Dans le puits/06

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Mercvre de France (p. 111-138).
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VI


« La chèvre, elle a crévé. »

C’est peut-être la première fois que la femme fantôme s’adresse à moi, directement. Elle se tient, bien droite, sur les marches du petit escalier tout blanc de neige, lève ses yeux, aux iris dilatés, ses yeux glauques, vers la fenêtre de la cuisine, comme une autre chatte au miaulement sinistre. Elle a dû faire un effort pour crier ça, parce que sa voix retombe en une chute gutturale.

Il est sept heures du matin. Le bon compagnon va repartir pour Paris, il s’habille, il est pressé ; l’auto l’attend dans la cour, et il va falloir lui expliquer des choses tristes… Cette nouvelle annoncée, sans aucun préambule, me stupéfie. Pierrette était donc si malade ?

Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue !

Quel froid, ce matin de mars ! La neige, qu’on n’avait pas eue de tout l’hiver, se met à tourbillonner en flocons épais, nous replongeant dans l’horreur des jours prisonniers du temps juste à l’époque des naturelles délivrances… C’est toujours la même chose : en avançant on recule ! On croyait au printemps, c’est l’hiver, l’hiver qui tue.

« Pierrette ! Notre Pierrette est morte ! » Je tremble. J’ai l’onglée. Une bise cruelle me prend à la gorge, telle une agression du remords. Je voudrais avoir au moins des détails, savoir de quelle façon ce mal s’est emparé d’une bête jusque-là robuste, notre nourrice ! Mais la femme fantôme trouve, sans doute, qu’elle en a déjà trop dit, car elle monte, s’efface dans les plis de la neige, rentre en un linceul mouvant, sans ajouter un mot. La femme fantôme va au pain pour elle et pour moi, c’est même le seul service qu’elle consente à me rendre. Je ne saurai rien de plus. La chèvre est morte. Pourquoi se tourmenter de cet incident ? Tous les animaux sont nés pour mourir. (Et les hommes, donc ?) Si quelqu’un lui expliquait que c’est cela, précisément, qui nous confère l’égalité devant la nature, elle rirait, de son rire muet, négatif.

Pendant que la femme monte les soixante-dix marches, au tapis encore immaculé, nous reliant au sentier du village de là-haut, je me précipite vers le pavillon. Les enfants, à cette heure, dorment dans leur chambre fermée à clé, la mère étrange ne laissant jamais la porte ouverte, perpétuelle défiance de créature sournoise ou craintive. Heureusement que l’étable demeure béante, grand trou noir, dans ce blanc du dehors, où règne, ce matin, un silence lugubre. Pierrette ne bêlera plus ; Pierrinette, sa fille, se tait, effrayée par le mystère qui rôde autour d’un corps immobile. Pauvre mère-chèvre ! Elle ne passera plus sa bonne tête, au sourire ironique et barbu, par le croisillon de la cabane pour quémander un morceau de pain, la pesée, qu’on lui abandonnait, jadis. Ma brave Pierrette a fini de bêler, de pousser sa plainte chevrotante, hoquetante, incompréhensible… Oh ! je comprends, maintenant. Elle souffrait et beaucoup, elle était malade sérieusement et le petit qu’elle portait lui semblait trop lourd. (Ah ! les petits… les petits, imposés, qui semblent trop lourds !…) Il fait à peine jour, là-dedans. Pierrinette, la jeune, toute seule debout, est collée contre sa mangeoire, y souffle de terreur sans manger. Tout au fond, sur une litière infecte, point renouvelée depuis au moins un mois, j’aperçois un gros tas d’où s’échappent les mèches jaunies d’une chevelure de vieille pauvre. C’est la morte. C’est là Pierrette, ma première joie de propriétaire, celle qui vint dans cette maison, à peine mienne, pour y apporter le rayon de son lait…, la voilà, par terre, dans ce fumier, et elle…

… Ah ! mon Dieu, elle n’est pas tout à fait morte, elle a tourné sa malheureuse tête, coiffée de ses oreilles rabattues en bonnet d’hôpital, et elle m’a regardée d’un affreux regard vitreux.

« Pierrette ! C’est moi, je te demande pardon ! »

Je me mets à genoux sur la litière pourrie, plus désolée par son inconcevable résurrection que par l’annonce de sa mort. Certaines races de paysannes sont décidément insensibles ! Que leur importe la mort ou l’agonie ! Puisque ça doit finir, un peu plus tôt, un peu plus tard… Ma Pierrette, dans cette boue, dans ce froid, dans ce courant d’air meurtrier, n’ayant ni une poignée de paille fraîche, ni un lambeau de couverture, et crevant, en effet, accomplissant son obscur destin de bonne bête qui a nourri, cependant, tant d’enfants chez moi, source de blancheur vivante qu’on laisse tarir, lâchement !… (C’est la guerre, n’est-ce pas ? Et, puisqu’elle meurt, ne vaut-il pas mieux que le froid l’achève !)

Comment vais-je l’emporter, la tirer de là ? Alors, je sens gronder la fureur extraordinaire qui soulève ma nature animale et la jetterait, les ongles et les dents en avant, sur quiconque se mettrait en travers de mon chemin pour essayer de me raisonner.

C’est ici que je dois confesser la folie originelle, la marque de la bête : dès que la souffrance d’un animal, injustement martyrisé, me touche, ma seconde nature est abolie. Tout ce qui peut représenter mon humanité est brusquement remplacé par une sorte de férocité instinctive, un retour violent à une autre espèce, pire que les races paysannes, pire que les races du bas âge de la terre où l’homme prenait la peau du loup après lui avoir laissé souvent un lambeau de la sienne en échange. Je redeviens quelqu’un de la grande forêt ; une rafale m’emporte, me rapporte, plus exactement, à la caverne primitive. On m’a volé mon petit et j’arrive, les yeux en feu, pour le redemander à l’homme, l’ennemi à jamais exécrable et exécré. En temps normal, je suis, j’ai l’air d’une femme du meilleur monde, d’une bonne bourgeoise très intéressée par l’ordre à mettre dans son intérieur ; en temps anormal, je ne connais plus rien de mondain ou de bourgeois, il n’y a plus ni lois ni coutumes, encore moins de sentiments, de respect humain, de tenue… tout s’abîme dans une colère qui ressemble assez à la soif du meurtre qu’on attribue à certains fauves, et une force factice jaillit de ce chaos, comme un geyser de flammes rouges, embrasant ma cervelle. Ah ! que l’expression commune : y voir rouge est juste pour moi, à ce tournant dangereux de mon histoire ! Je ne songe même pas aux armes possibles. Rompue à tous les sports par un père qui m’a élevée en garçon, sachant tirer l’épée et conduire un cheval de chasse, sauter des barrières et des fossés, l’idée ne me vient pas de me servir tout de suite d’un outil bon pour tuer ou de requérir un appui. Mes ongles, mes dents, mes poings ! Ça suffit. Incapable de manier des objets lourds en faisant un effort calculé, méthodiquement, mesuré à la taille de mon entreprise, c’est immédiatement l’impossible qui me tente. Je suis convaincue que j’ai tous les droits et toutes les puissances. Malheureusement ou heureusement, ce n’est pas tout à fait une illusion. Dans cet état, je brise facilement l’obstacle si je ne peux pas le franchir d’un bond. Or ce n’est pas de la colère, car la colère est aveugle (c’est une erreur d’homme raisonnable). Moi, je vois rouge, mais j’y vois clair, et je sais comment je vais agir pour abattre mon ennemi ; je flanquerai le Monsieur par la fenêtre, je pincerai le nez de la Dame avec deux griffes de fer, et, quant au sergent de ville, avant qu’il puisse me mettre la main sur l’épaule, il aura l’impression bien nette qu’un chat enragé ne s’arrête pas ! Frapper d’abord et passer ensuite pour atteindre mon but. Si j’avais employé ces moyens dans ce qu’il est convenu d’appeler le métier littéraire, j’aurais probablement fait un arriviste de premier ordre. Chose étrange : ce n’est pas à mon profit que ces… capacités s’exercent. Je ne défends qu’une cause qui, en apparence, n’est pas du tout la mienne. Je ne cherche pas à légitimer mes violences par un droit moral. Je ne reconnais, en cessant de me connaître, que les liens mystérieux me rattachant, corps et cerveau, à l’animalité. Cette sorte d’inconscience est-elle saine ? Je crois que oui. Ma parfaite santé est une morale qui en vaut une autre et qui n’est pas, hélas, à la portée de tout le monde… C’est pour ces différents motifs que j’ai intrigué des savants, curieux de névroses inédites, et que j’eus l’occasion de transpercer l’oreille droite d’un médecin vivisecteur avec une épingle à chapeau, histoire de réfuter ses arguments sur la sensibilité animale. Je dois ajouter que oc Monsieur-là vit toujours… Seulement, l’ayant rencontré dans un salon, j’ai eu la douloureuse surprise de constater qu’il ne me saluait plus. Les savants sont si mal élevés !…

« Pierrette ! Je suis près de toi, je ne te quitterai pas, je te soignerai bien, grand’mère ! »

Pourquoi l’ai-je appelée grand’mère ? C’est que, cette bête de huit ans, ce qui n’est pas vieux pour une chèvre, ressemble à une aïeule avec le bonnet de ses oreilles rabattues sur ses joues maigres. Elle se plaint doucement, à peine un râle, vraiment humain, à bouche close.

Et puis je pleure de rage, de fureur, je pleure de ne pouvoir tuer quelqu’un. (Moi, je ne pleure jamais d’attendrissement !) Mais je sais, je sens, que je resterai calme, que j’étudierai mon sujet, je saurai ce qu’il faudra penser de ma victime et j’inventerai un de ces supplices inédits… oui, on verra comment je vengerai ma race

Pour le moment, il faut sauver Pierrette.

Mon mari n’est pas encore parti. L’auto est toujours là, pleine des roses blanches de la neige. On dirait un char d’enterrement. Je cours à la maison. Je vais lui expliquer. Le bon compagnon possède la crainte (un commencement de la sagesse) des complications animales. Généralement, il ferme les yeux et il s’éloigne… Mais, cette fois, il partagera mon indignation, je le veux : « Voilà, il faut m’aider. Pierrette était morte, elle ne l’est plus… cette femme a menti. Il faut reprendre Pierrette ici, comme les chiens, comme les chats, comme les lapins ! Il faudrait peut-être lui reprendre aussi les enfants. Nous la porterons dans la cuisine du rez-de-chaussée et avec des couvertures… »

Il m’écoute. Il a fini de s’habiller. Il range, très soigneusement, des lames de rasoir dans un petit écrin et ses doigts forts de mécanicien expert ont l’air de tâtonner, mais ne se trompent ni sur une vis ni sur un écrou. Il saisit, plus difficilement, qu’une chèvre morte puisse être en vie : « En bas, sur le carreau, elle aura bien plus froid que dans son étable. Un vétérinaire ? » murmure-t-il essayant d’endiguer le flot de mon débit : « Non, il n’y a même plus de médecin pour les gens… Et quand je pense que je voulais faire prévenir l’équarrisseur de C… ! On me l’aurait jetée dans un trou, peut-être écorchée vive. J’arracherai la peau du ventre à cette femme. »

« Il faudra certainement lui demander une explication. »

Il commence à trouver qu’une explication est nécessaire ! Les hommes ont tous, même les meilleurs, de ces naïvetés.

Nous allons chercher Pierrette. Nous la traînons sur une couverture qui roule des ourlets de neige, et la femme fantôme revient.

« Elle a encore le respir, cette bête. Ça vous a la vie dure, les biques. Je ne sais pas ce qui lui a pris… elle a enflé, enflé. Elles auront dû se battre, la mère et la fille, rapport au petit. »

C’est une idée. Le bon compagnon s’y accroche désespérément et il récapitule : étable trop étroite, mauvaise disposition des mangeoires, états intéressants des deux bêtes et, conclusion

si on n’avait pas d’animaux, ça n’arriverait

pas. Tranquillement la femme déclare : « Pour l’ennui que ça vous rapporte », et elle rentre chez elle avec son aspect éternel de princesse lointaine.

« Tu vas faire du feu. On gèle ici. Tu ne vas pas rester ici sans feu, je pense. »

Je hausse les épaules. Il ignore que, dès qu’il a le dos tourné, j’éteins le feu. Je ne veux pas me chauffer en temps de guerre, parce que c’est ridicule. On peut apprendre à ne pas souffrir du froid quand on se porte bien. Je tiens à gagner cette partie avec moi-même : « Je vais la couvrir de laine et lui donner du café. Si elle doit mourir, elle aura contenté toutes ses gourmandises avant… elle mourra ici, de sa belle mort. »

Et le bon compagnon, résigné aux aventures inexplicables, s’en va emportant la triste vision d’une Pierrette à la fois morte et en vie. Le bruit du moteur s’éloigne : on dirait que les flocons de neige sont des mouches, d’énormes abeilles, qui bourdonnent sur le miel blanc du paysage.

J’ai entassé des couvertures autour de Pierrette, j’ai fait tiédir du café ; elle le boit entre deux plaintes sourdes, mais ses yeux sont remplis d’une extase ingénue : du café chaud comme pour ses relevailles, elle se souvient ! On lui en donnait en récompense de sa peine pour avoir mis bas de jolis chevreaux. Maintenant, elle n’est plus bonne à rien, il est juste qu’on ne la retienne pas… Encore ? Elle en veut encore et elle avale tout doucement par petites gorgées comme quelqu’un qui savoure… Oh ! Pierrette, c’est le mauvais café, celui-là, il est sombre et amer pour l’éternité malgré le régal présent, mais, tu ne sais pas, toi, tu as l’unique possibilité de te rappeler un goût, une saveur, une odeur et avec cela tu te soutiendras jusqu’à la grande crevasse de la terre où tu glisseras des quatre pieds…

Je rêve, assise à son chevet, d’une résurrection miraculeuse. J’ai souvent rêvé de ces prodiges et toujours j’ai constaté la déception. La montre s’arrête, le grand ressort est cassé ou ce n’est qu’un grain de poussière, la voilà qui remarche. Seulement pour les animaux, pour nous, c’est souvent le grain de poussière qui casse le grand ressort. Je suis venue trop tard, tous les empressements de la dernière heure sont vains.

C’est de ma faute. À quoi peut servir la psychologie, cette science dont nous sommes si fiers, nous les littérateurs, si nous ne devinons même pas les mobiles du drame de tous les jours, de ces faits divers d’apparence tellement ordinaire qu’ils n’ont même pas les honneurs de notre attention ? Voici une bête qui m’appelait, me faisait signe tous les jours et qui parlait par la logique de sa voix désespérée. Je ne peux pas nier ce désespoir, car mon instinct lui répondait. Quelque chose ou quelqu’un la tuait lentement. Il suffisait d’ouvrir les yeux du bon côté. À présent, y voir rouge ne sauvera pas ma chèvre. Pierrette, en outre, harassée par ses nombreuses parturitions (mon Dieu, comme les hommes exigent des tours de force des animaux alors qu’il serait si simple de les ménager pour en obtenir de meilleurs produits), a fini par faiblir devant la mauvaise nourriture, le manque de soins, mon oubli, mon oubli volontaire…

Non, il y a une secousse dans mon raisonnement, ce raisonnement-là sursaute devant un obstacle : je ne crois pas, je n’ai jamais cru aux accidents sans cause précise. Il y a des gens qui portent en eux les accidents qui arrivent aux voisins. La première victime c’est souvent le criminel…

Pierrette veut se lever. Elle est sauvée, elle est guérie ! C’est vers le soir. Elle tâche de se mettre debout. Ah ! je devine. Tous, ils sont ainsi, très propres devant la grande peur. On dirait qu’ils ont une pudeur dernière qui rachètera toutes leurs impudeurs de pauvres inconscients dans la libre vie animale. Alors que l’espèce humaine, en s’acheminant vers sa fin, se souille sans en avoir conscience, eux, dans un suprême élan vers la netteté, ont l’horreur de ce qui va leur tordre les entrailles. Surtout les animaux qui meurent en pleine possession de leur instinct, qui meurent de force, parce que la maladie n’a pas eu le temps de les avilir.

Et Pierrette sort péniblement avec moi qui la traîne jusqu’au jardin. Quand elle revient, c’est bien une revenante ! Son pauvre ventre vidé il ne reste d’elle qu’un squelette et, en elle, un autre tout petit squelette mou qu’elle a gardé tout de même et qu’elle emportera, avec elle, dans la crevasse… Qu’a-t-elle pu manger ou boire depuis un mois pour être ainsi ! Là-bas, au pavillon, l’autre Pierrette bêle, semble me crier : « Ce n’est pas moi qui l’ai tuée. Nous ne nous sommes pas battues. Nous nous aimions bien, car nous nous tenions chaud. »

Je la recouche. Je la borde. Je pose près de son long nez aux si grande narines une poignée de foin, une tranche de pain, un morceau de sucre. Elle me lèche les mains, elle est heureuse, mais elle ne mangera rien ; elle se contentera de l’odeur, cette âme des choses qui va toucher si profondément l’âme des bêtes.

Il faut que j’aille me coucher aussi. Je l’enferme à double tour. Je n’ai pas faim non plus. Pourtant il y a tous les autres. Les chattes sont comme folles. Elles ont faim, elles, et m’attendent en grattant à la porte. Devinent-elles que la fontaine du lait ne leur fournira plus une goutte de bonheur ?…

Les distributions de soupe terminées, je vais dormir. Il fait un froid noir. Sur tout ce blanc de la campagne, l’eau coule, séparant les deux rives d’hermine d’une barre d’encre bien appuyée. Je contemple un instant le bateau de pèche. On dirait qu’un géant a posé là une de ses pantoufles avant de pénétrer dans le lit du fleuve, une pantoufle usée.

Je dormirai profondément. Je ne m’épuiserai point à penser, la nuit, parce qu’il me faudra, le jour, agir, aller chercher un vétérinaire pour ma chèvre, si je peux en découvrir un. Je voudrais tant savoir… et je dors.

Je ne saurai rien. Pierrette est morte, réellement morte, cette nuit, en flairant, sans doute, le morceau de sucré, la tranche de pain et les herbes sèches des printemps passés. Cette fois, elle est vraiment crevée, la chèvre !

C’est maintenant, oui, que le drame commence ! Il nous faut l’enterrer. J’ai envoyé la femme fantôme chercher l’équarrisseur. Il a refusé de venir pour une chèvre. J’ai fait offrir cinq francs et on a répondu que ça ne valait pas la peine de déranger un cheval, un homme pour si peu, même y compris la peau, la belle peau blanche, la fourrure au longs poils qui ferait une solide couverture pour un pauvre diable de soldat, dans la tranchée. Je ne comprends pas. Je suis persuadée qu’il vaudrait la peine de se déranger pour moins que ça, pour précisément cette seule peau. La France n’est pas assez riche, aujourd’hui, pour laisser perdre la moindre parcelle d’animalité utilisable.

Alors ?… je dois donc bénir le froid qui me permettra de conserver Pierrette entourée de glaçon, étendue sur la neige et devenue rigide comme une statue de sel. J’attendrai que nous trouvions un homme, ouvrier, chemineau ou mendiant, qui puisse creuser une fosse assez profonde… J’ai essayé, je n’ai pas pu entamer la terre, tellement elle est dure.

Il ne passe pas d’homme. Il ne passe rien, parce qu’il neige toujours. Il n’y a plus d’homme dans le pays. Ils sont là-bas

La femme et moi, nous nous regardons avec une inquiétude grandissante. Si le froid persiste encore trois jours, ce sera possible, mais… si ça dégèle, oh ! alors, que ferons-nous de cette pauvre loque s’affaissant peu à peu jusqu’à la pourriture ?… Les enfants rodent autour avec des curiosités malsaines. J’ai dû en repousser un qui essayait d’écarter les grandes paupières aux franges d’argent avec un couteau. Ils sont singulièrement élevés, ces petits-là. La mère les bat toute la journée, mais ça ne les rend pas plus tendres ! Je tremble pour les chattes que j’emprisonne au grenier à présent, parce que je les vois fuir devant eux. Je suis tourmentée depuis que j’ai entendu la mère leur crier des choses bizarres. Elle parle peu et ne dit que des choses révoltantes. Un jour elle a déclaré au facteur : « Il n’écrit plus, c’est qu’il est mort. Ah ! il y resterait que je ne regretterais rien ! » Il s’agissait du mari, le poilu. Son état, si problématique, car elle semble tenir à la finesse de sa taille, n’excuse pas ses allures singulières. Elle a des envies de vin pur et quand je lui en offre, elle répond qu’elle aimerait mieux « se périr » que de se contenter. Les énigmes du peuple sont encore plus indéchiffrables que celles des jolis sphinx de lettres. Il me serait plus facile d’étudier une romancière incomprise que ce phénomène certainement né de l’alcoolisme de la lointaine Bourgogne, Le bon vin engendre de bien mauvais esprits. Et puis, je suis fatiguée, agacée. Je me sens dans la disposition cérébrale de celui qui lit un roman écrit en charabia ou mal traduit d’une langue inconnue dont toutes les intentions lui échappent. Peut-être qu’il y a des choses intéressantes, peut-être que ces excentricités enveloppent le profond néant.

Continuons… jusqu’au bout ! On prendra sa revanche dans le compte rendu.

Je suis pétrifiée de dégoût, de froid et de stupeur ! Qui a osé faire cela, sous ma fenêtre, et comment n’ai-je rien entendu cette nuit ? Le dégel ? Non ! La neige persiste. L’eau des poules formait un bloc de glace dans leur abreuvoir, ce matin, et le vent souffle toujours du nord, embrouillant la laine des flocons avec les écheveaux du fil de la pluie. C’est une bourrasque qui vous coupe la respiration…

Certes, je m’attendais à tout, mais pas à ça. Ce ne sont pas les chattes, elle sont prisonnières au grenier. Ce ne sont pas les chiens qui ne sortent jamais de leur cour… Je me trouve en présence d’un cadavre qu’on a retué, quoi ! C’est monstrueux, mais c’est réel : Pierrette a le ventre ouvert. On l’a fouillée, retournée comme un sac et elle paraît plus grande, plus énorme que jamais. Elle s’étale comme un tapis de neige boueuse et rougie de sang. Ce n’est plus intérieurement qu’une bouillie. À l’endroit des mamelles, du lait s’écoule encore qui a la couleur du pus des blessures gangrenées.

Je cours au pavillon.

« Vous avez-vu ? » — « Oui, j’ai passé contre… c’est les rats. » — « Vous croyez ? Mais il n’y a ici que mes rats[1]. Les autres sont détruits depuis longtemps. Et le campagnol, le loir, le mulot ne mangent pas de viande. Nous ne sommes pas dans les égouts de Paris. »

Autour de nous les enfants pleurnichent.

« Qu’est-ce qu’ils ont encore, ceux-là ? » — « Ils ont, ils ont… qu’ils voulaient tripoter cette saloperie et que je les ai fouettés, bien sûr. »

Ceci est un mensonge flagrant. Les enfants ne sont pas sortis, dès l’aube, par cette neige, encore sans une trace de pas sous les miens.

Il n’y a plus à hésiter. Il faut se débarrasser du corps du délit. (Pauvre Pierrette, ton sort fut si étrange !) D’autant plus vite que si un rayon de soleil tombait là-dessus, ce ne serait pas tenable. Il nous reste la Seine, le grand égout collecteur, et c’est d’ailleurs bien défendu. Pourtant, je n’ai pas d’autre ressource. En guerre, tout ce qui est défendu est permis et le contraire, également…

« Je vais écoper le bateau », propose la femme fantôme qui, pour se montrer sous un jour nouveau, consent à un travail relativement pénible.

« Écoutez-moi attentivement, ma petite. Je désire que vous demeuriez chez vous, portes closes et rideaux tirés. Dans votre état, vous n’avez rien à faire, rien à voir, sinon ce sera le malheureux être que vous devez mettre au monde qui en subira les conséquences. Vous ne vous inquiétez pas des taches de vin sur un visage et vous avez peut-être raison, mais il y a d’autres taches dans les cœurs qui proviennent d’autres causes. Je ne vous donne jamais d’ordre. Cette fois je vous défends, vous m’entendez, je vous défends de toucher à ça. Je suffirai à la corvée, parce que, moi, je ne suis pas une femme… comme vous. »

Elle a compris que je ne plaisante plus. Elle rentre chez elle avec au coin de la bouche un sourire ambigu, faux. Après tout, si c’est un caprice de dame qui écrit, pourquoi se mettre en travers ? Il est clair qu’on devient deux folles ensemble. C’est la guerre !…

Le bateau est percé. Un coup de gaffe d’un marinier, descendant sa péniche, lui a pratiqué une voie d’eau, mais au-dessus de la ligne de flottaison. Ça ira bien jusqu’au milieu de la rivière en ramant lentement. La Seine coule à plein bord. Son eau noire, la nuit, est jaune cuivre sous cette neige qui pleut en tourbillons de papillons valsant. Le vent fouette ses minuscules bestioles et leur donne une apparence de vie.

C’est tout un long trajet à tenter sur des rouleaux de bois que ce transport d’une chèvre en loque, ligotée comme une momie dans un suaire de toile d’emballage. Je n’ai mis de gants que pour saisir les rames qui sont visqueuses de leurs glaçons et me glissent dans les doigts. Le plus dur a été de poser la chèvre sur l’avant du bateau. Sa pauvre tête, laissée libre, est encore comme douée de mouvements et ses oreilles, collées en bonnet d’aïeule, s’agitent sous la neige qui les poudre à frimas. Va… ma pauvre vieille, tu seras aussi bien au fond de l’eau qu’au fond de la terre !… Je n’ai pas le choix des éléments, mais j’ai juré de te venger, grand’mère, j’aurai la peau du ventre de cette femme ! Je sens que je l’aurai… et comment !

Je rame. J’ai froid. Ça me réchauffe. Je suis assise dans un coussin de neige. J’ai tout juste ma chemise et ma robe de chambre. J’ai oublié d’aller prendre un jupon et j’ai les pieds nus dans mes pantoufles. Ah ! si le bon compagnon me voyait en cette posture ! Tout est au mieux dans la pire des situations, parce que tout sera propre quand il reviendra samedi, drame terminé, Pierrette immergée, l’eau coulera sous le pont de ma colère nettoyant les traces de ces pourritures physiques et morales. La colère, en effet, me soulève au-dessus de cette rivière, furieuse aussi. Voilà que je vais trop vite. Je dérive. Quand il faudra remonter, ce sera une autre histoire. Allons tout de même bien au milieu… Là… Pierrette, le grand voyage commence pour toi. Je te redemande pardon, il faut se séparer : tu n’avais que ta peau… tu t’en vas avec elle… c’est plus beau pour une chèvre. Un effort, le bateau penche…, et Pierrette plonge, puis revient dans un virage d’écume. Sa tête, au ras du flot, agile ses oreilles qui se dressent en croissant de lune pâle. Adieu, Pierrette… J’ai lâché les rames et je regarde, les yeux secs ; il n’y a même plus que mes yeux qui restent secs. Je suis transpercée d’eau, de neige fondue et mes pieds se paralysent dans des chaussures qui se raidissent. Elle a disparu ? non… encore ses oreilles, là-bas, elle ne veut pas se noyer après tant de morts subies… puis un remous la saisit au tournant, des voiles de neige s’épaississent… tout est fini.

Mon bateau fait de l’eau ! Il ne dit rien mais il boit tout doucement avec un petit, glou-glou de satisfaction. Ce bandit de bateau va s’emplir et devenir le bateau ivre. Il titubera et moi j’aurai mal au cœur. Cette aventure est à un mauvais tournant, telle une chèvre sacrifiée. Allons, nous devons nous mesurer avec ce fleuve. Je ne crains pas la fluxion de poitrine, cependant je ne veux pas me baigner aujourd’hui.

Je rame désespérément et je n’avance pas. Je me tiens au milieu de la rivière et le chemin qui marche passe sous moi sans m’emporter. Malheureusement, quand on n’avance pas, on recule et je me rends compte de l’émoi d’une silhouette noire, là-bas. La femme fantôme est sortie pour voir, par manière de bravade, et elle me croit en péril. Nous sommes seules dans l’immensité des rives. Ah ! la sacrée femelle ! Comme elle arrive à point pour me rendre du courage ! Deux femmes et de la haine, c’est plus qu’il n’en faut pour dompter tous les éléments. Je ne vais pas crever là pour lui donner une émotion qui rendra son gosse épileptique.

Elle crie, elle appelle. Il n’y a ni un pêcheur ni un marinier dans ce paysage d’hiver implacable. On n’a plus un bateau dehors par ce temps de réquisitions des barques disponibles. Moi, la mienne, elle est trouée, elle n’est pas bonne pour le service.

Ça claque, ça fait glou-glou. On jurerait que je rame à l’envers. Ce cochon de bateau boit comme un trou qu’il est… Je n’arriverai pas. Il me semble que je pousse le courant avec mes bras, que je nage, moi qui n’ai jamais pu nager autrement qu’en périssoire.

Enfin, ça se décolle à l’endroit. La rive, en face, vient sur moi et je gagne un peu… de vagues, de très vague terrain. J’arrive au bord. Il est temps. Le vieux bateau enfonce. Je jette la corde à la femme fantôme, elle tire, tire, et me voilà sur le plancher des chèvres. J’ai envie de sauter d’abord à la gorge de cette créature qui ose m’aider. Elle paraît émerveillée de mon exploit.

Nous rentrons à la maison silencieusement. Elle monte, me suit.

« Tenez ! Prenez ces cent sous. Vous les avez bien mérités en tirant la corde !… C’est les cent sous de l’équarrisseur, le prix du sang… Moi, je vais me recoucher, j’en ai assez. »

  1. Des rats blancs, apprivoisés, en cage.