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Dans le puits/12

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Mercvre de France (p. 254-263).
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XII


Elle est assise sur la margelle de son puits. Elle est nue et luisante comme la nacre qui vient de la mer. Je suis allée la trouver au long d’une somnolence étrange qui s’est emparée de moi depuis ces quinze jours d’absolue solitude. En me penchant sur mon balcon, j’ai eu le vertige, parce que les roses sentaient trop fort après une pluie d’orage ou parce que je pensais au néant de toutes les joies promises. Je ne suis pas plus certaine aujourd’hui qu’hier de sa présence réelle, mais il me plaît de lui dire que je la conçois mieux hors de son empire habituel qui est l’ombre, l’ombre du doute.

Une terre nous entoure à perte de vue, ondulée sous une couche de nuages bas, un plafond prêt à crouler dans la foudre ou la poudre, et cette terre semble un océan figé au moment de la houle, chaque vague chevauchant l’autre et cherchant à se fondre, à se résorber en elle. C’est le désert, mais c’est aussi un nouveau monde, encore insensible, en puissance dans un néant qui n’est qu’une monstrueuse apparence :

— Oui, me dit-elle, continuant une conversation que je n’ai pas osé entamer. Ce sont leurs tombes, leurs corps immobiles sont là-dessous, attendant la résurrection naturelle. Ceci nous représente la seule réalité de la guerre, mais parce que la souffrance fut noblement supportée, parce que les cris furent étouffés dans l’orgueil de bien mourir, on espère qu’ils sont morts pour leur plus grand bonheur.

— Ils sont morts pour que nous vivions, pour que la patrie puisse continuer à être la patrie, Madame !

— Les meilleurs sont donc partis pour laisser la place aux… autres ? Le héros digne de ce nom est toujours celui qui ne revient pas. Que fera-t-on de ceux qui n’ont pas été des héros ?

Elle balance son pied ruisselant d’une eau étincelante comme une lumière, ses cheveux se tordent autour d’elle pareils au serpent d’écailles d’or que l’on montre entourant l’arbre de la science du bien et du mal dans les vieilles enluminures des bibles. Elle est à la fois indifférente et triste, ironique et sur le point de pleurer, mais elle regarde en haut très loin et elle n’a pas honte de sa nudité. Elle vous glace, parce qu’elle a froid. Peut-être souffre-t-elle, maintenant, de toutes ces souffrances noblement supportées, de ces orgueils si purs qu’ils sont retombés sur elle comme une couche de neige où transparaît à peine son corps d’immortelle déesse.

— Vous disiez que vous avez le respect de la vie, murmure-t-elle en jouant avec un éclat de verre qu’elle tient entre le pouce et l’index, alors si vous la voulez belle ne brisez pas les miroirs, jouez avec tous les rayons, lampe voilée du travail ou beau jour de soleil sur les campagnes ; vous auriez tort de vous priver des multiplications du mensonge, car ceux qui tiennent au triomphe de la vérité font toujours œuvre de mort. D’ailleurs, je suis plus décevante que n’importe quelle utopie.

— D’où vient donc, Madame, que lorsqu’on vous a entr’aperçue on ne peut plus se passer de votre présence… réelle ou fictive ?

— C’est parce que je luis. Tous les hommes aiment ce qui brille et ils me cherchent dans la lumière. J’y vois à peine moi-même, tant je m’éblouis quand je sors de mon antre.

— Madame, si vous êtes sortie, c’est que vous attendez sans doute ce que nous attendons, la fin de nos maux : la victoire ?

— Je croyais que vous attendiez… un petit garçon.

Elle a eu un sourire singulier, moqueur et peut-être tendre :

— Allons ! C’est bien un garçon. Vous l’annonciez et c’était, cela, une vérité, une chose inventée par vous dans des nuitées de fièvre que vous avez vu se réaliser sous vos propres yeux. Maintenant, vous exigez aussi la victoire ? Vous me demandez trop. Demain, le monde sera-t-il changé parce que les hommes auront un autre gouvernement ou une autre patrie ? Vous aimez bien férocement vos maisons, vos jardins, vos villages ou vos villes. Pensez-vous que vous devrez un jour quitter tout cela pour… cet immense cimetière dans lequel nous sommes ?… La vie de vos patries est faite, depuis toujours, de l’habitude que l’on a de mourir pour elles ou plus simplement sur elles. Il faut bien mourir quelque part, et cela seul est terrible, cela seul est malheureux. Vous n’avez que la vie, entendez-vous. Elle est courte.

— Nous ne sommes pas malheureux en France, Madame, et si vous vouliez seulement nous aider un peu de vos conseils, nous serions certainement les plus forts, nous vivrions… éternellement.

— Il ne faut pas être les plus forts, mais seulement les meilleurs, pour pouvoir vivre et faire vivre les voisins quelques jours !

— Je comprends, Madame, par la peine, l’angoisse qui m’étreint chaque fois qu’on m’annonce la mort d’un être jeune, intelligent, doué de la suprême puissance de l’illusion, ce qu’il y a d’irrémédiable dans la fin de ceux qui étaient destinés à nous continuer : c’est qu’ils nous diminuent en s’en allant de nous, ils nous volent notre égoïste droit à nous survivre en eux. Comme je n’ai pas de fils, j’ai perdu mon fils dans tous les jeunes hommes qui sont morts, et chaque fois qu’on m’a tué quelqu’un que j’avais rêvé grand, on m’a dérobé une gloire. C’est mon orgueil à moi d’être dépouillée de tous mes orgueils par cette guerre, qui est vraiment trop effroyable pour qu’on puisse en comprendre la signification… Mais je voudrais tout de même vaincre, parce que c’est une vieille habitude, en France, une habitude qui date des Gaulois dont l’unique peur était de voir le ciel crouler.

— Vous verrez le ciel crouler et vous aurez peur.

— Ce n’est pas sûr.

— Vivre, c’est être passif et ne s’intéresser qu’à sa tâche quotidienne. Demain, aurez-vous seulement votre pain blanc quotidien ?

— Je mangerai le pain que j’aurai. Je l’aimerai tel qu’il sera… Comment cela finira-t-il, Madame ? Qui nous ment ? Il n’y a donc pas un moyen de devenir les plus forts quand on a raison et qu’on fut attaqué injustement ? Est-ce que l’indignation universelle ne peut pas suffire à réduire un ennemi décidément fou furieux ?

— Ils meurent, eux aussi, pour leurs maisons, leurs jardins et leurs villes. Ils passent à côté de moi, enfouie sous la terre ou visible au plein jour, et aucun ne peut me reconnaître ni me deviner. C’est la tradition, l’une des grandes traditions humaines, de me dédaigner, d’abord parce que je ne suis pas toujours d’un avis humain et ensuite parce que l’homme a le don précieux de nier l’évidence, s’il aime la lumière.

— Pourquoi dites-vous précieux, Madame ?

— Ah ! qui voudrait vivre s’il savait d’avance tout ce qu’il aurait à souffrir de moi ? Votre petit nouveau-né que sa mère endort en ce moment sur son sein en lui chantant une douce chanson, voudrait-il de la lumière, s’il lui était permis de deviner ce que le sein maternel avait conçu contre sa propre conception ?

— Madame, laissons cela, c’est du passé, une maladie, un accès de fièvre. Est-on responsable d’un mouvement de colère ?

— Mais oui, quand il aboutit à la mort des gens.

— Vous êtes impitoyable, Madame.

— Mais non… puisque je vous absous d’avoir voulu (et d’y être arrivée) lui arracher la peau du ventre. Souvenez-vous !

Elle jette l’éclat de verre qu’elle tient et c’est comme un éclat de son rire, de son rire unique, à elle, fait d’un rayon frappant l’ombre et en tirant des étincelles.

Je vais prendre congé, car il me semble que le jour baisse et que je vois onduler autour de moi cet immense océan, ces vagues figées d’une terre toute bosselée par une houle de cadavres.

— Encore une question, Madame ? Ce petit inconnu que j’ai porté dans mon cerveau et que je souhaite, d’ailleurs, ne jamais revoir : est-ce qu’il se battra plus tard ?

— Mais tous ceux-là sont partis dans l’espoir que cet avorton aurait la paix éternelle, alors que c’est eux qui l’ont obtenue. Il ne faut pas trop exiger. Il dort, ce petit, dont les yeux sont à peine ouverts. Laissons-le dormir… en paix momentanée. C’est toujours cela de pris sur l’ennemi !

Elle me désigne toutes les tombes qui se chevauchent, vagues de la mort sur les anciennes vagues de l’assaut, et je suis mal à l’aise, frappée de l’immensité de l’effort pour le minuscule résultat. Est-ce qu’en réalité, la vie serait une piètre chose ? Et ne faudrait-il pas la mépriser ?…

La voici qui saisit un anneau lourd et rouillé, son moyen de transport, d’accès à la surface, son chemin pour apparaître ou se dissimuler au gré de son caprice et qui est, en même temps, la preuve de son manque de liberté, puisque c’est le commencement ou la fin d’une chaîne…

… Elle s’enfonce peu à peu dans l’obscurité du puits. Je l’entends bourdonner, comme une abeille d’or tout à coup devenue noire, emportant un miel amer : « Laissons dormir l’enfant, tous les enfants… La victoire, c’est la paix, c’est le sommeil sans rêve : Requiescat in pace… »

1915-1917.