Dante n’avait rien vu/Dans la haine

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Albin Michel (p. 221-231).

Dans la haine

La haine est le visage des pénitenciers.

Au bagne, le masque est de misère, ici, de colère sourde.

Il est des sociétés de préparation militaire, les pénitenciers d’Afrique sont des sociétés de préparation antimilitariste. Que j’aie surpris les hommes sous le coup de foudre d’un commandement : « Pressons ! Coiffez-vous sur les yeux ! À gauche ! Immobile ! À droite, alignement ! Couvrez ! » ou la dame à la main frappant la route, ou le nez dans la gamelle, leur premier regard fut de haine.

Il fait haineux dans les pénitenciers comme il fait chaud dans une serre. S’il ne fait pas chaud dans une serre, à quoi bon y mettre des plantes ? Si ce n’est pour leur injecter de la haine, à quoi bon avoir des détenus ?

Les chaouchs ont une psychologie de lapin domestique. Ils inoculent la rage, et quand le sujet mord, ils l’appellent traître !

À la prison d’Alger, dans l’un de ces souterrains, où jadis les galants deys devaient jeter leurs belles épouses coupables, j’ai trouvé, recroquevillé sur un banc de pierre, un homme qui avait tout du magot. Il était défraîchi comme un vieux lacet de soulier qui n’a pas de très haut dominé la boue. C’était pour guérir ses rhumatismes qu’on l’avait mis trente pieds sous terre, sans doute. Il prit ses béquilles et vint vers moi, derrière les barreaux de fer. Et maintenant qu’il marchait, c’est d’un kangourou qu’il avait l’air.

C’était un « intellectuel ». Il était dans cette cage, en compagnie de six autres détenus. On pouvait lui donner cinquante-cinq ans, cinquante-cinq ans d’un homme fini.

— J’ai trente-six ans, dit-il.

— Bon détenu, fit l’agent principal. On me l’a envoyé d’Orléansville pour l’isolement. Mais sa conduite est exemplaire, et je lui laisse faire ce qu’il veut.

Il était là pour désertion.

Il branlait la tête, doucement, de bas en haut, comme sous le vent d’une grande folie sociale.

— J’aurai fini dans six mois, dit-il, je suis écrivain, je dirai tout cela…

— On l’a déjà dit, mon pauvre ami, fit l’agent principal.

— Oui, en effet, et ce qui sera difficile, ce ne sera pas de le dire, mais de le faire croire.

— Quand vous serez libre, vous oublierez tout.

— Oh ! non ! fit le perclus. On nous a enfoncé une haine éternelle. Pas pour votre prison, mais pour le pénitencier. Ai-je mérité des coups depuis neuf mois que je suis ici ? Non, et je n’en ai pas reçu, mais là-bas, on en veut à l’homme uniquement parce qu’il est un homme. Ce ne sont pas des surveillants qui gardent des coupables, mais des êtres humains acharnés sur d’autres êtres humains. Des sergents ? Non pas, ce sont des dieux destructeurs. C’est notre squelette qu’ils veulent et non notre amendement.

Avec l’une de ses béquilles, il frappa la dalle de sa cage. Ce geste fit visiblement souffrir le paralytique.

— Une haine, monsieur l’agent principal, plus forte que ma douleur.

UNE VIE HUMAINE
ENJEU D’UNE PARTIE


Un dimanche, dans un détachement de la province d’Oran.

Les détenus avaient récemment joué la vie du sergent-major aux cartes. Le sergent-major, quoique n’étant pas invité, avait, par bonheur, gagné la partie.

Ils étaient assis contre un mur, le derrière dans la poussière.

Un tirailleur gardait le lot. Il me prit pour un vigneron du domaine.

Je me présentai dans les règles. C’est un préambule important. C’est même le plus rude de la tâche. S’il s’agissait de s’amener et de dire : « Bonjour les gars, parlez le cœur sur la main », ce ne serait plus du travail, mais du plaisir. Je veux dire que ce serait plus commode. Il faut dire : « Je viens pour les journaux de Paris. C’est pour que ce qui se passe ne se passe plus. » Alors ils rient silencieusement d’un mauvais rire moqueur. On reprend : « Si chaque fois que l’on veut s’occuper de vous, on ne parvient qu’à vous faire rire, ce n’est pas étonnant que tout le monde vous plaque. » Souvent un gars répond : « Est-ce qu’on a été vous chercher ? » Alors on dit : « Aussi n’est-ce pas pour vous que je viens » et l’on passe à un autre.

Ayant bien compris ce que je venais faire :

— Comment voulez-vous que les sergents soient bons pour vous, puisque vous jouez leur vie aux cartes ?

— Vous mettez la chose à l’envers.

— C’est vous le caïd ?

Il sourit.

— D’ailleurs nous n’avons pas joué la vie du sergent.

— Bon ! je ne suis pas de la police. Mais supposons que vous l’ayez jouée.

— Supposons. C’est que depuis des mois il aurait été féroce avec nous. Ce n’est donc pas nous qui l’avons rendu féroce en jouant sa vie. Ce n’est pas la même chose tout de même !

— En jouant sa vie, vous jouez la vôtre ?

— Les Guyanes valent bien mieux qu’où nous sommes.

— Vous ne savez pas ce que vous dites.

Et le mot de la situation finit par sortir :

— Dans la haine, sait-on ce qu’on fait ?

« LA MAIN INVISIBLE »


Dans une cour, vous ne trouvez pas les détenus allant et venant, ou arrêtés en son milieu. Ils sont l’épaule contre le mur.

— Leur est-il défendu de circuler ?

— Mais non !

Ils mettent un mur, dirait-on, entre leur dos et les attentats possibles des brodequins du cadre.

La visière de la casquette a les effets de l’abat-jour sur une lampe. Ce qui reste de lumière dans leurs yeux ne se répand pas, mais tombe à pic sur leurs pieds. Si leurs chaussures étaient bien cirées, c’est sur leurs chaussures qu’il faudrait chercher le reflet de leur regard.

Je regardais ce spectacle au camp d’Orléansville.

— Ils vont peut-être changer de place ? Je vais bien voir.

Ils continuaient de jouer les cariatides.

— Vous êtes sûr, demandai-je au sergent, qu’ils ne sont pas au piquet ?

— C’est leur manière, ils sont toujours comme ça.

Ils allèrent chercher leur soupe, les uns derrière les autres. Quand ils eurent la gamelle, ils regagnèrent leur place. Leur épaule retrouva leur grand ami le mur, et, debout, ils mangèrent.

— Il ne leur est pas permis de s’asseoir, ni de se grouper ?

— Mais si !

Cependant, l’un se déplaça, il s’en fut vers un camarade. Ce camarade râcla le fond de sa gamelle, puis la passa à son ami, alors l’ami lui donna sa propre gamelle à moitié pleine, et le camarade se remit à manger.

— Ce sont deux frères ?

— Oh ! non, c’est un famélique, sans doute, et un autre qui n’a pas faim. Ou c’est un couple peut-être bien.

Ils n’avaient pas le droit de parler, mais le phénomène saisissant de cette cour n’était pas le silence, au contraire, c’était l’éloquence de l’attitude de ces hommes : tous avaient une main invisible sur la nuque.

Je m’avançai vers l’un, j’essayai de l’interroger. La main invisible fut plus forte que moi, il ne se redressa même pas.

« LE COPAIN DE CHINE »


Je vais vous présenter mon copain de Chine.

Il était en déménagement, il descendait de l’atelier des travaux publics de Bougie, sur le pénitencier d’Aïn-Beïda.

— Pourquoi nous déplace-t-on ?

— Pour faire des économies, Bougie est supprimé.

— Si l’on en est aux économies, l’État aurait mieux fait de ne pas me trimbaler de Pékin à Marseille et de Marseille à Alger.

Vous allez voir qu’il était bien, mon copain.

Quand je passai dans la cour de son atelier, il me reconnut.

— Vous n’étiez pas à Pékin, voilà deux ans ?

— Si.

— Ce n’est pas vous qui veniez voir le capitaine M… à la caserne Voyron ?

— Si.

— C’est moi qui vous ouvrais la porte chaque fois.

— Et qu’est-ce que vous fichez à Bougie ?

— Pour outrages.

— C’est le capitaine M… qui vous a envoyé ici ?

— Non ! c’est l’autre.

Il y a deux compagnies de marsouins à Pékin pour la garde de la légation.

— Est-ce que l’on n’aurait pas mieux fait de me mettre en prison à Tien-Tsin ?

— Qu’est-ce que vous avez fait ?

— Rien. Une histoire de marsouins. Devrait-on juger les marsouins comme de la vulgaire infanterie ? J’avais traîné dans les quartiers de Hata-Men et j’avais bu. L’adjudant a pris un pain sur la figure, ça c’est vrai, mais ce n’est pas l’adjudant que j’ai voulu cogner, c’est l’homme qui m’eng...lait quand j’étais saoul. J’ai eu deux ans.

— Et ici ?

— Ici ? C’est la baraque à massacre. Je suis soldat de métier, pas ? J’suis donc pas suspect ! Eh bien ! je deviens antimilitariste. Est-ce que vous savez ce qu’on fait dans les pénitenciers ?

— Dites.

— Les fers, les coups de bottes, la crapaudine, la pelotte, la cravache et cent mille cochonneries. Mais c’est des choses pour des bêtes, tout ça ! Je suis un vieux soldat, moi ; je proteste au nom des vieux soldats. On est fait pour se battre, non pour être battu ! Depuis que je vois ce que je vois, j’peux plus voir l’uniforme.

Et mon vieux copain changea subitement de figure :

— Y m’ont donné de la haine.

***


— Monsieur, me dit un fonctionnaire, à Tunis, je ne sais ce qui se passe dans les pénitenciers militaires, mais je vais vous dire une histoire vraie. Vous avez vu le garçon qui vous a servi. Je l’ai depuis trois ans chez moi. C’est un brave garçon. Voilà quatre mois, j’invite un officier à dîner.

— Tu peux nous servir, dis-je à Étienne.

Mais Étienne disparaît. Nous attendons. Je sonne. Étienne ne vient pas. Je vais à la cuisine :

— Eh bien ! qu’est-ce que tu fais ?

— Monsieur, dit-il, tout hors de lui, je ne puis pas vous servir, je m’en vais !

— Qu’est-ce que tu as ?

— Y m’en ont trop fait ! Y m’en ont trop fait !

— Qui ?

— Vous savez bien que j’ai été au pénitencier.

— Oui.

— J’peux plus les voir, plus les voir !

— Tu connais le capitaine ?

— Non, pas lui, tous !

Il se mit à pleurer. Puis, avec une cuiller, il frappait la table, à grands coups, comme pour l’assassiner, et dans ses larmes, il répétait :

— Y m’en ont trop fait, m’sieur ! trop fait !