Danton (Romain Rolland)/Acte I

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Danton (Romain Rolland)
DantonHachette (p. 159-193).
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ACTE PREMIER


CHEZ CAMILLE DESMOULINS

Salon bourgeois d’un goût fantaisiste, où tous les styles se mêlent. Aux murs, des estampes licencieuses du XVIIIe siècle. Sur la cheminée, un buste de philosophe antique. Sur la table, une petite Bastille. Un berceau d’enfant dans un coin de la chambre. Une fenêtre est ouverte. Ciel gris et triste. Il pleut. Camille et Lucile, son petit enfant dans les bras, regardent au dehors. Philippeaux se promène de long en large, et jette en passant un coup d’œil par la fenêtre. Hérault de Séchelles, assis dans un fauteuil, près de la cheminée, observe ses amis. Bruit de foule joyeuse au dehors.



Scène première

Lucile, Camille, Hérault, Philippeaux.
LUCILE, se penchant à la fenêtre.

Les voilà, les voilà ! Ils passent au bout de la rue !

CAMILLE, criant.

Bon voyage, père Duchesne ! n’oublie pas tes fourneaux !

HÉRAULT, doucement.

Camille, ne te montre pas, mon ami.

CAMILLE.

Viens voir nos vieux amis, Hérault ! Le général des clubs, Bonsin ; et Vincent, qui voulait s’offrir ta tête, Philippeaux ; et Hébert, le matamore, qui soupait tous les soirs de la mienne ; et le Prussien Cloots, le bel Anacharsis  !… Le dernier voyage du jeune Anacharsis !… Voilà le genre humain bien embarrassé : on le prive de son orateur ! La guillotine a du travail aujourd’hui. Quelles vendanges !

LUCILE, à son enfant.

Regarde, Horace, regarde ces coquins. Et le commandant Hanriot, qui galope avec son grand sabre, vois-tu, mignon ?

PHILIPPEAUX.

Il fait excès de zèle. Il devrait être sur la charrette, lui aussi.

CAMILLE.

On dirait une fête : le peuple est en liesse.

Au dehors, une clarinette joue un air grotesque. Le peuple rit à grand fracas.
CAMILLE.

Qu’est-ce que cela ?

LUCILE.

C’est ce petit homme bossu, près de la charrette, qui joue de la clarinette !

CAMILLE.

Ah ! la plaisante idée !

Ils éclatent de rire.
CAMILLE.

Pourquoi ne viens-tu pas, Hérault ? Cela ne t’intéresse donc pas ? Tu as l’air mélancolique. À quoi songes-tu ?

Le bruit s’éloigne peu à peu dans la rue.
HÉRAULT.

Je pensais, Camille, qu’Anacharsis a trente-huit ans, et Hébert trente-cinq ans, ton âge, Philippeaux ; et Vincent, vingt-sept ans, six ans de moins que moi, et que toi, Desmoulins.

CAMILLE.

C’est vrai.

Brusquement sérieux, il s’éloigne de la fenêtre et vient au milieu de la chambre : il reste un instant immobile, le menton dans la main.
LUCILE, à la fenêtre.

La pluie ! Ah ! quel dommage !

CAMILLE, mécontent.

Ne reste pas à la fenêtre, Lucile, il fait froid. Rentre.

LUCILE ferme la fenêtre et revient dans la chambre avec son enfant ; elle chantonne :

Il pleut, il pleut, bergère,
Rentre tes blancs moutons.
Vite à la bergerie !
Allons, bergère, allons…

CAMILLE.

Lucile, Lucile, méchante femme, comment peux-tu chanter cette chanson ? Je ne puis l’entendre sans penser que celui qui la fit, languit à cette heure dans une prison.

LUCILE.

Fabre ? C’est vrai ! Notre pauvre Églantine, ils l’ont enfermé au Luxembourg, malade comme il était. — Bah ! Il en sortira.

HÉRAULT.

Pur troppo !

LUCILE.

Que dit encore celui-là ? Une vilaine chose, j’en suis sûre ?

PHILIPPEAUX.

Une triste chose, trop vraie.

LUCILE.

Taisez-vous, oiseau de malheur ! Fabre sortira, je vous dis. Est-ce que nous ne sommes pas là ?

HÉRAULT.

Danton lui-même n’a rien pu pour le sauver.

LUCILE.

Oh ! oui ! Danton peut-être. Mais quand Camille prendra sa plume, et qu’il écrira une fois tout ce qu’il a sur le cœur, vous verrez si les portes des prisons ne s’ouvriront pas d’elles-mêmes !

HÉRAULT.

Pour qui ?

LUCILE.

Pour les tyrans.

HÉRAULT.

Ô bergère imprudente, comme tu gardes mal tes moutons ! … « Vite à la bergerie ! » Écoute donc ta chanson.

Une domestique vient prendre l’enfant des mains de Lucile, et l’emporte. Lucile cause à voix basse avec elle, sort, rentre, est toujours en mouvement pendant toute cette scène, s’occupe aux mille petites choses de la maison, et ne prend part aux entretiens qu’à l’étourdie.
CAMILLE.

Lucile a raison : il faut lutter. C’est à nous de diriger la Révolution, que nous avons faite. Cette voix n’a pas encore perdu son pouvoir sur la foule. Il a suffi de parler pour envoyer les enragés à la guillotine. Jamais, nous n’avons été plus forts, poursuivons nos succès : le Luxembourg n’est pas plus difficile à prendre que la Bastille. Nous avons terrassé neuf siècles de monarchie ; nous viendrons bien à bout d’un comité de gredins, qui ne tiennent leur pouvoir que de nous, et qui osent en user pour mettre la Convention et la France en coupe réglée.

PHILIPPEAUX, se promenant avec agitation.

Les scélérats ! S’ils se contentaient d’assassiner ! Mais non. Ils ont impliqué Fabre dans les concussions et les rapines de la Compagnie des Indes ; ils ont inventé ce conte invraisemblable, cette histoire de Juifs, de banquiers allemands achetant notre ami pour corrompre l’Assemblée. Ils savent qu’ils mentent ; mais leur conscience ne serait pas satisfaite, s’ils ne commençaient par salir leur ennemi avant de le tuer.

HÉRAULT.

Nous avons des ennemis vertueux : c’est une consolation, quand on est égorgé, de l’être au nom des bons principes.

CAMILLE.

La France hait Tartuffe. Fessons le cuistre et bâtonnons Basile !

PHIILIPPEAUX.

J’ai fait mon devoir : que chacun fasse de même ! J’ai traîné au grand jour les brigands de l’armée de l’Ouest, l’état-major de Saumur. J’ai mordu à la gorge ces misérables ; et rien ne me fera lâcher prise, que la chute de ma tête. Je n’ai pas d’illusions : je sais ce qu’il en coûte d’attaquer le général Rossignol et ses souteneurs. Le Comité se recueille en ce moment ; mais c’est pour mieux me perdre. Quelle infamie cherchent-ils à me faire endosser ? J’ai la fièvre d’y penser. Qu’ils me guillotinent, s’ils veulent ; mais qu’ils ne touchent point à mon honneur !

HÉRAULT.

Je suis plus tranquille que toi, Philippeaux. Je sais déjà le prétexte dont ils se serviront pour me supprimer. J’ai le malheur de penser qu’on peut être l’ennemi des gouvernements de l’Europe, sans haïr tous ceux qui ne sont pas Français. J’avais des amis à l’étranger ; je n’ai pas cru devoir y renoncer, pour flatter la folie de Billaud-Varenne et des malades de son espèce. On s’est introduit chez moi, on a forcé mes tiroirs, on m’a volé quelques lettres de pure affection : c’est assez ; je fais partie maintenant de la fameuse conspiration payée par l’or de Pitt, pour rétablir le roi.

CAMILLE.

Es-tu sûr de ce que tu dis ?

HÉRAULT.

Tout à fait sûr, Camille. Ma tête ne tient plus guère.

CAMILLE.

Mets-toi donc à l’abri.

HÉRAULT.

Il n’est point d’abri dans le monde pour un républicain. Les rois le traquent, et la République le dévore.

CAMILLE.

Vous manquez de courage. Nous sommes toujours les plus populaires de la République.

HÉRAULT.

Lafayette fut populaire aussi, et Pétion, et Roland. Capet lui-même fut populaire. Il y a huit jours, celui qui vient de passer était l’idole du peuple. Qui peut se flatter d’être aimé de cette brute ? À des moments, on croit saisir, dans ses yeux troubles, des lueurs de sa propre pensée. Quelle conscience n’est d’accord, un jour dans sa vie, avec la conscience de la foule ? Mais cet accord ne peut durer : c’est folie de s’obstiner à le poursuivre. Le cerveau du peuple est une mer, grouillant de monstres et de cauchemars.

CAMILLE.

Voilà de grands mots ! Nous nous gonflons les joues pour dire le mot de Peuple, et nous le prononçons avec une solennité ridicule, afin que l’Europe croie en une force mystérieuse, dont nous sommes les instruments. Je le connais, ce peuple : il a travaillé pour moi. L’âne de la fable dit : « Je ne saurais porter deux bâts » ; mais il ne se doute point qu’il puisse n’en pas porter du tout. Nous avons eu assez de peine à lui faire accomplir notre Révolution : il ne l’a faite qu’à contre-cœur. C’est nous qui avons été les ingénieurs et les machinistes de ce sublime mouvement ; sans nous, il n’eût point bougé. Il ne demandait point la République : c’est moi qui l’y ai conduit. Je lui ai persuadé qu’il avait voulu être libre, pour lui faire chérir la liberté comme son ouvrage. C’est l’éternel moyen pour diriger les faibles. On les convainc qu’ils ont voulu quelque chose, à quoi ils ne pensaient pas ; ils ne tardent pas à le vouloir, en effet, comme des lions.

HÉRAULT.

Prends garde, Camille ; tu es un enfant, tu joues avec le feu. Tu crois que le peuple t’a suivi, parce que vous couriez au même but. Il t’a dépassé maintenant. N’essaie de l’arrêter : on n’arrache pas à un chien l’os qu’il ronge.

CAMILLE.

Il n’y a qu’à lui en jeter un autre. Allons, n’entend-on mon Vieux Cordelier ? Sa voix ne résonne-t-elle pas jusqu’au fond de la République ?

LUCILE.

Si vous saviez quel succès a eu son dernier numéro ! De tous côtés on lui écrit : des pleurs, des baisers, des déclarations d’amour… Ah ! si j’étais jalouse !… On le supplie de continuer, de sauver le pays.

HÉRAULT.

Combien de ces amis viendront à son secours, si on l’attaque ?

CAMILLE.

Je n’ai besoin de personne. À moi, mon écritoire ! La fronde de David — il montre sa plume — vient de renverser le fier-à-bras de la guillotine. Le roi des jean-foutres et des tape-dur. J’ai cassé la pipe au père Duchesne, cette fameuse pipe, semblable à la trompette de Jéricho, qui, lorsqu’elle avait fumé trois fois autour d’une réputation, la réputation s’écroulait d’elle-même ! D’ici est parti le trait qui frappa au front le Goliath impudent et couard. J’ai soulevé contre lui les huées de son peuple. Tu as vu tout à l’heure, autour de la charrette, les fourneaux du père Duchesne ? C’est moi qui ai eu l’idée de les faire porter. Mon invention a eu un succès fou. Pourquoi me regardes-tu ?

HÉRAULT.

Une idée.

CAMILLE.

Dis-la.

HÉRAULT.

As-tu pensé quelquefois à la mort ?

CAMILLE.

À la mort ? non, non, je n’aime pas cela. Fi ! cela sent mauvais !

HÉRAULT.

Tu n’as jamais pensé comme cela fait mal de mourir ?

LUCILE.

Quelle horreur ! Voilà une conversation !

HÉRAULT.

Tu es un bon, un cher, un aimable enfant, et pourtant tu es cruel, cruel comme un enfant.

CAMILLE, ému.

Tu crois, vraiment, je suis cruel ?

LUCILE.

Voilà-t-il pas qu’il a les larmes aux yeux maintenant !

CAMILLE, ému.

C’est vrai, il a souffert, cet homme. La sueur de l’agonie, le cœur contracté d’épouvante, attendant l’écrasement de la vie… oh ! ce doit être une douleur horrible ! Si méprisable qu’il soit, il a souffert comme s’il était honnête, peut-être plus. Pauvre Hébert !

LUCILE, les bras autour du cou de Camille.

Mon pauvre Bouli-Boula, tu ne vas pas te désoler pour la mort d’un coquin qui voulait te couper le cou ?

CAMILLE, avec colère.

Oui. Aussi, pourquoi m’attaque-t-on avec cette indignité ? Si quis atrâ dente me petiverit, inultus ut flebo puer !

LUCILE, à Hérault.

Et vous, osez dire encore que mon Camille est cruel !

HÉRAULT.

Mais certainement que j’ose. Ce cher garçon ! C’est peut-être le plus cruel de nous tous.

CAMILLE.

Oh ! ne dis pas cela, Hérault : je finirai par le croire.

LUCILE, à Hérault, le menaçant du doigt.

Dites que ce n’est pas vrai, ou je vous arrache les yeux.

HÉRAULT.

Eh bien, non, ce n’est pas vrai : le plus cruel, c’est vous.

LUCILE.

À la bonne heure ! Cela, je le veux bien.

CAMILLE.

Ce que tu as dit me bouleverse, Hérault. C’est vrai, j’ai fait tant de mal, et pourtant je n’étais pas méchant. Je me suis fait le procureur de la lanterne. Je ne sais quelle gaminerie diabolique me pousse. Par moi, les Girondins pourrissent dans les champs trempés par cette pluie glaciale. Mon Brissot dévoilé a fait trancher trente têtes jeunes, aimables, généreuses. Ils aimaient la vie, comme moi ; ils étaient faits pour vivre, pour être heureux, comme moi. Eux aussi, ils avaient de douces et chères Luciles. Ô Lucile, fuyons, sauvons-nous de cette action meurtrière, qui fait du mal aux autres, et peut-être à soi-même. Si nous aussi, si toi aussi, si notre petit Horace !… Ah ! que ne puis-je redevenir inconnu à tous les hommes ! Où est l’asile, le souterrain, qui me cacherait à tous les regards, avec ma femme, mon enfant et mes livres ? Oubi campi Guisiaque !…

PHILIPPEAUX.

Tu es entré dans le tourbillon : tu n’en peux plus sortir.

HÉRAULT.

Eh ! ne l’oblige pas à rester dans cette guerre qui n’est pas faite pour lui.

PHILIPPEAUX.

Il l’a dit tout à l’heure : il faut qu’on fasse son devoir.

HÉRAULT, montrant Camille embrassant Lucile.

Regarde-le : le devoir de notre Camille ne te semble-t-il pas d’être heureux ?

CAMILLE.

C’est vrai ; j’ai une vocation merveilleuse pour le bonheur. Il y a des gens qui sont faits pour souffrir. Moi, la souffrance me dégoûte : je n’en veux point.

LUCILE.

Ai-je contrarié ta vocation ?

CAMILLE.

Ma Vesta, mon bon loup, ma petite Laridon !… Tu es une grande coupable ! Tu m’as fait trop heureux.

LUCILE.

Oh ! le lâche qui se plaint !

CAMILLE.

C’est que j’en ai perdu, vois-tu, toute force, toute foi.

LUCILE.

Comment cela ?

CAMILLE.

Je croyais autrefois à l’immortalité de l’âme. Quand je voyais les misères du monde, je me disais : le monde serait trop absurde, si la vertu n’avait sa récompense ailleurs. Mais maintenant, je suis si heureux, si complètement heureux, que je crains d’avoir reçu ma récompense sur terre ; et j’ai perdu ma démonstration de l’immortalité.

HÉRAULT.

Tâche de ne jamais la retrouver.

CAMILLE.

Qu’il est simple d’être heureux ! Et il y a si peu de gens qui savent l’être !

HÉRAULT.

Plus une chose est simple, plus elle échappe aux hommes. On prétend que les hommes veulent être heureux. Quelle erreur ! Ils veulent être malheureux, ils y tiennent absolument. Les Pharaons et les Sésostris, les rois à tête d’épervier et à griffes de tigre, les bûchers de l’Inquisition, les pourrissoirs des Bastilles, la guerre qui égorge et qui ruine, voilà ce qui leur plaît. Il faut l’obscurité des mystères pour être cru. Il faut l’absurdité de la souffrance pour être aimé. Mais la raison, la tolérance, l’amour partagé, le bonheur… fi ! C’est leur faire injure !

CAMILLE.

Tu es amer. Il faut faire le bien aux hommes malgré eux.

HÉRAULT.

Tout le monde s’en mêle aujourd’hui, le résultat est médiocre.

CAMILLE.

Pauvre République ! Qu’ont-ils fait de toi ?… Ô campagnes fleuries, terre rajeunie, dont l’air est plus léger et la lumière plus limpide, depuis que la claire raison a de son souffle frais chassé du ciel français les tristes superstitions et les vieux saints gothiques,… rondes de jeunes gens dansant dans les prairies, héroïques armées, poitrines fraternelles, mur d’airain où les lances de l’Europe se brisent,… joie de la beauté, des formes harmonieuses, entretiens du Portique, nobles Panathénées, où les filles aux bras blancs passent, enveloppées de souples draperies,… liberté de vivre, plaisir vainqueur de tout ce qui est laid, hypocrite ou morose, République d’Aspasie et du bel Alcibiade, qu’es-tu devenue ? — Un bonnet rouge, une chemise sale, une voix enrouée, les idées fixes d’un maniaque, la férule pédante d’un magister d’Arras !

HÉRAULT.

Tu es un Athénien chez les barbares, Ovide parmi les Scythes. Tu ne les réformeras pas.

CAMILLE.

J’essaierai du moins.

HÉRAULT.

Tu perds ton temps, ta vie peut-être.

CAMILLE.

Qu’ai-je à craindre ?

HÉRAULT.

Prends garde à Robespierre.

CAMILLE.

Je le connais depuis l’enfance : un ami a le droit de tout dire.

HÉRAULT.

Une vérité désagréable se pardonne plus aisément à un ennemi qu’à un ami.

LUCILE.

Taisez-vous ; il faut qu’il soit grand, il faut qu’il sauve la patrie. — Celui qui ne pense pas comme moi n’aura pas de mon chocolat.

HÉRAULT, souriant.

Je ne dis plus rien.

Lucile sort.
PHILIPPEAUX.

Ainsi, tu es décidé à agir, Desmoulins ?

CAMILLE.

Oui.

PHILIPPEAUX.

Alors, pas de trêve ! Presse-les sans répit, la plume dans les reins. Le pire danger est la guerre d’escarmouches que tu fais. Tu te contentes de les harceler de tes flèches cuisantes : c’est leur donner plus de force contre toi. Vise au cœur si tu peux : finissons-en d’un coup !

HÉRAULT.

Mes amis, je n’approuve pas le parti que vous prenez ; mais si vous y êtes résolus, au moins faut-il tâcher de mettre toutes les chances de votre côté. Eh bien, pour partir en guerre, ce n’est pas assez, — (que Camille me pardonne !) — ce n’est pas assez de la plume de Desmoulins. Le peuple ne lit point. Le succès du Vieux Cordelier vous fait illusion ; il ne pénètre pas la foule ; son public est tout autre. Tu le sais bien, Camille ; tu te plaignais toi-même qu’un de tes numéros eût été vendu vingt sous par l’éditeur : ce sont les aristocrates comme nous qui l’achètent ; le peuple n’en connaît rien que ce que ses orateurs des clubs lui en disent : ils ne sont pas pour toi. Tu as beau hausser le ton et meubler ta mémoire d’expressions des halles, tu ne seras jamais du peuple. Il n’y a qu’un moyen d’agir sur lui, c’est d’y jeter Danton. Son tonnerre est seul capable de remuer ce lourd chaos humain. Danton n’a qu’à secouer sa crinière, pour soulever le Forum. Mais Danton s’abandonne, il s’endort, il s’éloigne de Paris ; il ne parle pas à la Convention. On ne sait ce qu’il devient. Qui l’a vu ces temps derniers ? Où est-il ? Que fait-il ?

Danton entre avec Westermann.



Scène II

LES MÊMES, DANTON, WESTERMANN
DANTON.

Danton ribote. Danton caresse les filles. Danton se repose de ses travaux par d’autres travaux, comme Hercule !

Desmoulins va au-devant de Danton et lui serre ta main en riant. Westermann reste à l’écart, et garde un air soucieux.
CAMILLE.

Hercule ne jette point sa massue, tant qu’il reste des monstres à tuer.

DANTON.

Ne parle pas de tuer ! Ce mot me fait horreur. La France fume de sang ; l’odeur de la viande égorgée monte de terre comme d’une boucherie. Je viens de traverser la Seine ; le soleil se couchait : la Seine était rouge : elle semblait rouler des flots de sang humain. Si nos fleuves aussi sont souillés, où laverons-nous nos fleuves, où laverons-nous nos mains ? Assez de morts ! Fécondons la République. Que les moissons et les hommes surgissent de la patrie rajeunie ! Faisons l’amour, et cultivons nos champs.

CAMILLE.

Qu’un Dieu nous donne ces loisirs, ô Danton ! C’est sur toi que nous comptons.

DANTON.

Que voulez-vous, enfants ?

PHILIPPEAUX.

Que tu nous aides à lutter !

DANTON.

Qu’avez-vous besoin de moi ? Dois-je toujours tout faire ? Vous êtes tous de même. Voilà Westermann. C’est pourtant un homme, celui-là ! Il a fait la guerre, il a sauvé trois ou quatre fois la patrie ; avant de s’asseoir à table, il vous coupe la gorge à un homme pour se mettre en appétit. Et il faut que je l’aide aussi ! Faudra-t-il que je monte à cheval et que je sabre à sa place ?

WESTERMANN.

S’il s’agit de se battre, je ne cède ma place à personne. Mène-moi dans une plaine ; montre-moi une foule à balayer, et tu verras si je m’en acquitte. Mais parler, répondre aux phraseurs de la Convention, déjouer les sales machinations des crapules du Comité qui travaillent à ma ruine, je ne sais pas. Je me sens perdu dans cette ville : ils sont une meute à me mordre au derrière, et il m’est interdit de bouger ; il faut que je supporte tout, sans rien faire pour me défendre. Me laisserez-vous dévorer, sans venir à mon secours ? Mille tonnerres ! J’ai combattu pour vous autrefois, j’ai les mêmes ennemis. Ma cause est aussi la vôtre, — la tienne, Danton. — la tienne, Philippeaux, tu le sais bien, toi !

PHILIPPEAUX.

Je le sais, Westermann, c’est parce que tu as attaqué, comme moi. Rossignol, Ronsin, tous les scélérats qui déshonorent l’armée, que les Jacobins te poursuivent de leurs clameurs furieuses. Nous ne t’abandonnerons pas.

CAMILLE, à Danton.

Il faut agir. Je t’apporte ma plume, et Westermann son épée. Dirige-nous, Danton. Vieux routier, tu as l’expérience des foules, tu connais la stratégie des révolutions : mets-toi à notre tête, il y a encore un Dix Août à faire.

DANTON.

Plus tard.

PHILIPPEAUX.

Tu disparais de l’arène, tu te fais oublier. Montre-toi. Que fais-tu, pendant des semaines, caché dans ta province ?

DANTON.

J’embrasse la terre natale, afin d’y puiser, comme Antée, une vigueur nouvelle.

PHILIPPEAUX.

Tu cherches des prétextes pour te retirer du combat.

DANTON.

Je ne sais pas mentir. — C’est vrai.

CAMILLE.

Qu’as-tu ?

DANTON.

Je suis soûl des hommes. Je les vomis.

HÉRAULT.

Tu fais crédit aux femmes, à ce qu’il paraît.

DANTON.

Les femmes ont au moins la franchise de n’être que ce qu’elles sont, ce que nous sommes tous : des bêtes. Elles vont droit au plaisir, sans chercher à se mentir à elles-mêmes, à couvrir leurs instincts du manteau de la raison. Mais je hais l’hypocrisie de l’intelligence, l’idiotie sanguinaire de ces idéalistes, ces dictateurs de l’impuissance, qui nomment corruption la franchise des besoins légitimes et feignent de nier la nature, pour assouvir, sous le nom de vertu, leur monstrueux orgueil et leur fureur de destruction. Oh ! être une brute, une bonne et franche brute, qui ne demande qu’à aimer les autres, pourvu qu’ils lui laissent une place au soleil !

CAMILLE.

Oui, nous sommes rongés par l’hypocrisie.

DANTON.

La plus odieuse des hypocrisies. L’hypocrisie du poignard. La guillotine vertueuse !

PHILIPPEAUX.

Nous avons détruit Capet, et c’est pour que Tallien, Fouché, Collot d’Herbois, rétablissent les dragonnades à Bordeaux et à Lyon !

CAMILLE.

Ces maniaques ont fondé une religion nouvelle, laïque et obligatoire, qui permet aux proconsuls de pendre, de tailler, de brûler, par vertu.

DANTON.

Il n’est pas de danger pareil dans un État à celui des hommes à principes. Ils ne cherchent pas à faire le bien, mais à avoir raison ; nulle souffrance ne les touche. La seule morale pour eux, la seule politique, est d’imposer leurs idées.

HÉRAULT, récitant d’un ton gouailleur.

Un honnête homme a bien d’autres désirs !
Il n’est heureux qu’en donnant des plaisirs…

LUCILE, rentrant, saisissant les derniers mots, et continuant la citation, à l’étourdie.

Un aumônier n’est pas si difficile.
Il va piquant sa monture indocile,

Sans s’informer si le jeune tendron,
Sous son empire, a du plaisir ou non.

HÉRAULT.

Peste ! vous savez vos auteurs.

LUCILE.

Eh bien, quel mal y a-t-il ? Chacun sait la Pucelle.

DANTON.

Tu as raison, petite. C’est le bréviaire des honnêtes femmes.

HÉRAULT.

En avez-vous récité parfois à Robespierre ?

LUCILE.

Je n’aurais garde.

CAMILLE.

L’avez-vous vu, quand on dit devant lui une gauloiserie ? Son front se plisse de grandes rides, et remonte vers son crâne ; il crispe les mains, il grimace, comme un singe qui a mal aux dents.

HÉRAULT.

Héritage de son père. C’est de Rousseau qu’il tient sa haine de Voltaire.

LUCILE, étourdiment.

Comment ! Il est fils de Rousseau ?

HÉRAULT, se moquant.

L’ignorez-vous ?

DANTON.

Jésuiteries que tout cela ! Il est plus corrompu que les autres. Quand on se cache d’aimer le plaisir, c’est qu’on a de mauvaises mœurs.

PHILIPPEAUX.

Possible ; mais si Robespierre aime le plaisir, il le cache bien : et il a raison, Danton. Toi, tu le montres trop. Tu sacrifierais ta fortune pour une nuit au Palais-Royal.

DANTON.

C’est que j’aime mieux une bonne fortune qu’une mauvaise.

PHILIPPEAUX.

En attendant, tu compromets ta renommée ; l’opinion, suit tes actes ; et que dira la postérité, quand elle saura que Danton, à la veille d’un combat décisif pour l’État, ne pensait qu’au plaisir ?

DANTON.

L’opinion est une p…, l’honneur une foutaise, la postérité une fosse puante.

PHILIPPEAUX.

Et la vertu, Danton ?

DANTON.

Va demander à ma femme si elle est contente de la mienne.

PHILIPPEAUX.

Tu ne penses pas ce que tu dis. Tu te calomnies à plaisir, tu fais le jeu de tes ennemis.

WESTERMANN, qui a fait effort pour se contenir, éclate.

Vous êtes tous des bavards et des bravaches qui se vantent. Les uns déclament sur leurs vertus, et les autres sur leurs vices. Vous ne savez que parler. Votre ville est un nid d’avocats et de procureurs. L’ennemi nous menace. Danton, oui ou non, veux-tu charger ?

DANTON.

Laissez-moi tranquille ! J’ai perdu ma vie et mon repos pour sauver la République : elle ne vaut pas une seule des heures que je lui ai sacrifiées. Assez ! Danton a acheté le droit de vivre enfin pour lui.

CAMILLE.

Danton n’a pas acheté le droit d’être un Sieyès.

DANTON.

Suis-je un cheval borgne, condamné à faire tourner la meule jusqu’à ce qu’il crève ?

CAMILLE.

Tu t’es lancé dans un défilé bordé de précipices. Impossible de revenir sur tes pas. Il faut aller. L’ennemi est là, qui te souffle dans le dos : si tu t’arrêtes, il te jette en bas. Déjà il lève la main et calcule le coup qu’il veut porter.

DANTON.

Je n’ai qu’à me retourner et leur montrer ma hure, pour qu’ils tombent foudroyés.

WESTERMANN.

Fais donc. Qu’attends-tu ?

DANTON.

Plus tard.

PHILIPPEAUX.

Tes ennemis s’agitent. Billaud-Varenne se répand en paroles enragées contre toi. Vadier plaisante sur ta chute prochaine. Le bruit de ton arrestation a déjà couru dans Paris.

DANTON, haussant les épaules.

Sottise. Ils n’oseront pas.

PHILIPPEAUX.

Sais-tu ce que Vadier a dit ? J’hésitais à te répéter ses ignobles propos. Vadier a dit de toi : « Ce gros turbot farci, nous le viderons bientôt. »

DANTON, tonnant.

Vadier a dit cela ? Eh bien, réponds, réponds à ce scélérat que je lui mangerai la cervelle, que je lui broierai le crâne ! Quand je craindrai pour ma vie, je deviendrai plus féroce qu’un cannibale !

Il écume de fureur.
WESTERMANN.

Enfin !… Viens !

DANTON.

Où ?

WESTERMANN.

Parler aux clubs, soulever le peuple, renverser les comités, abattre Robespierre.

DANTON.

Non.

PHILIPPEAUX.

Pourquoi ?

DANTON.

Plus tard. Je ne veux pas.

CAMILLE.

Tu te perds, Danton.

WESTERMANN.

J’étouffe quand je vois la peur d’agir qui pèse sur les honnêtes gens ici. Quel poison diabolique coule donc dans cet air, pour que des hommes comme vous, à un jour de l’échafaud, se croisent les bras et attendent, sans oser faire un mouvement, ou pour combattre ou pour fuir ? Je n’en puis plus. Je vous laisse. J’agirai sans vous. J’irai trouver ce Robespierre, dont vous avez tous peur : (car vous en avez peur, oui, tout en le plaisantant ; votre timidité fait toute la force de ce gueux). Je lui cracherai la vérité : il verra pour la première fois un homme qui lui résiste. Je briserai l’idole !

Il sort avec emportement.
PHILIPPEAUX.

Je viens avec toi, Westermann.

DANTON, tranquillement, avec un peu de mépris.

Il ne brisera rien du tout. Robespierre le regardera, — comme cela, — et ce sera fini. Pauvre bougre !

PHILIPPEAUX.

Danton ! Danton ! où es-tu ? Où est l’athlète de la Révolution ?

DANTON.

Vous êtes des poltrons. Il n’y a rien à craindre.

PHILIPPEAUX.

Quos vult perdere…

Il sort.
Hérault se lève, prend son chapeau et se dispose à partir.
CAMILLE.

Tu pars aussi, Hérault ?

HÉRAULT.

Camille, tu n’es point fait pour la guerre à la Westermann : je le sais. Mais alors, retire-t-en complètement. Fais-toi oublier. À quoi bon parler ?

CAMILLE.

Pour satisfaire ma conscience.

HÉRAULT hausse les épaules doucement, et baise la main de Lucile.

Adieu, Lucile.

LUCILE.

Au revoir.

HÉRAULT, souriant.

Sait-on jamais ?

CAMILLE.

Où vas-tu ?

HÉRAULT.

Rue Saint-Honoré.

DANTON.

Tu fais aussi visite à Robespierre ?

HÉRAULT.

Non : ma promenade habituelle. Je vois passer les charrettes.

CAMILLE.

Je croyais que ce spectacle te déplaisait.

HÉRAULT.

C’est pour apprendre à mourir.

Il sort. Lucile l’accompagne.



Scène III

DANTON, CAMILLE
DANTON, suivant des yeux Hérault.

Pauvre diable, il s’inquiète ; il me reproche mon inaction. Et toi aussi, Camille, tu as envie de me blâmer, je le vois dans ton regard. Va, ne te gêne pas, mon garçon. Tu me prends pour un lâche ? Tu crois que Danton sacrifie ses amis et sa gloire à son ventre ?

CAMILLE.

Danton, pourquoi ne veux-tu pas ?

DANTON.

Enfants, Danton n’est point bâti sur la mesure des autres hommes. Des passions volcaniques incendient cette poitrine ; mais elles ne font de moi que ce que je veux qu’elles fassent. Mon cœur a de vastes appétits, mes sens rugissent comme des lions ; mais le dompteur est là.

Il montre sa tête.
CAMILLE.

Quelle est donc ta pensée ?

DANTON.

Épargner la patrie. La sauver à tout prix de nos luttes sacrilèges. Sais-tu le mal dont meurt la République ? Elle manque de médiocrité. Trop d’intelligences s’occupent de l’État. C’est trop pour une nation d’avoir eu Mirabeau, Brissot, Vergniaud, Marat, — Danton, — Desmoulins, Robespierre. Un seul de ces génies eût fait vaincre la Liberté. Réunis, ils s’entre-dévorent, et la France est ensanglantée de leurs haines. J’y ai trop pris part moi-même, bien que mon cœur me rende cette justice que je n’ai jamais combattu un Français sans y avoir été contraint pour défendre ma vie, et que même dans les fureurs du combat, j’ai tout fait pour sauver mes ennemis abattus. Je n’irai pas maintenant, pour un intérêt personnel, engager une lutte avec le plus grand homme de la République, après moi. La forêt s’éclaircit autour de nous, je ne veux pas dépeupler la République. — Je connais Robespierre : je l’ai vu sortir de terre, grandir de jour en jour par sa ténacité, son labeur, sa foi dans ses idées ; et son ambition croissait à mesure, conquérant l’assemblée, s’imposant à la France. Un seul homme lui fait ombrage encore ; ma popularité contrebalance la sienne, et sa vanité maladive en saigne. Plusieurs fois, — je lui rends cette justice, — il a tenté d’imposer silence à ses instincts d’envie. Mais la fatalité des événements, sa jalousie plus forte que la raison, mes ennemis enragés qui l’excitent, tout nous mène à l’assaut. Quel qu’en soit le résultat, la République en sera ébranlée jusqu’en ses fondements. Eh bien ! c’est à moi de donner l’exemple du sacrifice. Que son ambition ne s’inquiète plus de la mienne ! J’ai bu largement de cette âpre boisson, et elle m’a fait la bouche amère. Que Robespierre achève la coupe, s’il veut ! Je me retire sous ma tente. Moins rancunier qu’Achille, j’attendrai patiemment qu’il me tende la main.

CAMILLE.

Si l’un de vous doit se sacrifier, pourquoi serait-ce toi, et non pas lui ?

DANTON, haussant les épaules.

Parce que j’en suis seul capable ; — Après un instant de silence — et parce que je suis le plus fort.

CAMILLE.

Cependant, tu détestes Robespierre.

DANTON.

La haine est insupportable à mon cœur. Je suis sans fiel, non par vertu (je ne sais ce que c’est), mais par tempérament.

CAMILLE.

N’es-tu pas inquiet de laisser le champ libre à ton ennemi ?

DANTON.

Peuh ! j’ai sondé ses reins : il pourrait bien conduire la pièce jusqu’au quatrième acte ; mais il raterait infailliblement son dénouement.

CAMILLE.

En attendant, que de mal il peut faire ! Ta force est le seul contrepoids au régime de violence et de terreur fanatique. Et que fais-tu de tes amis ? Les abandonnes-tu au sort qui les menace ?

DANTON.

Je les sers davantage, en déposant quelque temps ma puissance. Ils portent à présent la peine de la crainte que j’inspire. Robespierre m’écoutera, quand sa jalousie lui permettra de respirer. Et moi, j’aurai les mains plus libres pour agir, quand je ne serai plus le représentant d’un parti, mais de l’humanité. Il faut traiter les hommes comme des enfants, et savoir leur céder les jouets que leur avidité réclame, pour empêcher qu’ils s’obstinent stupidement à se perdre avec vous.

CAMILLE.

Tu es trop généreux. Un renoncement comme le tien ne sera compris de personne. Robespierre ne peut croire à la sincérité de ta retraite ; son esprit soupçonneux y cherchera, y trouvera des ruses machiavéliques. Crains que tes ennemis ne profitent de ton abdication pour te frapper.

DANTON.

Danton n’abdique point : il s’éloigne momentanément du combat ; mais il reste toujours prêt à y rentrer. Sois tranquille : à moi seul, je suis plus fort qu’eux tous, et des hommes de ma sorte ne craignent point l’oubli ; il leur suffit de se taire un instant, pour faire sentir le vide énorme du monde, quand ils ne sont plus pour le remplir. Je sers ma popularité même en m’écartant. Au lieu de disputer le pouvoir aux Achéens, je le laisse écraser leurs débiles épaules.

CAMILLE.

Le premier usage qu’ils en feront, ce sera contre toi. Toute la meute des Vadier se ruera à la curée.

DANTON.

J’en découdrai plus d’un ! Je suis habitué à combattre les monstres. Enfant, je luttais avec les taureaux. Ce nez écrasé, cette lèvre décousue, ce mufle, portent encore l’empreinte de leurs cornes sanglantes. Des porcs à demi-sauvages, un jour que je les poursuivais à grands cris dans les prés, m’ont mordu férocement au ventre. Je ne crains point les Vadier. Et puis, ils sont trop lâches.

CAMILLE.

Se cependant ils osaient ? Pour se donner du cœur, ils viennent de rappeler Saint-Just de l’armée, on dit qu’ils attendent son retour pour agir.

DANTON.

Eh bien, s’ils me poussent à bout, que la responsabilité de la lutte les écrase ! J’ai le cuir dur et supporte patiemment les affronts. Mais du jour où je me lancerai contre eux, je ne m’arrêterai que tout soit abattu. Les misérables ! je ne ferais qu’une bouchée d’eux tous !…



Scène IV

LES MÊMES, ROBESPIERRE, LUCILE
Lucile entre précipitamment.
LUCILE, courant vers Camille, — d’une voix effrayée.

Robespierre !…

Robespierre entre, froid, impassible, il regarde d’une façon aiguë et rapide ; il ne fait aucun geste.
CAMILLE, empressé et légèrement ironique, va au devant de lui.

Ah ! cher Maximilien, tu arrives à propos. Voici une heure que tu présides, quoique absent, à nos entretiens.

DANTON, gêné.

Bonjour, Robespierre.

Indécis à lui tendre la main, il attend que son rival lui fasse les premières avances. Robespierre ne répond pas, serre froidement la main à Lucile et à Camille, salue brièvement de la tête Danton, et s’assied. Camille et Danton restent debout. Lucile, toujours en mouvement.
LUCILE.

Comme c’est aimable à toi de trouver le temps de nous faire visite, au milieu de tes occupations ! Mets-toi plus près du feu. Il fait dehors un brouillard qui glace l’âme. Comment vont tes chers hôtes, la citoyenne Duplay, et ma petite amie Éléonore ?

ROBESPIERRE.

Merci, Lucile. — Camille, je veux te parler.

LUCILE.

Désires-tu que je vous laisse seuls ?

ROBESPIERRE.

Non, pas toi.

CAMILLE, arrêtant Danton qui a fait un mouvement pour se retirer.

Danton est de moitié dans toutes nos pensées.

ROBESPIERRE.

Le bruit public le dit. J’hésitais à le croire.

DANTON.

Est-ce que cela te contrarie ?

ROBESPIERRE.

Peut-être.

DANTON.

Que veux-tu ? Il y a une chose que tu n’empêcheras jamais : c’est que Danton soit aimé.

ROBESPIERRE, méprisant.

Le nom de l’amour est banal, sa réalité est rare.

DANTON, méchamment.

Il y a de certains hommes, dit-on, qui ne la connaissent point.

ROBESPIERRE, après un court moment de silence, froidement, les mains un peu nerveuses.

Je ne suis pas venu parler des débauches de Danton. — Camille, tu t’obstines, malgré mes avertissements, à suivre la voie où de mauvais conseils et ton étourderie t’ont jeté. Ton pamphlet malfaisant va semer les divisions par toute la France. Tu dépenses ton esprit à ébranler le crédit des hommes nécessaires à la République. Toutes les réactions s’arment de tes sarcasmes contre la liberté. Longtemps j’ai désarmé les haines que tu soulèves, je t’ai sauvé deux fois : je ne te sauverai pas toujours. L’État s’émeut des complots des factieux ; je n’ai aucune volonté contre celle de l’État.

CAMILLE, blessé et blessant.

Épargne-toi la peine de tant songer à moi. Ta sollicitude me touche, Maximilien, mais je n’ai besoin de personne : je sais me défendre seul, et je marche sans lisières.

ROBESPIERRE.

Vaniteux, ne réplique point : ton étourderie est ta seule excuse.

CAMILLE.

Je ne veux point d’excuse. J’ai bien mérité de la patrie. Je défends la République contre les Républicains. J’ai parlé librement, j’ai dit la vérité. Quand toute vérité n’est plus bonne à dire, c’est qu’il n’y a plus de République. La devise des Républiques, ce sont les vents qui soufflent sur les flots de la mer : Tollunt, sed attollunt ! Ils les agitent, mais ils les élèvent !

ROBESPIERRE.

La République n’est pas, Desmoulins. Nous la faisons. Ce n’est pas avec la liberté qu’on fonde la liberté. Comme Rome aux temps d’épreuves, la nation menacée s’est soumise à une dictature pour briser les obstacles, et pour vaincre. C’est une dérision de prétendre que lorsque l’Europe et les factions menacent de tuer pour toujours la République, on ait le droit de tout dire, de tout faire, et de fournir par ses paroles et par ses actes des armes à l’ennemi.

CAMILLE.

Quelles armes lui donné-je donc ? J’ai défendu ce qu’il y avait de plus pur au monde : la fraternité, la sainte égalité, la douceur des maximes républicaines, ce res sacra miser, ce respect pour le malheur que commande notre sublime Constitution. J’ai fait aimer la liberté. J’ai voulu faire briller aux yeux des peuples la radieuse image du bonheur.

ROBESPIERRE.

Le bonheur ! Voilà le mot funeste, avec lequel vous attirez à vous tous les égoïsmes et toutes les convoitises. Qui ne veut le bonheur ? Mais ce n’est point le bonheur de Persépolis que nous offrons aux hommes, c’est celui de Sparte. Le bonheur, c’est la vertu. Mais vous, vous avez abusé de son expression sainte, pour réveiller dans l’esprit des lâches les désirs de ce bien criminel, qui consiste dans l’oubli des autres et dans la jouissance du superflu. Honteuse pensée, qui étoufferait bientôt la flamme de la Révolution ! Que la France sache souffrir, qu’elle mette son plaisir à souffrir pour être libre, à sacrifier son bien-être, son repos, ses affections pour le bonheur du monde !

CAMILLE, sur un ton de persiflage courtois, qui brusquement, à la fin de la tirade, devient incisif et tranchant.

Maximilien, en t’écoutant, un passage de Platon me revient à l’esprit : « Quand j’entends, disait le bon général Lachès, quand j’entends un homme qui parle bien de la vertu et que c’est un vrai sans-culotte, digne des propos qu’il tient, c’est pour moi une volupté inexprimable ; il me semble que c’est là le seul musicien qui rende une harmonie parfaite : car toutes ses actions s’accordent avec toutes ses paroles, non pas selon les modes jacobin ou genevois, mais selon le ton français, qui seul mérite le nom d’harmonie républicaine. Quand un tel homme me parle, il me remplit de joie, et il n’y a personne qui ne croie que je suis fou des discours, tant je bois avidement ses paroles. Mais celui qui chante une vertu qu’il ne pratique pas, m’afflige cruellement, et plus il paraît bien dire, plus il me donne d’aversion pour sa musique. »

À la fin de ce couplet, Desmoulins tourne le dos à Robespierre, qui se lève, sans geste et sans paroles, pour partir. Lucile, inquiète du tour qu’a pris la conversation, et qui ne quitte pas des yeux Robespierre, lui prend la main et essaie de plaisanter.
LUCILE, montrant Camille.

Il faut que ce méchant garçon contredise sans cesse. Si tu savais comme il me fait enrager quelquefois ! Cher Maximilien, vous êtes toujours les mêmes. Vous vous disputez comme au collège d’Arras.

Robespierre, glacé, ne répond rien et se dispose à sortir.
DANTON, changeant de ton et s’avançant vers Robespierre avec une cordialité sincère.

Robespierre, nous avons tort tous trois. Soyons des hommes qui n’obéissent qu’à la raison, et sachons sacrifier nos rancunes à la patrie. Je viens à toi, et je t’offre ma main. Pardonne-moi un mouvement d’impatience.

ROBESPIERRE.

Danton croit qu’il suffit d’un mot pour effacer ses outrages. L’offenseur n’a point de peine à oublier ses offenses.

DANTON.

J’ai tort sans doute de prêter à mes adversaires ma générosité. Mais le souci de la République l’emporte : elle a besoin de mon énergie et de tes vertus. Si mon énergie te répugne, songe que tes vertus me sont odieuses : nous sommes quittes. Fais comme moi, bouche-toi le nez, et sauvons la patrie.

ROBESPIERRE.

Je ne crois point un homme indispensable à la patrie.

DANTON.

C’est le mot de tous les envieux. Avec ce beau raisonnement, ils châtrent la nation de tout ce qui fait sa force.

ROBESPIERRE.

Point de force où manque la confiance !

DANTON.

Tu te défies de moi ? Tu crois aux sottises qu’on répand sur mon compte, aux hallucinations de Billaud-Varenne ? Regarde-moi. Ai-je donc la face d’un hypocrite ? Haïssez-moi, mais ne me soupçonnez pas !

ROBESPIERRE.

C’est aux actes qu’on juge les hommes.

DANTON.

Que reproches-tu aux miens ?

ROBESPIERRE.

De ménager tous les partis.

DANTON.

J’ai une âme fraternelle pour tous les malheureux.

ROBESPIERRE.

On se vante de n’avoir point de haine, et on ne hait point, en effet, les ennemis de la République, mais on détruit ainsi la République. La pitié pour les bourreaux est une cruauté pour les victimes. Cette indulgence nous a mis dans la nécessité de raser des villes ; elle nous coûterait, un jour, trente ans de guerre civile.

DANTON.

Tu vois le crime partout ! c’est une folie. Si tu es malade, soigne ton mal, mais ne force pas ceux qui sont sains à prendre médecine. La République se dévore. Il est encore temps d’arrêter cette Terreur absurde et féroce qui consume la France. Mais si tu ne le hâtes, si tu ne te joins à nous, toi-même tu seras bientôt incapable d’en limiter les ravages ; tu le voudras en vain : elle te brûlera avec les autres ; elle te brûlera avant les autres. Malheureux, tu ne vois donc pas que du jour où Danton ne serait plus là, tu serais le premier frappé ? C’est moi qui te protège encore de l’incendie.

ROBESPIERRE, s’écartant de Danton, froidement.

Qu’il me brûle !

CAMILLE, bas à Danton.

Tu en as trop dit, Danton ; tu as blessé son amour-propre.

DANTON.

Au nom de la patrie, Robespierre, de cette patrie que nous adorons avec la même ardeur, et à qui nous avons tout donné, faisons l’amnistie entière pour tous, amis et ennemis, pourvu qu’ils aiment la France ! Que cet amour lave tous soupçons et toutes fautes ! Sans lui, point de vertu. Avec lui, point de crime.

ROBESPIERRE.

Point de patrie sans vertu !

DANTON, pressant, menaçant.

Une fois encore, je te demande la paix. Songe qu’il m’en coûte de te faire des avances. Mais je dévore toute humiliation, si elle sert la République. Donne-moi la main ; mets Fabre en liberté ; renvoie Westermann à l’armée ; protège contre les furieux Hérault et Philippeaux !

ROBESPIERRE.

Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner.

DANTON, sur le point d’éclater, se contient.

C’est la guerre que tu veux, Robespierre ? Penses-y bien.

ROBESPIERRE, impassible, tourne le dos à Danton, et s’adresse à Desmoulins.

Camille, une dernière fois : tu cesseras les attaques contre le Comité.

CAMILLE.

Qu’il cesse de les mériter !

ROBESPIERRE.

Soumets-toi comme les autres aux ordres de la nation.

CAMILLE.

Je suis le représentant de la nation ; j’ai le droit de parler pour elle.

ROBESPIERRE.

Tu lui dois l’exemple de l’obéissance aux lois.

CAMILLE.

Nous savons trop comment les lois sont faites. Nous sommes tous avocats, procureurs, hommes de loi, Robespierre ; nous savons ce que recouvre la majesté de la loi. Je rirais en nous voyant ensemble, si je ne pensais aux larmes que fait verser la comédie que nous jouons. Nous coûtons trop cher aux hommes. La vertu elle-même ne vaudrait pas le prix dont nous la faisons payer : à plus forte raison, le crime.

ROBESPIERRE.

Qui n’était point de force à supporter sa tâche, ne devait point l’accepter. Qui l’accepte doit marcher et se taire, jusqu’à ce qu’il tombe écrasé sous le poids.

CAMILLE.

Je consens à me sacrifier, mais non à sacrifier les autres.

ROBESPIERRE.

Adieu, pense à Hérault.

CAMILLE.

Pourquoi me parles-tu de Hérault ?

ROBESPIERRE.

Hérault est arrêté.

DANTON, CAMILLE.

Arrêté ? Il sort d’ici.

ROBESPIERRE.

Je le sais.

LUCILE.

Mais qu’a-t-il fait ? Maximilien, quel est son crime ?

ROBESPIERRE.

Sa maison servait d’asile à un proscrit.

CAMILLE.

Il faisait son devoir.

ROBESPIERRE.

Le Comité a fait le sien.

DANTON, éclatant.

Jean-foutre, tu me provoques ! Ainsi, tu veux nous égorger tous, l’un après l’autre ? Tu ébranches le chêne de ses puissants rameaux, avant d’entamer sa poitrine ?… Mes racines s’enfoncent au fond de la terre, dans le cœur du peuple de France. Tu ne les arracherais qu’en tuant la République. Ma chute vous écrasera tous, et les rats immondes qui me rongent seront les premières victimes. Ma longanimité vous encourage ? La vermine me monte effrontément au corps… C’en est trop ! Le lion se secoue… Mais, petit bougre, tu ne sais donc pas que si je voulais, je t’écraserais dans mes doigts comme un pou ? Vive la guerre, puisque vous la voulez ! L’ardeur des luttes anciennes me remonte au cerveau. Cette voix trop longtemps comprimée va se faire entendre enfin, et lancera la nation à l’assaut des tyrans.

CAMILLE.

Nous monterons à l’escalade des nouvelles Tuileries. Le Vieux Cordelier va battre le pas de charge.

Robespierre, sans sourciller, se dirige vers la porte. Lucile, mortellement inquiète, incapable de parler, a disparu un moment dans la pièce voisine : elle revient précipitamment avec son enfant, et l’apporte à Robespierre.
LUCILE.

Maximilien !…

Robespierre se retourne, regarde le petit Horace, hésite un moment, lui sourit, puis le prend et s’assied. Il embrasse l’enfant, regarde Lucile et Camille. Puis, toujours muet, il rend l’enfant à Lucile, et sort sans regarder personne. Tout ce jeu de scène très sobre et sans aucune émotion apparente, sauf chez Lucile.



Scène V

LUCILE, CAMILLE, DANTON
CAMILLE.

Pauvre Lucile, tu es inquiète ?

LUCILE.

Camille, Camille, comme tu es imprudent !

CAMILLE.

Tu m’excitais tout à l’heure.

LUCILE.

Ah ! j’ai des remords maintenant !

CAMILLE.

Il faut dire ce qu’on pense. Et puis… Il hausse l’épaule. Bah ! je n’ai rien à craindre, moi : il m’aime au fond, il me défendra toujours !

LUCILE.

J’ai peur.

CAMILLE.

Il a plus peur que nous ; la voix de Danton a eu de l’effet déjà. Il est de ces gens qui ont besoin de craindre ceux qu’ils aiment. Allons ! il faut voir nos amis, s’entendre avec eux. Ne perdons plus de temps… Viens, Danton.

DANTON, assis, préoccupé.

Oui. Où allons-nous ?

CAMILLE.

Rejoindre Philippeaux, Westermann, sauver Hérault.

DANTON.

Demain… demain.

CAMILLE.

Il sera trop tard.

DANTON, très triste, très affectueux.

Lucile, lis-moi quelque chose, fais-moi de la musique, console-moi.

LUCILE.

Qu’as-tu ?

Debout derrière lui, elle s’appuie sur son épaule ; il lui prend la main et l’applique contre sa joue.
DANTON.

Ô République ! Se détruire soi-même. Détruire l’ouvrage de ses mains, détruire la République ! Vainqueurs ou vaincus, qu’importe ? Dans les deux cas, vaincus !

CAMILLE.

Dans les deux cas, vainqueurs, couronnés par la Gloire !

DANTON, violemment, se levant.

Allons, et que la République épouvante le monde du fracas de sa chute !…