Dans un monde sonore

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Mercure de Francet. 68, n° 244, 15 août 1907 (p. 648-668).

DANS UN MONDE SONORE



Je ne sais comment l’idée me vint de renouer connaissance. Lui, je l’avais perdu de vue depuis notre commun départ de Bordeaux ; et mon voyage en Malaisie s’était chargé d’éteindre une intimité déjà très mourante. Les avis pleins de réticences que prodiguaient autour de sa personne tous ses confrères du laboratoire de physique, et les deux appariteurs à la Faculté me laissaient indécis à son endroit. Voici : il habitait, avec de maigres rentes, une villa sans voisinage, rissolant, parmi quelques pieds de vigne, en pleine Benauge ; — et n’en sortait pas. Quant à sa femme, on la disait infiniment dévouée. On la plaignait un peu de partager cet isolement sans but. On chuchotait ; on se taisait. Tout cela, dès mon retour, me parut piquant : en un clin d’œil je sentis ressusciter ma sympathie pour ce vieux camarade. Aussi bien, j’imaginai ce qu’une réclusion chaude avait pu faire de Mathilde, dont je savais les aptitudes passionnelles. Cependant, elle n’avait jamais été ma maîtresse.

À vrai dire, la chose en pouvait sembler évidente à tous, et parachevée. Car son mari me témoignait une démonstrative affection. Mais l’occasion, l’instant, le prétexte nous avaient toujours manqué. Ainsi, je me présentai chez eux libre de petits remords, au passé, mais résolu à m’en pourvoir abondamment par la suite.

Je la revis sans émoi aucun. Elle ne poussa pas cette exclamation sourde, en usage dans les tragiques retrouvées ; il n’y eut pas de silence profond. À mon salut elle répondit par un « je suis heureuse de vous voir » qui me parut trop franc pour ne pas cacher quelque jeu, et m’embarrassa. Je dis un peu à l’aventure :

— Comment va André ?

— Mal. Très mal.

Elle se tut. Son visage était sérieux et vrai. Je frémis. J’ai peur du sérieux et je redoute le vrai, surtout quand, par prudence, j’ai destiné un instant de ma vie à n’être que reflets, lèvres posées, frôlements et lueurs brèves. Je la considérai.

Elle répéta : — Mal, et attendit.

Je compris qu’elle espérait un encouragement à la confidence, et j’entrai, presque de moi-même, dans un petit salon trop bas, trop clair et trop ensoleillé au gré des épanchements à venir. Je risquai : — Souffrant ? Éreinté par son travail et ses cours, aux « Sciences » ? Je l’ai pourtant quitté si fort, si en train…

— Fort ? Il est toujours solide… il mange admirablement. Mais je le crois très, très atteint.

— Il tousse ? Il se plaint du cœur ?

J’interrogeais sans autre but que de parler moi-même, à mon tour, comme il est d’usage pendant les aveux embarrassés ; en même temps, je constatais plus à loisir que la Mathilde jolie d’autrefois n’avait pas démérité dans le charme de son allure, et que deux années de vie saine ne l’avaient nullement enlaidie. La joie qui m’en survint me fit, un instant, oublier tout le reste. — Le reste ? je ne savais rien encore…

— Avant tout, reprenait Mathilde, promettez-moi de n’en rien dire…

Je promis. On promet toujours. Il n’est pas d’exemple qu’un ami, sollicité de mystère, et taxé par là même de discrétion solide, se soit, du premier mouvement, récusé. C’est un préambule aimable, intime, si confiant, et qui masque si gentiment les trahisons certaines… Je promis.

— Vous êtes le seul à qui je puisse me résigner à parler ainsi. Les gens, autour de nous, ne soupçonnent rien. D’abord nous ne voyons personne. Les amis d’autrefois nous ont oubliés. Les indifférents qui se souviennent le croient absorbé dans ses recherches. Je ne les détrompe pas.

Je réitérai ma promesse de silence afin de hâter l’aveu. Même j’ajoutai :

— Comptez, ma pauvre amie, que je suis tout prêt à vous rendre service…

— Aucun service. Il est fou.

Cela fut dit très posément. Je m’en sentis plus ému que d’une réponse à grand fracas avec sanglots et larmes. En même temps, j’imaginai, derrière Mathilde, le visage disloqué d’un homme furieux accroché à des barreaux de fer qu’il mâchait en tordant le cou. Un fou ! je n’ai jamais pu me le figurer autrement.

Comme si Mathilde devinait :

— Mais pas dangereux… D’ailleurs, vous allez voir. Ne vous étonnez de rien.

Elle me précéda.

*

Nous montions un escalier entièrement revêtu d’un tapis spongieux où le pied s’encotonnait : précaution contre « ses » chutes, évidemment. Mais je me composais une attitude. Comment aborde-t-on un fou ? En restant impénétrable et digne afin de lui en imposer ? ou mieux, d’une façon joviale, avec un débraillé bon garçon ? Je me décidais à peine quand Mathilde ouvrit une porte : un son continu, doux et transparent me coula dans les oreilles. Mon débraillé s’en envola ; et ce fut évidemment sous des apparences ébahies que je pris la main qu’il me tendait, lui, le plus simplement du monde.

— Tu vois ! monsieur Leurais n’oublie pas ses vieux camarades, plaisantait Mathilde pour atténuer, sans doute, l’imprévu de mon entrée. J’ajoutai : — J’ai à me faire pardonner je ne sais combien d’années d’écart, entre nous… et j’allais me réfugier dans une excuse compliquée à dessein, quand je fus arrêté par le son même de ma voix.

Était-ce la résonance particulière à cette chambre-là, très grande, très vide à la fois et fort encombrée d’objets disparates, ou bien l’effet de mon trouble… Je m’entendais parler comme au travers d’un orchestre harmonisant chacune de mes syllabes ; et ma surprise tenait de l’éblouissement. Peu de lumière, malgré cela. André m’enveloppait la main d’un geste heureux : — Ce brave Leurais n’a pas changé, pas changé du tout ! Il le disait en détournant la tête, et je m’étonnai qu’il y eût tant de sympathie dans sa voix alors que son regard demeurait perdu et indifférent.

— Et qu’est-ce que tu es devenu pendant tout ce temps-là ?

Machinalement, nous nous étions tous les trois assis. Je sautai sur ce détour de raconter à loisir mon voyage et cette mission d’ethnographie que j’avais, par goût personnel, accompagnée jusque dans l’île Murray, en plein détroit de Torrès : durant huit mois, nous nous étions employés à mesurer les données sensorielles des Papous.

J’avais tant de fois répété mon récit avec toutes les diversions amusées possibles, et, de temps à autre, les incidentes émues, — à l’adresse des jolies écouteuses diverses — que l’histoire se dévidait elle-même, et me laissait libre de tout examiner autour de moi. La résonance de mes paroles me surprenait moins. Même j’y trouvais quelque plaisir : ce plaisir qu’on peut avoir — je l’ai eu — à chanter dans un train en pleine marche, afin de sentir la voix se renforcer et se gonfler d’un grondement d’orgue continu… Mon ami me laissait parler sans impatience, sans indice d’aucune agitation. Il avait peut-être vieilli. Je me l’affirmai sur la foi d’anciens souvenirs ; mais je n’aurais pu rien préciser. Puis, je le voyais mal, de profil toujours, — assis à sa table — et caché, en partie, par un fouillis d’instruments.

J’en arrivais, de mon exposé, à ces conclusions nouvelles, je crois : que les sens des peuples non civilisés ne diffèrent pas, en acuité réelle, des sens des races affinées ; que le sauvage ne doit sa vue perçante qu’à une interprétation plus habile des objets familiers qui l’entourent, et surtout à sa connaissance pratique des aspects lointains : récifs, taillis sur la montagne… quand mon ami parut s’impatienter.

J’interrogeai vite sa femme, d’un coup d’œil : manifestement, mes dires l’inquiétaient aussi — pour André sans doute. Je m’étais mésaventuré. Et comment poursuivre ? Car j’ignorais encore sous quel genre de manie — sous quelle étiquette — se pouvait classer mon ami. On n’a pas le droit d’être fou selon sa guise, et, jusque dans ces ébats de l’esprit supposé déharnaché des appareils orthopédiques de la raison, des bretelles et des sous-ventrières du bon sens, on doit observer la règle et s’en tenir aux types reconnus. Sinon, de fou, l’on est déclaré simulateur. Or, André ne simulait pas : j’en étais certain : on mystifie un aliéniste : on ne peut tromper une femme. Et Mathilde, évidemment, savait à quoi s’en tenir là-dessus. Tout cela, passant en tourbillon parmi leur double gêne, me convainquit d’une grave bévue. Il me dépêtra :

— Nous te gardons à dîner, hein ?

Sitôt, sa femme, accentuant l’interruption, se répandit sur toutes les facilités que m’offrait, pour revenir de nuit, à Bordeaux, le nouvel horaire des trains de banlieue. J’acceptai. Elle nous laissa.

Mon ami sourit tristement, et me montra, d’un geste résigné, la porte qu’elle refermait sans bruit aucun :

— Tu n’as rien remarqué ?

Je suivis du regard sa main, puis revins à son visage qu’il ne m’avait pas une seule fois présenté franchement.

— Non, je n’ai rien remarqué.

— Tu sais les ennuis de toutes sortes que m’ont valus mes derniers cours à la Faculté ? Et comment je me suis décidé à rompre brusquement… Tu sais évidemment où j’en suis de mon installation ? je crois te l’avoir écrit. À toi seul, d’ailleurs.

— Parfaitement.

J’ignorais tout, mais je ne tenais pas à l’exciter. — Tu es allé très loin dans… Je toussai.

— Oh ! rien encore de complet, ni de définitif. Sauf l’aménagement de cette pièce où je vis presque toujours, tout est encore à faire dans la maison… à refaire… car… enfin je vais te raconter ça. — Mais, on ne s’entend pas ici !

Il eut un mouvement dépité, et s’en fut, par la chambre, tourner minutieusement des manettes échelonnées sur un tuyau de cuivre. Durant une haleine il se fit un silence cassant et désagréable qui vint couper la sonorité continue — oubliée, me sembla-t-il, depuis mon arrivée, comme on oublie une clarté quotidienne. Puis, après une sorte de gazouillement d’essai, le chant reprit, renforcé, épanoui, avec des jeux d’harmoniques et des chatoiements… André revint s’asseoir. Au passage, il avait tiré une draperie et démasqué tout un panneau sombre :

— Là ! fit-il avec satisfaction.

Là ! reprit en sourdine une voie indistincte qui me fit tourner la tête : personne que nous deux. Et puis, cela ne sortait pas d’une bouche très humaine. Non, pas d’une bouche… le bruit de la foule à travers un téléphone doit bourdonner exactement ainsi. Je regardai mon ami avec stupéfaction. Il ne perçut pas mon trouble.

— Je te disais donc, reprit-il…

disais donc… murmurèrent les petites voix,

— que sitôt mon installation terminée tout à mon gré, dans cette maison…

La résonance indéfinie prolongeait chacune de ses syllabes, et m’interloquait si bien que je perdis à peu près tout de ses explications. Il me souvient de quelques mots particulièrement descriptifs « ces loufoques arriérés… ces ruminants de laboratoire » qui remâchent toute une vie les formules dont on les a, une fois pour toutes, gavés. Puis, peu à peu, mes oreilles se faisant d’elles-mêmes à ces bruissements touffus, j’en vins à pouvoir le suivre. Mais il concluait :

— Tu comprends, après tout ça, je n’avais qu’une chose à faire, m’en aller. Mais je ne leur ai pas caché ma façon de penser. Tu en aurais fait autant à ma place ?

— Oh ! ça oui !

Oui-i-i, prolongea le chœur invisible.

Je toussai de nouveau, comme si j’avais compté éclaircir ma voix ou chasser de mes oreilles ces petits échos bourdonnants. Les échos toussèrent. Interdit, je regardai mon ami dans l’attente vague qu’il percevrait, enfin, ma stupeur et, d’un mot, la ferait cesser. Mais il s’obstinait à promener des yeux dans le vide. Et comment interroger un maniaque sans craindre à tout instant de le voir, sur un mot maladroit, se ruer contre vous ?

— Alors, poursuivit André, j’espérai quelque répit. J’étais libre : finies, les leçons qu’on ressasse indéfiniment, d’une année à l’autre, devant des gens gonflés d’ennui ! Je m’empressai de venir me réfugier ici…

Pour affirmer mon attention, j’interrompis :

— Je ne te savais pas propriétaire en Benauge ?

Mais, me défiant de l’inconcevable résonance, j’avais parlé trop bas.

— Quoi donc ? interrogea André.

— Je ne te savais pas… oh ! oh !…

J’achevai au hasard, en m’écarquillant de surprise. André me regardait enfin — non, pas avec ses yeux… — mais tout son visage, tendu vers moi, semblait, dans un geste d’aveugle, attendre mes paroles, bien qu’assez innocentes. Ses oreilles s’épanouissaient plus qu’il n’est d’usage, vraiment, dans nos attitudes de primates éduqués. Puis il détourna la tête : je ne vis plus que son profil gauche, immobile.

— Mais si ! cette maison me vient d’un oncle de ma femme. D’ailleurs, je vais être bien malgré moi réduit à m’en défaire : ma pauvre Mathilde, je ne sais vraiment pourquoi, l’a en horreur, et… n’y guérira jamais.

— Comment !

Je ne pus retenir mon exclamation ; si brutale, que les quatre murs se la renvoyèrent ainsi qu’une balle sonore, et qu’un cylindre de cuivre trop proche d’un verre de cristal, sur la table, se mit à grincer.

— Ménage donc mon mobilier, fit, semi-plaisant, mon ami.

— Ta femme est malade… aussi ?

— Je vais te l’avouer, absolument entre nous. Ma femme est… mais je peux compter sur ton silence, hein ? c’est une chose dont personne ne se doute !

Ces sortes de promesses me devenaient familières :

— Crois bien, mon cher ami, à toute ma discrétion ; et aussi que je suis disposé à tout faire pour te rendre quelque service…

— Rien à faire : ma femme est folle…

Je souris avec condescendance : il divaguait ; cependant, l’espoir d’une Mathilde échevelée ne me déplaisait nullement, et je trouvais une saveur aimable à imaginer sous un aspect hagard et abandonné cette vraisemblable amante à venir. Il poursuivait :

— Je m’étonne que cela ne t’ait point frappé. Il est vrai que… Voilà pourquoi je t’ai interrompu tout à l’heure : maladroit ! tu vas nous raconter des histoires de visions comparées : mais c’est justement la manie de ma femme ! Figure-toi : depuis notre départ de Bordeaux, — c’est d’ailleurs à tous les ennuis qui ont précédé ce départ que j’attribue son état d’aujourd’hui… figure-toi : elle est persuadée ne plus vivre que par les yeux, ne plus se conduire qu’en regardant à droite, à gauche, en palpant, même, quand par hasard elle marche dans l’obscurité !

— Mais, c’est un peu mon habitude aussi, risquai-je. Je t’avoue que, bien que myope, je m’efforce d’y voir le mieux possible…

— Farceur ! Il ajouta d’une voix moins âpre : — Non ! tu veux me convaincre que l’état de ma femme n’a pas la gravité que je lui prête. Évidemment, c’est ton rôle d’ami. Mais moi, qui l’observe depuis longtemps, qui ne perds rien du moindre de ses mots, qui recueille tout ce qu’elle dit, et devine ce qu’elle n’ose pas me dire… Tu ne sais pas la peine que j’en ai pu sentir. Songe, nous être compris, durant deux années, au point d’échanger nos sentiments selon des modes identiques, de confondre nos timbres de voix… Il sourit avec contrainte : — voilà qui ravirait un Po-ète ?… enfin, conçois une vie harmonieuse, entre deux êtres frémissant d’accord… Et puis suppose que l’un de ces êtres, par je ne sais quelle dysphonie spirituelle, se discorde de l’autre, et, peu à peu, lui devienne indifférent, apathique, étranger, très sourd, et lointain… lointain… Oh ! comme s’ils vivaient tous deux dans un monde séparé… Il confia :

— Ma femme ne vit plus pour moi, dans ce monde-ci.

Il se tut. J’entendis faiblement sonner l’écho de ses derniers mots, et cet écho me sembla plus triste encore que sa véritable voix. Je dis avec une légère oppression des paroles volontiers banales :

— On s’exagère toujours la maladie de ceux qu’on aime. Et j’allais m’abandonner, et sympathiser, quand je me souvins que, chez un fou, la douleur n’est point à prendre en considération, puisqu’elle est hors de notre expérience, de nos habitudes à nous, gens normaux. Surtout quand il s’agit du lamentable et délicieux objet féminin, les raisons de peiner sont à ce point nombreuses que l’on peut traiter d’insensé celui-là qui en forge de nouvelles ! Décidément sa folie se confirmait ; sa folie devenait folle : qui donc s’est jamais inquiété qu’une femme ou qu’un homme hésitât à marcher dans la nuit… ? Quant à se vanter pour la vie commune d’une entente pérennelle et sans ombres, et sans rides ? Certes, il serait beau que cela fût ainsi. Mais on s’en passe : c’est une habitude à prendre, n’est-ce pas ? Pourquoi plaindre mon ami, en révolte contre nos « habitudes », ou, simplement, en marge ? Et je me remis d’avance à la bonne odeur des cheveux de Mathilde, à ses yeux, à quelques baisers, du soin de me faire oublier toutes ces doléances équivoques.

— Cela s’est fait, continuait-il, d’une sorte si insidieuse, que j’ai mis quelque temps à me rendre compte des premiers changements. Ainsi, elle me stupéfia en m’apprenant d’elle-même que la clarté du jour influe sur son entrain, sur la joie de sa vie… Je m’en suis d’abord moqué doucement. Puis je l’ai épiée. Réellement elle redoute l’obscurité. Mais maintenant je sais pourquoi.

Il prit un air mystérieux :

— C’est qu’elle n’entend pas dans le noir.

— Ah ?

— Elle n’entend pas… ça n’est peut-être pas très exact. Enfin, je ne peux pas dire mieux…

— Ah !

— Tu vas me répondre étourdiment que c’est là une infirmité avec laquelle on peut vivre, et, sinon s’aimer d’enthousiasme, au moins se tolérer sans trop de contrainte… Eh bien ! non. Cette perversion dans son être sensoriel a tout bouleversé de ses manifestations affectives. D’abord nos goûts ont divergé, même les plus insignifiants. Et ces petits discords ne sont pas, je te l’assure, négligeables ; elle s’est mise à chercher partout la lumière, à se réjouir grossièrement quand il fait soleil, à s’égayer de couleurs vives, comme un enfant, ou… un sauvage.

Je laissais délirer. Mais j’explorais, par coups d’œil brefs, tous les recoins de la chambre vibrante. Je m’efforçais à deviner, dans ce murmure enveloppant, le rôle de certaines bizarreries luisantes, mates, rondes ou étirées, qui tapissaient les murs, envahissaient les cimaises et pendaient du plafond. Et je me mis bientôt à sourire, pour moi-même : dans la pénombre du jour grisaillant, j’avais discerné, tout contre le mur, à ma gauche, une énorme harpe ; puis une autre derrière moi, celle-ci étouffée à demi sous un rideau feutré. Cela bruissait évidemment, comme bruissaient les nombreux cylindres épars sur les meubles ; — je les reconnus tardivement pour de quelconques résonateurs. Quant à ces deux lueurs bleuâtres qui papillotaient là-bas dans leurs tubes de verre… Oh ! oh ! je tenais la source de mes « petites voix » : deux flammes chantantes, légèrement discordées sans doute, afin de moirer de « battements » et d’ondoyances, leur son résultant ! Et rien de plus que cet attirail d’acoustique élémentaire. Au fait ! n’était-ce pas sur des divagations d’acoustique, précisément, que mon ami avait suspendu ses cours à la Faculté… et puis rompu avec ses collègues, sur le même propos ? Quoi d’étonnant à tout ce que je voyais ? Ce matériel lui appartenait en propre : des lampes à hydrogène… des tables d’harmonie. On n’avait pu l’en séparer ; et maintenant, l’esprit perdu, il en faisait sa marotte et ses jeux favoris. C’était banal, je fus déçu.

Lui parlait toujours.

— En somme, ma femme est retournée en peu de temps à l’état d’esprit d’un enfant de dix ans, ou d’une sauvagesse de quelque Australie, ou… de bien pis encore. — Mais ceci est une idée absolument personnelle et péniblement personnelle. Imagine une âme de la préhistoire, — je dis « âme » par simplification, et ne m’en veux pas de parler en paraboles… — une âme qui jadis aurait habité un corps de femme semi-femelle, aux temps où les yeux pistaient la proie que les mains étranglaient et dépeçaient ; imagine encore que cette âme revienne s’imposer et se mêler à la vie d’une de nos sœurs contemporaines, et étouffer, en celle-ci, toutes les possibilités de sentir acquises, au prix de milliers d’époques… Alors, cet être erratique, — non pas errant, hein ? — erratique, c’est bien ça, et lourd, et confus, ne saurait pas entendre comme nous, écouter comme nous autres, retentir à nos mêmes joies, et ne pourrait mener qu’une existence pitoyable auprès d’un autre être…

Il se tut. Puis il répéta plus lentement :

— Auprès d’un autre être qui malheureusement a conservé son pouvoir actuel de jouir du son, de pénétrer toute l’harmonie du monde, du nôtre, du seul qui nous soit intelligible et beau. Je te l’affirme, l’étrange état mental de ma femme et le chagrin qui en pèse sur notre double vie sont en dehors des expressions quotidiennes. J’avais dit d’abord : hystérie, et je m’en attristais ; je me suis plus tard avoué : folie, et j’en pleurais ; mais, — tu le sens bien toi-même, — il y a, dans notre discord, autre chose que tout cela, et qui m’épouvante.

La logique de ces derniers mots m’étonna. Évidemment j’avais affaire à un fou. Ce n’était pas discutable. Pour en être plus certain, je me le répétais avec obstination. Malgré tout, ce spectacle d’un mari maniaque épiant une imaginaire folie chez sa femme, ce spectacle était plein d’ironie triste. J’eus préféré de franches divagations toutes chargées d’absurde ; par exemple : « Je suis le grand Lama du Thibet ». Voilà comment doit parler un fou. Ainsi, on le jauge, on le juge immédiatement, on sait à quoi s’en tenir. Les paroles de mon ami me déplurent par leur apparence de raison. Et je me défiai, avec rancune, de ce déséquilibré dont les histoires interloquaient de la sorte « l’homme normal » que chacun de nous est fier de s’affirmer. Dès lors, je l’écoutai mieux. Il disait :

— Après l’exaspération de son toucher et de sa vue, il s’est suivi une obtusion du sens auditif… Non, même pas cela. Elle n’est pas sourde. — Je voudrais tant qu’elle le fût ! — Mais il se manifeste en elle une perversion de l’ouïe qui lui fait négliger les plus élémentaires données de cette vie courante, et se réfugier dans le milieu et dans les habitudes d’un être primitif et bas… Tu ne peux t’imaginer l’étonnante manière dont elle a meublé tout le salon, presque toute la maison…

J’avouai que le salon m’avait paru trop éblouissant de clarté crue.

— N’est-ce pas ? N’est-ce pas ! Il s’empara de ma réponse. — Eh bien ! j’ai dû tolérer ces fantaisies qui la confirment dans sa manie. Je me réfugie dans cette pièce où je me suis installé d’une façon moins extravagante…

— Ah ?

— Seulement, pour ne pas trop la contredire, j’ai permis qu’on reperçât le mur que j’avais fait boucher. Ma pauvre femme « ne vit pas », m’a-t-elle déclaré, dans un appartement sans lumière.

— En effet, hasardai-je sur un ton ambigu. Il se méprit.

— Oui, c’est très étrange. Mais toutes ces fantaisies de soleil ne sont rien auprès de ses aberrations dans l’ordre du toucher, dans la série des mouvements utiles, des gestes les plus vulgaires… C’est là où la rétrocession se montre à nu. Et c’est épouvantable : présente-lui un objet un peu inaccoutumé, elle le saisira dans ses mains, le palpera, le soupèsera… presque, elle le flairerait aussi ! Comme l’on sent alors, très imminent, son passé d’avant tous les déluges, — quand les hommes, sourds, encore, parmi le monde harmonieux, — s’en tenaient pour se conduire, pour vivre, aux plus viles des sensations… quand ils croyaient tout connaître, tout fixer et tout comprendre avec leurs yeux d’anthropoïdes et dans leurs pattes maladroites.

Certes je n’y entendais rien moi-même ; mais de tout cela sortait un indiscutable émoi. Pour lui complaire et le pousser à tous les aveux, je rappelai combien la femme, si proche en apparence de celui qu’elle aime, reste en réalité dissemblable et à jamais étrangère : si bien qu’on a voulu la considérer comme la femelle d’une espèce plus affinée, plus svelte que notre espèce « homme », et dont le mâle aurait disparu devant nous autres qui délaissions en même temps et puis perdions nos épaisses compagnes. Il s’exaspéra :

— Tu me parles comme un professeur. Tu n’as rien compris à tout ce que je m’échine à te faire comprendre. Je t’en ai dit beaucoup trop pour m’arrêter là. Je vais être obligé de te préciser des aventures assez peu dicibles…

Je l’espérais bien ! Et sur l’instant j’oubliai de plein gré ma conviction de folie évidente, et je pris le visage bénévole de celui qui s’efforce à deviner.

André se leva encore, dans un nouveau mouvement d’impatience :

— Rien ne marche, aujourd’hui ! et il disparut dans un recoin plus sombre : deux autres petites flammes se mirent à trembler, s’éteignirent, reparurent. Cependant un crépuscule envahissait tout dans la chambre, précédant celui du jour qui tombait lui-même. Je ne sais pourquoi je murmurai : — Non ! pas encore… n’allume pas encore… André se détourna : — Ah ! ça, tu me crois fou aussi ? Puis il activa les flammes qui dardèrent leurs langues rosâtres et bleues, mais sans éclairer davantage. Un autre gloussement de cristal jaillit, hésita, changea et se résolut en un chant imperturbable, qui, renforçant le premier, vint éclabousser les parois, filtra au travers des cordes et les gonfla de son. André fit glisser toutes les draperies : un ruissellement équivoque s’exhala des quatre murailles. Il m’apparut que tout s’éclairait et que tout s’illuminait — mais je repoussai très sagement ces lueurs déraisonnantes ; car il faisait nuit, presque nuit. J’en étais sûr : on ne voyait plus rien à travers la fenêtre. Mais en étais-je bien sûr ? Et puis, qui parlait de voir ? En avais-je seulement besoin ? Je cessai brusquement de m’étonner à vide ; et, reposant ma nuque étourdie sur le dossier mou, je me laissai baigner par ces sortes d’effluves où tressaillaient des tonalités matinales et des timbres de jeune soleil à l’aurore des jours. Je n’écoutais même plus mon ami. Sa voix se dissolvait aux rumeurs de l’espace ; et son parler, devenu rythmique et ralenti comme une houle, s’imposait à ma rêverie, me berçait et me submergeait… — vraiment, qui avait parlé de « voir » ?

— Elle est lointaine disait-il, elle est lointaine, et s’enfuit tous les jours un peu. Elle est perdue, et s’en va tous les jours plus vite. L’harmonieuse a disparu. Comment rappeler la pauvre fuyarde ? J’imagine volontiers Orphée, le chanteur des chantres, abandonnant le monde aux milliers de lyres, et descendant aux antres infernaux — par quoi l’on peut symboliser exactement le grossier monde matériel, muet et sourd, le plus ignoble et le plus vrai des mythes que les hommes aient figuré. Armé et paré de ses harmonies magiques, Orphée dompte la matière, les rochers, les sables et les fanges ; il souffle, il anime, il féconde, il domine et passe en précurseur au milieu de troupeaux humains attardés : ceux qui voient ; ceux qui touchent ; ceux qui flairent ; ceux qui n’entendent pas. Et voici qu’ayant rejoint, à travers tant d’obstacles lourds, Eurydice, il s’abandonne à proclamer le plus tonnant des hymnes de joie voluptiale…

Voluptiale, répétèrent, dans un grand tressaillement, les quatre murs et la voûte. Les échos se pénétrèrent. La chambre resplendit. J’hésite à risquer cette comparaison : on eût dit un jeu de glaces, multipliant, répétant et décomposant des centaines de visions changeantes. Et puis tout décrut et s’apaisa. Les flammes qui chantaient dégagèrent à nouveau leur imperturbable tierce… Oui, une tierce majeure ; comment ne l’avais-je pas discerné plus tôt. N’était-ce que cela ?

— Orphée avait cru reconquérir et tout recouvrer. Il oubliait la souillure inévanouie de ce monde brutal, de ce monde où l’on dévisage, où l’on flaire, où l’on palpe, où l’on fourgonne dans les chairs, où l’on meurtrit, où l’on culbute, où l’on attise… Son amour vers Eurydice et son désir de l’aimer encore étaient demeurés purs, libres, harmonieux. Même avant que de quitter le séjour infernal, ne doutant pas du pouvoir de sa lyre sur la divine retrouvée, il voulut la réjouir d’amour. Il chanta…

Chanta… résonna l’espace. Mais la tierce épanouie des lampes se chargea d’un accord inquiétant : une troisième note, très poignante et dure, imposait sa quinte augmentée ; et cette dissonnance-là ! je n’ai jamais pu la ressentir autrement : une volonté chargée d’angoisse…

— « Il chanta ! La femme étonnée roula vers lui des yeux interrogeants ; puis les baissa, puis les releva tout pleins de lueurs qu’Orphée reconnut impudiques. Elle fléchit les genoux et s’assit parmi des croupes de terre noire qui enlisaient ses orteils, ses chevilles, et montaient au long des jambes. Son bras tendu pesait sur la fange, et son poignet, à la chair bleuâtre, peu à peu s’enfonçait. Le chantre inécouté, debout auprès d’elle, répandait ses hymnes de caresses, et s’efforçait et s’épuisait, par le rythme de son Verbe, par les sursauts des cordes éveillées, par tout le frémissement de sa lyre nuptiale, à mener son amante jusqu’à l’émoi conjugué de leur double entendement. — Elle, attendait. Orphée prodigua d’autres baisers plus inouïs. Elle, attendait ; et s’impatienta. Sa main qui pétrissait la boue fouilla les plis du voile, et, parmi l’obscénité du ventre, atteignit la boucle d’airain où se nouait sa ceinture, afin de la délacer. Impuissant, Orphée se tut. Ce fut dans les Enfers un silence inexprimable.

« Il contemplait avec un dégoût désappointé cette femme pareille jadis à la cithare Apollinienne dont les cinq passions répondaient aux cinq modes sonores d’aimer. Elle lui apparut métamorphosée par maléfice : rien d’autre que la femelle assoiffée d’étreintes primitives, — où l’on se choque, où l’on se mord, où l’on se pénètre… Il recula pour échapper à la souillure, et méprisa le rite immonde. D’un coup de voix, il déchira la trame de sa lyre : la corne ployée le frappa dans la poitrine, et les fils, en cassant, mordirent ses poignets et ses ongles. Eurydice, souriant, ouvrait sa tunique. Orphée s’enfuit ; et il ne se retourna point. »

Les flammes chantaient toujours. Je ne sais pas quel temps put s’écouler. Mais qui se fût inquiété du temps ! et pourquoi pas exiger de moi la date ?… Seulement, il me souvient d’avoir dit, à un moment indéterminé, et presque d’instinct :

— Orphée, c’est… toi ?

Je fus étonné :

— Non, répondit André, Orphée, ce n’est pas moi. Orphée ne fut pas un homme, ni un être vivant ou mort. Je conçois combien la paraphrase que je viens de t’offrir détone parmi tes souvenirs classiques. Je la crois cependant véritable à l’exclusion de ceux-là. Orphée ? mais c’est, dans notre humanité changeante, le désir d’entendre et d’être entendu ; la puissance de vivre et de créer dans la sonorité ; c’est le symbole superbe de notre fuite hors les données gluantes et grossières de nos sensations archéennes faites de vue et pétries de toucher… Il n’y eut jamais évidemment d’individu-Orphée, mais seulement des pouvoirs orphiques, dont l’apogée, dans notre humanité actuelle, nous permet de concevoir ainsi le monde : une substance sonore d’où procède toute une série d’attributs qui prépondéraient autrefois : l’étendue ! le mouvement ! ce que l’on voyait, ce que l’on touchait ! Ah ! ah ! ces puérilités ! Cependant, je te concéderai que, dans cette évolution, il a pu se trouver des êtres, — ébauches de nous-mêmes, — qui, de loin, ont distancé leurs compagnons et frayé les chemins. Ces êtres-là, tu peux les proclamer des « orphées », comme on a dit, voici plus longtemps encore, « prométhées », ceux qui firent, avec des mains originales, éclater le feu… Alors on déifiait les précurseurs, les hors-la-route, les inventeurs de sensibilités plus larges. Maintenant on les enferme. Parfois on les décore. J’aurais choisi, pour ma part, l’apothéose antique. Et tout cela, piédestal de nuées ou diplôme d’honneur, tout cela ne me rendrait pas, à moi, celle qui disparaît et s’englue…

— Ton Eurydice ?

Eurydice, sifflèrent, toutes ensemble les cordes aiguës des harpes. — Alors, ta femme ?

Je m’arrêtai prudemment devant une question grosse d’ignominie conjugale. Il avait prévu ma demande :

— Je ne pouvais te dire plus exactement notre histoire.

— Ah !

*

Des heures indécises passèrent ; ou ne passèrent point. Les vibrations des harpes, traversées toujours par le triple chant des flammes, scintillaient suffisamment pour occuper toute ma pensée. Cependant, il me vint une idée que je découvris stupide à force d’être naturelle et simple :

— Tu dois aimer étonnamment la musique ?

J’entendis André ricaner doucement :

— Je ne sais pas ce que tu appelles « musique ».

Je repris ma question sur un ton embarrassé, et mêlai toutes sortes d’histoires incohérentes, dont le lien était qu’un seul article du dictionnaire les eût parquées sous la même étiquette ; mais il est reposant parfois de parler ainsi, au hasard des associations toutes bâties par des cerveaux patentés. De la sorte, je défilai : les études d’Helmholtz sur les résonateurs, la gamme de Ptolémée, les sons inférieurs systématisés par M.  Riemann. André ricanait toujours.

— Tu me sembles singulièrement déprimé par ton voyage aux Torres Straits.

Il s’efforça de mettre dans sa voix, qui méprisait, un peu de bonne humeur :

— Au lieu de t’employer à poser des verres de lunettes sur des nez de sauvages, tu aurais mieux fait de prendre garde à ton propre recul. Enfin, tu plaisantes évidemment. Mais tu sais bien que tous les gens dont tu me parles, tous tes « musiciens », comme on les appelait autrefois, n’ont été que d’assez agréables jongleurs : ils ont gambadé sur les octaves ainsi que sur des échasses, du haut desquelles ils culbutaient leurs accords… Mais ils n’ont jamais soupçonné cette essence qui nous pénètre, nous anime, nous fait exister, « ce chant énorme des planètes » que Pythagore a préconnu, et sur lequel on s’est si bien mépris ! Ils n’ont jamais… si ! quelqu’un s’est trouvé… quelqu’un. Mais on ne sait pas encore.

Mon ami se tut, en poussant un long soupir. La chambre soupira.

— Ho !

Je fermai brusquement les yeux : un insupportable éclat jaune frappa les murailles ; je grimaçai de surprise : André dut sans doute éteindre vivement ses trois flammes, car toute résonance tomba. La porte s’entr’ouvrait :

— Mes amis, nous allons dîner, disait Mathilde, qui portait une lampe à lueur baveuse. Son visage me déplut sous les reflets de cette lumière sotte ; et sa voix me parut cassante, sèche et âcre.

— Surtout, ne t’étonne de rien ! me glissait André, dont la figure se consternait. J’ai dû lui céder tant de choses !

De nouveau je fus surpris par le feutrage de l’escalier ; puis, machinalement je plissai les yeux et me frottai les paupières, dans un besoin d’étirer, après l’étonnante confidence, et de détendre je ne savais quoi de moi-même… mes oreilles peut-être ? Mais sitôt à table, il me fallut répondre à Mathilde qui, tout en surveillant André, parlait vite et assez naïvement, et à André, qui, manifestement, déplorait ce verbiage. C’était, entre ces deux êtres, une tension de tout l’un à se garer de l’autre, en même temps qu’à l’observer.

Mon ami me sembla fort maladroit. À diverses reprises, ses mains menacèrent mon verre ou frappèrent son assiette, ou la table. Sa femme s’impatientait. Après un geste plus brusque, je m’écriai : — Mais tu t’es coupé !

Il lui fallut quelque temps pour s’en apercevoir :

— Il ne sent rien, me signifia Mathilde.

Il ne sentait rien !

Le dîner s’acheva de lui-même, sans que j’y prisse garde. L’idée vague du départ, du retour, de ce « train à prendre », me ramena au sentiment du temps qui passe ; du temps mesuré avec des horloges… et je cherchai l’heure.

— J’allais vous la rappeler, dit Mathilde, bien que nous soyons fâchés de vous laisser partir. Mais vous reviendrez, sitôt que votre congrès sera clos ?

Pourquoi insistait-elle ? André se faisait inquiet et nerveux ; dans le vestibule il me tendit précipitamment la main.

— Je t’avoue, mon cher, que toutes ces lumières m’étourdissent… Et il nous laissa presque brutalement.

— Eh bien ? — Mathilde, souriait tristement, avec une figure consolable. La petite lampe à flamme jaune, la même qui avait coupé si déplorablement les confidences d’André, lui enluminait les joues. Ses lèvres, à les voir de tout près, se fendillaient sous l’éclairage ; un coin de gorge me parut grenu, et sans invite même aux caresses des yeux. Je fis un geste imprécis, où elle pouvait mettre de la sympathie encourageante, de l’espoir… Mais en vérité c’était, malgré moi, le dépit de sa chair qui montait. Elle, ma maîtresse ! J’avais imaginé… Je m’esclaffai en moi-même, et mon rire me parut sonner dans l’étonnant repaire de mon ami. Elle me tendait la main. Le contact me déplut en étouffant décidément le fantôme de désir qui m’avait surgi pour elle. J’eus un bref adieu banal. Puis je me retournai. Elle souriait encore. Quoi donc ! je savais : c’était l’Eurydice, l’amante aux poignets pleins de fange… Je me sauvai.

*

La nuit et le parfum des vignes m’apaisèrent. Le chemin était fort long. Je me sentais encore étourdi de résonances à demi réelles, et marchais, penché sur moi-même. À un détour, en face d’une barrière blanche assez pareille aux autres et que je reconnaîtrais cependant entre toutes, une idée vint brusquement se ficher, comme un pieu, dans ma cervelle : il me sembla butter contre l’obstacle intérieur, et, d’instinct, je portai le front en arrière :

— Évidemment, m’affirmai-je : elle et lui ne relèvent pas des mêmes sortes de sentir… évidemment ils habitent un monde différent… ils engrènent, ils alternent l’un pour l’autre, peut-être, ils ne se pénètrent pas ; ils ne s’entendent pas.

Je donnai un furieux coup de canne sur un fil de fer qui bordait la route, à droite. Il résonna en frissonnant dans toute sa longueur, et cela me fit plaisir aux oreilles.

— Un monde différent… Deux mondes ! Une angoisse indescriptible me prit : lequel est le mien, celui où je vis, où je vais et viens… Et aussi lequel est le vrai ? Mais ceci n’avait plus de sens. Je corrigeai : lequel est le plus vrai… ou le moins faux, le meilleur ? — Ainsi j’accumulais de petites épithètes inutiles, et me dévidais un questionnaire oiseux. — Nouveau coup de canne, et nouveau sifflement métallique.

Rien ne répondit, ni moi-même à moi. Certes, j’aurais conclure péremptoirement à l’irréalité de l’un de ces mondes : le neuf, l’insolite, l’ « inouï ». Et je tenais, toute prête, la solution logique et paresseuse : André était fou : sa femme me l’avait dit… Pourtant, cela s’imposait avec une médiocre insistance. Bien plus, je savais que c’était là la dernière hypothèse à reconnaître : je me serais accusé moi-même, désormais. — N’avais-je pas un instant partagé cette « folie » ?

Et puis, cent mètres plus loin, — comme un sentier fonçait sur ma gauche, dans le noir d’une saulaie, tout changea. Des notions sèches et impératives surgissaient, et des formules me venaient aux lèvres : « Construction du monde extérieur… La perception extérieure est une hallucination vraie… » Je sentis, à l’allure professorale de ces réminiscences, combien l’esprit dogmatique reprenait en moi le dessus. Taine a dit… mais voici que Taine n’avait pas dit, au moins sous cette forme : « La conception mécanique de l’univers n’est que du réalisme naïf. » — D’où sortait cela ? Et ceci « L’idée d’objet, l’idée de corps, l’idée de matière, dérive des sensations visuelles et tactiles qui ont été illégitimement érigées en entité… » D’autres données du même genre se mirent à danser dans mon souvenir, en foule, mais moins précisées : « Enfants que nous sommes de rapporter aux impressions de l’œil et de la peau et des muscles — élevées à la dignité de causes extérieures et permanentes, — toutes les autres sensations… Oui ! pourquoi choisir et hiérarchiser de la sorte ? Nous avons très indûment pétri la matière de vision et de toucher, mais nous pouvons imaginer d’autres matières, aux qualités totalement différentes et rapportées à nos oreilles… On affirmerait alors : la matière, c’est du Bruit, le néant, c’est le Silence… mais qui donc, mais qui avait bien pu lancer ce dernier aphorisme ?…

Brusquement, tout ce déballage se brocha sous une couverture rouge, et je vis s’aligner sur une planche imaginaire dix ou douze volumes de même couleur, en même temps que ma mémoire, dressée à localiser toujours, me récitait : « Alfred Binet, l’Âme et le Corps, Flammarion, éditeur… Bibliothèque de Philosophie scientifique… » Je n’en demandais pas tant. Je fus ébahi !

Cela, c’était l’hypothèse, l’essai, un jeu, un « défi », disait l’auteur « pour le plaisir de métaphysiquer… ». Et il advenait que j’étais mis en contact — non ! encore un faux emploi de ces mots tactiles… — en résonance, avec ce nouveau mode de concevoir le monde autour de nous ! J’avais entendu un vivant vivre dans ce monde ! Et la théorie, jetée comme une gageure par le psychologue du fond de son laboratoire ou de son encrier, voici qu’elle se réalisait à vif, en prenant même, — mais ce n’était là qu’un épiphénomène, — la forme d’un drame douloureux entre deux sensibilités discordées : voici qu’elle se compliquait de sexe et d’amour ! La belle matière cette fois non plus à discuter, mais à contempler, vivre, et peiner, et se réjouir aussi, peut-être, plus tard ? Cela valait bien une étude profonde : une vraie mise en œuvre. — Je ne dirai mon aventure à personne. Je façonnerai moi-même, tant bien que mal… une histoire… trois personnages, et le tout sans adultère, ô joie, sans adultère ! En avait-il été question ? J’en étais maintenant si détaché ! comme d’un geste inutile et bas. Non, je n’y avais jamais pensé ?

Non plus que jamais je ne l’avais cru fou, lui — n’est-ce pas ? je me félicitais avec quelque impudeur de mon flair et de ma bonne fortune, toute intellectuelle. Mais une inquiétude me survint : comment faire admettre aux amis lecteurs, — même en une préface onctueuse et servile, — que mon héros se renferme dans une chambre tendue de ficelles, meublée de boules de cuivre, et qu’il s’éclaire avec des flammes incolores et qui chantent… Cependant que sa femme le soigne, l’entoure et le circonvient ? D’emblée toutes les sympathies iront à la femme, à la pauvre petite femme. Et mon rôle, là-dedans ! Je serai le traître qui ne trahit point ; l’ami qui ne trompe pas, l’indécis, le monsieur qui déçoit le public à défaut de décevoir le mari… Triste situation ! Et quelle ignorance avouerai-je par là, de la saine littérature !

Non ! je n’écrirai rien, je ne dirai rien. Mais, sitôt dépêtré de ce congrès fâcheux, je reviendrai auprès de mon ami. Je sympathiserai à son isolement splendide ; je le confirmerai dans sa subtilité sonore… Un roulement de train secouant avec fracas des plaques tournantes et bloquant tous ses freins me fit sortir de mon lyrisme ambulant. C’était la gare. Les quinquets me répugnèrent. Mais je m’endormis lourdement en wagon.

*

Le congrès s’éternisa. Il fut suivi d’une commission déléguée pour approfondir la réforme de l’enseignement des sciences. La commission désigna une sous-commission dont le secrétaire — c’était moi, — fut chargé de tout le travail. Cela me valut deux voyages et me fit perdre une année. J’étais sans nouvelles d’André. Je n’osais pas lui écrire. Une lettre ne serait-elle pas acceptée comme une dysharmonie, ou une bévue, ou une insulte de ma part ? Et je désirais tant le retrouver semblable à lui-même, et fortifié dans son château de l’âme écoutante !

Sitôt libre, je revins à Bordeaux, puis me précipitai chez eux. Mathilde parut. Elle m’accueillit d’un air de triomphe. Cela me rendit perplexe.

— Et André brusquai-je ?

— André ? Vous allez voir vous-même : guéri, mon cher ami, guéri ! Je suis si heureuse !

André survenait, vif, haut en voix et en couleur.

— Tu me trouves en meilleur état qu’à ta dernière visite, hein, mon vieux ?

— Alors, quoi donc…

— Ma chambre là-haut ? balivernes… Ne m’en parle plus, sinon comme d’une amusette de malade… Et toi-même ?

Il se reniait ! Sa femme le considérait avec une joie béate et satisfaite, en bonne épouse rassurée… Volontiers je les aurais étranglés tous les deux.


MAX-ANÉLY.