Dans le ciel/25

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XXIV

Lucien ne partit point le lendemain, comme il avait été convenu. Il s’attarda à faire des courses inutiles, voulut revoir des amis, ses anciens motifs des quais, trouva mille prétextes pour reculer le moment de son départ, de notre départ, car il était décidé que j’irais, avec lui, passer quelques jours, sur son pic… Une curiosité me poussait vers ce lieu de sa souffrance nouvelle. Et puis Lucien était dans un tel état d’exaltation mauvaise, que je craignais pour lui des dangers de toute sorte, à être seul, à vivre toujours replié sur lui-même, dans l’unique société de la folie qui habitait son âme. Je me serais fait un scrupule de l’abandonner à ses vertiges ; je voulais veiller sur lui, comme on veille sur un malade. En attendant, je l’accompagnais partout ; j’étais comme son ombre, comme l’ombre de son ombre. Lui s’épuisait en paroles, en théories, en gestes désordonnés. C’était un flux grondant de souvenirs, de projets, auxquels se mêlaient des récits de sensations étranges, des croquis de paysage, des plans de réforme sociale, lambeaux de nature, d’humanité et de rêve, choses vagues, haletantes, trépidantes, sans lien entre elles et comme vues, le soir, par la portière d’un wagon qu’emporte, vers on ne sait où, une locomotive chauffée à toute vapeur.

Nous passâmes une journée, tout entière, au Louvre, et je me souviendrai toujours de l’affaissement de Lucien quand, le musée fermé, nous sortîmes et nous dirigeâmes vers le jardin des Tuileries. Cette fin de jour resplendissait. Le soleil déclinant donnait, aux massifs d’arbres, un aspect léger, poudroyant, et le rectangle de l’arc de triomphe s’enlevait, tout bleu, dans l’illumination du ciel occidental, tout bleu et cerné d’un rai de lumière orangée. Sur le tapis des avenues, mille choses brillaient, chatoyaient, des voitures, comme des pierreries, des toilettes, comme des fleurs… Nous tombâmes sur un banc, moi, énervé de fatigue, le cerveau vide, les yeux brûlés, lui, morne et silencieux et pareil aux pauvres diables accablés par la faim et les routes trop longues. Il accouda sa tête aux paumes de ses mains, et lança contre le sol des jets tordus de salive. Jamais je ne l’avais vu aussi maigre, aussi décharné. Ses omoplates remontées semblaient trouer, comme des clous, l’étoffe fripée de son veston. Et son chapeau noir, bossué, et sa barbe et ses cheveux trop longs lui donnaient l’aspect d’un mendiant, ou de ces tristes bohèmes, qu’il prenait tant de plaisir, jadis, à plaisanter, lui, toujours correct, dans sa tenue bourgeoise et presque élégante.

Tout à coup, il me dit :

— Vois-tu, mon petit, en art, il n’y a qu’une chose belle et grande : la santé !… Moi, je suis un malade… et ma maladie est terrible ; et je suis trop vieux maintenant pour m’en guérir… C’est l’ignorance… Oui, je ne sais pas un mot de mon métier, et jamais je n’en saurai un mot !… Je ne suis pas un fou, comme tu pourrais croire, je suis un impuissant, ce qui est bien différent… ou si tu aimes mieux, un raté… Sais-tu pourquoi je me bats les flancs pour trouver un tas de choses compliquées, ce qu’ils appellent, les autres, des sensations rares, et ce qui n’est pas autre chose que de l’enfantillage et du mensonge… Sais-tu pourquoi ?… C’est parce que je suis incapable de rendre le simple !… parce que je ne sais pas dessiner, et parce que je ne sais pas mettre les valeurs ! Alors je remplace ça par des arabesques, par des fioritures, par un tas de perversions de formes qui ne donnent de l’illusion qu’aux imbéciles !… Et, comme je ne peux pas mettre un bonhomme debout sur ses jambes, je le mets debout sur sa tête. On dit : « C’est épatant ! » Eh bien, non ! je suis un cochon ! voilà tout !… Va donc voir si les Terburgh, les Metzu, les Rembrandt ont cherché à peindre l’aboi d’un chien, par exemple !… Ils ont peint des hommes et des femmes tout bêtement ! Et ça y est… Et le père Corot ?… Est-ce qu’il a voulu peindre des arbres la racine en l’air ? et des sarabandes d’astres en ribote ? Non ! Et ça y est ! Ah ! qu’ils m’ont fait du mal ces esthètes de malheur, quand ils prêchaient, de leur voix fleurie, l’horreur de la nature, l’inutilité du dessin, l’outrance des couleurs, le retour de l’art aux formes embryonnaires, à la vie larveuse !… Car ça n’est pas autre chose que leur idéal dont ils ont empoisonné toute une génération ? Ah ! leurs princesses avec des corps en échalas et des visages pareils à des fleurs vénéneuses, qui passent sur des escaliers de nuage, sur des terrasses de lunes malades, en robes semblables à des queues de paon, ou à des plumeaux !… Ah ! leurs saintes émaciées et longues comme des gaules à pêche, leurs galantes qui marchent sans jambes, qui regardent sans yeux, qui parlent sans bouche, qui aiment sans sexe, et qui, sous des feuillages découpés à la mécanique, caressent des mains plates ainsi que des palmes et cassées au poignet par la même éternelle inflexion ! Et leurs héros, qui puent la pédérastie… la nécrose… la syphilis !… Le verdissement de ces chairs ; et la puanteur de ces fleurs qu’on dirait trempées dans l’eau menstruelle des bidets ! Pouah !… Je n’ai jamais cru à cet art pauvre, à cette basse mysticité, et, pourtant, peu à peu, je me suis, sans le savoir, laissé prendre, envahir, par toutes ces théories trompeuses qui corrodent l’air que nous respirions, nous autres jeunes gens, avides de nouveauté, facilement portés à croire que le beau, c’est le bizarre !… Au lieu de travailler méthodiquement, d’apprendre à dessiner un beau mouvement de nature, une belle forme de vie, de chercher le simple et le grand, j’ai fini par penser que le heurté, le déformé, c’était tout l’art !… Et voilà où j’en suis aujourd’hui !… Je suis fichu !… J’ai un métier et je ne puis pas m’en servir… Alors quoi ?…

Il se redressa un peu sur le banc, et d’une main fébrile, tremblante, il dessina, sur le sable, des lignes droites, des formes carrées.

— Tiens !… sais-tu pourquoi, aujourd’hui, on fabrique des meubles si prodigieusement laids, si chargés de sculptures hideuses, d’ornements qui font vomir un homme de goût ? Ah ! mon Dieu tout simplement, parce que les menuisiers ne connaissent plus leur métier. Ils ne peuvent plus menuiser une belle ligne, ni établir une belle harmonie de proportions… Alors, ils te fichent du décor à tire-la-rigot !… C’est pourtant beau une table sans moulure, sans rien que la ligne, hein ?… Oui, mais voilà !… C’est trop difficile !… Je suis comme ces menuisiers !… C’est pour masquer mon impuissance que je vais cherchant toutes les folies dont je meurs, car tu sais, mon petit, j’en meurs !… Ou plutôt j’en crève !… Oh ! avoir une belle santé d’art, comme le père Corot… Tiens, comme Claude Monet, comme Camille Pissarro !… Est-ce que ce n’est pas du rêve, aussi, leur peinture ?… Est-ce que dans cet admirable équilibre de leur cerveau, on ne sent pas l’enthousiasme, l’éternelle jeunesse de la poésie, l’ardeur des imaginations créatrices ?… Et ils savent !… Ce sont de profonds ouvriers !… Ah ! savoir.

— Ne peux-tu donc t’astreindre à un travail méthodique ? dis-je à Lucien… si tu penses que tu ne sais pas assez, ne peux-tu donc apprendre ?… Il me semble que tu le pourrais… Tu garderas ton imagination, tes emballements… puisque tu es fait de ces choses… Mais en t’imposant un travail tout bête, en copiant les formes de la nature, tu acquerras le métier qui te manque… Et, plus tard, tu réaliseras tout ce que tu rêves…

— Non ! Il est trop tard… Le poison est dans mon sang, dans mes muscles. Il a paralysé ma main… Je ne puis plus !… Je ne puis rien !… je suis fichu !

Et après un moment de silence :

— Retourner là-bas !… Je vais m’affoler plus encore dans l’énormité de mon ciel !… Oui, j’ai la terreur de ce ciel !… Rester ici ?… Mais j’entendrai, toute la journée, les voix maudites me corner aux oreilles : « Du lys !… du lys ! du lys ! »

Lucien se leva, fouetta l’air de sa canne, et au grand étonnement d’un monsieur qui passait près de nous, il s’écria d’une voix tonnante :

— Du lys !… Du lys !… De la m… !