elle m’emballe, tantôt elle pointe, tantôt elle bondit, enfin toujours en défense. Je monte bien, mais j’aime mes aises, et elle m’en prive. Bref, le baron ne montant plus que des chevaux pacifiques, par suite de rhumatismes prématurés, et ne pouvant, par conséquent, se charger de lui faire le caractère, je suis décidée à la vendre, à moins que je ne trouve quelqu’un pour la civiliser.

— Nous essaierons… Mais, dites-moi, ajouta Roger en sortant de l’écurie, vous n’avez pas d’autre cheval de selle ?

— Non.

— Eh bien ! écoutez, nous allons faire une chose. Je vous prête une bête à moi, mise au bouton, comme on dit à Saumur ; ça marche comme un cheval à mécanique qui serait inscrit au Studbook, sans s’occuper du sexe de la personne qui est dessus. En retour, vous me confiez Arabelle. Deux ou trois fois par semaine, je viendrai de Versailles vous montrer les progrès de mon élève ; la distance lui fera du bien. De temps en temps, nous ferons un tour ensemble, vous sur Coqueluche (c’est le nom de ma bête), moi sur Arabelle : ce sera ma prime de dressage. Est-ce entendu ?

— Et le baron, qu’est-ce qu’il dira ?

— D’abord, avec lui, il paraît que c’est vous qui faites les demandes et les réponses. Et puis, n’aime-t-il pas les mœurs anglaises ? Eh bien ! vous lui en donnerez… Si même il vous plaisait de les assaisonner à la française !.. Mais à vos ordres en tout et pour tout. Enfin, je sais que vous montez avec Rohannet, lequel n’est pas beaucoup plus vieux que moi. Donc, pas d’objections.

— Allons ! c’est convenu.

L’échange de chevaux eut lieu dès le lendemain ; mais Roger vint plusieurs fois sans pouvoir déterminer Jane à sortir avec lui. Il arrivait vers dix heures, en tenue équestre de gommeux matinal, sonnait à la grille, mettait pied à terre et attendait dans le salon que Jane, prévenue, descendît. Elle arrivait bientôt, déjà tout habillée, caressait Arabelle et lui donnait du sucre ; puis, Roger se remettait en selle et faisait faire à la jument un temps de trot et un temps de galop dans l’avenue, le plus sagement possible, tandis que Jane, sur sa terrasse, suivait de loin ces évolutions intéressantes.

Un matin de la seconde semaine, au lieu de descendre, elle pria Roger de monter. Il la trouva, non dans la petite bibliothèque où il avait été reçu la première fois, mais dans sa chambre à coucher, étendue sur sa chaise longue et vêtue d’un peignoir bleu paon jaboté de vieilles dentelles.

— Je suis horriblement fatiguée ce matin, dit-elle en tendant à Roger, avec un geste de lassitude enchanteur, sa main svelte, très soignée et peu chargée de bagues, (Elle avait une vraie main de femme du monde et un vrai pied de cocotte, ce qui lui constituait des extrémités exceptionnellement avantageuses.)

— Eh quoi ! malade ?

— Non, pas malade, mais souffrante, ennuyée, agacée, nerveuse eu diable… Arabelle se conduit-elle bien, ou plutôt se laisse-t-elle bien conduire ?

— Comme un poney du Jardin d’acclimatation. Mais, voyons, qu’est-ce que vous avez ? Il vous est arrivé quelque chose ?

— Eh ! mon Dieu, à qui n’arrive-t-il pas quelque chose ? Et à quoi bon ennuyer ses amis du récit de ses menues contrariétés ?

— Parfois l’amitié rend ingénieux et fournit le remède à bien des maux ; il n’y a guère que l’amour qu’elle ne sache pas soulager.

— Oh ! l’amour, depuis le premier essai que j’en ai fait, essai auquel je dois ma fille, je n’en ai plus tâté… ou, si j’en souffre, il n’y a pas longtemps et c’est à mon insu.

Elle dit cela sans apparente intention, les yeux au plafond. Mais il y avait quelque chose dans la voix, quelque chose de moelleux, de mélancolique et de rêveur, qui procura à Roger une de ces agréables bouffées de désir et d’orgueil que l’espoir d’être aimé vous fait monter au cerveau.

— Si ce n’est pas l’amour qui vous tourmente, dites-moi ce que c’est.

Elle le regarda, eut une crispation des doigts après un geste d’irritation, puis, comme prenant son parti :

— Après tout, dit-elle, vous êtes un ami, et je puis vous parler d’argent sans avoir l’air de vous en demander, puisque vous n’avez pas le droit de m’en offrir. Car c’est d’argent qu’il s’agit. Voilà le baron qui refuse net de m’aider à payer un billet de cinq cents louis, que j’ai souscrit à une manière de juif qui m’a vendu des tapisseries… oh ! superbes, du reste.

Elle tira de sa poche une lettre froissée, qu’elle déplia et eut l’air de relire du bout des cils.

— Le pleutre ! Croit-il que je subirai l’aggravation de peine que m’inflige son commencement de ramollissement sans exiger une augmentation de gages ? Car je suis à ses gages, aux gages de ce faux Anglais qui renie la France, sa patrie. Si elle le savait, la France, comme elle serait contente, comme elle serait fière, et qu’elle aurait lieu de l’être !

Elle parlait de son protecteur attitré avec ce mépris, on peut dire cette haine caractéristique qui devrait dégoûter les gens riches d’un rôle vraiment ingrat. Les petites dames ont ceci de commun avec les petits états exotiques, qu’elles ont le besoin et l’horreur du protectorat. Un autre point de ressemblance, c’est que les petites dames et les petits états protégés sont toujours en quête de sous-protecteurs. Roger, naturellement, offrit ses services, et, naturellement aussi, on fit semblant de ne les point accepter, ce qui mit le comble à l’enthousiasme du jeune homme. Cette comédie, à raison de laquelle Jane Spring eût été peu fondée à réclamer des droits d’auteur, car elle n’était pas précisément inédite, eut tout le succès habituel.

— Que c’est bête, la vie ! dit Jane, quand elle fut sûre de son homme. On demande de l’argent à des hommes qui réclament de l’amour, et le marché n’est exécuté ni d’un côté ni de l’autre. Yient quelqu’un à qui l’on ne demande rien et qui réclame à peine davantage : voilà tout le monde content… Tenez, j’ai envie de prendre l’air. Je vais faire seller Coqueluche, et je vous reconduirai jusqu’à Boulogne.

Elle sonna sa femme de chambre, donna ses ordres et passa dans son cabinet de toilette, laissant Roger seul avec son bonheur. Car il était fort satisfait, pas très éloigné même, lorsqu’il y réfléchissait avec attention, de trouver Jane plus digne et moins accessible que Madeleine. Avec cette perspicacité dont sou sexe a le secret en amour, il devinait une âme d’élite dans cette courtisane, et une nature de fille, fourvoyée dans cette duchesse. Enfin, il était content, et son regard errait avec ivresse sur les objets qui l’entouraient. Le lit, l’immense lit de bois de rose, évoquait tout particulièrement en lui des idées aimables ; ce n’était pas un lit comme celui dont parle le poète :

… un lit qui n’est bon qu’à dormir ou mourir.

La chambre de Jane, au reste, n’avait pas du tout le même caractère que les autres pièces de l’hôtel ; on sentait que c’était là la pièce principale, le sanctuaire professionnel. Il avait fallu céder aux nécessités du métier, et les meubles avaient ce cachet de confortable égrillard, sévèrement proscrit ailleurs, sans lequel il n’y a guère de chambre de cocotte. Une femme intelligente, sachant le prix de la mise en scène, n’a garde de protester par son mobilier intime des goûts sérieux qu’elle peut avoir, car on n’est jamais bien aise, quand on excursionne à Cythère, de gîter dans un oratoire ou dans une salle de vieux château. Il faut des meubles gais, commodes et engageans, de ces meubles qui vous attirent, vous enlacent, vous retiennent, se cramponnent à vous, de ces meubles enfin auxquels on s’acoquine volontiers. Roger se trouvait bien ; il serait resté là jusqu’au soir : une preuve que Jane s’y connaissait. Mais la jeune femme ne tarda pas à reparaître, ayant revêtu une délicieuse toilette d’amazone, faite d’une jupe bleue assez courte, coupée carré par en bas, et d’une jaquette gris de fer, étroitement ajustée, où souriait une rose pâle, prise dans une des boutonnières.

— Allons ! fit-elle.

Ils descendirent. Roger la mit à cheval, et ils s’en allèrent au pas vers le Bois, précédés par un grand diable de lévrier que Jane avait baptisé Féal, sans doute par antiphrase, car il s’absentait cinq jours sur sept et, quand on l’emmenait, ne revenait jamais avec vous.

Ces matins d’avril, à Paris, font mettre la selle sur le dos à tout ce qu’il y a de quadrupèdes à peu près susceptibles d’être chevauchés. Le Bois, en effet, est merveilleux, et cette nuée de cavaliers qui l’empoussière ne parvient pas à lui enlever tout le charme qu’il doit à la jeunesse de sa verdure, à l’air nouveau qui circule dans ses innombrables percées, au doux éclat des belles matinées se répandant à travers les branches mal feuillées encore, et rayant le sol des stries lumineuses que font, entre les ombres des arbres, les rayons d’avant midi sur le sable gris des allées. — Il était onze heures ; on commençait à rentrer, et les cavalcades regagnaient Paris, semant sur leur route l’écho de ces causeries bruyantes qui accompagnent les retours joyeux. Jeunes gens et belles petites sur leurs bêtes fines écumantes, garçonnets et fillettes sur leurs ponies trottinan, papas et mamans sur des cohs débonnaires, tout ce monde équestre bavardait et riait, dans ce complet épanouissement de la rate, cousin germain du bonheur, qu’engendrent les chevauchées matinales au printemps. Les cavaliers isolés étaient en minorité ; on part seul souvent, mais on trouve toujours quelque groupe auquel se joindre pour revenir gaîment. Cependant, le marquis du Gasc, lui, revenait solitaire, le stick, sous la cuisse, la main gauche sur le garrot et la droite tenant un cigare. Il semblait pensif ou ennuyé, répondant aux nombreux gestes de la main qui saluaient son passage par une brève et distraite inclination de tête, comme s’il eût craint que trop d’amabilité ne lui attirât les avances des fâcheux. En passant la grille du Bois, il croisa le jeune couple et salua Jane, en souriant, mais aussi bas que s’il se fût agi d’une grande dame à trente-six carats. D’ailleurs, quiconque ne saluait pas ainsi Mrs Spring était dispensé de la saluer autrement. — À la vue de Trémont, le marquis sortit de son nuage, son visage renfrogné s’éclaira, et il marmotta, en rassemblant son cheval pour le mettre au galop :

— Tiens ! tiens ! le jeune Trémont avec Jane Spring !

Roger et Jane venaient de prendre le trot dans une allée qui mène à Madrid, quand le jeune homme aperçut, à trente mètres devant eux, Geneviève en compagnie de son père, — grand monsieur maigre à favoris diplomatiques, — venant au galop en sens inverse. Sans consulter ni prévenir Jane, il embarqua sa jument en se penchant sur l’encolure, et, comme la bête était chaude, il passa auprès de M.  et de Mlle de Rhèges, aussi rapide que s’il eût été emballé. C’était stupide, d’autant plus qu’on ne pouvait guère ne pas le reconnaître dans une allée de dix pieds de large ; mais il était encore très jeune d’âge et de caractère. Le seul résultat appréciable qu’il obtint, ce fut un écart du cheval de Geneviève, lequel, surpris de cette charge à fond de train, se jeta dans un taillis. Sans doute, la jeune fille eut grand’peur, puisqu’elle devint toute pâle ; elle parut même perdre complètement la tête, car, au lieu de ramener son cheval, elle se retourna pour regarder le cavalier qui fuyait, puis fixa les yeux sur la compagne de Roger, laquelle passait devant elle, toujours au trot.

— Eh bien ! Geneviève, cria M. de Rhèges, àquoi penses-tu ? Serstoi du filet, mordieu ! Tu vas te faire déchirer la figure par ces branches !

Geneviève revint à elle, ou plutôt à son cheval, qu’elle se mit à cravacher avec une vigueur difficile à expliquer chez une jeune personne assez craintive pour blêmir quand sa monture faisait un écart. — M. de Rhèges, en sa qualité de diplomate, avait parfaitement saisi le manège de Roger ; une seule chose lui avait échappé : le trouble de sa fille.

— Ah çà ! qu’est-ce qui vous a pris ? dit Jane, lorsqu’elle eut rejoint Roger, lequel faisait semblant de calmer Arabelle à grand’peine. Allons ! ne vous donnez pas tant de mal, ajouta-t-elle en riant. Arabelle n’a plus envie de se sauver, la jeune personne de tout à l’heure est déjà loin… Elle est bien jolie, cette jeune personne, et elle sait s’habiller, ce qu’on néglige pour l’ordinaire d’apprendre aux jeunes filles. Et puis, elle regarde en face ; si nous nous rencontrons jamais toutes deux, nous nous reconnaîtrons, je vous en réponds. Qui est-ce ?

— Une amie de ma sœur.

— Pas une fiancée, j’espère ? Je serais désolée que cette rencontre fît manquer un mariage ; je n’aime pas à me jeter dans les toiles d’araignée du prochain, et quand un homme est pris dans les fils tramés par une autre femme, je le laisse à qui a fait la capture.

C’était dit sur un ton badin, mais avec assez d’ironie et de mordant pour qu’on pût croire qu’il se cachait sous l’enjouement des paroles un peu d’aigreur jalouse ou de regret enfiellé.

— Non, dit Roger, ce n’est pas une fiancée ; je ne songe guère à me marier, je vous jure !

— Tant mieux pour vous… et pour celle que vous pourriez épouser ! C’est une rage, à présent, de marier les jeunes gens tout petits ; on nous les prend trop tôt : c’est pour cela qu’ils nous reviennent si vite.

— Mais, fit Roger en rangeant Arabelle contre Coqueluche, je n’ai pas envie de m’en aller ; j’arrive…

Oh ! oui, il arrivait, le pauvre diable ! Il arrivait tout jeune, presque tout frais, le bec ouvert et la mine alléchée, avec cette candeur vicieuse du premier âge masculin. Elle était si jolie, cette Jane, si différente des femmes qu’il connaissait ! Il mordait ferme à l’hameçon. La fine mouche doubla l’appât en le retenant à déjeuner. On rendit, pour la journée, son box à Arabelle, et Roger s’en alla fort tard dans la soirée, aussi grisé d’amour et peut-être plus poétique encore qu’après son premier rendez-vous avec Madeleine. — Il faut dire aussi que cette Jane était une magnifique nature de courtisane, faite pour débiter l’amour à prix d’or à une clientèle de choix et sauver de la honte le plaisir vendu, en l’éclairant du rayonnement de toutes les grâces.

Quand Roger, le lendemain, revit la duchesse, il se sentit des scrupules… On alla, ce jour-là, se promener en voiture le long du canal, sous des ombrages qui connurent La Vallière avant Montespan et Montespan avant Maintenon, Châteauroux avant Pompadour et Pompadour avant Du Barry, — sans parler de celles qui remplirent les interrègnes ou servirent d’intermèdes.

VIII.

Un beau soleil, un peu de vent, pas mal de poussière ; bref, un joli temps pour un 12 avril à Paris. Devant le Palais de l’Industrie, le cheval en simili-bronze qui sert d’enseigne au Concours hippique donne l’exphcation de la grande alïluence d’équipages encombrant les abords du singulier monument. Au reste, de belles affiches jaunes, plus explicites encore que le cheval en simili-bronze, vous tirent l’œil de loin avec le cavalier qu’on y voit représenté, à une hauteur invraisemblable, au-dessus d’un terrifiant obstacle. C’est le dernier jour du concours : Exhibition générale des chevaux et attelages prijnés’, La Coupe, course d’obstacles pour chevaux de tout âge et de toute nationalité^ Longchampis de chevaux de selle. Tel est le programme attrayant de la fête. Très attrayant même, si l’on en juge par la quantité des entrans. Les voitures se succèdent, les tourniquets fonctionnent avec frénésie, les chevaux qui pénètrent dans le palais par la porte du milieu, la plupart tenus en main par des soldats en petite tenue, ont grand’peine à se frayer un passage sans écraser personne. Les femmes, portant à leur corsage la carte rose, se hâtent vers les tribunes déjà pleines ; en arrivant, elles jettent un regard anxieux sur les rangs pressés qui garnissent les banquettes du pourtour, songeant avec effroi qu’il leur faudra peut-être rester debout pendant toute la séance, — ce qui serait infiniment plus fatigant que de franchir à pieds joints tous les obstacles dont est semée la piste.

Le défilé des attelages tire à sa fin ; des voitures de toutes formes se croisent dans le manège, menées savamment par des cochers experts, qui précipitent l’allure, à mesure qu’approche l’instant du signal à l’audition duquel les zigzags enchevêtrés et arrondis de ces roues en délire devront se démêler et s’étendre, pour aller se perdre dans la coulisse, comme les anneaux déroulés d’une farandole d’opéra. Au roulement formidable de ces véhicules affolés, qui tournoient dans une poussière lumineuse, se mêlent les voix de cuivre de l’orchestre militaire achevant son dernier morceau, ainsi que le tintement saccadé des colliers de deux équipages de poste décrivant des ronds et des S au galop de leurs chevaux, fouaillés à tour de bras, mais dirigés avec une étonnante sûreté de main par des postillons classiques, dont le chapeau ciré miroite sous le soleil, tandis que la poudre de leurs perruques à cadenette s’envole en s’irisant dans la clarté de l’immense vaisseau qu’inonde la lumière. La cloche sonne à deux ou trois reprises, mais sans succès ; on dirait que, frappés de vertige, chevaux, cochers et postillons sont emportés dans une ronde infernale qui ne doit finir qu’avec le souffle des bêtes, avec la vie des gens. Alors, les membres du jury et leurs agens se précipitent dans l’arène, adressant aux automédons grisés de bruit, de poussière et d’entrain, des gestes impérieux, des injonctions désespérées. Enfin, quelques-uns se rendent et se décident à gagner la porte ; bientôt, d’autres suivent, et, après un quart d’heure d’efforts généreux d’une part, de résistance enfiévrée de l’autre, le manège est évacué. — La première fanfare de chasse se fait entendre. Des soldats viennent ratisser les abords des obstacles et remettre en place les barres et les claies déplacées pour le défilé. Le chef de l’état, en retard, arrive de son pas tranquille, en homme qui vient s’amuser malgré lui, en homme qui fait partie de toutes les fêtes de quelque importance au même titre que les trophées de drapeaux, les écussons civiques aux initiales de la république et autres accessoires patriotiques. — Seconde fanfare des sonneurs de trompe placés dans les galeries supérieures. Un cheval se présente à l’entrée de la lice, puis y pénètre au galop ; arrivé devant le jury, le cavalier salue, donne son bulletin de pesage et attend le coup de cloche. Au signal, prenant du champ, il se lance sur le premier obstacle, une simple claie mal étayée, qui tombe à la moindre éraflure que lui font les sabots du cheval. Les réflexions des assistans commencent :

— Toujours amusant, n’est-ce pas ?

— Peuh ! bien monotone. Et puis, qu’est-ce que ça prouve ? Un cheval qui saute bien saute juste ; or, ici, quand il saute juste, il jette tout par terre et on lui marque une faute. C’est un exercice de cirque. Avez-vous chassé, cette année ?

Les hommes, en général, ne s’ennuient pas, même quand ils prétendent le contraire. N’y a-t-il pas là tout ce qu’ils aiment : la liberté du cigare, et puis des chevaux, et puis des femmes, et, par-dessus le marché, des trompes de chasse ? Ces trompes jouent un grand rôle dans la bonne humeur fredonnante de la partie masculine de l’assistance ; elles évoquent des souvenirs cynégétiques, font revivre des épisodes de la dernière saison et promettent des joies nouvelles pour le prochain hiver.

Il y a surtout quelques types de gentilshommes campagnards, plus campagnards que gentilshommes, qui s’épanouissent à vue d’œil. Ceux-là, fumant leurs gros cigares, dont ils soufflent la fumée avec une enflure de joues qui les fait ressembler à des tritons de fontaine, sont tout à fait aises ; ils causent bruyamment, rient bêtement en s’élargissant dans leurs habits trop étroits, racontent avec complaisance des histoires de femmes et des aventures de chevaux (femmes faciles et chevaux rétifs), faisant du tout une salade assaisonnée au crottin et au patchouli.

Circulant autour du manège ou parqués au centre, des officiers de toutes armes, un grand nombre en tenue de cheval, prêts à concourir.

Quant aux vrais élégans, ils sont tous dans les tribunes, parmi les femmes, excepté ceux qui font partie du jury, soit à titre permanent, soit à titre auxiliaire.

Sur les gradins réservés aux sociétaires et chargés à crouler, toutes les élégances féminines du Paris printanier, qu’on pourrait appeler le Paris complet, sont rassemblées, ou plutôt amoncelées.

Dans cette lumière crue que laisse tomber librement le gigantesque vitrage du palais, les nuances gaies des toilettes de printemps, toutes neuves, s’étalent avec leurs chatoiemens radieux qui semblent des sourires d’étoffes, des agaceries que font au regard la soie, le velours, le barège, le satin, — le satin surtout, qui est à la fois de mode et de saison. Heureusement pour les yeux délicats, beaucoup de noir se mêle au scintillement des couleurs, sur cette palette mouvante que le hasard a composée ; beaucoup de gris aussi et de tons neutres, grâce aux costumes complets et aux petits paletots à l’anglaise. Le sombre, au reste, est en faveur, même auprès des femmes d’humeur joviale et de facile accès ; s’habiller sérieusement pour faire des affaires sérieuses, il n’y a que ça, disent ces dames. Néanmoins, il reste assez de couleurs encore pour égayer largement la vue ; d’abord, il y a les incorrigibles qui ne se croient agréables à voir que quand elles sont voyantes ; et puis, le premier soleil fait éclore, bon gré mal gré, les teintes vives sur les jeunes beautés.

— Eh bien ! Trémont, tu vas monter ?

— Oui, je lance mon Cabochard.

— Tiens-toi bien, il y a du monde.

C’était Rohannet qui passait, la taille congrûment prise dans une • irréprochable redingote noire. Trémont, lui, était en tenue, botté, la badine en main, revenant d’accompagner aux tribunes sa mère, sa sœur et la duchesse. — Geneviève passa, au bras de son père. M. de Rhèges s’arrêta un instant, donna une poignée de main à Roger en disant un mot aimable au jeune homme sur son succès prochain, puis continua sa route à travers les uniformes et les redingotes, emmenant sa fille, laquelle avait rougi sous le regard assez incertain et troublé de l’ami de Mrs Spring.

L’impressionnable sous-lieutenant suivait encore des yeux la taille gracieuse de cette jeune fille qu’il connaissait depuis longtemps, mais dont les traits charmans et l’œil profond venaient de le frapper pour la première fois peut-être, dans ce ruissellement de lumière, quand une petite main gantée se posa sur la manche de sa tunique, au moment où il assurait son képi sur sa tête.

— Enchantée de vous trouver là, mon cher ! d’autant que c’est pour vous que je viens. Donnez-moi votre bras et placez-moi comme vous pourrez, mais le mieux possible.

Il n’y avait pas à refuser. Jane était là, devant lui, éblouissante, d’ailleurs, dans son très simple costume de drap gris de souris sans garniture, et, comme toujours, tranquillement impérieuse avec son air souriant et dominateur, qui, selon le mot d’un de ses amis « vous eût arraché, au besoin, le chapeau de dessus la tête. » — S’il n’avait eu, là-bas, dans les tribunes qu’il allait falloir parcourir, une mère, une sœur et une maîtresse, Roger n’eût pas été fâché de se montrer en compagnie de cette séduisante personne, avec laquelle bien peu de femmes du monde eussent pu lutter de véritable élégance et de distinction raffinée. Son cœur de jeune homme se fût même délicieusement dilaté à la pensée qu’on verrait en lui l’amant heureux du moment. Mais, étant données toutes ces présences gênantes, la promenade qu’on lui infligeait était une vraie corvée. Enfin, il fallait bien ! Il y a des fenunes à qui l’on ne fait pas d’affronts, — Jane était de celles-là, — et il n’y en a guère auxquelles on puisse refuser son bras, quand elles vous le demandent, après vous avoir accordé tous les privilèges de l’extrême intimité. — Et puis, pour résister, il eût fallu se soucier médiocrement des suites de la résistance, être libre moralement, indépendant de cœur, maître de soi enfin ; or, ce n’était pas le cas. Elle l’avait empanmé, fasciné, magnétisé. Il essaya seulement de tirer du côté opposé à celui où se trouvait son monde ; mais, comme c’était précisément le bon coin, le coin des élégances, Jane y marcha délibérément, appuyée sans abandon, mais avec franchise sur le bras de son cavalier. Naturellement, une aussi jolie femme, en creusant son sillage dans les flots pressés d’une foule masculine, faisait événement ; il ne venait, du reste, à l’idée de personne delà prendre pour une femme entretenue, pour une de ces femmes tout récemment et si gentiment baptisées tendresses, et, si cette pensée malséante se fût glissée dans quelque esprit sceptique, deux ou trois coups de chapeaux, récoltés au passage et du genre de ceux qu’elle exigeait de tous les hommes de sa connaissance, en eût vite effacé l’impertinent vestige. Partout et toujours elle voulait être saluée ainsi, même lorsqu’elle était au bras de quelqu’un ; recevant toutes les semaines, ayant comme une espèce de salon, elle ne voyait pas pourquoi on aurait fait semblant de ne la point connaître ou affecté de la connaître trop. Elle poussait même si loin le souci d’être traitée sur le pied du respect, qu’elle s’était successivement brouillée avec tous ses amis myopes : elle ne croyait pas à la myopie quand la myopie empêchait de la reconnaître.

— Mâtin ! la jolie femme !

— Et faite !

— Tiens ! avec qui est donc Trémont ?

— Qui est donc cette ravissante femme en gris que vous venez de saluer ?

— Jane Spring.

— Qui ça, Jane Spring ? Une grue ? Elle n’en a pas l’air.

— Pas une grue, ou du moins une grue d’une espèce rare.

— Dites donc, quand vous voudrez me présenter ?..

— Oh ! ça ne vous avancerait pas à grand’ chose ; peu d’appelés et encore moins d’élus.

— Qu’est-ce qu’il faut donc pour lui plaire , à cette demoiselle imprenable ?

— Pas imprenable, mais difficile à prendre, quand on ne fait pas la brèche à coups de lingots.

— Ah ! bon !.. Mais le sous-lieutenant pourtant ?.. Il ne doit pas avoir sa tunique rembourrée avec des billets de mille.

— Vous n’en savez rien. Moi, j’imagine qu’il saura un de ces jours ce que ça lui coûte... si ce n’est pas toutefois un simple ami comme moi, car elle se promène souvent avec ses amis.

Jane et Roger étaient arrivés à l’endroit où l’on pèse les cavaliers et où les chevaux attendent ; là, se mêlaient au public élégant qui cherchait à gagner l’accès des tribunes une nuée de palefreniers, tous les gens de service du concours. Un lieutenant sous-écuyer de Saumur achevait son troisième tour sans avoir fait une faute ; l’enthousiasme était grand, justifié, au surplus, par la tenue académique de l’officier, merveilleusement planté sur son cheval gris pommelé, Pine-apple, — un vieux routier des concours, qui sautait en retroussant ses jambes, comme eût fait de ses pattes un chat sauvage.

— Il paraît que je n’ai rien, ou pas grand’chose ? dit le lieutenant de Saumur, qui rentrait.

Et il sauta à terre, très leste et très gentil avec son uniforme tout noir, sanglé de près dans sa tunique courte.

— Aïe ! fit Jane, voilà qui diminue vos chances. Avez-vous entendu ?

— Oui, d’autant plus que mon cheval est lunatique en diable et qu’il n’a pas l’air de bonne humeur. Tenez, le voilà aux mains de mon ordonnance. Il n’est pas joli à l’excès, mais, quand il veut, il saute des choses invraisemblables.

Ils atteignirent enfin les tribunes. Le dernier rang seul montrait encore quelques vides. Ils y montèrent, puis longèrent la cloison de toile. Là, le malaise de Roger se fit plus intense ; il apercevait, à une courte distance, et pas très éloignées du dernier rang, car elles étaient arrivées tard, — trop tard pour la tribune du jury, — sa mère, sa sœur et Madeleine. Il commençait à sentir sur ses joues l’impatientante chaleur de ce masque pourpre que la jeunesse, plus encore que la timidité, vous met si promptement au visage dans les conjonctures épineuses de la vingtième année. Certes, il lui eût été facile, à ce moment-là, de dire à Jane qu’il désirait ne pas aller plus loin, à cause du voisinage de sa famille ; mais, se sentant rouge, éperonné, en outre, par cette crainte bête de paraître enfant, que connaissent bien tous ceux qui ont eu vingt ans autrement que sur les registres de l’état civil, et qui ont vécu leur jeunesse sans se faire tort d’une sottise, il se raidit et poursuivit son chemin. Il n’eût pu prendre sur lui, dans le trouble et l’embarras visibles où il pataugeait, y enfonçant à chaque pas davantage, de se donner par surcroît la charge d’un ridicule enfantin, en invoquant la peur de se laisser voir par sa mère en compagnie suspecte : maman ! il n’eût plus manqué que ça ! C’est égal, il était fièrement mal à son aise, et Jane le voyait bien. Il essaya seulement, alléguant l’excellence de la place, de la caser à l’endroit où ils étaient parvenus, mais la jolie commère, qui avait des vues profondes sur Roger, depuis qu’elle avait appris qu’il était maître d’un demi-million, et qui n’ignorait pas de quelle importance il est pour une femme que son amant ait brûlé ses vaisseaux, l’entraîna doucement plus loin. C’en était fait ! Il allait passer à quelques mètres du trio féminin redouté. Il regardait devant lui et ne répondait que par monosyllabes aux questions nombreuses que lui faisait Jane en se penchant vers lui d’un air aimable. Le brouhaha de cette volière caquetante, les miettes de conversations qui lui tombaient au passage dans les oreilles, ces mots envolés parmi le bourdonnement qui l’enveloppait, ces morceaux de phrases hachées par des exclamations de la foule attentive et captivée, tout cela lui jouait sur le tympan une symphonie confuse achevant de l’étourdir.

— Gharmans, ces jeunes officiers de cavalerie ! bien mieux que leurs contemporains civils !

— Aïe ! la barre par terre. Deux fautes.

— Mais, général, comment se fait-il qu’avec des officiers montant comme cela, vous ayez des hommes qui ne tiennent pas à cheval ? Il n’y a pas à dire, l’année dernière, à la revue de Longchamps. ..

— Étonnant, ce corsage-cuirasse ! Il ne doit pas être difficile d’en trouver le défaut.

— Trop vite ! Là ! qu’est-ce que je disais ? Touché en plein.

— Bon ! le képi dans la douve.

— À qui le tour ?

— Ouf ! j’en ai assez.

— Prêtez-moi vos trois yeux et dites-moi…

La voix s’arrêta. Roger avait tressailli. Ces mots, en effet, venaient d’être dits par Madeleine, qui, à demi tournée vers le marquis du Gasc, placé derrière elle le monocle à l’œil, lui désignait quelqu’un ou quelque chose dans la direction de Roger, quand elle avait aperçu son amant.

Il avait bien envie, le pauvre hère, de passer sans regarder, mais chacun sait que ces envies-là sont des stimulans implacables. Il regarda donc et il vit Madeleine, le visage décomposé par l’émotion douloureuse qui venait de lui étreindre le cœur, balbutiant quelque chose en essayant de détourner la tête. Il subit pendant une seconde l’impression cuisante qui fait fumer le cœur d’un honnête homme sous la brûlure d’un remords, lorsque, pour la première fois, il se surprend lui-même en vilenie flagrante. Il eût donné sa jeunesse, son demi-million présent et ses deux millions à venir, avec Jane par-dessus le marché, pour n’avoir pas sur la conscience la pâleur et le chagrin de Madeleine. Mais le mal était fait, il fallait boire le remords, il le but. Il s’assit auprès de sa nouvelle maîtresse et joua son rôle d’amant-adjoint avec une ardeur fiévreuse de converti qui espère trouver dans une foi nouvelle, en même temps que l’oubli de ses anciennes croyances, la glorification de son apostasie. Il ne trompa ni lui-même ni Jane, qui avait compris qu’une femme était en jeu, et non pas seulement une mère et le respect des convenances. Au bout d’un quart d’heure de conversation plus bruyante qu’enjouée, il se leva pour aller s’informer si son tour approchait. Il avait hâte de se trouver seul et de se donner du mouvement.

Mme de Trémont, causant tranquillement avec une amie, n’avait pas vu passer son fils. Quant à la duchesse, remise en apparence de son bouleversement, elle avait fait parler le marquis.

— Quelle est donc cette personne, lui avait-elle dit en se penchant discrètement, en compagnie de laquelle vient de passer M. de Trémont ?

Et le marquis, modérant avec science l’expression de sa joie, avait répondu sur un ton d’indiiïérence :

Mme Jane Spring, demi-mondaine fort remarquable et très recherchée, pas banale du tout. M. de Trémont doit être de ses intimes, car je les ai rencontrés, l’autre matin, au Bois, et elle ne sort pas avec tout le monde. Il montait un cheval à elle, à ce que m’a dit quelqu’un qui était avec moi…

Madeleine, en entendant parler de cette rencontre, qui lui confirmait durement la révélation de tout à l’heure, avait eu un regain de trouble et d’émoi, qui avait obligé le marquis, dont le jeu était de ne rien voir, à changer de conversation par un brusque détour.

Arrivé dans les écuries, Roger intrigua auprès de deux ou trois camarades qui devaient passer avant lui ; il y gagna de pouvoir monter presque immédiatement à cheval. — La bête, indisposée par une longue attente et énervée par les sonneries lépétées du cor, qui semblaient autant de provocations, entra tout de suite en défense ; les éperons de Roger, appliqués derrière les sangles avec une vigueur brutale, firent perler des gouttelettes de sang au bout des poils et mirent une parure de rubis aux flancs de l’infortuné Cabochard. Alors, le cheval bondit en avant, renversant, pour pénétrer dans le manège, le gardien de la paix qui en interdisait l’accès aux spectateurs. Une fois dans l’arène, ébloui par le grand jour, furieux des piqûres dont on venait d’infliger l’afiront à ses flancs chatouilleux, il se livra à une série de pointes et de gambades qui eussent fait vider les arçons à de très bons cavaliers, mais laissèrent Trémont parfaitement inébranlable. Enchanté de trouver l’emploi de sa mauvaise humeur, le jeune centaure, mordillant sa lèvre, les cuisses collées aux quartiers de la selle, bien assis, jouant des talons et du bras, rossa littéralement son cheval, jusqu’à ce que l’animal eût l’air de demander grâce. Alors seulement, il replaça ses jambes et remit sa main droite sur les rênes, pour se porter en avant. Les applaudissemens éclatèrent. On commençait à trouver a séance monotone, et l’on savait gré à ce charmant cavalier de fournir un intermède émouvant, iit puis, tout le monde était séduit par la bonne mine du jeune homme, par sa hardiesse et par son savoir-faire. Mais quand, ayant voulu mettre sa bète, qu’il croyait calmée, au petit galop, et que celle-ci, après une lançade imprévue, ayant détalé à fond de train vers l’extrémité du manège, comme un sanglier qui prend son parti ou comme un cerf qui débuche, il eut arrêté net cette course intempestive en se renversant brusquement en arrière et en broyant la bouche de Tanimal d’un coup de poignet tout-puissant, son succès se tourna en ovation. Avant d’avoir concouru, il avait remporté, sinon le prix du concours, du moins la victoire de la journée ; à défaut de la plaque du jury, il était sûr d’avoir le cœur du public.

Trois femmes étaient là, agitées d’émotions diverses, en présence de ce petit triomphe décerné au jeune écuyer pour ses prouesses d’équitation transcendante, — trois femmes, sans compter une mère et une sœur, dont les impressions étaient faciles à deviner ; sans compter non plus une foule d’inconnues, qui jetaient leurs cœurs sous les pieds du cheval vaincu, ainsi que, jadis, devaient jeter les leurs, sous les roues du char victorieux, les belles spectatrices des courses antiques et des jeux d’Olympie. La première sentait s’enfoncer plus avant dans son cœur les aiguilles empoisonnées de la jalousie et les dards barbelés du regret, à mesure que l’infidèle semblait s’élever sur le pavois de carton peint de son triomphe d’hippodrome ; la seconde se prenait à aimer pour une heure ce joli garçon, dans lequel elle n’avait vu d’abord qu’un jeune dadais, porteur d’une sacoche facile à éventrer, — amour de fille pour un Léotard acclamé ; la troisième, enfin, était heureuse tout simplement. Placée du côté opposé à celui où se trouvait Jane, Geneviève n’avait pu voir celle-ci au bras de Roger. M. de Rhèges, en effet, au moment où il cherchait en vain du regard des places vacantes, avait été abordé par son carrossier, lequel, à l’exemple de quelques confrères avisés, profitait de la circonstance pour exposer deux ou trois voitures, et il avait accepté l’offre qui lui était faite d’occuper avec sa fille le siège d’un phaéton sis justement à proximité de l’obstacle le plus intéressant et le plus ardu : deux barres posées à trois mètres l’une de l’autre. Geneviève, tout entière au plaisir de voir briller celui qu’elle aimait, oubliait la rencontre qu’elle avait faite deux ou trois jours auparavant ; elle oubliait même certains regards qu’avaient échangés en sa présence Roger et Madeleine, à quelques-unes des réunions d’hiver où elle s’était trouvée en leur compagnie, et qui l’avaient si fort affligée. D’ailleurs, le premier saisissement passé, la rencontre du Bois avait plutôt calmé qu’aggravé ses soucis et sa peine. Elle était trop pure, trop candide, trop vierge d’âme et de corps pour s’élever, ou plutôt pour descendre du premier coup jusqu’à la divination des infirmités du cœur ; une femme l’avait effrayée, deux la rassuraient ; elle ne comprenait pas très bien, mais elle se sentait moins loin de Roger, depuis qu’une autre femme que Madeleine avait passé entre elle et lui.

Cabochard venait de franchir le premier obstacle avec une légèreté qui faisait bien augurer du reste. Des murmures flatteurs s’élevaient de toutes parts ; tout le monde faisait des vœux pour le cavalier : les femmes, à cause de sa beauté que rehaussait sa hardiesse ; les hommes, à cause de sa tenue irréprochable et de sa monte vigoureuse.

— Remarquez-vous comme il attaque juste, à deux pieds de l’obstacle ?

— Crânement en selle, ce gaillard-là !

La double barre, écueil où était venue se briser la fortune d’un grand nombre de concurrens redoutables, fut passée presque à la volée, en deux bonds, sans une foulée dans l’intervalle.

— Hein ! avez-vous vu ça ? clamèrent avec admiration les connaisseurs.

— Et, vous avez vu ? c’est le cavalier qui a sauté ; le cheval n’en voulait pas.

Au second tour, Roger remarqua Geneviève. En arrivant sur la barre, il se rapprochait d’elle et voyait les yeux de la jeune fille fixés sur lui avec un intérêt passionné. C’était, sans doute, l’attrait d’un spectacle nouveau pour elle qui mettait cette jolie flamme dans son regard. Pourtant, si…

— Hop ! hop !

Les deux barres furent franchies comme au premier tour, et l’on applaudit à tout rompre. — Oui, si pourtant Geneviève l’aimait ? Ce serait bien dommage de ne pouvoir pas la payer de retour, car elle était bien jolie. H s’en apercevait pour la première fois : le sens de la beauté se développait en lui avec les appétits.

— Ah çà ! mais, je deviens stupide, se dit-il en obligeant son cheval à changer de pied, pour lui reposer la jambe, car il le menait très sagement, voilà que j’imagine que toutes les femmes ont l’œil sur moi et qu’elles ne peuvent me voir sans pâmer. Allons, allons ! Trémont, mon fils, il faudra soigner ça.

— Hop !

H passa le mur en bois. Il n’avait plus qu’un tour à faire, et pas une faute ne lui avait été marquée.

« Ce serait dommage tout de même, si elle m’aimait, de ne pouvoir l’aimer !.. Mais Jane me plaît tant ! » Et il lança un coup d’œil dans la direction de sa coûteuse conquête. Mais, arrivé en vue de Geneviève, il se reprit à rêver d’amour pur. Les yeux de la jeune fille galopaient toujours avec lui : c’était décidément de l’amour qu’ils dardaient. Un peu distrait, il s’aperçut que son cheval avait le nez sur la première barre et ne paraissait pas vouloir sauter tout seul ; il l’enleva des jambes et de la main avec une extraordinaire vigueur, et l’animal toucha le sol à quelques centimètres de la seconde barre. Mais c’était trop près, et, enlevé encore une fois d’une irrésistible façon, il vint donner en plein des deux genoux dans la poutre, laquelle, par hasard solidement appuyée sur les deux chevilles de fer qui la supportaient, résista, au lieu de glisser et de rouler à terre, comme d’habitude, si bien que cheval et cavalier {ïrent panache cottiplet, la bête retombant sur l’homme.

Il y eut un cri général, un de ces cris poignans dans lesquels une foule entière met son angoisse, cri unanime où cependant on entend la femme plus que l’homme. Les cavaliers de service ramassèrent Roger, qui ne donnait plus signe de vie, et, pendant qu’on l’emportait, évidemment fort mal accommodé, on emportait aussi une jeune fille qui s’était évanouie d’émotion, et qui avait failli tomber du haut du phaéton où elle était assise.

IX.

— L’épaule droite luxée, une côte enfoncée, deux ou trois contusions avec ecchymoses, voilà le bilan du jeune homme, — avait dit le chirurgien appelé le premier à donner ses soins au cavalier malheureux. — Et, avait-il ajouté, si, comme il y a tout lieu de l’espérer, aucune lésion interne ne s’est produite, dans trois mois au plus, il sera remis à neuf.

Au bout de six semaines, Roger, entre les mains de sa mère et de sa sœur, avait repris une attitude d’homme bien portant ; moyennant qu’il s’abstînt de monter à cheval, de se coucher sur le côté droit et de faire de grands mouvemens de bras, — ce qui n’était pas dans ses habitudes, — il pouvait se considérer comme rétabli. Pendant les six semaines qu’avait duré sa réclusion, les témoignages de sympathie ne lui avaient pas fait défaut, mais il se montra particulièrement touché de la régularité avec laquelle un domestique, inconnu rue de Lille, était venu, chaque matin, prendre de ses nouvelles, sans dire de quelle part il venait. Cette sollicitude de Jane à son endroit lui causa même un de ces attendrissemens auxquels on est surtout sujet quand on relève de maladie, grâce à l’excessive sensibilité de nerfs encore endoloris et à la bienveillance universelle dont vous oignent les joies de la convalescence. — La conséquence de cet attendrissement fut une visite que fit Roger au notaire de la famille de Trémont, visite dont le but avoué était de contracter un emprunt d’un millier de louis sur les revenus à échoir, ceux éehus ayant été absorbés, ainsi que les économies du jeune honnme, fruit de sa continence, par les frais d’installation de Versailles et par le don de joyeux avènement versé es mains dé la nouvelle con* quête.

Le notaire se montra surpris de cette démarche^ à laquelle ne l’avait préparé en aucune manière la vie passée du jeune marquis de Trémont, dont les facultés d’ordre et d’économie avaient même souvent provoqué l’admiration du digne officier ministériel. Néanmoins, il se prêta de bonne grâce à ce qu’on lui demandait, de peur que son jeune client ne fût tenté, pour tenir secrets ses subits déportemens, de s’adresser à quelque usurier classique, détenteur’ d’oiseaux empaillés, de vieilles médailles ou autres collections rarissimes à faire figurer, parmi l’argent comptant, dans un prêt de cette nature, et ce, pour une valeur un peu supérieure à la réalité, voire à la vraisemblance des choses. Seulement, en vrai notaire de famille, il avertit M™® de Trémont. Celle-ci, après l’avoir remercié, lui dit, sur ce ton moitié aimable, moitié hautain, que les femmes bien nées les plus soucieuses d’affabilité retrouvent aisément dans leurs rapports avec ceux qu’elles considèrent comme leurs inférieurs, surtout quand il s’agit d’affaires d’intérêts les concernant ou concernant quelqu’un des leurs :

— Mon fils est majeur, libre, par conséquent, de dépenser ses revenus et même son capital comme bon lui semble^ Je ne pourrais intervenir et user de mon droit de remontrance que si ses prodigalités devenaient notoires et faisaient scandale… Néanmoins, je vous sais gré de m’avoir prévenue, et j’espère que vous voudrez bien, lecas échéant, me tenir au courant des démarches du même genre qu’il pourrait faire par la suite, soit auprès de vous, soit auprès d’autres personnes, si la chose parvenait à vos oreilles. Sa fortune est en terres ; il est donc probable qu’il procédera par voie d’emprunt le plus longtemps possible, ne pouvant rien vendre sans que tout le monde soit informé.

Quand le notaire fut parti, la marquise prononça presque à voix haute cette phrase passablement obscure : « Mon Dieu ! que Geneviève a donc bien fait— de s’évanouir, au moment de la chute de’ Roger !’ »

Madeleine était en Bretagne, depuis six semaines ; au grand’étonnement de ses amis, elle avait quitté Paris en plein mois d’avril, sous prétexte d’affaires graves à régler sans délai. Personne, si l’on excepte Pioger et le marquis du Gasc, ne comprit qu’une Parisienne aussi convaincue pût avoir des intérêts campagnards à régler sur place au commencement du printemps. — Souvent la pensée de Roger s’était portée vers celle qu’il avait trahie, — si l’on peut user d’un aussi gros mot pour caractériser le plus banal, des accidens humains. Vingt fois il. avait été sur le point de lui écrire, malgré la défense expresse que lui avait faite le médecin de remuer le bras droit. Mais il s’était dit que, non-seulement il aurait bien du mal, physiquement et moralement, à confectionner une épître passable, mais qu’il y aurait manque de délicatesse, presque de probité, à panser, avec des phrases hypocrites et des protestations menteuses, les blessures qu’avait faites son inconstance passée et que, tôt ou tard, devrait rouvrir sa conduite future.

Bien qu’on fût seulement aux premiers jours de juin. Mme de Trémont et sa fille quittèrent Paris pour la Touraine, où elles aimaient à se retrouver avant que le soleil eût roussi les charmilles des Ailettes. Le Grand Prix, ce coup de cloche des départs mondains, ne leur semblait pas indispensable à attendre pour regagner les champs, qu’elles tenaient à voir parés encore de leurs attraits blondissans ; en vraies rurales qu’elles étaient, elles ne comprenaient Paris que comme un pis-aller d’hiver, et c’était déjà bien trop de sacrifier à la mode avril et mai, les deux mois agrestes par excellence.

Roger, guéri ou peu s’en fallait, retourna donc à Versailles, où, privé de cheval jusqu’à nouvel ordre, il se fût moi tellement ennuyé, si une charmante femme n’eût consenti à faire deux fois par semaine, à seule fin de le distraire un peu, le trajet, assez long de l’avenue du Bois-de-Boulogne à la cité de Louis XIV. — Jane n’aimait pas, en effet, à recevoir chez elle sur le pied d’une intimité complète ; elle le faisait le moins possible. En femme de tact, elle comprenait ce que certaines privautés, accordées à des étrangers dans un nid qu’avait capitonné la munificence du baron, eussent eu de désobligeant pour ce gentleman, après tout correct et attentionné ; en femme pratique aussi, elle trouvait dangereux de donner barre sur elle à ses domestiques, qui, à ce jeu, eussent tout au moins risqué de perdre le respect que leur maîtresse leur avait inculqué , bon gré mal gré. — Elle trouva, d’ailleurs, toutes choses en état pour la recevoir et s’accommoda, sans faire plus de façons ni feindre plus de jalousie que n’en comportait une tactique habile, des dispositions prises et des aménagemens établis pour une autre. Roger vit bien encore là l’occasion de quelques scrupules attendris ; mais ce sont nuages que dissipe un baiser, et il en reçut tant que son ciel fut vite débarbouillé.

Il y avait dix jours qu’il avait repris gîte dans la maisonnette qu’avait, la première, emparadisée Madeleine, et où Jane tenait, à présent, l’emploi de houri. Il lisait beaucoup, n’ayant rien de mieux -à faire, et dormait souvent, un bon somme lui semblant la conclusion normale et le couronnement logique de toute lecture un peu prolongée. — Un soir, après huit heures, il était près de la fenêtre de son fumoir, faisant la moue à un roman de cinq cents pages, genre nouveau, qu’il s’entêtait à finir, bien qu’il se demandât pourquoi l’on y prenait la peine de décrire si minutieusement des cuvettes et des pots de nuit, que tout le monde connaît, hélas ! et d’où il se dégage plus d’odeurs suspectes que de poésie. La nuit venait doucement, ménageant ses effets de noir, enveloppant dans le crescendo de ses teintes sombres les arbres et les toits, qu’avait d’abord estompés avec art un lent et mélancolique crépuscule. Il jeta le livre avec impatience, d’abord parce qu’il ne voyait plus clair, ensuite parce que l’auteur, l’introduisant dans une nouvelle chambre à coucher, prétendait lui remettre le nez, pour la dixième fois, dans les eaux de toilette.

— C’est agaçant ! se dit-il en se levant pour s’accouder à la fenêtre. On retombe toujours dans la description des faïences utiles. Quels drôles de mobiliers ! Il n’y a que des vases. Et quels vases !

Par suite d’un phénomène psychologique des plus naturels, cette lecture d’un livre réaliste le poussait vers la rêverie. Il regarda la rue, toujours morne, déserte, vide, puis le ciel, où semblaient s’enflammer successivement, comme autant de becs de gaz lointains au contact d’un invisible allumoir, les petites étoiles pâles des premières heures du soir. Du ciel, un peu haut pour lui, ses yeux redescendirent vers le pavé, et bientôt sa songerie prit, ainsi qu’il arrive si communément aux méditations masculines, la direction de l’amour, ou plutôt des femmes, ce qui n’est pas identique. Justement, tout au bout, proche de la place de la Cathédrale, une silhouette féminine se mouvait dans la pénombre crépusculaire, semblant remonter la rue avec une paresse indécise, avançant à peine et choisissant les pavés. A coup sûr, cette femme n’était pas pressée ; à coup sûr aussi, elle était jeune, élégante, bien faite, jolie. Or, à Versailles, les femmes qui sont tout cela, ne fût-ce qu’en apparence, ne courent pas les rues, surtout les rues de ce quartier, si calme que le silence granitique des hypogées égyptiens peut seul entrer en comparaison avec son recueillement séculaire. Roger la regardait venir de loin, suivant avec intérêt sa marche lente, comme incertaine et troublée, néanmoins rythmée, presque harmonique, à force de grâce, dans son élasticité un peu sautillante. On devinait l’inexpérience de la rue et surtout du mauvais pavé dans les enjambées, tantôt longues, tantôt craintives, de la promeneuse attardée ; à mesure qu’elle approchait, il semblait au jeune homme que cette prestance élancée, hautaine et séductrice à la fois, n’était pas nouvelle pour ses yeux. Mais qui ne connaît cette illusion des rêveries interrompues dont une apparition est venue couper le vol errant, et qui, tout naturellement, se posent, avec leur cortège de types imaginaires ou réels, sur l’être ou sur l’objet qui s’est offert soudain, comme une étape accidentelle, au cours d’un long voyage sans but défini ?.. Sans doute, ce n’était là qu’un mannequin sur lequel son imagination venait, malgré lui, de jeter une étoffe connue, en la drapant de plis familiers…

Mais, cette femme, la voilà plus près ;., cette femme, c’est Madeleine !


Eh oui ! Madeleine, c’était Madeleine, venue là à son corps défendant, humiliée, furieuse contre elle-même, mais aimante par conséquent lâche, mûre pour la honte, prête aux compromis.

— Quoi ! vous ?

— Écoutez, dit-elle, rougissant jusqu’à l’âme et retirant ses mains que Roger voulait baiser, j’ai cédé à un mouvement en apparence bien peu digne de moi, mais que vous devez peut-être plus encore à mon orgueil qu’à l’oubli de ma dignité. J’ai voulu savoir pourquoi vous m’avez trompé, si je suis victime de l’inconstance d’un débauché ou de la faiblesse d’un enfant. Rarement l’idée m’était venue que j’aimerais quelqu’un, mais jamais que ce quelqu’un— là me trahirait.

En parlant, sa contenance s’était raffermie, comme redressée ; la confusion faisait place à l’orgueil outragé, et les derniers mots de la phrase furent dits sur un ton altier qui allait bien à cette aristocrate, que la nature, plus encore que les hasards du rang, avait faite pour parler de haut. Roger, dominé par la simplicité fière de cette attittide peu commune, en même temps que par l’éclat d’un regard dont il n’avait connu jusque-là que les caresses et les langueurs, ne chercha aucune des phrases stupides que met au service des infidèles dans l’embarras le fade vocabulaire des amans pris en faute. II ne tenta aucun de ces plaidoyers ridicules où l’on s’abaisse sans profit, puisque le juge capable de s’y laisser prendre est assez prévenu pour absoudre le criminel, celui-ci fût-il sans défense. Il resta silencieux pendant quelques secondes, puis il reprit les mains de Madeleine et, la regardant en face, sans humilité feinte, comme sans hardiesse déplacée, il lui dit avec beaucoup de douceur :

— Débauché, moi ? D’où le serais-je ? et depuis quand ? Enfant ?.. Oui, plutôt. Je vous l’ai dit, et je n’ai pas menti : vous avez été mon premier amour ; mais, au risque de n’être pas compris, j’aurai le courage d’ajouter que j’étais trop jeune pour vous aimer sans défaillance. J’ai cédé, non à un caprice des sens, encore moins à une passion violente, mais tout simplement à une immense curiesite de la vie, à une irrésistible poussée de mon être vers l’inconnu, vers l’ignoré…

Madeleine sentit que son orgueil allait se noyer dans ses larmes ; cette confession de son amant, faite sur un ton caressant et attristé, mais empreinte d’autant de franchise que de regret, résonnait sourdement dans son âme comme un glas funèbre. 11 fallait que l’amour lût bien mort au cœur de Roger, pour que le jeune homme osât parler ce simple langage d’une conscience qui se dévoile et d’un coupable qui se juge ; il fallait qu’il se fut bien dépris de tout servage pour ne pas préférer quelqu’une de ces protestations banales, d’un emploi si répandu, aux difficultés d’un aveu cruel autant qu’inusité. La jeune femme se raidit, tordit ses lèvres en une moue de dédain et fit mine de se dégager pour sortir. Elle était, à ce moment-là, belle de deux beautés : la sienne et celle de sa douleur, — douleur coTitenue, masquée, mais visible dans les yeux, que tous les masques laissent à découvert. Il se passa alors quelque chose de complexe dans l’âme de Roger. Il comprit que, si Madeleine franchissait le seuil de sa porte, cet amour, le premier, probablement le plus intense, à coup sûr le plus radieux de sa jeunesse, aurait vécu, que ce pacte charmant, qui avait uni, dans des conditions bien rares, deux cœurs purs pour une œuvre sensuelle, serait à jamais rompu. Et il lui sembla que c’était toute la poésie de son jeune âge qui allait s’enfuir d’un vol blessé par cette porte entr’ouverlie ; il eut une suprême angoisse, un regret poignant, une vision rapide des joies disparues et des amertumes futures, et, brusquement, il sentit sa tendresse figée se fondre à la chaleur de son rêve. Une sorte de sanglot s’échappa de ses lèvres avec un mot toujours puissant :

— Mais, Madeleine, comprends donc que je t’aime toujours ! 11 mit dans cette exclamation toute la grâce de son âge, avec l’inflexion charmeresse de l’amour qui renaît, et Madeleine, venue là pour succomber, abandonna son corps à une étreinte qui la reprit tout entière. — La nuit était descendue complète sur Versailles qui dormait ; par la fenêtre, toujours ouverte, il n’entrait que de l’ombre, du silence et de vagues senteurs des bois, venues de loin_, par-dessus les toits d’une caserne et les croix d’un cimetière : c’était le calme de la nature qui se repose pour quelques heures, s’ajoutant à l’apaisement éternel d’une cité ensevelie vivante, depuis tantôt cent ans, dans la gloire de ses souvenirs.

Les deux amans ne songeaient plus, l’un à sa trahison, l’autre à sa peine, et peut-être s’aimaient-ils plus, en cet instant de passion meurtrie, d’un côté presque mensongère et de l’autre aveuglée, qu’ils ne s’étaient jamais aimés aux heures récentes, quoique déjà lointaines, de leurs premiers baisers. L’imagination n’est-elle pas plus riche que le cœur, et qui pourrait affirmer qu’il a plus vécu sa vie que ses rêves ? Deux ou trois heures passèrent dans une obscurité que Roger ne songea pas à faire cesser : signe qu’il y avait là pour lui plutôt un songe poétique, sous une forme tangible, qu’une joie réelle et vivante. Il ne demandait à Madeleine que le parlum de ses cheveux, les effluves troublans de son beau corps de blonde, réner^it contact de sa peau ferme et fraîche, la griserie de son souille tiède ; il n’avait plus besoin de la vue de sa beauté. — Elle s’en alla vers onze heures, un peu trébuchante, au bras de Roger, qui la reconduisit jusqu’auprès de la gare et ne la quitta qu’après s’être assuré que nul curieux n’était là pour les épier.

X.

A force d’esprit de part et d’autre, on arrive quelquefois, — pas souvent, — à faire une espèce d’amitié des reliefs d’un amour qui finit ; on peut aussi faire du mépris avec la desserte d’une passion terminée : ce qu’on ne fait jamais, c’est de l’amour avec des restes d’amour. — Le lendemain même de cette soirée d’ivresse impromptu où Madeleine avait cru reconquérir son amant, celui-ci vit arriver Jane, à qui son flair de longue portée faisait avancer d’un jour sa visite. La charmante donzelle trouva que ça sentait la chair fraîche, et en prit texte pour placer une scène de jalousie qu’elle possédait sur le bout du doigt. Roger, pris par les sentimens, se rendit à merci. La scène, d’ailleurs, fut supérieurement jouée ; soit que l’éniinente artiste eût réellement deviné qu’il se passait quelque chose, soit qu’elle sentît le besoin de frapper un grand coup, elle se départit, ce jour-là, de la sobriété de gestes et d’expansion dont elle affectait volontiers de ne se dépouiller qu’avec ses vêtemens, et elle fut hardiment passionnée dans son attitude et dans son langage. Elle ne recula même pas devant la trivialité des sermens et jura qu’elle aimait Roger pour de bon, c’est-à-dire à la folie. — Pour inconstant et léger qu’il se montrât, Trémont n’en restait pas moins un très brave jeune homme, à l’âme délicate, à la conscience à peine faussée, de sorte qu’il se sentait fortement embarrassé. Il comprenait qu’il lui serait difficile de rompre avec Madeleine, du moins tout de suite, après les gentillesses de la veille ; et, d’autre part, il ne pouvait se résoudre à se priver de tout ce que lui promettait la tendresse débordante et désormais indisciplinée d’une femme comme Jane Spring, qui lui plaisait de plus en plus. Enfin, ce charmant garçon avait toutes les peines du monde à accepter l’idée de recevoir dans le même logis les deux femmes qui prétendaient à la joie de se partager son cœur. Les garder toutes les deux, cela lui paraissait déjà un peu vif ; mais les tromper à tour de rôle, sans même changer de place, c’était au-dessus de sa dépravation de fraîche date : cette sorte de promiscuité, à laquelle il les eût ainsi condamnées à leur insu, lui répugnait comme une malpropreté, en même temps que comme une indélicatesse. — Ainsi qu’il arrive le plus habituellement, quand une question de forme se greffe sur une question de fond, la forme l’emporta sur le fond. Roger se résigna à mener de front deux amours, sauf à les loger à part, et voici ce qu’il arrêta, séance tenante, dans son esprit : Madeleine resterait en possession des lieux qui avaient été ornés pour elle ; un appartement serait loué à Paris pour les rendez-vous avec Jane. Et, de la sorte, à l’aide d’un procédé très simple, le scrupuleux jeune homme calma les soulèvemens de son honnête et tracassière conscience.

— Voyez-vous, lui dit Jane fort à propos, vous ne m’ôterez pas de l’esprit que vous recevez une femme ici. C’est peut-être celle qui a eu l’étrenne de ce galant mobilier. Vous m’avez dit, il est vrai, que cette personne était morte pour vous, mais il y a des morts qui reviennent dans les maisons et dans les cœurs ; c’est peut-être une revenante. Jurez-moi…

— Je vous jure, interrompit Roger, que je ne suis pas de force à abriter deux intrigues sous les mêmes lambris. D’ailleurs, le moment serait mal choisi pour multiplier les occasions de scandale dans une ville ennuyée ; on vous a vue entrer ici les quelques fois que vous y êtes venue ; la pudeur de mon colonel s’est alarmée, ce qui m’est assez indifférent, mais, la curiosité de mes voisins et de mes camarades étant en éveil, on cherchera certainement à savoir quelle est la personne que je reçois, et il me serait fort pénible de penser que vous êtes à la merci des indiscrétions militaires, les pires qui soient au monde, après, si ce n’est avant les indiscrétions féminines. Si donc vous voulez m’en croire, étant donné surtout que la course est fort longue, au lieu de venir ici, vous me laisserez louer à votre intention un petit appartement pas loin de chez vous, et vous y viendrez souvent, le plus souvent possible, sans grand dérangement ni grands risques.

Jane, qui n’aimait pas le chemin de fer et avait coutume de ménager ses chevaux, accepta avec plaisir l’offre de son amant, — ou de son ami, comme on voudra (il faudrait un troisième mot pour caractériser les relations d’un homme avec une femme qui lui prend son amour et son argent, sans même avoir à faire semblant de lui appartenir). Elle se dit bien que cette nouvelle détermination devait cacher quelque ténébreux dessein, mais la fidélité de Roger lui tenant à peine plus au cœur que la sienne propre, elle parut trouver cela tout simple et même tout à fait gentil.

Dès le surlendemain, Trémont avait découvert, avenue d’Essling, à deux pas de l’Arc-de-Triomphe, un assez convenable appartement meublé, sis au rez-de-chaussée d’une maison neuve et d’aspect honnête, et, deux jours plus tard, le premier rendez-vous était donné dans cet asile de rencontre, qui avait plus souvent abrité le repos de touristes anglais que les ébats d’un couple amoureux.

— La veille au soir, Madeleine s’était rendue à Versailles, où elle avait été très bien reçue et où les choses s’étaient passées, de point en point, comme dans la soirée mémorable où s’était scellé le replâtrage de ses amours.

Vers une heure et demie, Roger arrivait avenue d’Essling, porteur d’un petit paquet soigneusement et coquettement ficelé. Un quart d’heure après, Jane y arrivait à son tour, — à pied, bien que le temps fût maussade : elle prétendait que rien n’est plus compromettant qu’un fiacre pour une femme qui a des chevaux. Quoique, selon son habitude, elle n’eût rien sur elle qui tirât l’œil ni qui autorisât les suppositions encourageantes de la part des quêteurs de femmes ; quoiqu’elle vînt directement de chez elle, n’ayant eu qu’à descendre la moitié de l’avenue du Bois-de-Boulogne et à traverser la place de l’Étoile, elle avait à ses trousses trois messieurs bien mis, qu’elle avait littéralement cueillis sur son passage, au moment où ils sortaient de leurs demeures respectives, ayant aux dents le cigare hygiénique de la digestion. Elle se retourna, avant d’entrer, pour s’assurer qu’elle ne connaissait aucun de ses sidvans, et, ayant constaté, d’ailleurs, que la maison où elle était attendue n’avait rien de compromettant, elle en franchit le seuil d’un pas tranquille. L’escorte échelonnée s’arrêta ; les galans qui la composaient contemplèrent un instant l’immeuble dont la porte béante venait d’engloutir la sirène qui les avait détournés du droit chemin ; puis, leurs regards déçus se rencontrant, ils eurent un sourire mal réprimé, en se voyant ainsi tous les trois devant ce seuil vide, et ils se résignèrent à se disperser, chacun reprenant philosophiquement sa direction normale.

Pendant ce temps, Roger, plus heureux que ses rivaux de la rue, embrassait Jane à loisir. Celle-ci lui rendait ses caresses avec beaucoup de grâce, tout en lorgnant le petit paquet déposé sur un guéridon.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? dit-elle enfin en se dégageant. De la parfumerie ?

Roger défît le cordon de soie bleue qui retenait le papier et mit à découvert un écrin de velours noir, portant en reUet sur son couvercle un J et une S d’or enlacés.

Jane ouvi’it l’écrin, et, tout habituée qu’elle était aux cadeaux somptueux, elle eut une exclamation admirative des plus spontanées en Tovant paraître une éblouissante et mignonne comète, dont le noyau était figuré par un gros diamant et la chevelure par deux ou trois douzaines de petits brillans qui tremblotaient au bout des fils d’argent d’une monture arachnéenne. A en juger par l’éclat des rayons diurnes de cet astre-joyau, ses feux du soir, sur la tête brune qu’il devait orner, étaient destinés à brûler bien des yeux des deux sexes et à b.lesser bien des cœurs de femme. En deux mots, c’était une comète à ne pas passer inaperçue, et qui valait presque les sept cent cinquante louis qu’elle avait coûté. Roger rougit de plaisir en voyant une lueur de vraie joie et de reconnaissance sincère passer dans le regard de Jane ; il était à l’âge où l’on donne sans arrière-pensée et sans regret, où l’on est franchement heureux d’arriver à un rendez-vous les maines pleines et de les vider dans des mains aimées, à l’âge enfin où la satisfaction de se montrer généreux n’est pas gâtée par l’importune idée qu’on achète ce qui perd son prix à être vendu. Car ce n’est pas tout que d’être riche : il faut l’être à temps, et l’argent vient trop tard, quand il vient après qu’est partie la jeunesse. Ce n’est plus alors qu’un faux ami qui vous console moins encore (ju’il ne vous déprave, un ornemeiit forcé que l’on promène partout avec soi, qui alourdit et vulgarise tous vos plaisirs, un auxiliaire terrible qui attire à lui toute la gloire de vos succès, vous écrase de son poids et vous rend étranger à vos propres triomphes. Heureux sont ceux qui, conmie Roger, ont contm jeunes la richesse !

L’enirevue se prolongea jusqu’à cinq heures.

Trémont, ayant laissé sortir Jane, partit cinq minutes après elle. Il s’arrêta un instant à la porte, clignant les yeux sous la brutalité du grand jour de l’avenue, en homme qui sort d’un lieu sombre et setrouve, sans transition, en pleine lumière. L’offense fiiiteàsavue par la clarié du dehors, jointe au nuage vaporeux dont son aprèsmidi voluptueuse lui voilait le regard, l’empêcha de voir un landau huit-ressorts dont l’attelage panaché, blanc et alezan brûlé, merveilleux d’aspect, avec des actions assez hautes, quoique allongées et rapides, valait pourtant bien un coup d’œil. L’équipage passait rue de-, Tilsitt, tiaversanlfavi nue d’Essling ; la femme qui était assise dans la voiture se tenait droite, les épaules serrées dans un court mantelet de. jais, sans presque se servir de son coussin d’appui. Elle jeta un regard distrait dans favenue et eut un mouvement involontaire en apercevant Uoger, qui sortait d’une des maisons les plus ra|)prochées et semblait se demander s’il allait prendre à droite ou à gauche ; elle parut une seconde sur le point de faire arrêter, mais, se ravisant presque aussitôt, elle tourna la lète du coiô de l’Arc-de-Triomphe. La voiture stoppa avenue de Friedlaud, devant un des premiers hôtels. Le valet de pied ayant rapporté à sa maîtresse une réponse négative quant à la présence de la personne qu’elle allait voir, la jeune femme fit remettre sa carte et, néanmoins, descendit. Elle donna l’ordre d’aller l’attendre devant une chapelle située plus bas dans l’avenue et fort aristocratiquement fréquentée. Puis, elle remonta à pied jusqu’à la place de l’Étoile, ayant l’air assez perplexe ; mais, là, prenant son parti, elle s’engagea dans l’avenue d’Essling.

Revenant de faire une visite avenue du Bois-de-Boulogne et allant en faire une autre rue de Tilsitt, Madeleine avait rencontré Jane, qui rentrait à pied chez elle. Bien entendu, elle l’avait reconnue du premier coup d’œil. Sachant ce qu’elle savait et apercevant Boger, cinq minutes plus tard, dans le même quartier, au sortir d’une maison d’où il n’était pas trop invraisemblable que Jane, eu égard à la direction suivie par elle, sortît également, la duchesse ne pouvait guère ne pas s’abandonner à des conjectures pénibles. Elle avait senti une telle piqûre au cœur qu’elle résolut bravement d’éclaircir ses doutes, coûte que coûte. — Il n’y avait personne dans l’avenue ; Madeleine entra dans la maison, sans trop savoir ce qu’elle allait demander au concierge, mais cherchant instinctivement son portemonnaie. Au moment d’adresser la parole à la femme qui gardait la loge, elle se rappela qu’un écriteau jaune était accroché à la porte.

— Vous avez un appartement à louer, madame ? (Les appartemens à louer sont d’un secours providentiel dans ces sortes d’enquêtes. )

— Oui,., c’est-à-dire non ; il est loué depuis deux jours ; il faut même que je retire l’écriteau.

— Ah !.. C’est fâcheux… On m’en avait parlé, et, comme je tiens beaucoup à ce quartier… A quel étage e>t-il donc ?

— Au rez-de-chaussée, la vue sur un jardin ; il ne donne pas sur l’avenue.

— Justement ce que je cherche. Quel ennui !.. Et il est loué pour longtemps ?

— Ça, madame, je ne poiuTais pas vous dire ; il est loué au mois. Peut-être que ça durera longtemps^ peut-être que ça sera vite fini.

Kt la portière, une grosse femme, assez bien nippée, haute en couleur, polie, mais gaillarde, eut un soiu’ire malin.

— Je vais vous dire. C’est un jeune homme qui a loué ça ; il n’habite pas. Et dame ! vous comprenez…,

Voyant que son interlocutrice rougissait, elle comprit qu’elle s’était trompée. — Pour elle, comme pour beaucoup de ses pareilles, une femme jeune, élégante, jolie, sortant] seule, ayant des cheveux très abondans et tirant plus ou moins sur le roux, ne pouvait être qu’une irrégulière.

— Oh ! mais, reprit-elle, ça n’empêche pas la maison d’être bien habitée ; il n’y a que des Anglais et des Américains avec des nichées d’enfans. C’est moi qui loue ; le propriétaire ne s’occupe de rien. Mais je tiens beaucoup à n’avoir que des locataires convenables. Seulement, j’ai fait une exception pour ce jeune homme, qui est très comme il faut. Un officier, à ce qu’il paraît, mais un officier riche.

— Pourrais-je voir l’appartement ? dit Madeleine après une hésitation, et ne sachant comment s’y prendre pour en’arriver à ses fins. S’il me plaisait vraiment, je vous demanderais de me prévenir dans le cas oij il deviendrait prochainement vacant.

Elle tira de son porte-monnaie une pièce de vingt francs.

— Tenez, voilà pour la peine que je vais vous donner et pour le service que j’attends de vous. Je ne vous cacherai pas que j’ai un intérêt à venir demeurer dans cette maison…

— Mais, madame, l’appartement n’est plus à louer… Et puis, il n’est pas fait ; tout est en désordre…

— N’importe, j’aimerais à le voir. Tenez, voici encore vingt francs. Allons !

La concierge prit une clé accrochée au mur de sa loge, et, comprenant qu’il y avait, sous cette curiosité prodigue, autre chose qu’une question d’appartement, se dirigea, sans résistance, vers le fond de l’allée, où se voyait, en haut de quatre marches, que protégeait sans les orner un tapis d’assez chétif aspect, une porte peinte en rouge avec enca dremens et filets noirs. — C’était bien là l’entrée d’un appartement criminel. Dans un quartier plus central, moins envahi par la vieille Angleterre et la jeune Amérique, cet antre garni, où l’on pouvait pénétrer sans être vu, sans rien demander, sans gravir aucun escalier, au milieu des ombres discrètes d’un fond de couloir, eût été très recherché pour les fêtes intimes de l’adultère, qui tiennent une si grande place dans le programme des plaisirs, à Paris

— et ailleurs. Les fenêtres donnaient sur un jardin en contre-haut du sol de l’avenue, un de ces vieux jardins étouffés et comme oubliés entre les hautes murailles blanches des maisons nouvelles dans les quartiers neufs, où des arbres poudreux, efflanqués, agonisent parmi des plantes chlorotiques qui s’affaissent sur un gazon galeux : il n’y manque que le jet d’eau du milieu pour qu’on ait le droit de se croire dans un établissement de bains. — Après une antichambre obscure, un salon quelconque qui, grâce à des substitutions de meubles bien comprises, a perdu quelque chose de sa banalité navrante, puis la chambre à coucher, pleine de fleurs et bien meublée. Là, Madeleine s’arrêta et eut même un mouvement de recul, qui fut remarqué par la concierge.

— C’est bien, je vois, dit-elle avec effort. Maintenant, madame, ajouta-t-elle en puisant encore dans son porte-monnaie, je vais être tout à fait franche ; je suis entrée ici pour vous faire parler. Le nom du jeune homme, de l’officier ?

— Oh ! madame ! fit la concierge en affectant un air scandalisé. Vous rendre service, très bien ; mais vendre un locataire !.. D’ailleurs, son nom, je ne le sais pas ; il m’a dit qu’il s’appelait M. Roger, mais il a cherché un instant avant de le dire : il y a gros à parier que ce n’est pas vrai. Et puis, est-ce qu’on donne son nom dans un cas pareil ? Il m’a dit aussi qu’il était militaire en province et cherchait un pied-à-terre à Paris.

— Merci, dit Madeleine. Je sais ce que je voulais savoir. Tenez, prenez encore ceci.

Touchée de tant de générosité et d’un chagrin si visible, la grosse femme se crut obligée de placer une phrase consolatrice.

— Oh ! les hommes, il y a longtemps que je les connais. J’ai été concierge d’une maison meublée où il en venait des masses en bonne fortune, et tous mariés. Allez, madame, ça ne vaut pas cher !

Elle ne parlait pas des femmes, mariées aussi pour la plupart, qui servaient de partenaires à tous ces joyeux sires.

« Ça ne vaut pas cher ! » Cette phrase vulgaire bourdonnait aux oreilles de Madeleine, tandis qu’elle remontait l’avenue, cherchant machinalement un fiacre. Et elle l’entendait toujours avec l’accent de mépris convaincu dont l’avait rehaussée la grosse femme, et c’était si bien la phrase qui convenait à l’expression de ses sentimens, que la duchesse, comme la portière, finit par dire : « Ça ne vaut pas cher ! » Elle se le dit même tout le long du chemin, descendant les Champs-Elysées dans son fiacre fermé, au milieu des voitures découvertes, au sein de ce bruit de kermesse du Paris de printemps, où semblent s’envoler des échos de fête parmi des gaîtés de foule en liesse. — Elle avait complètement oublié sa voiture, qui l’attendait toujours devant la chapelle de l’avenue Friedland et l’y attendit jusqu’au soir.

XI.

Le 10 juin 1881, Caveçon apporta à son lieutenant, en même temps que le déjeuner du matin, deux lettres, qui, visiblement, n’étaient pas de provenance militaire. L’une des deux enveloppes était de bristol gris, sans armoiries ni chiffre, mais d’apparence.

aristocratique ; l’autre, de papier glacé couleur vert d’eau, ornée d’un monogramme noir, avec ces mots très optimistes ou prodigieusement immoraux en exergue : All’s well. Toutes deux portaient la même suscription, en caractères presque identiques, tant les écritures anglaises se ressemblent :

MARQUIS DE TRÉMONT
27 bis, rue Saint-Honoré,
Versailles.

La première lettre était courte. Elle ne contenait que trois lignes, que Roger lut en changeant de couleur :

« Le hasard m’a conduite avenue d’Essling ; ce que j’y ai vu et appris m’a ôté toute envie de retourner à Versailles. »

Après avoir médité sur ce billet sans signature plus longuement que ne paraissait le comporter sa parfaite clarté, Roger se décida à ouvrir la seconde lettre, qui, elle, présentait le réjouissant coup d’œil de quatre petites pages gentiment noircies par une écriture distinguée, — si c’est être distinguée pour une écriture que de ressembler à toutes les écritures dites distinguées. Voici le contenu de cette seconde missive, baume plein d’à-propos, qui avait trouvé moyen d’arriver en même temps que le mal à guérir :

« C’est aujourd’hui jeudi et c’est samedi que je dois vous voir ; quelle drôle d’idée a le vendredi de se mettre entre nous ! Imaginez-vous que je vais être libre pendant trois mois, le baron va voyaT ger. C’est une pure ivresse ; je ne résiste pas au désir de vous la, faire partager sur l’heure. Car vous voilà associé dans ma pensée à, toutes mes joies, à toutes mes vacances surtout. Vous allez me donner ces trois mois. Si vous n’avez pas de congé, nous les passerons à Paris, cela m’est égal. Que de choses d’ailleurs me sont égales à présent qui jadis me préoccupaient ! Que d’autres me préoccupent qui me laissaient indifférente ! Je vous aime décidément Beaucoup, beaucoup… Vous préféreriez peut-être que je vous disse que je vous aime tout simplement, les adverbes ne servant guère qu’à allonger la sauce et à rendre fade un mot par lui-même expressif et d’agréable saveur. Mais voilà ce mot tout seul me fait peur ; il me semble que, faute d’un compagnon qui sous prétexte de l’aider l’écrase, il prend une apparence solennelle, un aspect démesuré et cesse d’être une gentillesse pour devenir une profession de foi. Tout ce qui ressemble à une promesse ou à une menace m’effarouche, du moins lorsqu’il s’agit d’écrire, car l’autre jour, je me suis surprise à vous déclamer de grandes phrases. Donc je vous aime beaucoup et je ne sais vraiment pas pourquoi, je vous envoie cette lettre, .’devant vous voir après-demain, à moins que ce ne soit précisément pour qu’elle vous le dise, ce qui est assez la fonction d’une lettre d’amour.

« Trois mois de liberté ! L’été dernier, j’aurais songé à m’envoler vers quelque ville d’eau si pareille aubaine m’était échue ; cette année, je ne saurais que faire de mes vacances si je n’avais à vous les offrir. Il y a de bien jolies choses à dire sur l’indépendance du corps et le servage du cœur, celui-ci bien doux quand celle-là vous est acquise, mais je crois qu’on les a dites ; je vous renvoie aux poètes qui en ont traité.

« Et voilà mon papier rempli sans que j’y aie rien mis, si ce n’est un peu de tendresse dans beaucoup d’encre, pas mal de sottises dans trop de prose, le tout sans grande ponctuation. J’ai i pris le plus long pour vous dire que je pense sans cesse à vous et que Je m’en chagrine.

« Jane. »


Cette lettre était telle que la pouvait souhaiter Roger ; non-seulement elle venait, avec une opportunité sans pareille, apporter une diversion précieuse à de cuisans remords, mais elle éclairait l’avenir d’un gai rayon. — Cet amour gentiment confessé d’une femme légère, qui possédait au suprême degré l’art de se faire prendre au sérieux sans rien sacrifier de la grâce envolée de ses allures professionnelles, semblait au jeune homme le dernier mot de l’enviable dans la galanterie. Il avait réellement assez de l’amour de Madeleine, lequel ne lui avait pas donné tout ce que, conscient ou non, cherche un jeune homme qui se dérange. Et il était aise de se dire, — non que ce lui parût une excuse, mais parce que c’était une explication de sa conduite, — que son instinct ne l’avait pas trompé en lui faisant entendre qu’il, y avait autre chose, en fait d’amour libre, que ce que lui avait révélé Madeleine, une forme quelconque de sentiment en-deçà, non-seulement du tragique et de l’héroïque, mais du grave et du mélancolique, quoique au-dessus du trivial et du malpropre. — Il avait bien eu, plusieurs fois, depuis son accident, la pensée du mariage, dont Geneviève lui était subitement apparue, au concours hippique, quelques instans avant sa chute, comme l’attrayante personnification. Mais, en tombant avec lui, l’image qu’il avait ainsi trouvée inopinément sur sa route et qu’il emportait toute fraîche, bien neuve et bien fragile encore, s’était brisée. Et, dans le renouveau de la guérison, le flux plus rapide du sang vers la vie en avait entraîné loin les morceaux.

Vivre vingt-quatre heures en tête-à-tête avec une passion qui bouillonne, moussant comme un verre de Champagne tout frais versé, ce n’est pas chose agréable ni chose aisée, quand on a l’âge qu’avait Roger, — même après qu’on a déjà bu à pleine coupe. Il se dit que rien ne l’empêchait d’aller, le jour même, remercier Jane de sa lettre ; il la verrait une heure chez elle, lui dirait sa joie de l’avoir à lui pour trois mois et ferait avec elle des projets d’été.

À quatre heures, il arriva, donc, avenue du Bois-de-Boulogne, devant la grille de l’hôtel, au moment où Rohannet en sortait et s’apprêtait à enjamber la roue de son phaéton.

— Eh ! eh ! fit le vicomte, il paraît que tu viens souvent.

— Guère plus que toi, très cher.

— Oh ! moi, je suis un vieil ami de la maison.

C’était vrai, et Roger le savait. Rohannet, galant en pied de Clémence Holler, une intime de Jane, avait, depuis trois ans, ses entrées chez celle-ci. Néanmoins, ça chiffonnait l’amant de trouver là l’ami ; il y a des jours où l’on voit tout en noir, et ce sont précisément ceux où l’on a commencé par voir tout en rose. La suite de la conversation ne fut pas de nature à rasséréner l’horizon brouillé du jeune galant.

— Je viens de m’épancher dans le sein de Jane, reprit le sémillant Armand. J’ai eu des scènes ridicules avec Clémence, et nous avons rompu. La chaîne était vieille, elle se rouillait : elle a cassé.

— Comment ! finie, cette union modèle ?

— Hélas !

— Bast !.. avec une soudure.

— Non. Mauvais les raccommodages de chaîne ; ça coûte cher et ça ne tient pas.

— Ah ! diable !

Ils se séparèrent. Roger entra. Venu pour fourrager parmi les roses, il avait déjà une épine dans le doigt. — Jane le reçut dans la petite pièce où on l’avait introduit lors de la première visite qu’il lui avait faite. Elle manifesta son étonnement de le voir.

— Je m’ennuyais tellement là-bas, et votre lettre m’a fait tant de plaisir que je n’ai pas su résister à l’envie de vous voir aujourd’hui. Quelle charmante idée vous avez eue de m’écrire, et quelle idée plus charmante encore a le baron de s’en aller !

— Peste ! vous avez pris la balle au bond ! Vous êtes empressé, mais très indiscret. N’était-il pas convenu que nous ne nous verrions plus qu’avenue d’Essling ?

— Criminellement, oui ; mais… amicalement…

— Vous versez dans la subtilité.

— Voyons, ne recevez-vous pas ici vos amis ?.. Je viens de rencontrer Rohannet qui sortait de chez vous.

— Ah ! vous l’avez rencontré ?

— Oui… Et même il m’a raconté sa rupture avec Clémence HoUer. Vous devez être prise entre deux feux, confidente des deux désunis…

— Moi ?.. Non. Je ne vois plus Clémence.

— Ah ! çà, mais la discorde est partout ! Vous m’ahurissez. Qu’a-t-il bien pu se passer ?

— Rien. Des bêtises. Une jalousie de femme, ou plutôt… tranchons le mot : de grue, dont je ne la croyais pas capable. Et puis, pour tout dire, il y a une espèce de banquier grec dans l’affaire, un homme tout en or qui lui a offert de se laisser gratter par elle…

Roger remarquait avec surprise un changement profond dans le ton et dans les manières de Jane. Non-seulement elle lui semblait notablement moins tendre qu’il ne s’y attendait et que ne l’avait annoncé la lettre reçue le matin même, mais cette façon de juger Clémence et de divulguer le dessous des cartes galantes de son ex-amie contrastait bizarrement avec les dehors de quasi-respectabilité qu’elle affectait à son ordinaire. Certes, elle était, dans l’intimité, coutumière des expressions hardies, mais jamais elle ne se laissait aller à parler métier avec ou devant les hommes. Légèrement décontenancé, Roger voulut néanmoins revenir à la lettre. Il s’assit sur une sorte de divan très bas où Jane était à demi étendue.

— Avouez, dit-il, qu’hier, quand vous m’avez écrit, vous étiez d’humeur plus amoureuse qu’aujourd’hui.

— Peut-être. Il passe tant de choses, en vingt-quatre heures, dans la tête d’une femme ! Il s’en passe tant aussi dans sa vie !

— Rien ne m’autorise à vous demander ce qui s’est passé dans la vôtre, mais je puis bien, après la lettre que vous m’avez écrite, m’étonner un peu qu’il ne reste déjà plus rien de l’affection que vous m’y témoigniez.

Il dit cela avec un mélange de gravité et de douceur qui donnait infiniment de charme et de puissance à sa mâle beauté ; son regard interrogeait, ayant une nuance de prière qui n’allait pas jusqu’à l’expression suppliante ; il ne faisait aucun de ces gestes gauches de jeune homme fasciné, qui ressemblent aux battemens d’ailes d’une alouette prise au miroir, et, quelque inexpérimenté et dominé qu’il fût, il restait à peu près digne en présence d’une femme qui le tenait pourtant sur ses gluaux. — Jane paraissait embarrassée, le contemplant avec une bienveillance évidente, mais désemparée ; on eût dit qu’elle ne savait plus que faire de sa capture.

— Voyons, Jane, dit Roger en passant son bras autour de la taille de sa brune et capricieuse interlocutrice, vous m’aimez bien un peu ? Soyez iranquille, je n’apporterai dans votre vie, que vous avez faite et que vous voulez garder calme et facile, ni (rouble importun, ni indiscrète passion. Ce qui me plaît surtout en vous, c’est votre art à concilier toutes les séductions délicates d’une femme achevée avec le mordant d’un esprit sceptique, la distinction d’une mondaine avec l’audace et le franc-parler d’une indépendante. Croyez-vous que j’irais, en vous ennuyant de platitudes romanesques, de soins envahissans ou de ridicules ardeurs, risquer de me faire chasser ou m’exposer à choir dans une liaison filandreuse du genre de celles que je redoute ? Donnez-moi un petit morceau de votre cœur et un petit coin de votre vie sans craindre que, mis en goût, je n’empiète sur les terrains réservés.

— Ce que vous dites est charmant à dire et à entendre, mon cher… enfant, fit Jane en donnant à Roger sur la joue une petite tape amicale et protectrice. Mais, reprit— elle, si nous signions un contrat dans les termes que vous venez d’indiquer, il aurait le sort cofumun à tous les contrats du même genre : au bout de deux ou trois mois, plus ou moins, nous y introduirions des clauses qui le mettraient à néant.

— Si c’était d’un Tcommun accord, dit Roger, quel mal y verriez-vous ?


Jane fit attendre sa réponse, comme cherchant ses mots, et, de fait, elle les cherchait.

— Vous ne comprenez donc pas, se décida-t-elle à dire, que l’amour n’est pas fait pour moi ?.. Si je vous aimais, et j’étais presque en train de vous aimer, je vous donnerais le droit d’être jaloux. Cioyez-moi, être l’amant en second et jaloux d’une femme entretenue, c’est jouer un rôle désagréable et aussi dangereux. Car, une fois lancé, on ne s’arrête plus ; on veut avoir à soi tout entière la femme qui ne vous a cédé que la moitié d’elle-même, on veut acheter l’autre moi lié, on s’endette, on se ruine, on se ridiculise et on s’avilit. Je vais vous parler avec une franchise qui est dans mon caractère, mais dont je n’ai jamais eu l’occasion ou l’envie de faire l’usage qne j’en vais l’aire. Je vous ai bien accueilli, parce que vous me [)l ; iisiez et que vous éli^z assez riche pour faire quelque tem|)s ligure dans ce personnage d’amant de coîur que comportent tnnies le.s comédies galatiies du monde auquel j’appartiens, sinon p, ir mon genre, du moins par ma vie. Vous trouvant plus de générosiié vraie, plus de délicatesse et plus de cœur que je n’étais accoutumée à en rencontrer chez mes adorateurs titulaires ou suppléans, je me suis s « mii envahir par une sympathie réelle, dont ma lettre d’avant-hier était l’expression plus sincère encore que vous ne l’avez cru. Mais j’ai réfléchi. Vous en êtes à vos premiers pas clans la voie où vous m’avez rencontrée ; au train dont vous allez, vous auriez très, vite mangé votre fortune, et vous feriez la chose avec sentiment, ce qui serait dommage. Je suis fort riche, je n’ai donc pas besoin de votre argent, et pourtant je ne suis pas très sûre d’être capable de ne pas le prendre si vous me l’olTriez. Or il ne vous conviendrait pas, tel que je vous connais, de ne pas me l’offrir, et je vous en félicite. Eh bien ! tout cela étant, j’aime mieux que nous en restions là. Il me plaît de vous crier casse-cou à votre entrée dans la carrière ; ce rôle d’avertisseur charitable, de divinité tutélaire a pour moi la saveur d’une nouveauté. La Dame aux Camélias est morte depuis longtemps, et je ne me soucie nullement de la faire revivre sous mes traits ; mais je puis, mes moyens me le permettent, donner un bon conseil à un jeune homme qui m’agrée. Faites-vous aimer par des femmes de votre monde ; il n’en manque pas qui vous feront bon visage ; ça vous coulera moins cher que chez nous, et, si ce n’est pas tout à fait la même marchandise, croyez-moi, vous ne perdrez pas au change. Ou bien, alors, débarrassez-vous de la note sentimentale que vous avez dans la voix, soyez franchement dépravé… et revenez me voir : je vous croquerai sans scrupules.

Elle se leva en riant et tendit les mains à Roger avec un geste bon enfant. Lui la regardait, franchement ébaubi. Il cherchait une explication à ce revirement si brusque. Le ton qu’avait pris Jane, et qui était évidemment sincère, au moins pour moitié, l’empêchait de rattacher cette homélie enjouée, mais inattendue, à un plan machiavélique de femme de génie ; d’un autre côté, cette démangeaison de le convertir aux amours mondaines et ce désir de l’écarter venant à coïncider avec la visite récente de Rohannet, lui donnaient fort à penser. Il se disait que le vicomte devait être pour quelque chose dans cette saute de vent qui rejetait sa barque à la côte, mais c’était en vain qu’il se fouillait la cervelle pour trouver une interprétation plausible à cet imbroglio. Il se rappelait que le plus gentil des Armand et des vicomtes s’était défendu d’avoir avec Jane Spring des relations autres que celles que comporte l’amitié la plus pure. Rohannet ne lui avait-il pas dit à lui-même, en effet, « qu’il n’y touchait pas, » et n’avait-il pas ajouté : « A ton service ? )) Et, depuis, n’avait-il pas su que son ami Trémont, donnant avec zèle dans le panneau tendu à sa chasteté présumée, était devenu l’amant de Jane ou quelque chose d’approchant ? Les deux jeunes gens, il est vrai, s’étaient peu vus, grâce à l’accident de Roger, depuis la consommation de cet hymen pour rire, et rien de formel n’avait été dit’par Trémont à Rohannet, mais celui-ci ne pouvait guère ignorer un bonheur dont il s’était fait un peu l’artisan. Comment supposer, dès lors, qu’il eût attendu d’avoir deux amis à trahir pour pénétrer plus avant dans l’intimité d’une femme dont l’accès lui était facile depuis longtemps ? Roger voulut en avoir le cœur net.

— Dites-moi, Jane, est-ce que Rohannet ne serait pas pour quelque chose dans ma disgrâce ?

— Bon ! vous allez m’accuser, comme Clémence, de dire trop volontiers : Les amis de nos amans et les amans de nos amies sont nos amans.

— Dame ! vous m’écrivez, après notre dernière entrevue, une lettre, je ne dirai pas brûlante, mais aimable tout au moins ; j’accours : vous me faites un accueil à la glace, et il se trouve que Rohannet sort d’ici. Il est permis de rattacher cette contradiction à cette visite, d’autant plus que le récent veuvage du bon apôtre rend son cœur et ses rentes disponibles ; or, de son propre aveu, vous êtes, avec feu Clémence, une des seules femmes qui méritent qu’on se loge à leur enseigne.

Jane ne put, quoique son aplomb en eût vu bien d’autres sans être ébranlé, cacher un léger embarras.

— Et en quoi, je vous prie, dit-elle, serais-je tenue de vous congédier pour prendre un nouvel amant ? Ayant déjà le baron, si je prenais le vicomte, serait-ce une raison pour vous lâcher, vous, marquis, qui avez si bonne envie que je vous garde dans mes rets ? Allons, mon cher, vous êtes naïf jusque dans votre scepticisme. Croyez-m’en sur parole, j’ai été mue par un sentiment tout désintéressé en vous engageant à porter ailleurs votre encens et… vos feux. Et la preuve, c’est que, s’il vous convient de ne pas vous retirer, tout en gardant la conviction que vous serez la seconde ou la troisième personne d’une trinité d’amans, vous êtes libre ; je ne vous renvoie pas.

Roger ne savait trop que penser, mais, à quelque idée qu’il s’arrêtât, il comprenait que c’était fini. Pour ne paraître ni trop jeune ni trop dupe, il affecta de prendre la chose gaîment, et il couvrit sa retraite par une phrase impertinente ponctuée d’un baiser sur le poignet.

— Allons ! dit-il, je vois que, pour vous plaire longtemps, il faut plus de vice et plus d’argent que vous ne m’en prêtez sur la mine. Au revoir !

Trémont était, au fond, plus marri de l’aventure qu’il ne l’avait laissé voir et ne se l’avouait à lui-même. Il avait, il est vrai, pour se consoler, la pensée que les femmes les plus séduisantes et les plus exceptionnelles de cet aimable milieu ne gagnent décidément rien à se montrer telles qu’elles sont en réalité, mais il n’en ressentait pas moins l’amertume qui doit nécessairement faire grimacer tout homme naguère à la tête de deux maîtresses agréables et qui voit tout à coup son cœur logé à la belle étoile. Et puis, bien qu’il n’y eût entre Rohannet et lui qu’une de ces amitiés de gens du monde tenant tout entières dans une petite poignée de main, il éprouvait du dégoût à se dire que son ami, qui était en même temps celui du baron, devait avoir une singulière façon de « ne pas y toucher. » — Il n’avait pas encore assez vécu pour savoir que, si ces choses-là s’avouent le moins possible entre gens bien élevés, elles se font partout très couramment.

Jane, restée seule, avait eu un court accès de mélancolie.

— Il me plaisait, ce petit marquis, s’était-elle dit, mais Armand a quatre-vingt mille livres de rentes et il est tenu à des ménagemens envers le baron. Quant à les garder tous les trois, c’était difficile, Armand sachant que Roger avait un pied chez moi. Ça aurait tout gâté… Et puis, c’est bien assez de deux ; trois, ça porte malheur et ça embrouille. Bah ! tant pis ! Gentil tout de même, ce petit Trémont. .. Pas encore homme, poli, affectueux… Ma foi ! si ça peut le dégoûter des femmes entretenues, c’est un joli service que je lui aurai rendu. Seulement, ce bêta d’Armand aurait bien pu me faire ses ouvertures deux jours plus tôt, je n’aurais pas achevé de monter la tête au petit avec ma lettre.

Il était plus de cinq heures. Tout Paris allait au Bois. Roger ne savait que faire. Il lui vint à l’idée qu’il devait une visite à la princesse Riva, qui recevait le vendredi. C’était, d’ailleurs, une des physionomies féminines sur lesquelles s’était le plus volontiers posé son regard et peut-être son désir. — Il s’achemina donc vers le quai d’Orsay, l’air méditatif et ennuyé.

Il pensait un peu à Madeleine, beaucoup à Jane et passablement à Geneviève. Car, chez les hommes, les déceptions du cœur sont la source la plus habituelle des rêveries matrimoniales. Un homme ne songe guère au mariage, tant que le célibat lui réussit ou l’amuse ; viennent, au contraire, les tribulations, les désenchantemens, les accrocs de la vie de garçon, vite il y rêve. Tout le monde sait cela, et cela n’empêche personne de se marier, — pas même les femmes.

— Quoi qu’il en soit, le souvenir de Jane l’emportait encore sur l’image de Geneviève.

Henry Rabusson.
  1. Voyez la Revue du 15 octobre