Dans les ruines/01

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Gauthier-Languereau (p. 7-17).

I.


Les vitres voilées de tulle s’enflammaient aux lueurs orangées du soleil couchant. La lumière pénétrait en flots ardents dans le petit salon, se jouait sur les meubles de style, les bibelots artistiques, les grands palmiers ombrageant de fines et blanches statuettes, et enveloppait d’un rayonnement fauve la jeune fille enfoncée dans une bergère, où sa mince personne disparaissait presque.

Jeune fille ou enfant ?… Cette seconde hypothèse semblait admissible en considérant ses traits frêles, ses formes graciles et la natte de cheveux noirs rejetée sur son épaule. Mais il suffisait de rencontrer les yeux magnifiques, d’un bleu sombre, qui éclairaient ce pâle et fin visage, pour pressentir l’existence d’une âme déjà formée. Il y avait, dans ces yeux-là, une profondeur de pensée qui eût semblé excessive chez une si jeune créature sans le charme de candeur, d’enfantine simplicité émanant de cette physionomie délicate et lui communiquant une mystérieuse attirance.

La jeune fille avait laissé tomber son ouvrage sur ses genoux et, croisant les mains sur sa jupe de deuil, elle laissait errer autour d’elle son regard empreint de réflexion triste… Tout contre elle était blottie une petite forme noire — noire des pieds à la tête, car la chevelure bouclée avait des tons d’ébène rivalisant avec l’étoffe de deuil. Seules deux très petites mains se montraient, serrant avec force la robe de la jeune fille.

Tout à coup, des plis de la jupe de cachemire sortit un visage d’enfant — un fin et joli visage dont les yeux bleus, très doux, se promenèrent quelques secondes autour du salon. Ils regardèrent longuement le violon posé sur un fauteuil, près de sa boîte béante, et le pupitre où s’ouvraient les feuillets d’un morceau de musique… Ce regard enfantin reflétait une vive perplexité et le petit front blanc se plissait sous la tension de quelque embarrassante pensée. Tout bas, une voix douce murmura :

— Alix !

La jeune fille tressaillit légèrement. Se penchant vers la tête bouclée levée vers elle, elle demanda :

— Que veux-tu, mon chéri ?

— Alix, tu m’as dit que papa était parti pour toujours… Alors pourquoi a-t-il laissé son violon, dis, Alix ?… et sa musique qu’il aimait tant ?

Les beaux yeux d’Alix s’emplirent de larmes brûlantes. Depuis l’instant où son père, terrassé par un mal subit, était tombé dans ce salon, le violon à la main, elle n’avait pu toucher à ces objets si chers au disparu. Ils étaient encore quelque chose de lui-même, un peu de la pensée qui animait le gentilhomme artiste et vibrait encore sur les cordes gémissantes au moment où il s’affaissa, inanimé.

— Il n’a plus besoin de rien, là où il est, près du Bon Dieu, mon petit Xavier, répondit-elle en essayant de raffermir sa voix tremblante. Maintenant, il entend les cantiques des anges.

Le petit considéra quelques minutes avec perplexité le visage attristé de la jeune fille.

— Alors, pourquoi pleures-tu, Alix ?… Papa doit être très content…

— Mais oui, mon petit enfant, tu as raison, répondit-elle en passant tendrement sa main sur la chevelure brune. Il est heureux, et pour toujours… Et, si nous sommes bons et sages, nous irons le retrouver, un jour, mon Xavier.

— Oh ! moi, je veux bien ! déclara l’enfant en laissant retomber son visage dans les plis du cachemire sombre.

Un léger soupir s’échappa des lèvres de la jeune fille et, de nouveau, elle revint à la méditation mélancolique qui lui montrait l’angoissante incertitude d’une route inconnue, avec ses mystères, ses luttes, ses douleurs peut-être.

Alix de Sézannek avait conscience qu’une page de sa vie venait de se clore par la mort de son père…, page très unie, très douce, faite de bonheur simple et de joies religieuses. Une seule souffrance était venue l’assombrir momentanément, la mort de sa mère, arrivée trois ans auparavant après les tortures d’une incurable maladie. Alix, qui aimait tendrement sa mère, ne l’avait jamais entendue parler de son passé. Cependant le notaire recherchait sa famille, car M. de Sézannek n’avait plus aucun parent ; Alix restait seule avec ses deux jeunes frères et leur dévouée institutrice miss Esther.

Celle-ci, justement, s’approchait d’Alix.

— Vous voilà encore dans vos rêves, petite fille ! Je vous croyais plus raisonnable, ma chère.

— Oh ! je ne le suis pas du tout ! dit Alix en hochant la tête. J’ai tant de peine à me remettre au travail, miss Esther !… Et cette incertitude de savoir qui s’occupera de nous !…

— Voyons, mon enfant, ne vous mettez pas martel en tête… Le notaire, d’accord avec le docteur Sérand, a fait prévenir la famille de votre mère.

Les doigts d’Alix se crispèrent sur sa robe noire.

— Existe-t-il vraiment quelqu’un de ce côté, miss Esther ?

— Il y a tout lieu de le croire, ma chère enfant. Le notaire sait que votre mère avait encore ses parents, à l’époque de son mariage, et qu’ils habitaient Ségastel, petit village breton au bord de l’Océan. Il paraît qu’elle fut obligée…

Elle s’interrompit en se mordant légèrement les lèvres.

— Quoi donc, miss Esther ? demanda la jeune fille en plongeant ses yeux interrogateurs dans ce regard embarrassé.

— Mon enfant, il y eut sans doute, dans cette famille, des dissentiments terribles… Mais toujours est-il que votre mère se maria en ayant recours aux sommations respectueuses.

La physionomie d’Alix s’assombrit un peu, ses yeux se fermèrent quelques instants comme pour mieux concentrer en elle l’intensité de sa pensée… Elle les ouvrit tout à coup et dit d’un ton résolu :

— Bien certainement, ma chère maman, si bonne et de conscience très délicate, n’a accompli cet acte que forcée par de graves motifs… N’est-ce pas votre opinion, chère miss Esther ?

— Absolument, mon enfant. Il existe parfois, dans les familles, des circonstances si complexes et si douloureuses ! Le notaire a écrit à Ségastel pour obtenir les renseignements nécessaires. Mais il me semble, si ces parents existent, qu’ils doivent être peu pressés d’accueillir les enfants de celle qu’ils n’ont pas revue depuis tant d’années.

— Qu’ils restent chez eux !… Oh ! qu’ils nous laissent !… s’écria vivement la jeune fille. Que m’importent ces parents inconnus !… Je préfère des étrangers, miss Esther !

— Voyons, n’exagérons rien, folle enfant. Il faut savoir avant de se prononcer ainsi… Que voulez-vous, Gaétan ?

Elle se tournait vers une porte, dans l’ouverture de laquelle se dessinait la forme svelte d’un garçonnet d’une dizaine d’années. Sa tête fine, aux cheveux blonds, coupés très ras, se dressait en une attitude singulièrement altière, ses grands yeux gris bordés de cils dorés étincelaient de fierté indomptable et d’une intelligence ardente, inquiétante en cette enfantine physionomie.

— Le docteur Sérand a fait dire qu’il viendrait dans une demi-heure pour parler à Alix, répondit-ild’une voix nette, extrêmement vibrante.

— Décidément, il y a du nouveau, ma chère… ; probablement une réponse, murmura miss Elson à l’oreille de son élève. Mais dites-moi donc, Gaétan, où vous étiez tout à l’heure. Je vous ai appelé plusieurs fois sans résultat.

Un grand pli se forma sur le front du petit garçon. Il se rapprocha du groupe formé par l’institutrice, Alix et le petit Xavier, qui avait de nouveau sorti sa tête de la jupe de sa sœur.

— Je vous ai bien entendue, miss, dit-il d’un ton bref, mais je n’ai pas voulu répondre…

— Vraiment, voilà qui est fort poli !… Et pourquoi donc ?

Une lueur farouche — révolte ou souffrance intense — jaillit soudain des prunelles grises. L’enfant crispa les poings en un mouvement de douleur et répondit de la même voix brève :

— Je m’ennuyais… Je ne voulais voir personne. La main d’Alix saisit celle de son frère et l’attira tout près d’elle. Son regard pénétrant, empreint d’une infinie tendresse, se plongea dans ces yeux assombris.

— Est-ce de la colère, de la bouderie, Gaétan, ou bien le chagrin ?

L’enfant serra violemment les lèvres et ses traits fins se contractèrent sous l’empire d’une émotion puissante.

— C’est à cause de papa… oui, Alix, répondit-il il d’un ton bas, où vibrait une désolation contenue. Et c’était aussi à cause d’une chose que Pauline m’a dite tout à l’heure… Mais ce n’est pas vrai… dis, Alix, ce ne peut pas être vrai ? s’écria-t-il d’un ton ardent.

— Quoi donc, mon chéri ?

— Mais que nous allions partir d’ici !… aller on ne sait où…

— Nous ne savons encore rien d’exact, mon enfant, mais il est bien certain que nous ne demeurerons pas ici, et peut-être pas même à Paris.

Gaétan recula d’un pas, le regard brillant de révolte.

— Pas à Paris ! Mais je ne veux pas, moi… Je ne veux plus obéir ! Je suis le marquis de Sézannek à présent, je suis le maître !

Alix soupira, consternée.

Mais le docteur fut introduit ; il tenait une lettre à la main.

— Le notaire de Ségastel informe Me Rosart qu’il existe un comte Hervé de Regbrenz, marié à Suzanne de Rézan, et qui eut de cette union trois enfants : un fils, Even, et deux filles : Georgina, actuellement veuve de Jérôme Orzal, armateur nantais, et Gaétane, mariée au marquis Philippe de Sézannek… Les Regbrenz appartiennent à la plus ancienne noblesse bretonne et leur fortune était fort considérable, mais, par suite des prodigalités du comte Hervé, ils se trouvèrent à peu près complètement ruinés, obligés de quitter Nantes, où ils menaient grand train, pour venir vivre dans leur vieux manoir de Bred’Languest, près de Ségastel. C’est là qu’ils sont encore.

— Et ce notaire dit-il quelque chose de la brouille de ma mère avec ses parents ? demanda anxieusement Alix.

— Peu de chose, mon enfant, et rien que nous ne sachions déjà, c’est-à-dire le mariage de votre mère sans le consentement des siens et son abstention de tout retour, de la moindre nouvelle donnée à Ségastel… Voyons maintenant autre chose. Me Rosart avait chargé le tabellion de Ségastel de faire savoir aux membres encore existants des Regbrenz la mort de M. de Sézannek. Votre grand-père a écrit aussitôt à votre notaire, et voici sa lettre.

Il lui tendit une petite feuille couverte d’une écriture aiguë, excessivement fine. La jeune fille, dont le cœur se serrait d’angoisse, la parcourut rapidement.


Monsieur,

Je viens d’apprendre par Me Lebon, notaire à Ségastel, le décès du marquis Philippe de Sézannek. J’étais le père de sa femme, et, malgré tout ce qui m’a séparé de cette fille ingrate, je reconnais de mon devoir de prendre les orphelins sous ma protection. En conséquence, veuillez faire avec Me Lebon les arrangements nécessaires pour cette tutelle, dont j’assume la charge. Étant âgé et malade, je ne puis entreprendre le voyage de Paris et je vous charge de tout régler au mieux des intérêts de ces enfants. Ceux-ci devront être, le mois prochain, confiés à une personne sûre, qui me les amènera à mon manoir de Bred’Languest, où ils vivront désormais près de nous.

Agréez, Monsieur, etc.

Hervé, Comte de Regbrenz.


Et c’était tout… Pas un mot d’affection pour ses petits-enfants, pas une parole compatissante sur le malheur qui les frappait. Un homme d’affaires eût pu signer cette froide missive…

— Il n’y a pas moyen de refuser, docteur ? demanda Alix en le fixant avec angoisse.

— Non, ma pauvre enfant, si l’honorabilité de ces personnes est attestée ; Me Rosart va précisément prendre des renseignements à ce sujet et, alors seulement, il engagera les affaires avec M. de Regbrenz… Voyons, ne prenez pas cet air désolé, Alix. Tout ira bien, j’en suis sûr, car cette famille ne pourra faire autrement que de vous aimer…

— Ça, c’est évident, à moins qu’ils ne soient tous des rocs, déclara une voix éclatante.

Une jeune fille de l’âge d’Alix entrait en coup de vent, les cheveux flottant autour de son visage frais et rieur, la gaieté pétillant dans ses yeux bruns… À la vue de la physionomie altérée d’Alix, un peu de tristesse vint soudainement voiler son regard joyeux. Elle s’élança vers elle et la baisa au front.

— Quoi donc encore, pauvre chérie ?… Vous lui avez apporté de mauvaises nouvelles, papa ?

— Ma Jeanne, j’ai un grand-père qui veut notre tutelle et… oh ! Jeanne, mon amie, nous devrons partir pour la Bretagne !

Jeanne Sérand leva les bras au ciel en un mouvement de stupeur.

— Tu vas nous quitter !… et t’en aller là-bas, dans quelque trou perdu, peut-être !…

— Précisément… car je ne suppose pas que Ségastel soit un centre bien important.

Elle essayait courageusement de sourire, la pauvre Alix, mais sa souffrance paraissait malgré tout. Jeanne hocha la tête en la regardant d’un air soucieux qui lui était peu habituel et murmura :

— Comme les événements arrivent vite !… De Paris dans un village !… Oh ! moi, je ne m’y habituerais jamais ! Et que va dire Gaétan ?

— Gaétan se révolte déjà à cette seule pensée, répondit miss Elson. Nous aurons des scènes violentes. Néanmoins, je crois le sentiment du devoir plus ancré en lui qu’on ne le pense généralement… Que regardez-vous là, Jeanne ?

Mlle Sérand s’était baissée et ramassait l’enveloppe qui avait contenu la lettre de M. de Regbrenz. Avant de répondre, la jeune fille examina attentivement la suscription.

— Voilà une écriture féminine révélatrice d’un terrible caractère ! déclara-t-elle enfin.

— Féminine !… C’est celle du grand-père d’Alix, Jeanne.

La jeune fille secoua la tête en signe de dénégation.

— C’est une femme, vous dis-je, miss Elson ; et une femme ambitieuse au plus haut point, habile, intelligente, sans scrupule…

— C’est avec ta graphologie que tu découvres toutes ces qualités ? dit le docteur d’un air narquois. Tu sais quelle créance j’y ajoute…

— Vous avez tort, papa, absolument tort. C’est une science précieuse, qui me fera découvrir le mari idéal… Mais j’oubliais dans quel but je me trouvais ici. Maman vous envoie prévenir que le dîner n’attend que vous, papa.

— Bon, je monte… Alix, vous allez tous venir dîner avec nous. Pas de refus, ma femme vous attend.

— Et j’emmène Xavier en gage ! s’écria Jeanne en s’emparant du petit garçon, lequel était complètement éveillé et se laissa entraîner par l’exubérante jeune fille.

Dans l’état d’esprit où se trouvait Alix, elle eût cent fois préféré déjeuner en famille, malgré la tristesse de la grande salle à manger où la place du père demeurait vide. Mais elle ne voulut pas désobliger l’excellent docteur et le suivit au second étage… Pendant ce repas, qui lui parut interminable, elle eut de continuelles distractions, ses pensées s’en allant toujours vers cet avenir troublant que venait de lui ouvrir la lettre de M. de Regbrenz.

Qui était cette famille et qu’y avait-il eu entre elle et Mme de Sézannek ?… Un souvenir revenait maintenant à Alix. Un jour, elle avait aperçu entre les mains de sa mère la photographie d’une jeune fille un peu contrefaite, dont le visage sans beauté avait frappé son esprit enfantin par une délicieuse expression de bonté et d’extrême douceur. En la regardant, les yeux de Mme de Sézannek s’étaient remplis de larmes et, tout bas, elle avait murmuré avec douceur : « Alix !… ma cousine Alix !… » Et, tout à coup, avec un mouvement d’impatience et de brusque résolution, elle avait renfermé la photographie dans un tiroir de son bureau.

La jeune fille eut tout à coup envie de la revoir. Elle ouvrit le coffret où sa mère gardait les lettres d’Alix de Regbrenz, relut quelques-uns de ces feuillets chargés de tendresse, regarda longuement la photographie de l’inconnue qui, bien que beaucoup moins belle, ressemblait si étrangement à sa mère. Comme elle la reposait dans le coffret, elle s’aperçut qu’une enveloppe était restée coincée tout au fond.

L’ayant attirée à elle, elle lut cette suscription :

Pour remettre, après ma mort, à ma cousine Alix de Regbrenz, à Ker-Neven, près Ségastel.

Comment cette dernière volonté de Mme de Sézannek avait-elle été négligée ?… Volontairement ou non, la lettre avait été oubliée là. Sans doute était-ce une réponse tardive à la cousine justement froissée, un acte de réparation envers l’amie délaissée, peut-être une explication de cette conduite singulière… Un soulagement indicible s’empara d’Alix à cette pensée. Il lui était excessivement pénible de songer que sa mère était morte sans réparer ses torts.

Dès le lendemain, elle enverrait cette lettre à destination… ou bien, peut-être, irait-elle la porter ellemême, s’il lui fallait se rendre à Bred’Languest. Dans le cas où Alix de Regbrenz ne vivrait plus à Ségastel, elle saurait où lui faire parvenir le message de sa mère.

« Et puis, songea-t-elle, j’aurai là une occasion de connaître cette cousine qui aimait tant maman. Elle doit être très bonne et, près d’elle, nous trouverons un peu d’appui en cas de besoin… Soyez tranquille, chère maman, si votre amie vit encore, elle aura enfin votre lettre, elle saura que vous ne l’avez pas oubliée, pauvre maman ! »