Dans ma plaine (Verhaeren)

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Poèmes (IIIe série)Société du Mercure de France (p. 120-122).

DANS MA PLAINE


 
Je m’habille des loques de mes jours ;
Et le bâton de mon orgueil, il plie.
Mes pieds, dites, comme ils sont lourds
De me porter, de me traîner, toujours,
Au long du siècle de ma vie.
Mon âme est un carillon noir
Qui sonne au loin, sur un rempart,
Qui sonne à vide ;
Mes bras sont vains
Toute ma tête est vaine
Et mon œuvre folle ou sereine
A chu, dans le fossé.

Oh si la mort pouvait venir !


Mettez des croix, au long des routes,
Mettez des croix, sur le rempart,
N’importe où, mettez des croix, puisque toutes
Diront le sort d’un espoir mort.
Mon pays las, que domine ma ville,
Avec un fleuve au loin dans le brouillard,
Il est, là-bas, sous ma tristesse, épars,
Avec ses lacs, en flaques d’huile,
Monotones, dans le soir noir.

Oh si la mort pouvait venir !

Mes yeux semblent les eaux d’un marais noir
Qui reflètent toute ma plaine,
Les murs, les tours à bas, le carillon, le soir,
Toute la plaine de ma haine,
Mes yeux, ils sont implorateurs
D’un extrême coin d’or encor,
À l’horizon des orages buccinateurs,
Quand, tout à coup, le carillon a beau sonner,
Son battant noir a beau tanner,
Je n’entends plus ses glas perclus,
Je n’entends plus, je n’entends plus
Rien que là-bas, des voix, soudain, me pardonner…


Dites ? Dites ? Serait-ce elle qui veut venir,
Vers l’agonie en feu de mon désir,
Non pas la mort, mais elle
La trépassée et la sainte que je rêve éternelle ?