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Dans le puits/10

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Mercvre de France (p. 212-234).
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X


… Une lettre anonyme ne devient vraiment dangereuse que lorsqu’on l’a brûlée. Le feu purifie ce qui est matériel : la laideur du papier, la grossièreté des mots, mais il permet sa palingénésie, il reconstitue la chose détruite en son essence même et nous remet en présence de son danger ou de la vérité qui peut transpirer sous les perfidies traditionnelles. J’ai reçu, par métier, beaucoup de lettres anonymes. Je les ai toujours brûlées pour me conformer au geste qui distingue le philosophe des autres gens… de lettres. Je n’y avais pas grand mérite. Je ne suis pas curieuse et les intrigues m’ennuient, aussi bien dans la vie que dans les romans. Cependant j’ai remarqué qu’elles renaissaient fort bien de leurs cendres et qu’elles projetaient, sur le mur d’en face, les mots essentiels, la vérité sortant de sa gaîne de mensonges.

Vais-je donc m’hypnotiser sur cette phrase en domino, jouant à cache-cache derrière un loup de papier noir : « Vous ne vous doutez pas qu’on fait l’ange avec votre argent ? » Ô braves anonymes, rien ne m’étonne plus. Je sais que lorsqu’on s’efforce de leur faire du bien, ils font, de leur côté, de très mauvaises actions en affectant des airs candides ou un mutisme de martyre. Je ne veux pas tourner dans ce nouveau cercle vicieux. Domestiques renvoyés, gardiens évincés, ivrognes ayant mal aux cheveux et s’étudiant à polir une missive dans le style de feuilleton lu la veille, laissons ces amis inconnus à leur obscurité. Cette phrase ne signifie rien. En voilà décidément assez. Pensons à autre chose et confions-nous à l’étoile du fatalisme pour percer cette ombre mystérieuse. Si c’est la femme fantôme qu’ils appellent « un ange », ils abusent de la précaution oratoire. Merci de l’avertissement en ces termes flatteurs et espérons que cet ange s’envolera le plus tôt possible, de son plein gré car, moi, je ne dois pas la mettre à la porte. Examinons son cas. Tâchons de nous y retrouver par la seule déduction logique…

… Mais pourquoi diable ça peut-il embêter les voisins qu’elle fasse l’ange, la sainte-n’y-touche ?

Un jour, il y a de cela plus d’un an, nous étions assises, ma réfugiée belge et moi, sur la berge du fleuve. Il faisait beau, il faisait doux, les enfants dormaient, les chèvres broutaient, nous venions de ramasser de l’herbe pour nos lapins, un grand tas d’herbes odorantes dans lequel expiraient les petites fleurs sauvages exhalant leurs derniers parfums, les reproches un peu amers de les avoir sacrifiées. Étendue sur le dos, je regardais courir un nuage qui semblait pressé d’aller porter une bonne nouvelle. Les beaux jours nous étaient comptés parcimonieusement et nous les regardions comme des récompenses. Songez donc ! On marchait à pieds secs, on avait chaud, les corvées rurales semblaient des parties de plaisir et on se sentait l’âme plus libre. Nous étions seules… tous les gardiens partis, moi, n’ayant pas eu la patience de supporter qu’on me vienne dire, sous le nez : « Choisissez, madame ! moi ou les Belges ! »

Jamais nous n’avions si largement respiré.

Elle disait des choses paisibles, ma réfugiée, cette douce victime de la guerre, et elle ne se plaignait pas, ayant tout perdu : sa maison qu’on devinait jolie, bien tenue, ses vieux parents, doux et tendrement comme il faut, jusqu’à l’aisance de sa vie de jeune mariée, puisque le mari était obligé de chercher une situation en France, pays compliqué de jalouses incursions dans le domaine des paperasses. Non, elle ne se plaignait pas. Je n’ai jamais connu de femme plus intelligente et plus simplement résignée, parce que, justement, les agitations sont vaines autour du devoir qu’on a besoin de remplir sans phrases. Son devoir rempli, elle ne cherchait, en effet, d’autre récompense qu’en la permission de contempler le jour, exactement du même bleu que ses yeux. « Voyez-vous, tout cela s’arrangera ! Quand on songe au courage de notre roi qui vit aussi dans une petite maison isolée… Les méchants sont tellement plus malheureux que les bons dans le même malheur ! » C’était bien ce qui me tourmentait, car, moi, je suis une méchante-née, la violence et la discussion me sont naturelles et je n’ai pas la possibilité du repos d’esprit quand je trouve que ça ne va pas. N’avait-elle pas eu cette admirable réplique à une indiscrétion de l’amie inconnue qui devait, sans doute, m’écrire plus tard la fameuse lettre anonyme :

« Si Dieu venait me dire cela lui-même, je lui répondrais : ce n’est pas vrai car vous ne pouvez pas l’avoir permis ! » Ses enfants, son mari, elle emportait tout avec elle, aucune fortune ne pouvant remplacer ceux qu’elle aimait.

Je crois sincèrement qu’il y a des femmes honnêtes, mais jusqu’à la rencontre de celle-ci j’avais toujours constaté que l’honnêteté foncière nuit à l’intelligence, parce que l’intelligence est de la malice épurée. Le peuple dit d’un enfant très intelligent : qu’il a du vice ! Or, ma réfugiée était une preuve du contraire ; elle savait conserver son intelligence à l’abri de la tentation malicieuse. Combien de fois j’ai eu recours à son jugement pour connaître une page littéraire à sa juste valeur ! Elle tombait sur le défaut, le vice de l’argument et mettait sûrement l’index de sa critique à l’endroit sensible et ne critiquait pas !…

Elle dit, ce jour-là : « Il nous arrivera quelque chose de bon. Il est impossible qu’il n’arrive pas du bien après tant de mal. »

« Ce serait logique, mais, pensais-je, il n’y a que les choses logiques, hélas, qui n’arrivent pas dans la vie de la guerre. Quand nous faisons un pont de bateaux, la rivière déborde et emporte le pont. Or, les rivières n’ont pas le droit de déborder en été. »

Et du temps coula sur nos fronts comme une eau tiède…

Un homme passa, un soldat, à bicyclette, rapidement, revint sur ses pieds, conduisant sa machine d’un air de quelqu’un qui cherche un renseignement, puis s’adressant à ma réfugiée, la mieux mise de nous deux parce qu’elle avait le plus grand ordre dans ses vêtements et se coiffait toujours bien : « N’auriez-vous pas ici, Madame, une chambre ou un coin de grange à louer ? » — « Je crois, lui répondit-elle, comme si elle attendait cet homme, qu’il y a ici des choses pour vous, mais je ne suis pas la maîtresse de la maison ! » Je lui fis signe de le retenir sans me déranger. L’homme parlait d’une voix basse et précipitée : « C’est que… voilà, je suis un réformé temporaire. J’ai une femme et trois enfants. Personne ne veut me recevoir dans ce pays où je ne suis pas connu. J’ai un peu d’argent. Il me faudrait si peu de place… je voudrais surtout de la terre à gratter, je suis cultivateur. » Et ma réfugiée me regardait en souriant, trouvant cela très naturel parce qu’elle venait de le prédire.

D’un bond je fus debout et décidée : « J’ai, en effet, quelque chose pour vous, dis-je au bonhomme, seulement, ce sera peut-être cher. » On lui montra le joli pavillon clos, ses étables, ses poulaillers et toute la terre à gratter, autour. Il hochait la tête, les yeux brillants de convoitise. À ce moment, je remarquai que ces yeux-là étaient relevés et bridés du coin. Ils étaient presque divergeants. On l’amena dans la salle à manger de ma réfugiée pour débattre la grave question du prix devant une bouteille de bière fraîche. Je sentais que sa salive se faisait rare. Il parlait, parlait, pour nous étourdir ou s’étourdir, d’une mitrailleuse, la sienne, ayant arrêté un régiment, de sa blessure, en se trompant de jambes et de beaucoup d’autres histoires débordant sur la question principale comme un liquide bouillonne en débordant d’une chaudière et il avait certainement peur de se brûler lui-même à son propre discours : « Enfin, voilà, finit-il par déclarer, je ne peux donner que huit francs par mois, mais j’ai des meubles et c’est une caution, des meubles. Ah ! pour nous, c’est le rêve, ce petit pavillon… et la terre… » — « La terre n’est pas bonne, interrompis-je, froidement, jamais on ne l’a voulu travailler sérieusement, et nous avons toujours cm qu’elle ne valait rien. J’adore les orties et les ronces. Mais plus haut il y a un champ où tout peut venir à souhait moyennant le fumier des étables. « Un champ… Un grand champ ? » fit-il, en extase. — « Vous avez des enfants… sages ? » — « Oh j’aime autant vous dire qu’ils sont jeunes ; personne ici n’en veut rapport à ça. Si c’était à refaire… bien sûr… mais ils sont là, faut bien que je les garde… Un champ ? et vous me le loueriez à part ? » Ma réfugiée me regardait avec une sorte de compassion, ne doutant pas une minute de ce qui allait venir… Alors parce qu’elle me regardait, justement, et qu’au fond cela ne regardait qu’elle, je finis par dire à l’homme, pour ne pas faire durer cette bonne plaisanterie : « Puisque cela semble vous convenir, vous entrerez donc chez moi avec la femme et les trois enfants, vous gratterez la terre, vous vous servirez des animaux, pourvu que vous ne les maltraitiez pas, et vous agirez au mieux de vos intérêts. Je n’y mets qu’une condition, c’est que vous ne paierez pas. Vous avez fait un rêve en sortant de l’ambulance : qu’il se réalise entièrement. Je ne vous demande qu’une chose : tâchez d’être bon… Nous devons vivre tous en bonne amitié et il faut surtout que les enfants, nos petits Belges, nos petits Français ne se disputent pas. » Il y eut un silence ému… absolument comme dans les histoires de la bibliothèque rose, et l’homme se moucha.

Il remonta sur sa bicyclette, s’envola littéralement. « Nous ne le reverrons sans doute jamais ! » dis-je ironiquement à ma réfugiée dont les yeux bleus resplendissaient : « Il faut croire ! il faut croire ! Oh ! comme dans mon pays on aurait aimé ça ! Vous n’êtes pas raisonnable… vous allez trop vite… enfin, il faut croire. Tout le monde n’est pas méchant. Ce sera une joie pour les enfants qui vont jouer avec des enfants et vous crieront terriblement dans les oreilles… »

Ces gens s’installèrent dès le lendemain soir. La femme souriait sans parler, les enfants paraissaient muets aussi. Une petite avait l’air d’une frêle sainte du moyen-âge, maigre, effilée, avec des yeux bridés du coin. Celle-là était même trop sage, car elle en faisait peur. Ces gens paraissaient des égarés. Ils allaient de fondrière en fondrière, arrachés à leur pays par l’invasion, se cramponnant aux voitures d’ambulances, tombant, se relevant, exaspérant les parents lointains quand ils tombaient chez eux, bien vite repoussés par le propriétaire quand ils essayaient de se relever en payant une unique chambre sale le prix d’un appartement meublé. Et le cauchemar devenait le conte de fées… Durant six mois il n’y eut pas un nuage, malgré la pluie d’automne. On grattait la terre, on semait et on labourait. Je soldais toutes les notes, parce que je ne voulais pas qu’on pût me dire ce que m’avait dit un honorable magistral de la contrée : « Nous ne pouvons pas lui donner de certificat, parce qu’il n’est pas d’ici. » Il serait d’ici, bon gré mal gré Puis il fut menacé, de nouveau, par les tentacules de la pieuvre. Puisqu’il était guéri, il devait resservir. Guéri ? On ne guérit pas de la guerre quand on l’a faite. Si le physique y échappe, nul moral ne peut s’en retirer intact. À partir du moment où il sut que cela recommençait, l’homme se détraqua, telle une mécanique dont la force de propulsion demeure sans règlement. Sachant un peu tout faire, il quittait un travail pour un autre et sautait brusquement d’une entreprise possible à une idée peu réalisable. Il fit un pressoir à cidre qui perdit la moitié de sa récolte, au lieu de l’aller porter à presser chez le voisin, et on but, en une semaine, cinquante litres de pur jus gâté, pas nous, lui, car nous, nous ne buvions que de l’eau. À tout instant il montait chez moi me demander une petite somme que je ne lui refusais certes pas, mais il me mit à sec et m’obligea, parce que je ne voulais pas que l’on sût, à me défaire de deux jeunes Chonchons. Après avoir montré des rats, j’en vendis. (En temps de paix, la race curieuse que j’avais créée sans le vouloir valait son poids de curiosité, en or.) Oui, j’ai vendu deux rats, petit couple drôlet, parce que je n’aurais jamais pu dire comment disparaissait mon budget. J’avais fait venir le fond de mes coffres ; les flanelles blanches, les lainages de couleur pour les enfants. Je m’aperçus, que, de son côté, la femme vendait ces étoffes, précieuses en temps de guerre, aux marchands de chiffons, au lieu de s’en servir. De son côté, ma réfugiée remarquait aussi des actes bizarres ; mais d’un commun accord nous ne nous en parlions pas : nous désirions que ce fût bien le rêve, au moins pour nous. J’avais dis : « Il faut que l’on s’aime ici. C’est tout ce que je vous demande. » Et l’inimitié vint un jour pour les enfants. Le petit Paul nous arriva le nez griffé. Germaine eut sa robe salie, déchirée. La maman aux yeux bleus finit par leur défendre d’aller jouer. Scènes et disputes. L’homme, naturellement, se plaignit, se sentant dans son tort : « Après tout… les Belges… ils ne sont pas plus que moi ici ! » — « Pas plus que vous ! Mais, criai-je involontairement, sans eux, ni vous ni moi, nous n’existerions. » Je risquai une allusion à ces disputes enfantines : « Il ne faut pas vous tourmenter, disait la maman aux yeux bleus… parce que… si je n’étais pas ici, eh bien cela, n’arriverait pas. » Est-ce qu’elle allait prendre ma manie de voir les choses en noir ?

Et le bon compagnon gardait également pour lui les détails qui lui déplaisaient. C’était le système des concessions mentales. Chacun dissimulait en songeant que l’autre n’y voyait goutte.

L’humanité n’est jamais foncièrement bonne. La plus dangereuse manière de la rendre exécrable, c’est, je crois, de chercher à s’illusionner sur elle. Il y a des chevaux auxquels il ne faut jamais rendre la main quand ils s’emballent… Les artistes et les gens enthousiastes n’entendent d’ailleurs rien à l’humanité, parce qu’ils l’inventent au fur et à mesure de leurs besoins de croire en elle…

À la Noël, je faillis faire un esclandre. Je ne pouvais plus réunir les enfants, comme je l’avait désiré, autour d’une humble branche de sapin enguirlandée, parce que les enfants ne devaient plus jouer ensemble ; je devais me contenter de distribuer des joujoux aussi pareils que possible, afin d’éviter les convoitises ; mais le héros installa un arbre mystérieux, tous ses volets clos, chez lui. Il y eut donc une fête de famille pour les enfants français et il n’y en eut pas pour les enfants belges. Au premier janvier, ce fut encore mieux : le bonhomme et la bonne femme ne leur souhaitèrent pas la bonne année en passant pour aller au pain… Ce vœu puéril, qui est l’aumône de tous à tous en temps de misère générale, ne fut même pas offert. Au fond, avais-je le droit d’exiger une manifestation de simple politesse ? Mais quel crève-cœur de constater que mon peuple était absolument inférieur au peuple belge sous le rapport du cœur…

Je sais tout ce qu’on m’objectera, tout ce que j’ai déjà entendu insinuer sur nos réfugiés par les Français, très malins. Or, je connais depuis longtemps des Belges. Il y a là haut, très au-dessus de ma petite villa, une propriété vaste et jolie comme le palais des mille et une nuits rurales, habitée par des amies à moi que j’appelle mes sœurs, qui en descendent souvent les mains pleines de fleurs et de fruits. Flore et Pomone aux gestes de grâce, à la beauté sculpturale, amies absentes pour le moment, dont le réconfort affectueux me manque, et ces amies françaises, de la plus fine espèce, entourent de leur amour et de leurs soins une des gloires de la Jeune Belgique, l’auteur de La Route d’émeraude. Chez elles, depuis plus de trente ans, un couple belge, sorti du peuple, les garde. Je l’ai vu à l’œuvre, ce couple : il est logiquement humain, en ce sens qu’il rend le bien pour le bien, sans écouter les mauvais propos du pays. Fidèle, sensible, on ne fait jamais appel à son cœur sans le sentir battre à la hauteur du vôtre. Élise est la ménagère par excellence. Nestor est le jardinier expert qui fabrique des roses naturelles. La femme, c’est le visage blond et pâle un peu effacé d’où ne rayonne plus que le sourire, d’après pluie, de la résignation. L’homme, c’est le grand gars solide et bien planté qui nous déclarait : « Ils n’entreront pas ici… non ! Ils n’entreront pas ! » J’entends encore Élise qui murmure : « Allons ! Allons ! Ne vous faites pas de mauvais sang. Voici des poires que je vous apporte… c’est le baiser du jardin, la bonne poire, vous savez ! »

Trente ans, ils ont vécu là-haut, et c’est pour cela que mes sœurs du palais enchanté ne se sont pas trop réveillées de leur enchantement : elles peuvent croire à la tendresse domestique. Ô sage Nestor expert en l’art de doubler les volants de la jupe des roses ! Ô sage Élise qui connaissez la recette des gelées à la royale, n’êtes-vous pas la preuve même de la fidélité, de la loyauté, de la simplicité d’un peuple ?

La Belgique est vibrante, querelleuse, et justement possède toutes les qualités de ses défauts. (Cela vaut peut-être mieux que d’avoir les défauts de ses qualités !) Elle est une bonne vivante, un peu trop vivante même, c’est pour cela qu’elle a voulu résister jusqu’à la mort. Je ne crois guère aux résistances forcenées de ceux qui calculent, qui laissent entre eux et l’ennemi une neutralité stratégique. Malheur à celui dont la stratégie n’est pas l’immédiat bond à la gorge et qui n’a pas pour lui la défense irréfléchie de son instinct !…

Notre poilu est sûrement un commotionné. Je lui dis : « Il y a un chien de chasse qui est entré dans notre bois. Le chasseur le siffle et l’animal ne peut pas ressortir, parce qu’il ne trouve plus le trou du grillage. » — « C’est bien, j’y vais, le temps de prendre mon fusil ! » Et il tuerait le chien égaré le plus naturellement du monde. Je lui parle d’économie, de réserve et il me répond : « Moi, je peux sans me déranger me faire des journées de quarante francs en vendant des bagues de crin cent sous pièce. » Sa vie d’ambulance lui a tellement perverti l’entendement qu’il ne sait plus distinguer le réel du factice. Et il faut l’entendre raconter les histoires sur les dames de la Croix Rouge ! Cela se tassera peut-être. Tout s’arrange… oui… mais cela dépend de l’époque où l’on vit. En guerre, on n’arrange que par le coup de force. Je me faisais une joie de revenir enfin à Paris après le départ de nos réfugiés belges et je devine que le départ du poilu pour une nouvelle période militaire est une impossibilité à mon retour. Si je n’ai plus de gardien, c’est moi qui dois garder la femme fantôme, l’inquiétante muette.

Maintenant qu’elle est dans cet état, déclaré intéressant, je ne peux pas me soustraire à l’obligation de suivre, sinon les transformation de sa taille, au moins celles de son esprit. Est-ce qu’elle est aussi commotionnée ?

Je réfléchis, devant ces journaux traînant sur ma table. Le vent souffle et ma lampe éclaire mal, parce qu’elle reçoit, de la porte-fenêtre du balcon, un perfide courant d’air. J’entends le bruit des vagues comme si j’habitais au bord de la mer. Il pleut, il fait froid, de nouveau, c’est l’automne et l’hiver cogne à la vitre… Retourner à Paris… revoir des figures de gens de lettres, échanger des idées… oui… c’est un piège que me tend ma lassitude.

Il fait chaud, là-bas, et les meubles de style attendent les exercices de style, une existence domestique un peu mieux stylée. Mes bibelots, mes meubles ! Je me souviens de l’antiquaire jovial qui en fit une estimation pour une assurance. « Madame, dit-il avec un drôle de rictus, pour posséder un mobilier comme celui-là, il faut être princesse… ou juive ! » — « Je ne suis pas juive ! » lui répondis-je modestement. Ici, non, vraiment, je ne suis plus rien…

Les heures sont lentes, n’amènent aucune solution et la solitude insiste désagréablement sur les petits incidents. Ma réfugiée est partie à temps pour éviter des drames que je soupçonne encore plus sombres que la mort de ma pauvre chèvre… Elle est partie pour la Provence où son mari a découvert une situation convenable. Elle aura chaud, elle aussi… Ils sont heureux ceux qui peuvent se chauffer. Est-ce qu’à Paris je ne verrais pas toutes ces histoires-là sous l’angle comique ! Des drames ? Je suis prisonnière de ma volonté, c’est ça le drame !

Je reçois ici trois journaux : l’Œuvre, l’Action française et j’ai abonné nos gardiens au Petit Parisien, parce que le Petit Parisien ne bourre le crâne à personne ; mais ce que je lis ne me distrait pas. J’aime la franchise élégante de Gustave Téry, ces accès de scepticisme toujours mesuré par son bon sens, et la folie furieuse de Léon Daudet flatte ma manie d’accuser le gouvernement de faire tomber la pluie sur mes projets de promenade ; pourtant je comprends moins parce que les blancs augmentent, les endroits où l’on sent que les armes de notre panoplie nationale ont été décrochées pour servir à on ne sait quel ténébreux complot contre la sûreté… de nos cerveaux. Le lecteur est un peu commotionné quand il a passé par cette ambulance spirituelle où l’on panse des maux avec des mots.

Il faut se décider, Revenir c’est encore déserter. C’est mettre dehors cette femme, et n’importe quelle somme d’argent sera mesquine en face de la situation intéressante… ou intéressée. Que faire ?…

Ma lampe s’éteignit ce soir-là ; j’aurais pu aller me coucher sans la rallumer ! Je me souviens, d’une façon précise, de tous mes menus gestes qui me conduisirent doucement à une étonnante découverte… Je l’ai rallumée. Sa lueur se projette discrètement sur les papiers comme celle d’une lanterne sourde, car ma lampe a besoin d’être garnie ; elle agonise. À cette heure de la nuit, mes yeux fatigués n’assemblent plus les paragraphes, ils surprennent, de ci, de là, des titres, des noms, une phrase. Ce sont des jalons sur une route où j’erre en tâtonnant depuis un mois. La lettre anonyme est toujours là, en spectre sur le mur, projetant, de son côté, le côté noir de la lanterne sourde, sa ligne squelette, cette idiotie qui m’a donné tant de fil à tordre : « Vous ne vous doutez pas qu’on fait l’ange avec votre argent. »

La femme fantôme est une mystérieuse personne, neurasthénique à cause de son état, mais pourquoi ne veut-elle pas avouer ? Elle n’espère pas le cacher éternellement, son gosse. Il pousse et poussera très en avant. Son mari lui aurait-il ordonné de me le dissimuler, parce qu’il a peur de… sa propriétaire ? « Moi, s’il fallait mettre au monde ma douzaine, je le ferais joyeusement », lui déclarait ma réfugiée, espérant une confidence. Je prends la lampe. Elle cligne, tel un gros œil de mauvaise humeur, un œil fatigué de voir ce qui n’arrive pas à m’aveugler, une énorme vérité qui étoile la muraille avec la configuration répugnante d’une grosse araignée noire…

… Et je l’écris avec la stupeur que je ressentis brusquement d’être, en effet, aveuglée par un titre de fait divers du journal le plus proche de moi : « Encore une faiseuse d’ange ». « Vous ne vous doutez pas qu’on fait l’ange chez vous ! »

Ah ! stupide littérateur qui songeait à la métaphore au lieu d’appliquer la lettre, sans l’esprit… J’ai compris. Pourvu que je n’aie pas compris trop tard…