Dans le ciel/9

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IX

Je passe sur mes années de collège. D’ailleurs, je puis, d’un mot, caractériser l’effet moral qu’elles eurent sur moi. Elles m’abrutirent. L’éducation que je reçus là fut une aggravation de celle commencée dans ma famille. À la maison, il est bien rare que l’enfant n’ait ressenti une sorte de chaleur, d’affection, en même temps qu’une sorte de sécurité intime qui lui tiennent lieu d’idées et de notions précises de la vie. C’est, souvent, quelque chose de vague et qui, pourtant, lui est un appui. L’amour est si fort, que même inintelligent, même médiocre, il ouvre à l’âme tout un horizon de beautés morales. Au collège, rien de pareil. L’enfant est remis entre les mains indifférentes et lourdes de mercenaires, à qui rien ne le rattache, ni l’intérêt, ni la tendresse, ni la vanité. Ils arrivent, se hâtent, et s’en vont. Et puis, je ne sais quel intolérable ennui émane de cet ensemble d’absurdités, de mensonges et de ridicules diplômés qu’est un professeur. Loin de nous intéresser aux devoirs qu’il enseigne, en leur donnant de l’agrément et de la vie, le professeur vous en dégoûte, comme d’une laideur. Tout en lui prend un aspect de gravité raide et gourmée, de dogmatisme prudhommesque, qui tue la curiosité dans l’esprit de l’enfant, au lieu de la développer. Avec une sûreté merveilleuse, avec une miraculeuse précision, le professeur enduit les intelligences juvéniles d’une si épaisse couche d’ignorance, il étend sur elles une crasse de préjugés si corrosive, qu’il est à peu près impossible de s’en débarrasser jamais. Il en est, parmi ces jeunes âmes, qui se rebellent contre cette effrayante discipline de médiocrité. Je les admire, mais comme je les plains ! Que de difficultés, que de malheurs la vie ne leur réserve-t-elle pas ?

Je me rappelle que, sur la cheminée de la salle à manger, il y avait un groupe en plâtre, acheté par ma mère à un petit ambulant italien, et qui figurait des enfants nus, jouant aux billes. C’était hideux, mais tel était le goût artistique de ma mère. Par malheur les mouches ne cessaient de déposer, sur le plâtre, des taches brunâtres, qui faisaient la désolation de ma famille. Mes sœurs, à qui la garde de cette œuvre d’art était dévolue, avaient beau les gratter, les laver, les saupoudrer de farine, ces inconvenantes saletés ne disparaissaient pas. Au contraire, elles pénétraient plus avant dans le grain du plâtre, ou s’élargissaient à la surface, indélébiles. En quelques années le groupe devint tout noir. Il fallut le jeter aux ordures. Ces chiures de mouches me représentaient exactement les leçons du professeur, et j’avais la conscience que ma petite personnalité disparaissait, peu à peu, sous ce dépôt excrémentiel et quotidien.

Oh ! le professeur ! J’ai connu un jeune homme qui avait gardé de son professeur un incomparable et extraordinaire souvenir ! Il lui dédiait ses livres, car c’était un homme de lettres ; il le remerciait, publiquement, avec quels enthousiasmes, d’avoir éveillé son âme à une foule de beautés, de lui avoir dévoilé les mystères de la nature. Ai-je besoin de dire que je ne rencontrai jamais cet inconcevable Dieu ! Mes professeurs, à moi, m’apprirent que seule la force physique est belle et enviable, et j’étais faible ; ils me forcèrent à révérer les vertus grossières, les actes lâches, les passions animales, la supériorité des brutes et l’héroïsme des boxeurs.

Je sortis du collège, dépourvu de tout, et discipliné à souhait. À force d’être rebuté, j’avais perdu le goût de la recherche et la faculté de l’émotion. Mes étonnements, mes enthousiasmes devant la nature qui avaient, un moment, soutenu mon intellect à une hauteur convenable, qui m’avaient préservé des bassesses contagieuses, où croupissaient mes sœurs, étaient tombés. Je n’avais plus de désirs, d’inspirations, vers les grandes choses, j’étais mûr pour faire un soldat, un notaire, ou tel fonctionnaire larveux qu’il plairait à mon père que je fusse… Et je ne songeais pas à discuter les décisions ultérieures qu’il prendrait contre mon honneur.

Il y eut alors de longs conseils de famille, où toutes les positions sociales furent passées en revue. Il n’était nullement question des aptitudes que je pouvais montrer pour telle ou telle fonction, mais seulement des avantages sociaux et pécuniaires, qu’elle comportait. Il résulta de ces interminables conciliabules, qui se passaient d’ailleurs en dehors de moi, que rien ne prenait, et qu’en attendant une détermination, je travaillerais à copier des rôles chez un notaire.

— C’est un bon exercice, disait mon père, et qui réserve l’avenir.

C’est à cette époque que se passa, dans ma vie, un extraordinaire événement, et qui m’apprit ce que c’est que l’amour.

Ma tante, je l’ai dit, était une femme singulière, et qui ne mettait pas beaucoup de logique dans ses actions. Un jour, elle m’accablait de tendresse et de cadeaux ; le jour suivant, elle me battait, sans raison. En tout ce qu’elle faisait, elle semblait obéir aux suggestions d’une incompréhensible folie. Quelquefois, elle restait des journées entières, enfermée dans sa chambre, triste, pleurant on ne sait pourquoi. Et le lendemain, elle chantait, prise de gaietés bruyantes, et de dévorantes activités. Souvent je l’ai vue remuer, dans le bûcher, de grosses bûches de bois, bêcher la terre, plus ardente au travail qu’un terrassier. Elle était fort laide, si laide que jamais personne ne l’avait demandée en mariage. On pensait, dans la famille, qu’elle souffrait beaucoup de son état de vieille fille. La figure couperosée, la peau sèche et comme brûlée, soulevée en squames, par du feu intérieur, les cheveux rares et courts, très maigre, un peu voûtée, ma pauvre tante était vraiment désagréable à voir. Ses subites tendresses me gênaient plus encore que ses colères. Elle avait, en m’embrassant furieusement, des gestes si durs, des mouvements si brusques, que je préférais encore qu’elle me pinçât le bras.

À mon retour du collège, son affection comme ses méchancetés prirent une tournure qui m’épouvanta. Quelquefois, après le déjeuner, elle m’entraînait, en courant comme une petite fille, vers le fond du jardin. Il y avait là une salle de verdure, et, dans cette salle, un banc. Nous nous asseyions sur le banc, sans rien nous dire. Ma tante ramassait sur le sol une brindille morte, et la mâchait avec rage… Sa couperose s’avivait de tons plus rouges, sa peau écailleuse se bandait sur l’arc tendu de ses os ; et dans ses yeux congestionnés par un afflux de sang, d’étranges lueurs brillaient…

— Pourquoi ne me dis-tu rien ?… demandait-elle, après quelques minutes de silence gênant !

— Mais ma tante…

— Oh ! regarde… comme tu es mal cravaté !… Quel petit désordre tu fais !…

Et m’attirant près d’elle, elle arrangeait le nœud de ma cravate, avec des gestes vifs et heurtés… Je sentais les os de ses doigts se frotter à ma gorge… et son souffle fade, d’une chaleur aigre, offusquait mes narines… J’aurais bien voulu m’en aller, non que je soupçonnasse un danger quelconque… mais toutes ces pratiques m’étaient intolérables… Puis tout à coup ma tante se levait, piétinait la terre avec impatience, et me lançait un vigoureux soufflet…

— Tiens !… attrape… Tu es un sot… tu es une petite bête… une vilaine petite bête…

Et elle partait vivement, étouffant, dans sa course, le bruit d’un sanglot…

Un après-midi, nous étions assis sur le banc, dans la salle de verdure.

— Pourquoi regardes-tu Mariette ? me dit ma tante brusquement.

Mariette était une petite bonne que nous avions alors.

— Mais je ne regarde pas Mariette, répondis-je, étonné de cette question…

— Je te dis que tu la regardes… Je ne veux pas que tu la regardes… Je le dirai à ta mère…

— Je t’assure, ma tante… insistai-je.

Mais je n’eus pas le temps d’achever ma phrase… Enlacé, étouffé, broyé par mille bras, on eût dit, par mille bouches, je sentis l’approche de quelque chose d’horrible, d’inconnu, puis l’enveloppement, sur moi, d’une bête atroce… Je me débattis violemment… je repoussai la bête des dents, des coudes, des ongles, de toute la force décuplée par l’horreur de son corps.

— Non… non… je ne veux pas… criai-je… Ma tante, je ne veux pas… je ne veux pas…

— Mais tais-toi donc, imbécile !… râlait ma tante, ses lèvres roulant sur mes lèvres…

— Non ! cessez, ma tante… cessez… Ou j’appelle maman !…

L’étreinte mollit, quitta ma poitrine, mes jambes ; mes lèvres délivrées purent aspirer une bouffée d’air frais… et entre les branches, je vis ma tante, fuyant, dans l’allée, vers la maison.

Je n’osai rentrer que le soir, à l’heure du dîner, inquiet à l’idée de revoir ma tante.

— Ta tante est partie, me dit mon père, le front soucieux… Elle a eu une discussion avec tes sœurs… Elle est partie…

Et il ajouta :

— Oh ! je la connais… Elle ne reviendra pas… C’est embêtant… Trois mille francs de rentes perdues… C’est embêtant !

Le dîner fut morose et silencieux. Chacun regardait la place vide.

Nous n’avons jamais revu ma tante ; jamais nous n’avons eu de ses nouvelles.

Ô ma pauvre tante, créature lamentable et douloureuse, où es-tu ?… Et pourquoi ne t’ai-je pas donné le bonheur que tout le monde t’avait refusé ?