Dans le ciel/4

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IV

Je suis né avec le don fatal de sentir vivement, de sentir jusqu’à la douleur, jusqu’au ridicule. Dès ma toute petite enfance, je donnais au moindre objet, à la moindre chose inerte, des formes supra-vivantes et d’exceptionnels mouvements ; j’accumulais sur mon père, ma mère, mes sœurs, mes tantes, des observations incroyables, qui n’étaient pas de mon âge. À dix ans, j’étais revenu de tout, car tout me paraissait grossièreté, mensonge, et dégoût. D’autres eussent tiré parti de ces qualités, plus tard, dans le commerce, la finance, la politique, la littérature ; moi, je ne fis qu’en souffrir, et elles me furent, constamment, un embarras. En même temps que cette sensibilité suraiguë, j’avais une grande timidité, si grande que je n’osais parler à qui que ce fût, pas même à mon père, pas même au chien de mon père, le vieux Tom, une douce bête, pourtant, et fidèle ! Je gardais tout pour moi et en moi, à peine répondais-je aux questions que l’on m’adressait, fussent-elles les plus insignifiantes du monde. Bien souvent, je ne répondais que par des larmes, qui coulaient, de mes yeux, sans raison, du moins on pouvait le croire. Quand mon père me demandait (et il ne me demandait jamais que des choses que l’on demande aux bêtes familières) : « As-tu bien dormi, cette nuit ? », je sanglotais à en perdre la respiration, à m’étouffer. De quoi mon père, qui était un homme sage et pratique, s’étonnait, grandement. Ce mutisme éternel, coupé de temps à autre, par ces inexplicables larmes, ressemblait à un incurable abrutissement. Au fond, j’étais un enfant prodige, et l’on me prenait pour un parfait imbécile. À la longue, je fus assez maltraité de mes parents, de mes maîtres qui disaient de moi, avec de grands gestes de découragement : « On ne fera jamais rien de cette buse… Il ne comprend rien, il ne sent rien… Quel malheur qu’il soit idiot ! » Mes sœurs, des modèles de vertu, me pinçaient à la dérobée, les bonnes âmes, et me jetaient ce mot : « Idiot ! » dans un rire que j’entends encore.

Du reste, je n’ai vraiment pas eu de chance. J’ai grandi dans un milieu tout à fait contraire au développement de mes sentiments et de mes instincts, et je n’ai jamais pu aimer personne. Il est très probable qu’il existe, quelque part, des êtres singuliers et fastueux, doués d’intelligence, de bonté, et qui font naître l’amour dans les âmes. Je n’en ai jamais rencontré de tels, moi qui, par nature, étais organisé pour aimer trop, et trop de gens. Il est vrai que, à l’exception des passants, qui me furent aussi humainement indifférents que les cailloux des chemins et les herbes des talus, j’ai rencontré si peu de gens dans ma vie. Dans l’impossibilité où j’étais d’éprouver de l’amour pour quelqu’un, je le simulai, et je crus écouler ainsi le trop plein de tendresses qui bouillonnaient en moi. Malgré ma timidité, je jouai la comédie des effusions, des enthousiasmes, j’eus des folies d’embrassements qui me divertirent et me soulagèrent un moment. Mais l’onanisme n’éteint pas les ardeurs génésiques, il les surexcite, et les fait dévier vers l’inassouvi. Chacun disait de moi : « Il est stupide, mais si bon, si tendre, si dévoué. Il vous aime tant ! »

J’en ris encore. Oui, aujourd’hui encore, je goûte une volupté morale, je ressens un véritable orgueil à la pensée que j’ai trompé tout le monde, même plus tard, des amis qui se piquaient de psychologie, les pauvres diables, et me croyaient leur dupe. Et je songe aussi, avec des regrets, que, si j’avais appliqué mes facultés à exprimer, par des dialogues avec moi-même, les étranges, les bouffonnes sensations que je dois à ma sensibilité, j’aurais pu devenir un auteur comique de premier ordre. L’idée ne m’en vint pas. Il ne me vint jamais, d’ailleurs, aucune idée. C’est ce qui a causé tous mes malheurs.

De mon enfance, de ma famille, de cette émotion sacrée d’autrefois qui parfume, dit-on, toute la vie, je n’ai que des souvenirs ridicules. En y réfléchissant, même, un seul souvenir reste de tout ce qui fut mes premières années, et je ne puis résister au désir de le raconter.

J’avais une tante, une vieille fille, très laide, et qui demeurait avec nous. Comme mes sœurs, chaque fois que je passais près d’elle, elle me pinçait le bras, sans raison, en m’appelant : idiot ! mais elle était généreuse. À Noël, au premier jour de l’an, elle me faisait des cadeaux somptueux et qui ne pouvaient me servir à rien. Une année, elle me donna une flûte, une autre année, un cornet à piston. J’aurais bien voulu savoir jouer de ces jolis instruments. Telle n’était pas l’idée de mon père qui jugeait que la musique était une occupation de paresseux. Mon père avait de ces opinions raisonnées sur l’éducation. La flûte, dans son étui doublé de velours vert, le piston, dans la boîte de bois verni, furent relégués en une armoire, sous clef, et je n’eus même pas la satisfaction enfantine de tirer de ces inutiles instruments des sons naïfs et inharmonieux. Ma tante s’entêta. L’année suivante je reçus un tambour ; c’était un vrai tambour, avec une vraie peau d’âne, et une belle caisse de cuivre brillant. Mon père demeura songeur devant ce tambour, et il dit : « Eh bien !… On ne sait pas… Ça peut servir… Il est bon, quelquefois, de savoir le tambour… Tu apprendras le tambour ! »

Justement notre voisin, le menuisier, avait été tambour au régiment. C’était un brave homme, qui gardait le culte de ses anciennes fonctions. Tous les dimanches, durant deux heures, il battait du tambour, avec acharnement, pour s’entretenir la main, disait-il. Cela lui rappelait aussi des souvenirs glorieux, car il avait fait la campagne de Crimée. Et il entrecoupait ses marches, ses roulements, de terribles histoires sur les Russes… « Une fois, à Sébastopol, dans les tranchées… » Ran, plan, plan ! Ran, plan, plan !… On venait l’entendre de loin. Il y avait toujours foule, dans sa boutique, ces jours-là…

Mon père s’aboucha avec le menuisier, et décida que celui-ci serait mon professeur de tambour. Je trouvais cette détermination un peu humiliante pour moi, et profondément ridicule pour mon père, et quand mon père m’en expliqua tous les avantages, je fondis en larmes, mais mon père était habitué à mes larmes ; il n’y prêtait plus la moindre attention. Il répéta encore : « On ne sait pas… Ça peut être utile un jour… Moi, si j’avais su le tambour, eh bien… » Ce raisonnement ne me convainquit pas, d’autant que mon père s’arrêta court dans sa phrase qui avait pris le ton mystérieux d’une confidence, et je n’appris jamais ce qui serait arrivé, si mon père avait su le tambour. Cette scène se termina par une effusion de tendresses. J’embrassai mon père, qui parut satisfait de mon affectueuse résignation : « Oui, tu n’es pas un mauvais garçon… tu es un bon garçon… Tu te rendras compte, plus tard, des sacrifices que je fais pour ton instruction… »

Néanmoins j’osai proférer :

— J’aimerais mieux la flûte…

Mais mon père prononça d’un ton péremptoire.

— La flûte… ça n’est pas la même chose.

J’appris le tambour. En quelque semaines j’y devins très habile. Le menuisier était étonné et ravi des dispositions particulières que je montrais, pour un art si beau et « si difficile ».

— Moi, disait-il, il m’a fallu plus de quatre mois, pour battre le rappel, d’une façon convenable. Allons, la retraite maintenant !

Ran plan plan ! Ran plan plan !

— Oui, mais voilà !… le tambour, c’est bien plus beau encore, en campagne, au milieu des balles et des boulets… Il ne faut pas avoir froid aux mains… Aussi, une nuit à Sébastopol, dans une tranchée…

Ran, plan plan !… Ran plan plan !

Mon père avait eu raison. On ne sait pas où le tambour peut vous mener. Ses baguettes ont quelquefois la magie des baguettes de fées. J’en éprouvai bien vite l’étrange puissance.

Au bout de quatre mois, j’étais devenu l’orgueil de ma famille. Mes sœurs et ma tante ne me pinçaient plus et ne m’appelaient plus « idiot ! » Il y avait dans leurs regards comme de l’admiration, comme du respect pour moi. Mon père me traitait avec déférence. S’il venait quelqu’un à la maison, on parlait de mes talents sur le tambour, avec enthousiasme.

— Allons, petit, joue-nous un peu de tambour.

Et dans les regards échangés, je lisais nettement ce dialogue :

— Vous êtes bien heureux d’avoir un enfant qui vous donne tant de satisfaction.

— Oui, c’est vrai… Je suis payé de mes peines.

Dans le pays même, où je passais pour un indécrottable cancre, j’étais considéré maintenant comme une gloire naissante. Je flattais l’amour-propre de mes concitoyens. Ils disaient de moi, en me désignant aux étrangers :

— C’est le petit jeune homme qui joue si bien du tambour.

Et mon père, fier de tous ces hommages, répétait :

— Tu vois !… quand je le disais !… Il faut toujours écouter ses parents…

Le jour approchait où j’allais être investi, grâce à ce magique tambour, du seul grand honneur qui ait, un moment, illustré ma vie…