Dans les ruines/02

La bibliothèque libre.
Gauthier-Languereau (p. 18-28).

II.


Devant la petite gare de Ségastel attendait une voiture incroyablement sale et délabrée, attelée d’un cheval efflanqué et menée par un vieux paysan tout courbé, le père Fanche. C’était cet inénarrable équipage que la famille de Regbrenz avait envoyé au-devant des voyageurs.

L’ombre envahissait la route large et bien entretenue sur laquelle roulait péniblement le misérable équipage. Dans cette demi-obscurité, l’œil distinguait encore vaguement des champs, des arbres courbés aux formes étranges… L’air vif et frais, chargé de senteurs agrestes, frappait au visage les voyageurs et soulageait la tête brûlante d’Alix. Brisée par l’émotion du départ et par cette arrivée mélancolique, la jeune fille s’appuyait sur les vieux coussins qui exhalaient une odeur de moisissure. Miss Elson s’assoupissait peu à peu, Xavier dormait, la tête sur les genoux de l’institutrice, Gaétan tenait les yeux fermés… Personne ne troublerait les pensées angoissantes, les poignantes préoccupations qui martelaient l’imagination d’Alix, maintenant plus que jamais, car le but redouté était proche.

Quel être était donc cet aïeul qui n’avait pu trouver à envoyer vers ses petits-enfants que ce paysan à peu près en enfance, vêtu comme un mendiant ? Il n’avait donc pas idée de l’amertume, des découragements profonds qui envahissent une âme de seize ans aux prises avec la douleur ? Il ne devinait pas la douceur d’une légère sympathie pour cette pauvre âme anxieuse ?… Non, rien de cela, mais la froide indifférence bien prévue, hélas ! d’après ses missives.

Alors — éternelle question — pourquoi demandait-il leur tutelle ?…

La nuit était maintenant complète et, là-haut, étincelaient les premières étoiles. L’air, plus vif, apportait des exhalaisons marines… À travers un rideau d’arbres, quelques lumières brillaient, des silhouettes de maisons s’estompaient. C’était là, sans doute, Ségastel.

La voiture s’engagea bientôt dans un chemin cahoteux, bordé de haies… Alix, pressentant que l’on approchait, joignit les mains ; ses yeux se levèrent vers le ciel.

— Mon Dieu ! donnez-moi un peu de courage ! Vous êtes mon seul soutien… Secourez-moi, ô mon Dieu !

Et, comme toujours après de semblables prières, la jeune fille, fortifiée et calmée, sentit renaître sa confiance… Elle se pencha pour essayer de distinguer ce qu’il y avait au-dehors, mais on ne voyait, de chaque côté, qu’une masse sombre qui paraissait un bois… Tout à coup, la voiture tourna brusquement ; il sembla à Alix qu’elle avait franchi une porte et se trouvait dans une cour, sans doute fort vaste, car le piteux véhicule mit un certain temps avant d’atteindre la demeure que l’on devinait dans l’ombre. Aucune lumière aux fenêtres, aucun bruit décelant la présence d’êtres quelconques…

Fanche avait arrêté son cheval et attendait, immobile comme un terme… Miss Elson sursauta et s’éveilla, les enfants ouvrirent les yeux, et Alix allait enfin se décider à interroger leur bizarre conducteur… Mais une raie de lumière glissa sous la porte, qui s’ouvrit en grinçant, et sur le seuil apparut une femme de haute taille, derrière laquelle une paysanne en large capot blanc élevait une lanterne.

Et, à cette lueur vive, Alix vit celle dont elle devinait le nom. Elle pouvait distinguer tous les traits de ce visage flétri, mais conservant néanmoins une certaine beauté hautaine et cette chevelure d’un blond superbe, si semblable à celle de Mme de Sézannek… mais surtout les yeux, brillants et impérieux, où semblait s’agiter un monde de pensées mystérieuses et troublantes…

De son côté, celle qui était évidemment Georgina de Regbrenz — Mme Orzal — s’était arrêtée et dévisageait la jeune fille que la lumière frappait en plein visage. Alix, un peu penchée à la portière, avait relevé son voile, et sa jeune tête, si belle, apparaissait distinctement… Une singulière expression passa comme un éclair dans le regard de Georgina… mais, reprenant aussitôt sa présence d’esprit, elle descendit lentement le perron aux marches disjointes.

Alix dut faire un violent effort sur elle-même pour ne pas reculer. L’approche d’un serpent ne lui eût pas inspiré une plus vive répulsion que celle de cette femme qui avait fait souffrir sa mère.

— Descendez donc, enfants ! dit une voix douce, aux intonations délicieuses. Notre vieux Fanche ne songeait pas à vous faire les honneurs de la maison, mais j’ai heureusement entendu la voiture… Je suis votre tante Georgina.

Tout en parlant, elle ouvrait la portière et tendait la main à Alix. Celle-ci y posa la sienne toute tremblante et glacée et sauta à terre.

— Voici Xavier, je suppose ? dit Mme Orzal en recevant des mains de miss Elson le petit garçon à moitié endormi. Et celui-ci, c’est Gaétan ?

La servante, descendue à la suite de sa maîtresse, dirigeait la lueur de sa lanterne sur le petit groupe, et Gaétan apparut en pleine lumière, très éveillé, lui, et toisant d’un regard fier cette parente inconnue… Georgina devint blême et ses mains tremblantes s’empressèrent de poser à terre le petit Xavier.

— Rentrons, dit-elle brièvement en se détournant. Mathurine va nous éclairer et reviendra chercher vos sacs.

— Mais il y a encore miss Elson, fit observer timidement Alix.

— Ah ! c’est vrai, j’oubliais votre institutrice ! dit Georgina d’un ton sec en se retournant à demi vers la voiture où miss Elson rassemblait les menus paquets.

Mais, en voyant apparaître l’Anglaise, si correcte et si distinguée, elle changea d’attitude et lui adressa une phrase de bienvenue suffisamment aimable… Cela fait, prenant la tête du cortège, elle remonta le perron et s’engagea, à la suite de la servante, dans un étroit couloir qui débouchait dans un corridor immense. Mathurine ouvrit une porte et s’effaça pour laisser passer Georgina et les arrivants.

Alix vit une salle aux proportions grandioses, et, près de l’âtre vide, deux fauteuils occupés par un homme et une femme. Sous la lueur parcimonieuse d’une petite lampe, ces personnages somnolaient et ne bougèrent pas à l’entrée des voyageurs… Mais Georgina marcha vers eux et, secouant sans façon les fauteuils, dit à haute voix :

— Mon père, voici Alix de Sézannek et ses frères.

Ils redressèrent subitement la tête… Alix, s’avançant, rencontra un regard inconscient, un peu craintif ; elle vit un mince visage sillonné de rides, quelques boucles de cheveux blancs passant sous le bonnet de tulle noir fripé et verdi. Spontanément, elle se pencha pour baiser ce front creusé, en murmurant :

— Bonjour, grand-mère.

La vieille dame eut un léger tressaillement, sa physionomie exprima soudain une surprise mêlée d’angoisse… Mais une main sèche saisit la robe d’Alix, la forçant à se retourner, et elle vit alors son grand-père.

Il la dévisageait de ses yeux très enfoncés dans l’orbite, surmontés d’épais sourcils blancs, et Alix eut un petit frisson en rencontrant ce regard plein de curiosité hostile. D’ailleurs, qui n’aurait éprouvé un sentiment pénible devant ce visage grimaçant comme celui d’un squelette, marbré de plaques rouges et orné d’une barbe hirsute s’étalant en désordre sur un vêtement misérable ?… Alix aurait voulu reculer, fuir loin de là, mais la main décharnée la tenait solidement.

— Ça vous ennuie de quitter Paris, hein ? dit une voix rauque, empreinte d’ironie méchante.

— Oh ! oui, murmura sincèrement la pauvre Alix avec un élan qu’elle ne put dominer.

Un petit rire sec retentit… L’aïeul avait quitté la robe d’Alix et se frottait les mains avec satisfaction.

— Ah, ah ! c’est bien dommage !… Paris ! Elles ne rêvent que cela, les folles têtes ! Entends-tu, Gina ? Elle regrette de venir ici !

Sans répondre, Georgina se détourna et, saisissant par les épaules les petits garçons qui s’étaient rapprochés, les poussa vers le vieillard.

— Voici Gaétan et Xavier, père.

— Ah ! les garçons !… Approchez… plus près… Toi, le petit, tu ressembles… hum !… hum !…

Il toussa bruyamment et, sortant un vieux mouchoir à rayures jaunes, l’agita comme pour chasser une mouche importune.

— Et toi, l’aîné… Voyons, tu…

Les mots s’arrêtèrent dans sa gorge. Un peu courbé en avant, les yeux fixes, il regardait Gaétan qui se tenait devant lui, la tête orgueilleusement levée.

— C’est un Regbrenz, n’est-ce pas, père ? dit la voix calme de Mme Orzal.

Elle s’était un peu penchée au-dessus du fauteuil de son père et regardait aussi le petit garçon.

— Oui, absolument, répondit enfin le comte d’une voix troublée. Il a les cheveux du même blond que toi, Gina, et les yeux de… de…

Il s’arrêta en balbutiant et passa lentement la main sur son front.

— Les yeux d’Even, acheva paisiblement Georgina. Allons, enfants, venez prendre quelque nourriture, car nous avons déjà terminé notre repas… Auparavant, miss Elson, laissez-moi vous présenter à mes parents.

On ne pouvait méconnaître qu’elle n’eût les manières et l’aisance élégante d’une femme du monde. Sa belle taille, un peu forte, lui communiquait une apparence extrêmement majestueuse, encore augmentée par la petite traîne ornant sa robe de velours éraillé et flétri. Ses mouvements avaient une grâce remarquable, et sa voix — Alix le constatait encore — était une musique à l’oreille. Plus jeune, cette femme avait dû posséder un charme ensorcelant, dont il lui demeurait des traces incontestables.

— Venez, enfants, répéta-t-elle en voyant qu’Alix et Gaétan ne bougeaient pas.

Mais ils regardaient Mme de Regbrenz… Au moment où Gaétan avait paru sous le rayonnement de la petite lampe, un tressaillement avait de nouveau agité le maigre corps enveloppé d’une vieille robe de chambre, et l’aïeule s’était penchée pour mieux voir le beau visage de l’enfant… Sa main se posa tout à coup sur le bras de Gaétan, tandis qu’elle murmurait d’un ton incertain :

— Gaé… tane…

Georgina se détourna brusquement… Une lueur étrange traversa son regard, et sa voix, beaucoup moins douce, cette fois, dit avec impatience :

— Oui, c’est Gaétan de Sézannek… mais laissez-le, maman, vous l’empêchez de venir dîner.

La petite main ridée se détacha du bras de l’enfant, et Mme de Regbrenz se renfonça dans son fauteuil. Mais elle tremblait violemment, et ses yeux, un peu hagards, suivirent les trois enfants jusqu’à leur sortie du salon.

Un couloir suintant l’humidité menait à la cuisine, pièce immense dont le pavé disjoint offrait de larges crevasses propices aux entorses. Une petite lampe jetait sa pâle lumière sur la table massive, devant laquelle Fanche se restaurait à grand bruit de mâchoires. Assise à l’angle de la grande cheminée où s’éteignaient quelques tisons, la paysanne en capot filait diligemment.

— Sers, Mathurine, dit en passant Mme Orzal d’un ton bref.

Elle ouvrit une porte latérale et introduisit l’institutrice et ses élèves dans une grande salle longue, ornée de boiseries sombres. Quelques chaises de paille étaient rangées autour de la table en bois commun qui occupait le centre, et un lourd buffet dont les vitres brisées montraient les étagères vides complétait le sommaire ameublement.

Ce fut là qu’Alix et ses frères prirent leur premier repas sous le toit des Regbrenz. Un maigre lumignon éclairait tristement ce dîner frugal, servi par la Bretonne, dont le regard brillant impressionnait singulièrement Alix… Sur cette femme, qui semblait dans la force de l’âge, s’étaient abattues toutes les disgrâces. Son corps maigre se trouvait étrangement contrefait et contourné ; une de ses mains ne possédait plus que deux doigts, et son visage était littéralement criblé par la petite vérole… Mais ses yeux avaient une acuité extrême. Scrutateurs et ardents, ils allaient de l’un à l’autre des enfants, s’arrêtant plus longuement sur Gaétan et s’éclairant alors d’une émotion puissante.

Enfin ce repas s’acheva au soulagement de tous. Georgina, qui avait échangé de rares et banales paroles avec miss Elson, se leva vivement et, de nouveau, précéda les voyageurs dans le couloir. À l’extrémité, elle tourna à droite, ouvrit une porte et leur fit gravir un escalier en vis, dont les murs, jadis peints, montraient de lamentables lézardes.

— Vous êtes logés dans la cour de Saint-Conan et votre appartement se trouve tout à fait indépendant, dit Mme Orzal tout en montant. Malgré l’apparence, les chambres sont peu nombreuses ici, car l’aile gauche, tombant en ruine, est désormais inhabitable.

Un étroit palier conduisait à une petite salle nue, sur laquelle ouvraient deux pièces fort vastes. Une troisième porte menait, par un couloir, à deux autres chambres également de belles dimensions… Mais toutes les imaginations d’Alix étaient dépassées par le dénuement de cette demeure. De vieux lits de fer, un en bois vermoulu pour miss Elson, quelques tables, armoires et sièges en piteux état…, des tentures usées, raccommodées vaille que vaille, les planches du parquet disjointes et les plafonds à poutrelles d’une couleur indéfinissable, telles étaient ces chambres devant lesquelles se fussent récriés d’horreur les domestiques parisiens d’Alix.

— Vous vous arrangerez à votre guise, dit tranquillement Georgina, posant la lampe sur une table. Je pense que, prochainement, vous recevrez votre mobilier de Paris, et nous aurons à en tirer parti. Ces pièces ont été longtemps abandonnées, les meubles vendus… Qu’avez-vous donc, petit ?

Ces mots s’adressaient à Gaétan qui s’était rapproché de la fenêtre et prêtait l’oreille à un son grave, une sorte de lent mugissement mêlé au souffle du vent qui s’élevait.

— Ce bruit ?… qu’est-ce donc ? demanda l’enfant.

— C’est la mer… Au jour, vous la verrez parfaitement d’ici.

— Tant mieux ! je l’aime tant ! s’écria Alix.

— Ah ! vous l’aimez !… Moi, je la déteste ! dit Georgina d’un ton bref. Bonsoir, miss, bonsoir, enfants. Mathurine couche au-dessus de vous, et vous pouvez vous adresser à elle en cas de besoin.

Elle salua légèrement miss Elson, fit un geste collectif à l’adresse des enfants et sortit de l’appartement.

L’Anglaise se laissa tomber sur un vieux sofa dont les crins s’échappaient par plusieurs déchirures. Elle semblait harassée, moins encore par la fatigue du voyage que par le découragement extrême éprouvé à la vue de cette bizarre et pauvre demeure… Alix, connaissant l’amour du confortable de l’excellente institutrice, devina ce qui se passait en elle.

— Ma chère miss, combien je regrette de vous avoir amenée ici ! dit-elle en s’approchant de miss Elson et en lui tendant la main.

L’Anglaise se redressa avec vivacité.

— Allons donc, chère petite, que me dites-vous là ? Bien au contraire, je suis plus que jamais satisfaite de vous avoir accompagnés, car… hum !… Enfin, soyez sans crainte, je ne regrette rien… Allons, choisissons nos chambres et mettons-nous vite au lit, mes chers enfants.

Elle s’était levée, affectant un entrain qui était bien loin d’elle. Alix la suivit dans les chambres et, peu après, tout était disposé pour le coucher des enfants… Tandis que miss Elson commençait à déshabiller doucement Xavier endormi sur un fauteuil, la jeune fille alla rejoindre Gaétan demeuré dans une autre pièce.

Le petit garçon avait ouvert la fenêtre et, accoudé au rebord, offrait son visage au vent très frais, parfumé de senteurs forestières mêlées d’effluves marins. Mais ses yeux, au lieu de se lever vers le ciel sombre, s’enfonçaient dans la nuit épaisse, et sa respiration précipitée trahissait une émotion puissante.

— Viens te coucher, mon Gaétan, dit Alix en lui posant la main sur l’épaule.

Il ne bougea pas, mais murmura, si bas que sa sœur l’entendit à peine :

— Non, je ne resterai pas ici… C’est trop pauvre, trop laid… Je veux partir…

Un douloureux soupir monta aux lèvres d’Alix. Oh ! oui, comme tout paraissait lamentable, dans cette demeure !… et cela non pas seulement au point de vue matériel ! Cette grand-mère sans raison, cet aïeul ironique et bizarre, l’énigmatique Georgina… Oui, tout était profondément triste et décourageant. Mais elle ne devait pas le laisser voir à l’enfant prêt à la révolte.

— Tout changera bientôt, tu verras, dit-elle en baisant tendrement le front glacé qui ne se détournait pas. Mais, viens, tu prendrais froid ici… Viens voir comme nous avons déjà un peu arrangé la chambre que tu partageras avec Xavier.

Malgré sa résistance, elle lui prit la main et l’entraîna. Il murmurait d’une voix sombre :

— Je m’en irai… Je ne resterai jamais ici… Jamais, Alix !

Et, cependant, une demi-heure pus tard, il dormait à poings fermés dans son vieux lit de sangle… Alix, brisée de fatigue, gagna enfin la chambre qui serait désormais la sienne, une grande pièce à pans coupés, tendue d’un drap verdâtre rongé par les souris. La voix profonde de la mer, le souffle du vent s’unissaient en un duo grave, berceuse au rythme majestueux qui eut vite fait d’endormir la jeune fille, malgré la dure paillasse, les draps de grosse toile rude, et, surtout, les douloureuses préoccupations de sa jeune âme.