Dans le ciel/22

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XXII

Écluses de Porte-Joie

Figure-toi un pic, tout ras, un pic cocasse, en forme de pain de sucre. Au sommet, quelques arbres qui ont chétivement poussé, et dont les branches s’ornementent de jolies torsions décoratives. Dans ces arbres une vieille maison croulante que les lierres, seuls, retiennent. Et tout autour de cela, le ciel, le ciel, un ciel immense, à perte de rêve. Eh bien, ce pain de sucre, cette maison, ce ciel, tout cela est à moi. J’en suis depuis hier, à onze heures et demie, le propriétaire étonné et ravi. Voilà donc le grand mystère dévoilé !

Cet événement considérable s’est accompli sans trop d’anicroches. Le gîte était à vendre depuis plus de dix ans. Personne n’en voulait. Je l’ai acheté, pour un morceau de pain, comme dit ce bêlant Alfred de Musset. Après s’être fait tirer l’oreille, mon père a fini par me donner l’argent nécessaire à l’exécution de cette folie. Peut-être a-t-il pensé que j’allais abandonner la peinture pour l’agriculture, et élever du bétail sur mes pentes ? Enfin, je suis propriétaire ! Et cela me semble tout drôle. Je pense que tu ne me reconnaîtras pas. Je suis sûr que, pour honorer ma nouvelle qualité sociale, j’ai déjà pris du ventre, comme il convient, et acquis cette supériorité spéciale à « l’homme qui possède ».

Au bas du pic, ce sont les écluses de Porte-Joie dont je t’ai parlé, et cette admirable architecture du fer qu’est le barrage et qui, de loin, ressemble à d’immenses filets étendus, dans le soleil, au-dessus de l’eau. La population de Porte-Joie se compose d’un aubergiste, qui est en même temps pêcheur, de sa femme et de sa servante, d’un conducteur des ponts et chaussées et de son commis, d’un barragiste, de sa femme et de sa fille, et d’un vieux capitaine retraité. C’est tout ! Il y a bien aussi un garde-pêche qui rôdaille tout le temps, dans ces parages, et qui surveille de petits saumons que le conducteur des ponts et chaussées élève administrativement dans des parcs. Mais on ne peut pas dire que ce fonctionnaire soit des nôtres. Il habite, de l’autre côté du fleuve, une maison en planches, toute noire de goudron, et devant laquelle croissent deux pauvres soleils, navrés de ce voisinage. Sa vraie demeure est la salle de l’auberge, où, toute la journée, il absorbe des pots d’eau-de-vie de pommes de terre, que l’aubergiste lui octroie généreusement, au moyen de quoi, celui-ci peut, toutes les nuits, faire des razzias de poisson, sans crainte d’un procès. D’ailleurs, les règlements de pêche sont admirables. Ainsi, il est défendu de pêcher aux époques où il y a du poisson ; il est permis de pêcher aux époques où il n’y en a pas. En ce moment, l’alose pullule. Elle remonte le fleuve par bancs énormes. Ce poisson a des mœurs étranges. Il aime mieux mourir que de retourner à la mer. Et il meurt ! On ne voit sur le fleuve que des ventres brillants, de poissons morts. Cela ressemble à une débâcle de petits glaçons. Eh bien, défense est faite aux riverains et aux pêcheurs, de toucher à ces poissons. L’administration, charitable et prévoyante, permet seulement qu’on fasse, de temps en temps, une petite cueillette, pour les hospices des pays circonvoisins. Ajoute à cela que lorsque des bêtes — vaches, veaux ou moutons — périssent, elles sont aussi envoyées aux mêmes hospices, et tu auras, tout de suite, une idée de l’alimentation — intensive, comme l’engrais — qu’on réserve aux petits vieux, aux petites vieilles, et aux pâles convalescents.

Veux-tu maintenant que je te fasse l’histoire des mœurs et coutumes de mes co-habitants ? Elles sont amusantes.

Le conducteur des ponts et chaussées couche avec la femme de l’aubergiste ; l’aubergiste avec celle du barragiste ; le barragiste avec la servante de l’aubergiste ; la fille du barragiste avec le commis des ponts et chaussées. Tout ce monde paraît fort heureux. Il n’y a que le vieux capitaine, qui ne couche avec personne. Du moins, on le suppose, et il l’affirme. Ce brave remplace les joies de l’adultère et de l’amour libre, par une exclusive et violente passion pour la pêche à la ligne. Il a, pour ce genre de sport, une méthode rationnelle, au moyen de laquelle il ne prend jamais aucun poisson. Mais il a confiance dans sa doctrine, et l’espérance de captures prochaines le soutient. C’est une espèce d’apôtre. Moi, je domine la situation du haut de mon pic.

Il est extraordinaire, mon pic. Il y a des endroits où l’on ne voit pas la terre, où l’on ne voit que le ciel. Je peux me croire en ballon, dans une perpétuelle ascension vers l’infini. C’est épatant. J’y ai eu des sensations inouïes. Tâche de te représenter cela. Tout autour de moi, le ciel. Nul horizon, nul bruit ! Rien que la marche silencieuse des nuages. Et, tout à coup, dans ce vide incommensurable, dans ce silence des éternités splendides, l’aboi d’un chien qui monte de la terre invisible. D’abord, l’aboi est faible ; il est comme une plainte ; puis, peu à peu, il s’accentue, il est comme une révolte. Et cela dure des jours entiers, et cela dure des nuits entières. Et il me semble que c’est la plainte de l’homme, que c’est la révolte de l’homme, qui monte contre le ciel ; ce chien qui aboie, oui, c’est la voix même de la terre. Je ne sais pas si tu comprends ce que je veux dire… Mais l’impression, je t’assure, en est un peu effarante.

Naturellement, je n’ai pas travaillé. Il va falloir m’installer, me trouver une chambre, entre ces murs en ruine, en chasser les rats et les hiboux, qui, depuis des siècles, mènent là leur mystérieuse vie. Tout cela sera promptement terminé. Un lit, une table, deux chaises, et mes chevalets ! Et puis, le travail, le travail ! J’ai confiance. Il me semble que je vais être un autre homme. Oh ! peindre de la lumière, cette lumière, qui, de toutes parts, me baigne !… Peindre les drames de cette lumière, la vie formidable des nuages ! Étreindre cet impalpable ; atteindre à cet inaccessible ! Je suis plein d’enthousiasme ; je sens des forces nouvelles circuler en moi… Je voudrais t’embrasser, cher petit, et te dire tout ce que j’espère, et te montrer tout ce qui germe en mon esprit… Tu ne connais pas cette toile, de Turner ?… Au bas de la toile, des choses flottantes, rousses, dorées. On ne sait pas si c’est des arbres, des écharpes, des figures, des nuées !… Et puis, au-dessus, des blancheurs profondes, infinies, des tournoiements de lumière… Eh bien, voilà ce que je voudrais faire, comprends-tu ? Des toiles, où il n’y aurait rien !… Oui, mais est-ce possible ?…

Hier, je suis resté toute l’après-midi à regarder décharger un chaland. Il y avait là, une équipe de huit hommes. Ah ! les bougres ! qu’ils étaient beaux ! Le bateau était plein de grands arbres, qu’ils enlevaient, comme moi j’eusse fait d’un crayon ! La noblesse de ces torses, l’auguste splendeur de ces muscles en travail, et le rythme des hanches, sous les lourds fardeaux, et le ton de ces pantalons de velours, serrés à la taille par une ceinture rouge ! Et dans ces figures noires, creusées par la fatigue des écrasants labeurs, l’ingénuité du sourire !… Oui, des sourires de petit enfant, dans des muscles d’Hercule ! Ah ! qu’ils m’ont ému !… C’est beau, aussi, ça, tu sais !… La force, chez les pauvres diables, a je ne sais quoi, qui vous attendrit, qui vous fait presque pleurer. Comme on paraît petit, auprès de ces malheureux ! Et, tout de suite ils ont senti que je les aimais. Ils avaient, pour moi, mille gentillesses, mille gaietés naïves, qui m’ont charmé.

Le soir, je leur ai payé à boire. Nous nous sommes un peu saoulés ensemble… C’était délicieux.

Pourquoi es-tu triste ?… Pourquoi te désespérer de la sorte ? Il ne faut pas être triste ; il faut toujours espérer, puisque tout est beau, sacré nom d’un chien.

Je t’embrasse.
Lucien.