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Dante n’avait rien vu/Combes et Podevin

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 25-36).

Combes et Podevin

Trois jours plus tard, alors que le monstre Biribi me paraissait encore indéchiffrable, Combes et Podevin sortirent, au matin, de la prison militaire de Casablanca.

Six Allemands : Vogel, Mayenc, Rudolf, Bremer, Rolt, Aimer-Schmitt, les suivaient. Kremer, un Polonais, et neuf Français : Charrier, Dugourd, Avignon, Carillon, Meusy, Ledu, Canevière, James et Gigot, venaient ensuite. C’étaient des pensionnaires du pénitencier de Dar-Bel-Hamrit. Des gendarmes encadraient le lot. Ces dix-huit hommes allaient se présenter devant le conseil de guerre.

Leurs habits étaient neufs. Ils dataient du matin même. Sans quoi, ces dix-huit hommes eussent été nus dans la rue. Ils avaient passé leur nuit à tailler dans leurs anciennes frusques de très jolies petites bandelettes, et cela avec grande application.

Ce n’est pas ce qui les menait devant le conseil, mais un refus d’obéissance. Les frusques ? Ce n’était là que du supplément, comme ils disaient.



Le conseil est réuni. La séance est ouverte. On introduit les dix-huit.

— Votre nom ? demande le colonel à Podevin.

Podevin fait un pas en avant et crache à la figure du colonel.

— C’est ça votre nom ?

— C’est ça mon nom, je m’en balance, j’en ai marre.

Podevin est grand et sa tête est ronde comme la lune. Le colonel regarde le lieutenant rapporteur. Le lieutenant rapporteur dit : « On pourrait peut-être passer outre et ne pas prendre des réquisitions. »

Me Kagan, un russe, avocat de Combes et Podevin, lâche un geste d’émouvante signification. Le geste dit : « Vous connaissez cela, messieurs, il y a de la souffrance derrière, passez outre. »

On passe outre.

Vient le tour de Combes.

Combes est petit, hargneux, roquet à longues dents. Sur le front, il porte : « Bad Head », mauvaise tête, afin que nul ne l’ignore.

— Votre nom ?

— Bande de salopards, J’en ai marre. Voilà mon nom…

Et il crache !

On passe outre.

L’interrogatoire au fond commence.

Un malaise confus embrume la salle.

— Pourquoi avez-vous lacéré vos effets ?

Podevin et Combes tenaient à la main leur képi à grand bec. Ils le lancent avec force à la tête du colonel, l’un suivant l’autre.

— Tas de salopards, j’en ai marre, dit Podevin.

— J’en ai marre, répète Combes.

Le président du conseil de guerre est le colonel Julliard. Il n’a rien de ce que l’on pourrait croire. Son air est celui d’un pacifique père de famille. Son cœur aussi. Il prend les deux képis, les renvoie à Combes et à Podevin et dit : « Vous ne savez pas ce que vous faites. Mais je n’ai rien vu. Pourquoi agissez-vous ainsi ? »

La stupéfaction écrase Combes et Podevin.

Ils cherchent une réponse et disent : « Nous en avons marre. »

— Pourquoi ?

— Nous sommes trop malheureux à Dar-Bel-Hamrit, nous ne voulons pas y retourner.

— Employez un autre moyen. Si j’avais vu ce qui vient de se passer, ce serait pour vous la peine de mort. Écrivez au ministre par la voie hiérarchique.

L’interrogatoire continue.

Podevin reconnaît les faits qu’on lui reproche.

— Entre autres, oui, j’ai engagé mes camarades à lacérer leurs effets pour échapper aux travaux publics par une peine plus forte.

Et les outrages recommencent.

Me Kagan supplie qu’au maximum de l’insulte le conseil oppose le maximum de l’indulgence.

— Vous n’avez rien à ajouter pour votre défense ? demande le colonel aux deux révoltés.

Combes et Podevin se lèvent d’un jet et lancent de nouveau leur képi à la tête du colonel.

Combes reste debout et rit affreusement. Podevin se rassied, courbe le dos et dit avec force aux lames du plancher : « J’en ai marre, marre, marre. »

Le lieutenant rapporteur prend des réquisitions.

— Douze balles dans la peau, crie Combes, toujours debout. Je préfère la mort à Dar-Bel-Hamrit. Si on ne me fusille pas, je me pendrai dans ma cellule.

Et comme un bourdon qui ne s’arrêterait plus de sonner, Podevin toujours assis, répète : « Nous en avons marre, marre, marre et marre. »

Combes Étienne et Podevin Emmanuel sont condamnés à mort.



Le point de départ de l’affaire est un lieu nommé Oulad-Hassin.

Là, sous le commandement du sergent D…, le détachement arrive de Dar-Bel-Hamrit pour travailler chez un entrepreneur.

L’entrepreneur, qui est jeune, les fait mettre sur un rang, les passe en revue, tâte leurs bras et, s’adressant au sergent, dit, selon les uns :

— Ils sont bien gros, il faudra les faire travailler.

Selon les autres :

— Ils sont bien gras, il faudra les faire maigrir.

Le lendemain matin, le détenu James, refuse de prendre la pioche. On le met au tombeau (en cellule).

— Tiens, moi aussi, dit alors Meusy.

On met Meusy au tombeau.

— Moi aussi, dit Charrier.

— Moi aussi.

— Moi aussi.

On prévient en hâte le capitaine Étienne, commandant Dar-Bel-Hamrit.

Il arrive.

Douze nouveaux réfractaires se manifestent.

— Qu’est-ce qui vous pique ? demande le capitaine.

Ils disent la phrase de l’entrepreneur.

— Je ne veux pas constater votre refus. Allons, reprenez la pioche. Je repasserai dans un moment.

Podevin n’était pas parmi les rebelles. Il travaillait comme un seul homme.

— Mon capitaine, dit-il, le sergent D… m’a frappé.

— Des témoins, fait le capitaine, des témoins tout de suite. Nous allons régler l’affaire.

Aucun témoin ne se présenta. Dès qu’un chef veut rendre la justice, dans ce monde aux sombres recoins, chacun se défile.

— Pas de témoins ! fit le capitaine. Je suis impuissant.

Podevin reprit sa pioche. Le capitaine s’éloigna. Mais Podevin rejoignit le capitaine :

— Eh bien ! mettez-moi aussi sur la liste des rebelles.

Et il jeta sa pioche à trois mètres de lui.

Le capitaine revint vers le groupe. Ils étaient vingt-deux maintenant.

— Réfléchissez. Allons, reprenez le travail ! N’appelez pas encore des pierres pour vous écraser.

Mais les vingt-deux demeurèrent immobiles et fatals comme les saints hommes de l’Inde.

La garde auxiliaire alors rassemblée, le refus d’obéissance fut constaté.

C’était le conseil de guerre.



À quelque temps de là, un soir, la grâce de Combes et la grâce de Podevin arrivèrent. La mort était remplacée par vingt ans de prison.

Le lendemain, je franchissais les portes de la maison d’arrêt de Casablanca.

— Combes ! appela un maréchal des logis de gendarmerie, Podevin !

— Voilà ! Voilà ! cria-t-on d’une cellule, c’est là.

Le maréchal des logis fit jouer le verrou. « Bad Head » sortit le premier. Ses très vilains petits yeux rayonnaient.

— Oui, on nous a donné la nouvelle hier au soir. Ah ! on a eu de la joie. On n’en a pas mangé la soupe.

Podevin qui se curait les ongles avec une esquille trouvée au fond d’une vieille gamelle, sortit le second.

Nous ne pouvons dire que sa figure était devenue ovale, fine et spirituelle, mais du bonheur la nimbait.

— Je suis très content, dit-il d’une voix de saxophone.

Sur sa main droite, un mot était tatoué : « Croquignol », et, au-dessous du mot, un objet d’une utilité courante : un soulier.

— Vous êtes cordonnier ?

— Je sais tout faire, mais je suis jardinier pour les fleurs.

Ils paraissaient tellement joyeux qu’une parole me vint toute seule :

— Vingt ans de prison, fis-je, ce n’est tout de même pas un brillant avenir.

— Nous préférons vingt ans de tôle que deux ans de Dar-Bel-Hamrit.

Le bonheur rend l’homme généreux. Combes en débordait.

— Vous connaissez le colonel Julliard, celui qui présida le falot ?

— Le falot ?

— Le conseil de guerre, quoi !

— Oui, c’est lui qui me donna l’autorisation de vous voir.

— Alors, dites-lui que nous lui faisons toutes nos excuses. Pas ? Podevin ? C’était un bon type. Ah ! si un frère dans son genre avait dirigé notre tout premier conseil, on n’en serait pas là. Pas ? Podevin ? Seulement, je crache une première fois, je vois qu’il n’en tient pas compte. Je recrache. Il n’en tient pas compte non plus. Nous avions notre programme. Tout plutôt que Dar-Bel-Hamrit. Alors, nous lançons le képi. Il nous le renvoie ! Ah ! il fut bien gentil ! Alors, nous avons recommencé.

— Et nous avions encore, pour le cas, des pierres dans la blague à tabac. Pas ? vieux Combes ?

— Vous saviez bien que vous risquiez la mort ?

— La mort était préférable. Mais nous regrettons d’avoir fait ça au colonel, vous pouvez le lui dire, et que c’est par hasard que je l’ai attrapé à la tête, je voulais que lancer le képi. Aujourd’hui, on est content.

— …

— Nous avons trop souffert. Maintenant, il n’y aura plus d’éribas.

— Et plus de fers, dit Podevin. Regardez mes poignets.

Ses poignets portaient les meurtrissures des fers.

— Voyez-vous, reprit Podevin, aux travaux, cela dépend du détachement. Il en est où l’on est bien, où l’on vous fait votre droit, mais dans d’autres, barka ! « J’en ai fait pleurer des mères, et j’en ferai encore pleurer », nous disait le sergent D… à Oulad-Hassin. C’était pas des choses à nous dire ! Dites donc, si vous le rencontrez, demandez-lui qui lui paye ses beaux souliers et ses belles chemises.

— Le gouvernement, pardi !

— Mais non ! l’entrepreneur. Et l’entrepreneur lui dit en douce : « Vous les forcerez au travail, hein ?

Combes et Podevin, dans cette cour ensoleillée, riaient à leur avenir. Vingt ans de prison !

« Nous apprendrons un métier, disaient-ils, nous nous tiendrons peinards. On sera heureux. » On eût dit qu’ils allaient partir pour leur voyage de noce !

— Vous avez prévenu vos parents de la bonne nouvelle ?

— Vouah ! dit Combes, j’ai écrit ma condamnation à mon père ; il m’a répondu que c’était bien fait ! Mais c’est la faute à ma tante !

— Moi, dit Podevin, j’ai écrit hier à ma mère.

— Par avion ?

L’homme me regarda stupéfait.

— Oh ! non ! dit-il, c’était trop cher.