Dans les mers du Sud/Les Marquises/III

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On pourrait écrire des volumes sur les beautés d’Anaho. Je me revois éveillé à trois heures pour goûter l’air tempéré et parfumé. La longue houle s’avançait dans la baie et paraissait la remplir à plein bord, puis se retirait. Doucement, longuement, et silencieusement, le Casco roulait ; par instants une poulie grinçait comme un oiseau. Vers le large, le ciel étincelait d’étoiles et la mer de leurs reflets. En regardant de ce côté, j’aurais pu chanter avec le poète hawaïen :

Ua maomao kalani, na kahaea luna,
Ua pipi ka maka o ka hoku.
(Les deux étaient beaux, ils s’étalaient en haut,
Nombreux étaient les yeux des étoiles.)

Puis je me tournai vers le rivage. Des rafales passaient très haut. Les montagnes se détachaient en noir, et je pouvais me figurer que j’avais dérivé de dix mille milles et me trouvais à l’ancre dans un loch d’Écosse ; que le jour, en se levant, allait me montrer des pins, des bruyères, de vertes fougères, les toits de gazon d’où monte la fumée de la tourbe, et que la langue étrangère qui frapperait ensuite mes oreilles serait le gaélique.

L’arrivée du jour amena un spectacle et des pensées différents. J’ai vu se lever le matin sur beaucoup de lieux du monde ; ce fut certainement une des principales joies de mon existence ; mais l’aurore que je vis avec le plus d’émotion brilla sur la baie d’Anaho. Les montagnes abruptes étageaient au-dessus du port, avec toutes les variétés de surfaces et d’inclinaisons, prairies, falaises et forêts, dont chacune revêtait sa nuance propre de safran, d’œillet et de rose. Tout avait le lustre du satin ; une efflorescence flottait sur les tons plus clairs ; un velouté solennel sur les plus sombres. La lumière elle-même était l’habituelle lumière du matin, nette et incolore ; et sur un fond de pierreries elle dessinait les moindres détails des lignes. Cependant, vers le village, sous les palmiers où s’attardait l’ombre bleue, les braises rouges des écales de coco et de minces fils de fumée trahissaient le réveil des travaux quotidiens ; au long de la plage, hommes et femmes, garçons et filles revenaient du bain, en vêtements clairs, rouges, bleus, verts, comme ceux qui nous délectaient la vue sur les petites images coloriées de notre enfance. Et alors, le soleil dépassa la colline de l’est, et la clarté du jour fut sur toutes choses.

La clarté s’accrut. Les travaux, pour la plupart, cessèrent à peine commencés. Deux fois dans la journée, il se fit une rumeur de bergerie le long des collines regardant la mer. Parfois, une pirogue sortait pour pêcher. Parfois, une femme ou deux emplissaient languissamment une corbeille dans un carré de cotonniers. Parfois une flûte résonnait dans l’ombre d’une case, avec des variations sur ses trois notes ; cela ressemblait à Que le jour me dure ! et indéfiniment se répétait. Ou encore, pardessus un coin de la baie, deux indigènes communiquaient à la façon marquesane, par coups de sifflet conventionnels. Tout le reste était sommeil et silence. Le ressac brisait et étincelait ; une espèce de grue noire péchait dans les flaques ; les porcs galopaient sans arrêt à leurs affaires ; mais les gens ne semblaient pas s’être éveillés, ou pouvaient être tous morts.


Ma retraite favorite était à l’opposé du village, près d’un débarcadère, au fond d’une crique, sous une falaise garnie de lianes. La plage était bordée de palmiers et d’arbres appelés puraos[1], intermédiaires entre le figuier et le mûrier pour la taille et qui ont pour fleur une espèce de grand pavot jaune à cœur marron. Par endroits, les rochers empiétaient sur le sable ; la plage était entièrement submergée ; le ressac tiède bouillonnait jusqu’à mes genoux, et jouait avec des noix de coco, tout comme l’océan plus banal de chez nous joue avec des bouchons, des varechs et des bouteilles. Quand la vague se retirait, des merveilles de couleur et de forme refluaient entre mes pieds, et je me baissais, pour les manquer ou les saisir : tantôt j’y trouvais ce qu’elles promettaient, des coquillages dignes d’orner une vitrine ou d’être sertis en or pour un doigt de lady ; tantôt je n’attrapais que du maya, ou sable coloré, des fragments roulés et des cailloux qui devenaient, à peine secs, ternes comme les silex d’une allée de jardin. J’ai peiné des heures, au gros du soleil, sur ce plaisir puéril, conscient de mon ignorance, mais trop vivement intéressé pour en avoir honte. Et pendant ce temps, le merle (ou son suppléant tropical) sifflait dans les buissons, sur ma tête.

Un peu plus loin, au détour de la baie, un filet d’eau ruisselait du fond d’une grotte, et cascadait, par des gradins de rocher, dans la mer. Un courant d’air s’enfonçait sous le feuillage vers la profondeur de la grotte, fraîche comme une tonnelle. En face, sur la baie bleue large ouverte flottait le Casco avec son enseigne et ses gais pavillons. En l’air, un toit de puraos, par-dessus lesquels des palmiers agitaient leurs brillants éventails — tel j’ai vu un prestidigitateur se faire un halo avec des sabres nus. Car en ce point, sur une langue de terre basse, au pied de la montagne, l’alizé s’écoule dans la baie d’Anaho en un flux presque constant de volume et de vélocité, et d’une fraîcheur céleste.


Une fois, il arriva que je me trouvai à terre dans la crique avec Mme  Stevenson et le coq du navire. À part le Casco à l’ancre, une grue ou deux, et ces perpétuels travailleurs, le vent et la mer, la face du monde était d’un vide préhistorique : la vie paraissait figée, et la sensation d’isolement était profonde et reposante. Soudain, une bouffée d’alizé franchit l’isthme, battit et éparpilla les éventails des palmiers au-dessus de la grotte ; et voilà que sur deux des cimes apparut un indigène, immobile comme une idole, et nous regardant, comme on dit, sans cligner. L’instant d’après, les arbres se refermèrent et la vision disparut. La découverte de présences humaines cachées sur notre tête dans un lieu où nous nous croyions seuls, l’immobilité de nos espions aériens et l’idée que peut-être à toute heure nous étions semblablement surveillés, tout cela nous fit frissonner. La conversation languit sur la plage. Quant au coq (dont la conscience n’était pas nette), il ne remit plus le pied à terre, et par deux fois où le Casco parut entraîné vers les récifs, l’empressement de cet homme fut curieux à observer : la mort, il en était persuadé, l’attendait sur la plage. Ce fut un an plus tard, dans les Gilbert, qu’il comprit. Les indigènes étaient occupés à extraire le vin de palmier, chose défendue par la loi[2] ; et lorsque le vent nous les révéla ainsi soudainement, ils furent sans doute plus troublés que nous.


Plus haut que la grotte habitait un vieil homme, mélancolique et grisonnant, nommé Tari (Charlie) Coffin. Natif d’Oahu, dans les îles Sandwich, il avait navigué durant sa jeunesse sur des baleiniers américains, et devait à cette circonstance son nom, son anglais, son nasillement, et l’infortune de son sort immérité. Car un capitaine, du port de New Bedford, l’emmena à Nuka-hiva et l’y marrona parmi les cannibales. Le motif de cette action fut incroyablement mesquin ; et la solde du pauvre Tari, qui se trouvait ainsi économisée, n’aurait pas compromis la situation des armateurs de New Bedford. Cette action, en outre, était un pur meurtre. La vie de Tari, au début, tint à un cheveu. Il est vraisemblable que le chagrin et la terreur de sa situation le rendirent momentanément fou, car il est encore sujet à cette infirmité ; ou bien peut-être un enfant, pris d’affection pour lui, ordonna de l’épargner. En tout cas, il s’en tira vivant, se maria dans l’île, et je l’ai connu veuf avec un fils marié et une petite-fille. Mais le souvenir d’Oahu le hantait ; il en avait sans cesse l’éloge à la bouche ; il la revoyait, dans l’éloignement, comme un lieu de réjouissances continuelles, de chants et de danses ; et dans ses rêves je suppose qu’il y retourne avec joie. Mais que penserait-il, je me le demande, s’il y était transporté en effet ; s’il voyait la ville moderne de Honolulu et son trafic animé, le palais avec ses gardes, et le grand hôtel, et l’orchestre de M. Berger avec ses uniformes et ses instruments étrangers ; que penserait-il en voyant les visages bruns si raréfiés et les Blancs si nombreux ; et le champ de ses pères vendu à quelque planteur de canne à sucre, la famille de ses pères entièrement éteinte, ou bien son dernier représentant, lépreux et reclus entre le ressac et la falaise, à Molokai[3] ? Si simplement, si mélancoliquement, même dans les îles de la mer du Sud, tout change.

Tari était pauvre, et pauvrement logé. Sa case était une charpente de bois élevée par les Européens ; c’était en fait sa résidence officielle, car Tari était le berger des moutons du promontoire. Voici l’inventaire général de son contenu : trois petits barils, une boîte à biscuits en fer-blanc, une poêle à frire en fer, plusieurs écuelles de coco, une lanterne, et trois bouteilles contenant sans doute de l’huile. Les hardes de la famille et quelques nattes étaient jetées en travers des poutres nues. Dès notre première rencontre, cet exilé conçut pour moi une de ces amitiés insulaires sans cause. Il me donna des cocos à boire, et m’emmena au-dessus de la grotte « pour voir ma maison » — la seule distraction qu’il eût à offrir. Il aimait les « Amélicains », disait-il, et les « Inglais », mais les « Flançais » étaient sa bête noire ; et il avait soin de nous expliquer que s’il nous avait pris pour des « Flance », il ne nous aurait pas donné de ses noix, ni fait voir sa maison. Son antipathie des Français, je la conçois en partie, mais pas du tout sa tolérance des Anglo-Saxons.

Le lendemain, il m’apporta un porc ; quelques jours après, un de nos hommes qui allait à terre le trouva prêt à m’en apporter un second. Nous n’ étions pas encore familiarisés avec les Îles ; cette générosité du pauvre homme nous peina, car elle dépassait ses moyens et, par une méprise assez naturelle, mais tout à fait impardonnable, nous refusâmes le porc. Si Tari eût été un Marquésan, nous ne l’aurions plus revu ; étant ce qu’il était, le plus doux, patient et mélancolique des hommes, il choisit une vengeance cent fois plus pénible. La pirogue aux neuf insulaires venus nous dire adieu avait à peine débordé que le Casco fut accosté par l’autre flanc. C’était Tari. Il était en retard parce qu’il n’avait pas de pirogue à lui, et en avait difficilement trouvé une à emprunter ; il venait seul (comme en fait nous l’avions toujours vu) parce qu’il était étranger au pays, et le plus morne compagnon. Toute ma famille évita lâchement la rencontre. Je dus recevoir seul notre ami offensé ; et l’entrevue dura plus d’une heure, car il répugnait à se retirer. « Vous partir. Je voir vous plus… non, monsieur !… bonne navire ! » s’écriait-il ; et le « non monsieur » était poussé par le nez sur un ton aigu et ascendant, écho de New Bedford et du baleinier perfide. Après ces témoignages de chagrin et ces louanges, il revenait sans cesse à l’affaire du porc refusé. « Je aimer donner présent tout comme vous, se plaignait-il ; avais seulement porc : vous pas prendre lui ! » Il était un pauvre homme ; il n’avait pas le choix de ses cadeaux ; il avait seulement un porc, répétait-il ; et je l’avais refusé. Je me suis trouvé rarement plus gêné que de le voir assis là, si vieux, si grisonnant, si pauvre, si tristement loti, l’air si lamentable. Je ressentais avec une croissante acuité l’affront que je lui avais si ingénument infligé ; mais c’était un de ces cas où la parole est vaine.


Le fils de Tari était souriant et inerte ; sa bru, jeune femme de seize ans, jolie, aimable et grave, plus intelligente que la plupart des femmes d’Anaho, et connaissant assez de français ; sa petite-fille, un atome de créature au sein. J’allai à la grotte un jour que Tari était absent, et trouvai le fils faisant un sac de coton et madame allaitant mademoiselle. Je m’assis à terre avec eux, et la fille se mit à me questionner sur l’Angleterre. Pour la décrire, j’empilai dans la poêle les noix de coco les unes sur les autres pour figurer les maisons, et j’expliquai, du mieux que je pus, à l’aide de la parole et du geste, la surpopulation, la faim et le travail perpétuel. « Pas de cocotiers ? Pas de popoi[4] ? » demanda-t-elle. Je lui dis qu’il faisait trop froid, et lui donnai une représentation soignée, luttant contre les courants d’air, me pelotonnant auprès d’un feu imaginaire, pour lui faire mieux comprendre. Mais elle comprenait très bien : elle fit la remarque que ce devait être mauvais pour la santé, et resta un moment à réfléchir sur ce tableau de calamités insolites. J’éveillai sûrement sa pitié, car cela émut en elle une autre pensée toujours présente au cœur des Marquésans ; et elle se mit, avec un triste sourire, et me regardant de ses yeux mélancoliques, à lamenter la mort de son peuple. « Ici pas de Canaques », dit-elle ; et prenant le bébé de son sein, elle me le tendit à deux mains. « Tenez — un petit bébé comme celui-ci, et puis mort. Tous les Canaques mourir. Alors plus. » Ce sourire, et cet exemple donné par la fille mère avec cette réduction de sa chair et de son sang, m’affectèrent singulièrement, tant ils exprimaient de tranquille désespoir. Cependant le mari souriant faisait son sac ; et le bébé inconscient se démenait pour atteindre un pot de confiture de framboises, offrande de l’amitié, que je venais d’apporter ; et, dans le recul des siècles, je vis que leur histoire était la nôtre, je vis la mort montant comme une marée, et le jour déjà compté où il n’y aurait plus de Beretani[5], et plus personne d’aucune race, et (ce qui me touchait particulièrement) plus de travaux littéraires et plus de lecteurs.

  1. Paritium tiriaceum, famille des malvacées. (N.d.T.)
  2. Et très nuisible, sinon mortelle, pour l’arbre. (N.d.T.)
  3. Léproserie des îles Sandwich. (N.d.T.)
  4. Pâte obtenue des fruits de l’arbre à pain et qui se conserve pour la saison où ces fruits ne sont pas mûrs. (N.d.T.)
  5. En pidgin polynésien, pour British (Anglais). (N.d.T.)