Aller au contenu

Dans le puits/07

La bibliothèque libre.
Mercvre de France (p. 139-161).
◄  VI
VIII  ►


VII


Comme c’est lent, comme c’est long d’attendre que cette guerre, accroupie sur le monde, achève de dévorer son tas de cadavres, et ils disent, là-bas, dans la capitale qui ne souffre pas encore du vent des pestilences, qu’il faut, pour honorer nos morts, sacrifier d’autres existences, de plus en plus jeunes ! Ceux qui poussent à mourir ont-ils le droit de vivre ? C’est le macabre enchaînement de la tuerie. Est ce qu’un jour on ne tuera pas par habitude du muscle, par goût, en temps de paix ? Tout est à craindre des peuples qui ont flairé le sang.

J’ai appris qu’un brave homme, jadis raisonnable, était revenu du front tout exprès pour cribler sa femme de coups de baïonnette, non parce qu’elle l’avait trompé, mais parce qu’elle ne tenait pas bien ses comptes de commerçante. Ainsi cet homme simple, pénétré du doit et de l’avoir, mêlait tout de suite une répression de guerre à son métier de bureaucrate. Je suis allée voir la femme qui me murmura, d’une voix faible mais pas bien convaincue : « Ce n’est pas un méchant garçon, seulement, quand il pense à l’avenir, il perd la carte. » Cette façon de perdre la carte est inquiétante. Combien d’épouses l’admettront ? Pour un oui, pour un non, le permissionnaire redevient le nettoyeur de tranchées.

J’ai vu passer un couple charmant : une jeune fille en robe courte, en bottes à l’écuyère selon la mode actuelle qui allonge les étoffes de laine, devenues rares, avec du cuir, beaucoup plus rare, et un jeune héros, tout hérissé de palmes. Ils s’embrassaient. Cela faisait plaisir à sentir, ce bouquet de jeunesse bravant les conventions qui interdisent de pavoiser. De son bras gauche, il entourait la taille de la demoiselle, de son bras droit il brandissait un objet que je ne pouvais pas distinguer facilement.

Quand ils furent sous mon balcon, je m’aperçus que l’objet qui s’agitait dans la main droite du héros de l’idylle était… une perdrix. Ils avaient trouvé une perdrix blessée sur leur chemin et ils l’avaient ramassée, lui ou elle, mais sans aucune pitié, sans même la conscience de ce qu’il faisait, cet imbécile serrait l’oiseau sous les deux ailes, l’étouffant et le secouant pour mieux rythmer son discours amoureux. On voyait la petite bête, si jolie, ouvrant et refermant son bec rose et crispant ses pattes de corail dans le vide quand l’air lui manquait. L’autre bête, la fille en bottes à l’écuyère, laquelle, ma foi, chaussait au moins du trente-huit, riait niaisement et ne s’apercevait pas de cette menue souffrance à côté de son immense bonheur… en bottes de sept lieues ! « Monsieur, m’écriai-je en me penchant, cette perdrix est encore vivante. Que désirez-vous en faire ? » Le couple s’arrêta net à la sombre apparition de la dame vêtue de velours brun comme un gros oiseau de nuit. Est-ce qu’elle allait fondre et leur ravir leur perdrix ? « Nous voulons… nous voulons la faire cuire. Nous l’avons trouvée, elle est à nous, je pense ! » « Je ne conteste pas ce droit, seulement il serait plus simple de l’achever parce qu’elle souffre… » Alors, la fille se mit à rire, à rire de bon cœur, si ce n’était que ça, et, lui, tout en secouant la perdrix comme avant, rythmant sa marche de grands gestes de défi, il continua la promenade entraînant martialement son amour dans l’agonie d’un oiseau.

Je ne comprends pas. Je ne comprendrai jamais. Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de la sensibilité et ce n’est peut-être pas la guerre qui nous apporte toutes les pourritures. (La guerre ? Ne serait-ce pas, par hasard, un gros abcès qui crève ? Est-ce que le globe n’aurait pas enfin besoin d’évacuer toutes ses humeurs noires ?)

Depuis fort longtemps je devine que personne n’a plus la notion de la justice, celle qui découle des idées générales et non celle qui procède uniquement de notre droit individuel, celle qui est le sentiment qui ne se règle pas sur la peur de la police, mais qui devrait s’inspirer d’une politesse des mœurs. Les femmes n’ont plus la pudeur d’arrêter certains gestes, elles ont perdu le jugement du dernier ressort et ce sont elles, je crois, qui ont rendu l’homme si lourd d’incompréhension. Les mères, surtout, ne savent plus que l’enfant n’est pas au monde uniquement pour frapper. Autrefois on lui apprenait à faire la guerre, mais il savait qu’il ne devait pas casser la vaisselle !

Dans la rue, dans le monde, au salon, au café, vous rencontrez des créatures qui ne sont pas gracieuses (j’entends : distribuant la grâce). Et pourtant, combien seraient très laides si elles n’avaient emprunté toute la beauté animale à toute la vie inférieure, afin de rehausser leurs petites misères physiques ! Est-ce que bientôt elles boiront du sang, le sang du faible, pour se donner du ton, le bon ton ?

En faut-il de ces aigrettes, de ces plumes, de ces poils, de ces peaux, pour fabriquer une de ces poupées faisandées, tellement inondées de parfums qu’on se demande quelle puanteur elle veut dissimuler. La violence des parfums est l’indice d’une décadence de la sensualité.

Quand je pense qu’on a coupé les ailes aux hirondelles vivantes afin d’en mieux conserver le beau lustre sur de très vilains chapeaux !

Qu’on a failli détruire tous les oiseaux de certaines îles fortunées : les aigrettes merveilleuses, les paradisiers, les porte-lyre, pour entasser des flèches, des arcs de plumes sur des têtes déjà couvertes de perruques. (Si la sage Amérique n’était intervenue, on aurait dévasté jusqu’à l’avenir même de ce commerce des oiseaux des îles en détruisant leurs nids, en prenant les mères sur les œufs parce que cela se faisait sans risques.)

Qu’on a tué, dans le ventre de leur mère, des petits (astrakan) pour que le mort né garde toute la douceur annelée de sa fourrure !

Qu’on a risqué aussi la vie des trappeurs dans les glaces ou les chaleurs torrides pour avoir des renards qui n’étaient bleus que de nom et du pelage oscellé des panthères destiné à des modistes peu tigresses, comme la déclaré le poète !

Qu’on a inventé, falsifié, déshonoré une nature de fleurs monstres ressemblant à des fruits et de fruits ressemblant à des fleurs pour contenter des désirs biscornus ne se rencontrant, d’habitude, que dans les maisons d’aliénés !…

Je n’exagère pas. J’ai là tout un dossier sur les modes et les caprices de l’espèce féminine depuis vingt ans. Je l’ai réuni avec la patience que je mets à venger ma race, et c’est à faire dresser sur le front de la moins tendre de ces écervelées les cheveux faux de sa coiffure. Si je disais tout, preuves à l’appui, il me faudrait dix volumes. Toute une vie d’écrivain n’y suffirait pas. Vous m’objectez : nous avons, présentement, bien d’autres devoirs très supérieurs à cet ordre de choses.

Oui, mais moi je vous ai prévenus que je m’occupais de la vie inférieure. Je vous abandonne lâchement à toutes vos supériorités. Moi, j’ai choisi mon lot. Tout le monde ne peut pas gagner des batailles par la stratégie en chambre ! Moi, je trie des chiffons, où il y a, également dosés, les vieilles écharpes de Madame et les nouveaux pansements de Monsieur, celles-ci ayant peut-être fourni ceux-là.

Or, ce sont les hommes que l’on tue.

Et ce sont ces femmes qui ne veulent plus faire d’enfants, alors que, tout bien examiné, leurs qualités, leurs défauts, elles ne seraient bonnes qu’à ce métier, car il faut pas mal d’inconscience aussi pour mener convenablement une gestation à son terme.

Les femmes du peuple ? Pourquoi voulez-vous donc faite tirer le char d’État par toujours les mêmes bêtes de somme ? Est-ce que nos mondaines, entières ou demies, ne seraient pas régénérées par de multiples parturitions ? Je ne vois pas un grand inconvénient à leur commander une nouvelle race de singes ! L’espèce humaine a débuté par là, qu’elle y revienne. Un peu plus, un peu moins de grimaces…

… Puisque je suis dans le cercle noir, voici le moment de raconter comment j’ai fui. J’ai promis de remonter pas à pas ce calvaire pour ma propre édification. J’ai crié : Malheur à Jérusalem ! et je tiens à crier : Malheur à moi-même ! parce que je ne veux pas être une héroïne. Ce fut mon luxe de jadis de ne consentir à la mode qu’autant qu’elle me plaisait. J’ai fait vœu de ne jamais porter ni fourrures ni plumes achetées pour moi et j’ai distribué les plumes et les fourrures qui me venaient des héritages. Autant que possible je me refuse à ce qu’on tue en mon honneur. C’est une besogne dont on doit se charger soi-même. Être complice est plus lâche à mon avis qu’être bourreau. Ce sera donc mon luxe d’aujourd’hui d’être pourvue de bravoure facile… Je n’ai jamais aimé que l’impossible, mais en français. Opposons donc aux altitudes romanesques de l’arrière les autres altitudes qui en furent la préface.

J’étais à la petite maison d’ici, sans nouvelle, écoutant, étonnée, la pulsation profonde du canon. Quel canon ? Le nôtre ? Le leur ? On ne savait plus rien. Et des tauben, très haut, rayaient le ciel comme des martinets de tempête, fin d’août 1914.

Le bon compagnon arriva, en voiture, pour me ramener à Paris. Ma fille, son mari parti, était venue chez nous avec un jeune chat qu’elle avait ramassé dans la rue, sa mascotte ! Je sentis tout de suite que ce petit chat, de la race de ceux dont les Agnès disent, en faisant sonner la liaison : le petit chat est mort ! perturbait l’intérieur de là-bas. Partir ? Pourquoi ? Était-ce pour revenir tous au bord de l’eau ? « Je ne sais pas où nous allons. » La voiture nous emporta dans une chaleur extraordinaire. Tout brûlait de l’air, de la lumière et du vent. Le bleu inaltérable du ciel avait la netteté aveuglante de l’acier dans la forge. Je ne pus m’empêcher de remarquer que s’il avait été question d’une vraie partie de campagne il n’aurait jamais fait un pareil beau temps. Où était donc la guerre et ses désastres ? Sur la route, déserte absolument, des soldats gardaient les ponts et vous demandaient vos papiers. L’un d’eux vérifiant nos sauf-conduits nous les rendit avec le sourire : « Valable pour trois mois ? Dans trois mois la guerre sera finie et nous passerons sous l’Arc de Triomphe », dit-il d’un fort accent méridional. « Ils sont ainsi ! murmura le bon compagnon qui a horreur des phrases, ils ne savent pas non plus où ils vont, mais ils sont les seuls à avoir le droit d’être ainsi ! »

Puis en approchant de Paris je vis une chose qui me heurta la tempe d’un doigt glacé, malgré l’atroce chaleur ; c’était un bœuf couché en travers d’un fossé, un énorme tas jaune cuivre sous le soleil et déjà tout plein de mouches vertes. Ça rutilait, ça flambait et ça vivait encore ! Fourbu par la course qu’avait dû courir le grand troupeau du camp retranché rabattu sur les pâturages intérieurs de Paris, il était tombé, assommé de coups, crevant de soif et de faim, il agonisait. Personne pour l’achever, le voler ou le relever, et ses flancs soufflaient comme le soufflet même de l’universelle forge, exhalant la plainte de toute une terre piétinée, convulsée. Je dis, étourdiment, encore demeurée sur l’autre rive de la vie à laquelle on m’arrachait : « Si tu voulais me laisser lui mettre au moins mon mouchoir sur les yeux ? » Mais le compagnon songeant à une affaire plus importante ne ralentit point, car il ne m’avait point entendue.

Quand on arriva, la petite surgit avec son chat trouvé. Une bestiole minuscule d’un aspect extrêmement grave. J’eus la force d’âme de lui dire : « Ce n’est pas le moment de ramasser les chats perdus. Tu en as déjà deux ! » Elle répondit : « On l’a rencontré le soir du départ de Robert. Des enfants le martyrisaient. On voulait le jeter par-dessus un mur. Nous l’avons pris… pour qu’il nous porte bonheur ! » Je comprenais… mais j’étais d’une humeur massacrante, tout d’un coup.

Le surlendemain, on sut que le Gouvernement partait. Je me rappelle ma scène furieusement ridicule chez un de mes meilleurs camarades de lettres, l’auteur, un peu prophète, des : Lauriers salis. Ayant l’occasion d’accabler des gens auxquels j’ai la manie de reprocher la pluie quand elle tombe sur mes projets les plus futiles, je ne manquai point de dauber sur le Gouvernement. Stoïque, l’ami qui on fait un des ornements les plus spirituels m’écoutait, ne pouvant placer un mot, tâtant dans sa poche de gilet son billet délivré pour Bordeaux et rageant lui-même sous l’averse des consignes inviolables tout autant que sous la dégelée de ma diatribe. Il avait un grand air de dignité pour plaider la cause nationale. Je le quittai complètement exaspérée. Non, mais ?… est-ce qu’on allait devenir bête, chez les gens de lettres, parce que c’était la guerre ?

Au fond, personne n’a besoin du Gouvernement ; cependant, quand il s’en va, c’est un peu comme si on décrochait la panoplie du bureau. Vous savez, ces armes brillantes, damasquinées, toujours bien fourbies qu’on met à l’ombre des paisibles bibliothèques. Ça ne sert pas souvent, mais ça fait riche, ça y a toujours été, du reste, ce sont des échantillons d’une force qu’on a éventaillée là, derrière un buste de femme, en auréole, c’est une réunion de symboles barbares, protégeant une jolie personne déjà mûre… et si mal coiffée !

La vie de bureau n’y puise rien d’autre que le besoin d’un nombreux domestique pour nettoyer, décrocher, raccrocher, en ajoutant, les jours solennels, des palmes, beaucoup de palmes. (Ah ! le mystère impressionnant d’une épée d’académicien qui n’a jamais servi !) La panoplie une fois décrochée, ce fut une amère désillusion pour certains bourgeois méthodiques, amateurs de l’ordre, et les badauds, amateurs du désordre, s’en donnèrent à cœur joie : « Je leur avais dit de s’en aller, oui ! a prétendu plus tard un grand général. Mais je ne leur avais pas dit de f… le camp ! »

Il est certain qu’ils emportaient… le café de la France !

Donc, il fallait s’en aller, nous aussi. « On ne peut pas rester ici avec une jeune femme. Une étourdie qui ramasse les chats perdus ! Ta fille aura des nouvelles de son mari un peu plus tard. » Imiter un gouvernement ! C’était bien à contre-cœur que ça m’arrivait !

Je n’ai eu peur, dans mon existence tourmentée, semée des plus cruelles aventures, ni d’un chien enragé, ni d’un cheval emballé, ni d’une femme hystérique. J’ai pu maintenir le premier jusqu’à l’empêcher de mordre, j’ai sauté sur le second, du fond de la voiture que je conduisais seule, pour le monter en poste et l’arrêter juste au passage de la barrière ; quant à la troisième, qui tirait sur moi les balles d’un revolver en mauvais état, elle me rata, naturellement, après avoir étoilé la glace du salon, derrière moi, et cela me permit de lui faire courtoisement remarquer : que les miroirs brisés portent malheur à ceux qui les cassent[1]. Mais lorsqu’il fallut commencer à emplir des valises où serait contenu le strict nécessaire pour un voyage d’une durée indéterminée, cela, réellement, me causa la possible sensation physique de la peur. Cela venait comme la goutte d’amère ironie faisant enfin déborder le vase. Le strict, le plus strict nécessaire… en trois valises, sans bagages à main ! J’en appelle à toutes les Parisiennes !… Et pour un temps indéterminé, c’est-à-dire tout prévoir : costume d’été, costume d’hiver, les chapeaux de la petite, mes treize bonnets, du linge, des habits d’homme, des couvertures lourdes, des manteaux… et pourquoi pus des parapluies, les trois chats, les trois rats, et peut-être des choses à sauver, des objets précieux… tout ça dans la voiture avec nous-mêmes ? « La voiture ? Notre devoir est de la laisser aux éventuelles réquisitions. On ne part pas pour son plaisir. Quand on s’en va comme ça, on s’en va n’importe comment. » Là-dessus je tombai toute raide. C’était encore bien plus simple… Fuir ? En emportant le strict nécessaire ? Pas plus, pas moins ! C’était, à mes yeux, tellement ridicule, que j’en préférais la paralysie…

Et j’entendais tout ça dans un rêve confus. Mon corps qui est un animal très intelligent jouait ce tour de passe-passe à mon esprit qui est celui d’une bête. Il me flanquait par terre comme le bœuf de la route sous la chaleur de raisonnements que je trouvais insensés.

Sourde, muette, marchant à peine, je ne conservais que l’usage de mes yeux qui distinguent déjà mal ce que l’on trame dans l’ombre des bibliothèques, sous les sinistres rutilances des panoplies et qui sont incapables de pleurer dans les grandes occasions.

Ça dura quarante-huit heures… hélas ! Quelques heures de plus et on reculait le voyage, ce n’était pas la peine de fuir. Le miracle de la Marne se préparait.

Eux, le père et la fille, ne se souciant pas d’enfermer un strict nécessaire dans si peu de valises, se tenaient sagement sur la réserve. Ça serait le miracle ou la débâcle pour la maison comme pour la France. Quand l’océan monte sur vous, on n’a pas l’idée d’une résistance : on tâche de garder sa respiration. C’était une chose si vraiment inattendue de me voir malade… De temps en temps un chat minuscule, un chat qui était tout près de moi et que je pensais voir par le petit bout d’une lorgnette, m’effleurait du pinceau de sa queue, allant et venant sur mon lit, un chat gravement heureux de contempler une grosse bête de l’espèce humaine réduite à la plus lamentable des impuissances.

Un matin, je vis fort clairement que je désertais à l’envers. Fuite en avant, fuite en arrière, peu importe comment on se dérobe. Le devoir de la femme est toujours plus ordinaire que les grandes circonstances. Il était urgent de revenir à… au strict nécessaire de la vie. Brusquement, mes membres se délièrent, de nouveau je me sentis soulever par ma bonne santé comme par une eau tiède. Je me levai. Je fis les valises. Alice répétait : « Mais Madame ne tient pas debout… elle ne supportera pas le voyage ! » « Quel voyage ?… Moi, je retourne à la petite maison du bord de la Seine. C’est là qu’on aura la liberté de ses mouvements. Quand je serai dans un bois avec des rochers derrière mon dos… »

Il paraît qu’on avait même voulu mettre des mitrailleuses dans les rochers, des soldats dans le jardin. Oui, ça valait le voyage. Et l’on partit, machinalement, sans phrase et sans une émotion analysable. On se disait : au revoir. Alice et Charles avaient les regards brillants, seulement personne ne pleurait, parce que rien de la vie de tous les jours ne s’était interrompu. Le petit chat miaulait et jurait avec les gros qui ne lui parlaient pas. On pensait à peine.

… Cela se détachait par morceaux et l’on apercevrait, plus tard, les places blanches, les trous clairs, sur le mur sombre, laissés par la panoplie dans la bibliothèque, au milieu des livres, de tous les livres demeurés en tas, ceux qu’on avait lus, les tomes bien reliés de l’ancienne vie confortable.

À la petite maison, tout se remontrait si paisible que je me crus délivrée du cauchemar. Mes ratons dansaient dans leur cage comme si je leur apportais des noisettes, et les chats, hors du panier, faisaient des bonds en flairant les herbes folles. Le gardien, belliqueux, déclarait qu’on tiendrait, avec le fusil de chasse : puisqu’on décidait de mettre cinquante hommes de troupe en nos murs, il représenterait la cinquante et unième cartouche. Toutes les hirondelles poussaient des cris d’enthousiasme, ayant, depuis longtemps, effacé le lointain avion ennemi. Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais beaucoup d’hirondelles font un ciel joyeux, même en temps de guerre.

Pourtant le facteur ne vint pas, le lendemain, et on apprit qu’on venait d’obstruer le chemin du village par un poteau télégraphique renversé : « On pourrait peut-être aller rechercher l’auto ! » pensait tout haut le bon compagnon qui regrettait son coffre à outils, contenant certainement plus que le strict nécessaire : « Restons ici ! » pensais-je tout bas. La petite songeait à réemballer ses chats, parce que du moment qu’on ne voyait plus le facteur elle préférait un autre horizon.

Et l’on repartit. Il faisait toujours beau, un soleil implacablement ironique. Sur le marché aux chevaux il y avait des artilleurs. Leurs uniformes étaient blancs de poussière. Assis sur les caissons et les canons, ils ne proféraient ni un mot, ni un chant. Tout semblait figé dans une anxiété grise en eux du plus bel ordre militaire. Il n’y avait que leurs yeux qui disaient des choses terribles, reflétant on ne savait quelle lueur. Prêts à se diriger sur une nouvelle étape, ils regardaient, sans les voir, ces gens qui passaient, dont ils protégeaient la fuite comme des statues enseignent le bétail humain par leur redoutable immobilité.

Dans la gare de C… le spectacle s’offrait moins correct et plus inquiétant. Une interminable rangée de malles, de colis, de sacs, de paquets formaient une barrière infranchissable aux voyageurs qui, tous, selon le rite, emportaient leur strict nécessaire.

On tint le dernier conseil… de la retraite : avions-nous l’une et l’autre l’adresse de l’hôtel où l’on descendrait ? (prudente précaution !) Maintenant on se dépêcherait de prendre la place qui se présenterait. Il ne fallait pas espérer être ensemble. Les trains se succédant d’heure en heure, la première place fut pour la petite et ses deux chats. Avec son léger sac brodé, son panier de vannerie, très lourd, car Lissou et Laurette pesaient leur poids d’animaux bien nourris, elle eut l’air de grimper à l’assaut d’un train de plaisir pour aller préparer une collation sur l’herbe. Elle montait dans un wagon de dames seules où l’on apercevait des fumeurs ! On attendit une heure le train suivant, au milieu du concert d’imprécations de voyageurs de plus en plus nombreux. Ce fut alors qu’il me vint une mauvaise pensée. Le bon compagnon me poussait vers un compartiment ; au lieu de lui tendre mes paquets, je glissai dans la foule, me laissai entraîner et je filai, je filai comme une épave, serrant ma cassette à bijoux, mon sac et le petit chat, la mascotte dont je m’étais chargée parce que les gros l’étouffaient. Puisqu’ils étaient sauvés, le père et la fille, si je revenais tranquillement chez moi ? Mon insurmontable horreur de la cohue me reprenait aux entrailles. Je ne pouvais plus voir ça, ni en faire partie ! Le long du quai, tiraillée, bousculée, j’abandonnai tous les compartiments possibles, premières, deuxièmes, troisièmes classes.

Ah ! qu’importe donc de quel enterrement on sera… c’est la fosse commune au bout ! Moi, je veux rester ici où il y a de l’eau, de l’air, de l’espace et… des artilleurs. Que craindre à l’abri de tant de canons ?

Le train sifflait, démarrait. C’était fini du cauchemar, lorsque je me trouvai en face d’une bande qui chantait je ne sais quelle scie à la mode : « En voiture ! » me cria durement le chef de gare dont la figure ressemblait à une tomate fendue. Et deux de la classe 1914, ceux du plus bel enterrement, me prirent sous les bras : « En avant donc, ma petite mère, c’est pour la France ! »

Ce fut ainsi que je fus mise de force dans un wagon bondé de gens qui fuyaient l’invasion.

  1. Cette femme est, en effet, morte un an après.