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Danton (Romain Rolland)/Acte II

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Danton (Romain Rolland)
DantonHachette (p. 194-229).
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ACTE II


La chambre de Robespierre, dans la maison Duplay. Une croisée. Deux portes. Les murs blancs et nus. Un lit de noyer, avec des rideaux en damas bleu à fleurs blanches. Très modeste bureau. Quelques chaises de paille. Casier servant de bibliothèque. Quelques fleurs dans un verre, sur l’appui de la fenêtre. Sur le devant de la scène, au milieu, un petit poêle, avec une chaise d’un côté, un escabeau de l’autre. La porte de gauche mène au cabinet de toilette des Duplay. La fenêtre donne sur une cour où travaillent des menuisiers. On entend le bruit des ouvriers qui clouent, rabotent et scient. Robespierre est seul, assis à son bureau.



Scène première

MADAME DUPLAY, ROBESPIERRE
MADAME DUPLAY, ouvrant la porte.

Je te dérange, Maximilien ?

ROBESPIERRE, souriant amicalement.

Non, citoyenne Duplay.

Il lui tend la main.
MADAME DUPLAY.

Toujours au travail. Tu ne t’es pas couché, cette nuit.

ROBESPIERRE.

J’étais au Comité.

MADAME DUPLAY.

Je t’ai entendu rentrer. Il était plus de trois heures. Mais ne pouvais-tu te reposer, ce matin ?

ROBESPIERRE.

Je dors peu, tu le sais : j’ai habitué mon corps à m’obéir.

MADAME DUPLAY.

Tu m’avais promis de ne plus veiller. Tu te fatigues, tu vas tomber malade. Et que deviendrons-nous ?

ROBESPIERRE.

Mes pauvres amis, il faudra pourtant bien vous habituer à nous passer de moi. Je ne serai pas toujours là.

MADAME DUPLAY.

Quoi, veux-tu nous quitter ?

ROBESPIERRE, avec un mélange de sincérité et d’emphase.

Non ; et pourtant je vous quitterai plus tôt que vous ne pensez.

MADAME DUPLAY.

Je te le défends bien : j’entends partir la première, et je ne suis pas pressée.

ROBESPIERRE, souriant

Je serais plus tranquille, si je pensais qu’on tint moins à moi.

MADAME DUPLAY.

Quoi ? cela ne te fait pas plaisir qu’on t’aime ?

ROBESPIERRE.

La France se porterait mieux, si elle songeait moins à Robespierre, et plus à la liberté.

MADAME DUPLAY.

La liberté se confond avec Robespierre.

ROBESPIERRE.

C’est bien là ce qui m’inquiète pour elle. J’ai peur pour sa santé.

MADAME DUPLAY, s’approchant de la fenêtre.

Comme ils font du bruit dans la cour ! Je suis sûre que ce tapage de marteaux et de rabots te fatigue. J’ai demandé vingt fois à Duplay que les ouvriers ne commencent pas si tôt le travail, afin de ne pas te réveiller quand tu dors ; mais il dit que tu défends qu’on change rien aux habitudes.

ROBESPIERRE.

Il a raison. Cette activité régulière me repose. Le travail est bienfaisant aux autres et à soi-même. Au sortir d’une nuit de pensées fiévreuses, comme celles où nous sommes forcés de vivre, il renouvelle l’air vicié et meurtrier.

MADAME DUPLAY.

Quel travail t’a fait veiller cette nuit ?

ROBESPIERRE.

Non le travail, mais le souci.

MADAME DUPLAY.

Tu as l’air préoccupé, comme à la veille d’une catastrophe.

ROBESPIERRE.

Une catastrophe, oui.

MADAME DUPLAY.

Ne peux-tu l’empêcher ?

ROBESPIERRE.

Loin de là, je dois l’accomplir.

MADAME DUPLAY.

Je n’ai pas le droit de t’interroger ; mais il ne faut pas être triste aujourd’hui. La maison est en fête. Le Bas et Saint-Just sont revenus, cette nuit, de l’armée.

ROBESPIERRE.

Saint-Just est revenu ? Tant mieux : j’ai besoin de sa volonté.

MADAME DUPLAY.

J’oubliais de te dire : il y a un général qui voulait te parler, le général Westermann. Il était ici avant le jour ; je l’ai empêché de monter. Il a dit qu’il reviendrait dans une heure. Faut-il le recevoir ?

ROBESPIERRE.

Je ne sais.

MADAME DUPLAY.

Il a attendu longtemps dans la cour. Il pleuvait.

ROBESPIERRE.

Bien.

MADAME DUPLAY.

Quel temps il faisait cette nuit ! Je suis revenue trempée.

ROBESPIERRE.

Où étais-tu ?

MADAME DUPLAY.

Aux Halles. J’ai fait queue depuis minuit. On se poussait ! Impossible de fermer l’œil un instant ; tout de suite votre place était prise. À l’ouverture des grilles, on s’est battu. Heureusement, je sais défendre mes droits. Enfin, j’ai réussi à avoir trois œufs et un quarteron de beurre.

ROBESPIERRE.

Trois œufs pour la maison, ce n’est guère.

MADAME DUPLAY.

Pour Éléonore, pour Élisabeth, et pour toi, — mes trois enfants.

ROBESPIERRE.

Bonne maman Duplay, tu ne crois pas que je vais vous prendre le pain de la bouche ?

MADAME DUPLAY.

Tu ne vas pas me refuser : c’est pour toi que j’ai été là-bas. Tu es souffrant, tu as l’estomac faible. Si encore tu voulais de la viande ! Mais tu défends qu’on en achète.

ROBESPIERRE.

La viande se fait rare ; il faut la garder aux soldats et aux malades. Nous avons décrété un carême civique. C’est à moi et à mes collègues de donner l’exemple de l’abstinence.

MADAME DUPLAY.

Tous n’ont pas tes scrupules.

ROBESPIERRE.

Je le sais ; j’ai vu certains d’entre eux festoyer, dans la misère publique : cela me fait horreur. Chacun de ces repas vole à la patrie la force d’une trentaine de ses défenseurs.

MADAME DUPLAY.

Quelle misère ! plus de viande, plus de volailles, plus de laitage. Les légumes sont accaparés par l’armée. Avec cela, on ne peut plus se chauffer. C’est la seconde nuit que Duplay attend son tour au bateau de charbon ; il vient de rentrer, les mains vides. Quant au bois, il n’y faut pas penser. Sais-tu quel prix on m’en a fait la corde ? — Quatre cents francs ! — Heureusement, voici le printemps. Un mois de plus, et nous y restions tous. Je n’ai pas souvenir, depuis que je vis, d’un hiver aussi dur.

ROBESPIERRE.

Oui, tu as souffert, vous avez toutes souffert, pauvres femmes, et avec quel courage ! Mais conviens que malgré toutes ces peines, vous avez connu aussi des joies que vous ignoriez : la joie de concourir, tous, du plus petit au plus grand, à l’œuvre sublime : la liberté du monde !

MADAME DUPLAY.

Certes, je suis heureuse. Quelque chose qui vienne maintenant, ce temps de misère restera le meilleur de notre vie : ce ne sont pas des souffrances ordinaires, absurdes, qui ne servent à rien. Chacun de nos jeûnes enrichit la nation. Quelle fierté nous te devons, Maximilien ! Hier soir je pensais, en faisant la lessive : si petite bourgeoise que je sois, si peu sûre du lendemain et si lasse de recommencer chaque jour la chasse au pain quotidien, je travaille au salut de la patrie ; rien n’est perdu de mes peines ; chacun de mes efforts est compté pour la victoire, et je marche avec vous à la tête de l’humanité !

LES OUVRIERS, dans la cour, chantant.

Scions, clouons, forgeons bien
Bois de fusils, manches de piques.
Travaillons grand train.
Soldats de la République,
Vous n’manquerez de rien.

MADAME DUPLAY, souriant.

Ils viennent de terminer une commande pour l’armée du Nord ; ils ont le ventre creux, mais ils sont contents.

ROBESPIERRE.

Peuple sublime ! qu’il est bon d’en faire partie ! qui pourrait pardonner à ceux qui tentent de corrompre cette source d’abnégation et de sacrifice ?

On entend Westermann gronder au dehors.
MADAME DUPLAY.

C’est le général. Il s’impatiente.

ROBESPIERRE.

Fais-le monter.

Madame Duplay sort. — Robespierre jette un coup d’œil sur son miroir. En un instant, sa figure change, devient dure, immobile, glaciale.



Scène II

ROBESPIERRE. WESTERMANN
WESTERMANN, entrant impétueusement.

Tonnerre de Dieu ! ce n’est pas trop tôt. Il y a deux heures que je fais le pied de grue à la porte. Foutre, il est plus difficile d’entrer chez toi que dans une ville vendéenne…

Robespierre, les mains derrière le dos, immobile, les traits rigides, les lèvres pincées, regarde en face Westermann. Westermann, interloqué un instant, reprend.
WESTERMANN.

Je croyais que tu ne voulais pas me recevoir. Desmoulins m’avait dit qu’on m’empêcherait de passer. Et moi, j’avais juré que j’entrerais, quand je devrais enfoncer ta porte à coups de canon… Il rit. Tu excuses ma franchise martiale ? Robespierre continue de se taire. Westermann, de plus en plus gêné, tâche de prendre un air dégagé. Bougre ! Tu es bien gardé. Il y a une belle fille en faction devant ta porte ; elle ravaude des bas. Pas commode, la demoiselle ! Comme toi, incorruptible. Il aurait fallu lui passer sur le corps. En pays ennemi, ce n’eût pas été tant déplaisant… Il rit d’une façon forcée. Robespierre se tait, mais remue les mains avec impatience. Westermann s’assied, veut se mettre à l’aise. Robespierre reste debout. Westermann se relève. Des imbéciles prétendent que tu es mon ennemi. J’en hausse les épaules. La vertu, ennemie de la vertu ! Allons donc ! Aristide peut-il être l’ennemi de Léonidas ? Le bastion de la République et le rempart de la patrie ne sont-ils pas faits pour s’appuyer l’un l’autre ? Des bougres comme nous, qui mettent au-dessus de tout la gloire de la nation, s’entendront toujours, n’est-il pas vrai ?… Il lui tend la main. Robespierre ne bouge ni ne répond. Ne veux-tu pas me donner la main ?… Tonnerre ! c’est donc vrai ? tu es mon ennemi ? tu conspires ma perte ? Mille cochons ! si je le savais !… Suis-je un jean-foutre, que tu me laisses deux heures me morfondre dans ta cour, et lorsque je suis chez toi, que tu ne m’offres même pas un siège pour m’asseoir, que tu me laisses là, debout, à parler, sans répondre ? Nom de Dieu !

Il frappe du pied le plancher.
ROBESPIERRE, glacial.

Général, vous faites fausse route. Il y a loin de Léonidas au père Duchesne. Vous cherchez vos modèles en une place dangereuse.

WESTERMANN, interloqué.

Quelle place ?

ROBESPIERRE.

La place de la Révolution.

WESTERMANN, tout à fait démonté.

Mais enfin, citoyen, qu’ai-je fait ? de quoi m’accuses-tu ?

ROBESPIERRE.

Le Comité de Salut public vous le dira.

WESTERMANN.

J’ai le droit d’être averti.

ROBESPIERRE.

Interrogez votre conscience.

WESTERMANN.

Elle ne me reproche rien.

ROBESPIERRE.

Je plains celui qui ne peut plus entendre la voix du remords.

WESTERMANN se force pour être calme ; mais sa voix tremble de douleur et de rage.

Je n’ai qu’un remords : c’est d’avoir sacrifié ma vie à une patrie aussi ingrate. Voilà trente ans que je souffre pour elle toutes les misères. Je l’ai sauvée dix fois de l’invasion. Jamais elle n’a reconnu mes services. Le premier sycophante venu me dénonce : on écoute les lettres anonymes des soldats dont j’ai châtié la couardise ; on m’accuse, on me menace, on me casse de mon grade ; et des imbéciles, des goîtreux, des fripouillards, me passent sur le dos ; il faut que j’obéisse à un Rossignol, un orfèvre stupide, qui ne sait rien de la guerre, qui ne s’est fait connaître que par ses balourdises, et dont tous les titres sont la crasse de son origine et la protection des jacobins. Kléber, Dubayet et Marceau se rongent en des postes infimes, et un boutiquier de Niort commande à deux armées !

ROBESPIERRE.

La République fait plus de cas dans un chef de la force de ses convictions républicaines que de son habileté militaire.

WESTERMANN.

La République fait-elle cas aussi des défaites de Rossignol ?

ROBESPIERRE.

La responsabilité des défaites de Rossignol ne pèse point sur lui, mais sur ceux qui l’environnent. Si Kléber, Dubayet, Westermann sont si fiers de leurs talents, qu’ils en fassent profiter le général que la nation leur impose !

WESTERMANN.

Ainsi, vous voulez nous dérober la gloire de nos actions ?

ROBESPIERRE.

Oui.

WESTERMANN.

Avouez-le : la gloire militaire vous fait peur, vous voulez l’humilier ?

ROBESPIERRE.

Oui.

WESTERMANN, insultant.

Elle gêne l’ambition des avocats ?

ROBESPIERRE.

Elle insulte la raison, elle menace la liberté. Qui vous rend si fiers ? Vous ne faites que votre devoir. Vous risquez votre vie ? Nos têtes, à tous, en France, sont l’enjeu de la formidable partie que nous jouons avec le despotisme. Quel mérite avez-vous de plus que nous à braver la mort ? Nous sommes tous voués à la mort ou à la victoire. Vous êtes, comme nous, les instruments de la Révolution, la hache chargée de frayer la voie à la République au travers de ses ennemis. C’est une tâche terrible, qu’il convient d’accepter sans faiblesse, mais sans orgueil. Vous n’avez pas plus lieu d’être fiers de vos canons, que nous de la guillotine.

WESTERMANN.

Tu outrages la grandeur de la guerre.

ROBESPIERRE.

Il n’y a de grand que la vertu. Où qu’elle se trouve : soldats, ouvriers, législateurs, la République l’honore. Mais que les criminels tremblent ! Rien ne les protège de ses coups, ni leurs titres, ni leurs épées.

WESTERMANN.

C’est moi que tu menaces ?

ROBESPIERRE.

Je n’ai nommé personne. Malheur à qui se désigne lui-même !

WESTERMANN

Tonnerre ! Il regarde, avec un geste menaçant, Robespierre impassible ; il tremble de tous ses membres, et va pour sortir, d’un pas égaré. Se retournant. Prends garde à toi, Sylla ! Ma tête est plus solide que celle de Custine. Il y a encore des hommes qui ne craignent point ta tyrannie. Je vais trouver Danton.

Il se heurte au mur, avant de trouver la porte, et sort avec fracas.



Scène III

ROBESPIERRE, ÉLÉONORE DUPLAY
ÉLÉONORE, sortant de l’appartement des Duplay.

Enfin ! il est parti ! Oh ! Maximilien, comme j’étais inquiète, pendant qu’il était là !

ROBESPIERRE, souriant affectueusement.

Chère Éléonore ! vous écoutiez ?

ÉLÉONORE.

La voix de cet homme m’effrayait ; je n’ai pu m’empêcher de venir ; j’étais à côté, dans le cabinet de toilette de maman.

ROBESPIERRE.

Et qu’auriez-vous pu faire, s’il avait eu de mauvais desseins ?

ÉLÉONORE, embarrassée.

Je ne sais pas.

ROBESPIERRE, lui prenant la main qu’elle cache derrière son dos.

Qu’est ceci ?

ÉLÉONORE, rougissant.

Un pistolet que Philippe a laissé sur la table, cette nuit, en rentrant.

ROBESPIERRE, le lui enlevant et gardant sa main dans la sienne.

Non, non, que ces mains ne se souillent point de ces objets de meurtre ! Même pour sauver ma vie, qu’elles ne versent point le sang. Qu’il reste au moins dans l’univers deux mains amies, deux mains innocentes, pour purifier le monde et le cœur de Robespierre de leurs destins sanglants, — quand l’œuvre sera accomplie.

ÉLÉONORE.

Pourquoi vous exposer ainsi ? Vous provoquiez cet homme, et on le dit cruel.

ROBESPIERRE.

Je ne crains point les sabreurs. Dès qu’on les sort du combat, leur force n’est plus qu’un fracas vide ; leurs genoux tremblent, quand ils sont en présence de cette puissance nouvelle pour eux, que leur fer n’a jamais rencontrée dans la mêlée : la Loi.

ÉLÉONORE.

Le citoyen Fouché est aussi venu ; mais on ne l’a pas reçu, suivant vos ordres.

ROBESPIERRE.

Ma porte est pour jamais fermée à celui qui déshonora la majesté de la Terreur dans les massacres de Lyon.

ÉLÉONORE.

Il ne voulait point partir ; il pleurait.

ROBESPIERRE, durement.

Le crocodile aussi pleure.

ÉLÉONORE.

Il est allé chez votre sœur, la prier d’intercéder pour lui.

ROBESPIERRE, changeant d’expression, inquiet, timide.

Ah ! mon Dieu, elle va venir !… Le drôle lui a persuadé qu’il l’aimait ; elle ne l’estime point ; mais des hommages flattent toujours une femme, de quelque part qu’ils viennent. Elle prendra sa défense. Au nom du ciel, ne la laissez pas entrer ! Dites-lui que je suis occupé, que je ne puis voir personne.

ÉLÉONORE, souriant.

Vous bravez tous les tyrans de l’Europe, et votre sœur vous fait peur.

ROBESPIERRE, souriant.

C’est une bonne femme, elle m’aime. Mais elle est si fatigante ! Ses jalousies continuelles, les scènes qu’elle fait à tout moment, me rompent la tête. Je crois que j’accepterais tout, pour qu’elle se tût.

ÉLÉONORE.

Soyez tranquille : maman est avertie, elle l’empêchera d’entrer.

ROBESPIERRE.

Chers amis ! avec quel soin vous veillez sur mon repos !

ÉLÉONORE.

Nous en sommes responsables envers la nation.

ROBESPIERRE.

Quel bien me fait votre maison ! Quel repos y goûte mon âme ! Ce n’est pas un égoïste abri loin des orages du dehors. La porte est grande ouverte aux soucis de la patrie ; mais ils prennent en entrant je ne sais quelle teinte auguste. Ici, on reçoit la destinée en homme, sans incliner la tête, et les yeux dans les yeux. Je n’ai jamais franchi ce seuil, sans respirer dans l’air de cette cour, dans cette odeur de bois coupé, la paix et l’espérance. L’honnête figure de Duplay, la voix cordiale de votre mère, votre main, Éléonore, tendue vers moi avec un sourire fraternel, tant de loyale affection, me font connaître le bien le plus inappréciable, le plus rare, oh ! le bien dont je manque le plus et dont j’ai le plus besoin !

ÉLÉONORE.

Quel bien ?

ROBESPIERRE.

La confiance.

ÉLÉONORE.

Vous vous défiez de quelqu’un ?

ROBESPIERRE.

Je me défie de tous les hommes. Je lis le mensonge dans les regards, je vois la ruse embusquée sous les protestations. Leurs yeux, leur bouche, leurs serrements de main, leur corps tout entier ment. Le soupçon empoisonne toutes mes pensées. J’étais fait pour des sentiments plus doux. J’aime les hommes, je voudrais croire en eux. Mais comment y croire encore, quand on les voit, comme moi, chaque jour, se parjurer dix fois, se vendre, vendre leurs amis, vendre leurs armées, vendre leur patrie, par crainte, par ambition, par débauche, par malfaisance ? J’ai vu trahir Mirabeau, Lafayette, Dumouriez, Custine, le roi, les aristocrates, les Girondins, les Hébertistes. Les troupes auraient livré vingt fois la patrie envahie, si elles n’avaient senti constamment derrière leur dos l’ombre de la guillotine. Les trois-quarts de la Convention conspirent contre la Convention. Les vices sont à la gêne sous la discipline héroïque que la Révolution leur impose. Ils n’osent attaquer de front la vertu ; ils se masquent de pitié, de clémence, pour tromper l’opinion, l’émouvoir en faveur des scélérats, l’exciter contre les patriotes. J’arracherai les masques, je forcerai l’Assemblée à voir ce qu’ils recouvrent : la face hideuse de la trahison ; j’obligerai les complices déguisés des conspirateurs à les condamner avec moi, ou à périr avec eux : la République vaincra. Mais, ô Dieu ! parmi combien de ruines ! Le vice est comme l’Hydre. Chaque goutte de sang qui tombe fait naître de nouveaux monstres. Les meilleurs se laissent prendre, l’un après l’autre, à la contagion. Avant-hier, Philippeaux ; hier, Danton : aujourd’hui, Desmoulins… Desmoulins, mon ami d’enfance, mon frère !… Qui trahira demain ?

ÉLÉONORE.

Est-ce possible ? tant de trahisons ! Et vous en avez les preuves ?

ROBESPIERRE.

Oui, et plus que les preuves : la certitude morale, cette lumière infaillible qui ne me trompe jamais.

ÉLÉONORE.

Non, vous ne pouvez vous tromper : vous savez tout, vous voyez au fond des cœurs. Hélas ! sont-ils tous corrompus ?

ROBESPIERRE.

Il y a quatre ou cinq hommes que j’estime : l’honnête Couthon, insensible à ses souffrances, pour ne songer qu’à celles du monde ; l’aimable et modeste Le Bas ; mon frère, qui est généreux, mais aime trop le plaisir ; deux enfants et un moribond.

ÉLÉONORE.

Et Saint-Just ?

ROBESPIERRE.

Celui-là, je le crains. Saint-Just, glaive vivant de la Révolution, arme implacable, qui me sacrifierait comme les autres, à sa loi d’airain. — Tout le reste trahit. Gênés par ma clairvoyance, jaloux de l’amour du peuple, ils travaillent à me rendre odieux. Les proconsuls de Marseille et de Lyon couvrent leurs atrocités du nom de Robespierre. La contre-révolution prend tour à tour le visage de la clémence et celui de la terreur. Que la lassitude m’accable un instant, c’en est fait de moi, c’en est fait de la République. Couthon est malade. Le Bas et mon frère sont deux étourdis. Saint-Just est loin, et dompte les armées. Je reste seul au milieu de ces traîtres, qui tournent autour de moi, cherchant à me frapper par derrière. Ils me tueront, Éléonore.

ÉLÉONORE, lui prenant la main avec une vivacité juvénile.

Si vous mourez, vous ne mourrez pas seul.

Robespierre la regarde affectueusement. Elle rougit.
ROBESPIERRE.

Chère Éléonore, non, vous ne mourrez pas. Je suis plus fort que mes lâches ennemis. J’ai avec moi la Vérité.

ÉLÉONORE.

Ah ! quels soucis vous rongent, quand vous devriez être si heureux, vous qui travaillez au bonheur de tous ! Que la vie est injuste !

ROBESPIERRE.

Je vous ai attristée. J’ai eu tort de flétrir votre confiance dans la vie. Pardon.

ÉLÉONORE.

Ne regrettez rien. Je suis fière de votre confiance. Toute la nuit, j’ai pensé à ces pages de Rousseau, que vous nous avez lues hier. Elles berçaient délicieusement mon âme. J’entendais le son de votre voix, et ces tendres paroles… oh ! je les sais par cœur.

ROBESPIERRE, récitant, avec un sourire d’affection un peu mélancolique, un peu emphatique, sincère toutefois :

« La communication des cœurs imprime à la tristesse je ne sais quoi de doux et de touchant, que n’a pas le contentement, et l’amitié a été spécialement donnée aux malheureux pour le soulagement de leurs maux et la consolation de leurs peines. » Éléonore, sa main dans la main de Robespierre, se tait, souriante et rougissante. Vous vous taisez ?

ÉLÉONORE, récitant.

« Jamais ce qu’on dit à son ami peut-il valoir ce qu’on sent à ses côtés ? »

MADAME DUPLAY, du dehors.

Maximilien, voilà Saint-Just.

Éléonore se sauve.



Scène IV

ROBESPIERRE, SAINT-JUST

Saint-Just entre tranquillement. Robespierre va au-devant de lui. Ils se donnent la main, comme s’ils se retrouvaient après quelques heures d’absence.

SAINT-JUST.

Bonjour.

ROBESPIERRE.

Bonjour, Saint-Just.

Ils s’asseyent.
SAINT-JUST, le regardant avec calme.

Je suis content de te revoir.

ROBESPIERRE.

Le Bas nous a écrit qu’il s’en est peu fallu que nous ne te revoyions plus.

SAINT-JUST.

Oui. Après un silence. Il faut des armes là-bas ; l’armée manque de fusils.

ROBESPIERRE.

On y travaille, Paris entier y est occupé. On forge dans les églises. Tout autre ouvrage est suspendu. Tu as pu voir en passant les menuisiers de Duplay fabriquant les bois de fusil. Les horlogers travaillent aux platines ; les enclumes résonnent sur les places publiques.

SAINT-JUST, après un silence.

Les subsistances sont rares. Des divisions manquent de fourrages. Le temps presse, la campagne va s’ouvrir au plus tard dans trois semaines ; il faut de toute la France faire affluer le sang vers le Nord.

ROBESPIERRE.

Les ordres sont donnés. La France jeûne pour que ses soldats mangent.

SAINT-JUST.

Dès que vous n’aurez plus besoin de mes conseils, renvoyez-moi là-bas. Les premiers engagements seront décisifs. Il faut tendre tous les ressorts de l’action.

ROBESPIERRE.

Cette vie ne t’épuise donc pas ?

SAINT-JUST, sincère, ardent, concentré, parlant sans aucun geste.

Elle me repose des discussions stériles. La pensée et l’action se confondent là-bas comme le choc des nuages et l’éclair qui jaillit. Chaque volonté s’inscrit sur le champ, pour l’éternité, dans le sang des hommes et les destinées du monde… Grandeur de la tâche ! Angoisse divine !… Dans la nuit, dans la neige, aux avant-postes de l’armée, sur la morne étendue de la plaine flamande, sous l’immensité du ciel glacé, je sens un frisson de joie me parcourir le corps, et mon sang battre à flots ma poitrine. Seuls, perdus au milieu des ténèbres de l’Univers, entourés d’ennemis, suspendus sur la tombe, nous sommes en Europe les gardiens de la Raison, la Lumière vivante. À chaque décision, nous jouons le sort du monde. Nous recréons l’Homme.

ROBESPIERRE.

Heureux celui qu’un corps débile ne retient pas ici, loin de l’action !

SAINT-JUST.

Qui agit plus que toi ? La liberté du monde est bloquée dans Paris.

ROBESPIERRE.

Ici on se sent flétri à combattre le vice. Il souille malgré soi. Je l’avoue, quand je vois la boue des crimes que le torrent de la Révolution roule pêle-mêle avec la vertu, je crains d’être sali aux yeux de la postérité par le voisinage impur des hommes pervers.

SAINT-JUST.

Mets la hache entre eux et toi. Il ne faut toucher les impurs qu’avec le fer.

ROBESPIERRE.

La corruption gagne tout. Des hommes sur qui je comptais le plus. D’anciens amis.

SAINT-JUST.

Point d’amitiés ! la Patrie.

ROBESPIERRE.

Danton menace. Danton est suspect. Il se répand en paroles violentes et injurieuses. Il s’entoure d’intrigants, de débauchés, de financiers ruinés, d’officiers cassés de leurs grades. Les mécontents de toute sorte se rallient autour de lui.

SAINT-JUST.

Que Danton disparaisse !

ROBESPIERRE.

Danton fut républicain. Il aima la patrie. Il l’aime encore, peut-être.

SAINT-JUST.

Il n’aime point la patrie, celui qui ne la respecte point par l’austérité de sa vie. Il n’est point républicain, celui qui a les vices et les maximes d’un aristocrate. Je hais Catilina. Son cœur cynique, sa lâche intelligence, sa politique ignoble, qui flotte entre tous les partis, pour se servir de tous, avilit la République. Que Danton soit frappé !

ROBESPIERRE.

Il entraîne dans sa chute l’imprudent Desmoulins.

SAINT-JUST.

Ce rhéteur effronté, pour qui les malheurs de la patrie sont matière à des effets de style, ce bel esprit vaniteux qui sacrifierait la Liberté à une antithèse !

ROBESPIERRE.

Un enfant, la dupe de ses amis et de son esprit.

SAINT-JUST.

L’esprit aussi est un crime, quand la France est en danger. Les malheurs de la patrie ont répandu sur tout l’État une teinte sombre et religieuse. Je me défie de ceux qui rient.

ROBESPIERRE.

J’aime Desmoulins.

SAINT-JUST.

Je t’aime. Si tu devenais criminel, toi-même je t’accuserais.

ROBESPIERRE, gêné, s’écarte. Puis revenant, après un court silence.

Merci. — Tu es heureux ; jamais tu ne balances. Rien ne fait contrepoids en toi à la haine du vice.

SAINT-JUST.

J’ai vu le vice de plus près que toi.

ROBESPIERRE.

Où donc ?

SAINT-JUST.

En moi.

ROBESPIERRE, étonné.

En toi, dont la vie tout entière est un modèle d’abnégation et d’austère sacrifice !

SAINT-JUST.

Tu ne sais point.

ROBESPIERRE, incrédule.

Quel péché de jeunesse ?

SAINT-JUST, sombre.

J’ai été au bord de l’abîme ; j’ai vu le crime au fond, prêt à me dévorer. Depuis, j’ai juré de le détruire dans le monde, comme en moi.

ROBESPIERRE.

Je suis las parfois de cette lutte. L’ennemi est trop vaste. Pourrons-nous transformer l’humanité ? Ferons-nous régner notre rêve ?

SAINT-JUST.

Le jour où je me serai convaincu qu’il est impossible de l’accomplir, je me poignarderai.

ÉLÉONORE, ouvrant la porte. Doucement.

Voici Billaud-Varenne et Vadier.



Scène V

ROBESPIERRE, SAINT-JUST, BILLAUD-VARENNE, VADIER

Billaud-Varenne, tête baissée, sombre, l’air écrasé de fatigue, les yeux un peu hagards. Vadier, lèvres pincées, ricaneur, amer[1]. — Robespierre et Saint-Just se lèvent très froidement. Ils se saluent de la tête, d’un petit signe bref et sec, sans se donner la main.

BILLAUD-VARENNE.

Salut et fraternité.

VADIER, voyant Saint-Just.

Saint-Just… Allons, ça ira. Nous rattraperons le temps perdu.

Billaud et Vadier s’asseyent sans façon. Saint-Just se promène. Robespierre reste debout, appuyé contre la fenêtre. — Après un silence :
BILLAUD.

La guillotine ! Tu as trop attendu, Robespierre : nous sommes en danger. Si Danton existe encore demain, la liberté est perdue.

ROBESPIERRE.

Quelles nouvelles ?

BILLAUD, des papiers à la main.

Regarde. Le traître a continué.

ROBESPIERRE.

Qui ?

VADIER.

Ton ami, Maximilien, Camille, le cher Camille.

ROBESPIERRE.

Il a encore écrit ?

BILLAUD.

On vient de saisir ces épreuves. Lis.

VADIER, se frottant les mains.

La septième du Vieux Cordelier. La suite du Credo du bon apôtre.

ROBESPIERRE.

Le fou ! Il ne se taira donc pas ?

BILLAUD, attaché à son idée fixe.

La guillotine !

SAINT-JUST, lisant avec Robespierre.

C’est une fille. Il souffre de la maladie de se déshonorer,

ROBESPIERRE.

Et Danton ?

BILLAUD.

Danton s’agite ; il pérore au Palais-Royal. Il insulte Vadier, moi, tous les patriotes. Desmoulins est avec lui. Ils sont attablés avec Westermann et des catins ; ils profèrent des injures obscènes contre le Comité. Le peuple s’attroupe et rit.

SAINT-JUST.

Tu l’entends, Robespierre !

ROBESPIERRE, dédaigneusement.

Aucun danger. Avant que Danton ait fini de boire, nous avons le temps de délibérer en paix. Regardant les papiers. Ainsi, l’insensé se suicide !

VADIER.

Ah ! cette fois, mon cher, il a jeté son bonnet par-dessus Desmoulins.

BILLAUD.

Que sa tête suive le même chemin !

SAINT-JUST, lisant.

Il compare la Convention à Néron et à Tibère.

BILLAUD, lisant.

Il ose dire que nous avons poursuivi Custine sur les ordres de Pitt, et non parce que Custine avait trahi, mais parce qu’il n’avait pas assez trahi.

VADIER, lisant.

« Le Comité réduira l’Assemblée à la condition servile d’un parlement dont on embastille les membres rebelles. »

ROBESPIERRE, contrôlant la lecture.

Il y a : « réduirait », et non pas : « réduira ».

VADIER.

C’est la même chose.

BILLAUD, lisant.

« Que manque-t-il au Comité pour anéantir la République, si ceux des députés qu’il ne peut acheter il les envoie au Luxembourg ? »

ROBESPIERRE, contrôlant.

Il y a : « il peut les envoyer », et non pas : « il les envoie ».

BILLAUD, impatienté.

N’ergote pas toujours !

SAINT-JUST, lisant.

Il a l’effronterie de prétendre que « les bureaux de la Guerre nomment à la tête des armées les frères des actrices avec qui ils couchent. »

VADIER.

Désorganiser la Défense, avilir la nation aux yeux de l’étranger, rien ne l’arrête, quand sa langue bavarde et bègue le brûle.

BILLAUD.

Le tout enveloppé d’appels à la clémence, de phrases sur l’humanité !…

VADIER.

Des larmes en sucre, des devises de confiseur !

SAINT-JUST.

Point de plaie d’Égypte comparable aux hommes sensibles. Nul tyran ne coûte plus de deuils à l’humanité. Ils se disaient aussi des hommes sensibles, les traîtres de la Gironde, qui promenèrent par toute la France les torches de la rébellion.

ROBESPIERRE.

Desmoulins est faible, enfantin, non factieux. Il fut mon ami d’enfance ; je le connais.

BILLAUD, soupçonneux.

Y a-t-il des privilèges pour les amis de Robespierre ?

VADIER, goguenard. Il lit le numéro du Vieux Cordelier.

Écoute encore, Maximilien : voici pour toi. Il paraît que si tu fermes les maisons de débauche, si tu fais étalage d’un beau zèle pour purifier les mœurs et chasser les p…s, c’est sur les instructions de Pitt ; car « tu ôtes ainsi au gouvernement un de ses plus grands ressorts : le relâchement des mœurs ». Tu entends, Incorruptible ? Ceci doit te faire plaisir ?

SAINT-JUST.

L’âme basse et hypocrite !

BILLAUD, violemment.

La guillotine !

Il tombe, la tête sur la table, comme un bœuf abattu.
ROBESPIERRE.

Il s’évanouit ?

VADIER, indifférent.

Un étourdissement.

Saint-Just ouvre la fenêtre. Billaud revient à lui.
SAINT-JUST.

Tu es malade, Billaud ?

BILLAUD, d’une voix rauque.

Qui es-tu ?… Scélérats ! — Je n’en puis plus. Voici dix nuits que je n’ai dormi.

VADIER.

Il passe ses nuits au Comité et le jour à l’Assemblée.

ROBESPIERRE.

Tu travailles trop. Veux-tu qu’un autre te supplée, quelques jours ?

BILLAUD.

Ma tâche ne s’improvise pas. Correspondre avec les départements, tenir dans sa main tous les fils de toute la France, personne ne le peut que moi. Si je m’interromps, tout l’écheveau s’embrouille. Non ; il faut que je reste jusqu’à ce que je crève.

SAINT-JUST.

Nous mourrons tous à la tâche.

BILLAUD.

Ô Nature ! ce n’était pas pour ces orages que tu m’avais créé ! Mon âme est ridée par le souffle des vents meurtriers du désert. Ô cœur trop sensible, tu étais fait pour la retraite, l’amitié, les touchantes émotions d’une tendre famille !

VADIER, ironique.

Ne nous attendrissons point, Billaud.

BILLAUD, reprenant d’un ton violent.

Purifions l’air ! Desmoulins à la guillotine !

ROBESPIERRE.

Je dois donner l’exemple. J’abandonne Desmoulins.

VADIER, raillant en dessous.

Brutus, homme magnanime, homme vertueux, je savais bien que tu n’hésiterais point à te défaire d’un ami.

ROBESPIERRE.

Le sort de Desmoulins est lié à celui d’un autre homme.

BILLAUD.

As-tu peur de prononcer le nom de Danton ?

ROBESPIERRE.

J’ai peur de briser un talisman de la République.

VADIER.

Son porte-veine.

ROBESPIERRE.

Danton m’est ennemi ; mais si mes amitiés ne comptent point dans nos débats, mes inimitiés ne doivent pas davantage peser sur mes jugements. Avant d’engager le combat, discutons froidement les risques qu’il y aurait à démanteler cette forteresse de la Révolution.

BILLAUD.

Forteresse à vendre !

VADIER.

L’épouvantail de la Révolution ! Dans les dangers publics, on sort l’idole monstrueuse pour mettre l’ennemi en fuite ; mais elle fait surtout peur à ceux qui la portent. Sa figure hideuse effraie la Liberté.

ROBESPIERRE.

On ne peut nier que ses traits soient connus et redoutés de l’Europe.

VADIER, persiflant.
Il est vrai qu’en bon sans-culotte, il montre volontiers au monde

Ce que César, sans pudeur soumettait
À Nicomède, en sa belle jeunesse,
Ce que jadis le héros de la Grèce
Admira tant dans son Éphestion,
Et qu’Adrien mit dans le Panthéon…

SAINT-JUST, violent.

Cesse tes sales ironies ! Est-ce au nom de la corruption que tu combats la corruption ?

VADIER.

Tu ne vas pas m’obliger à te réciter du Rousseau ?

ROBESPIERRE fait effort pour être impartial, mais il n’y apporte aucune conviction.

Je crois qu’il est convenable de tenir quelque compte des services passés de Danton.

SAINT-JUST.

Plus un homme a fait de bien, plus il est tenu d’en faire. Malheur à celui qui a défendu la cause du peuple, et qui l’abandonne ! Il est plus criminel que celui qui la combattit toujours ; car il connut le bien, et volontairement il l’a trahi.

ROBESPIERRE.

La mort d’Hébert a remué l’opinion. Les rapports de police qui me sont adressés notent que nos ennemis profitent du désarroi du peuple, soudain désabusé, pour ébranler sa confiance dans ses amis véritables. Tout est suspect aujourd’hui, la mémoire de Marat elle-même. Nous devons agir prudemment et prendre garde d’ajouter aux soupçons par nos luttes intérieures.

SAINT-JUST.

Mettons fin aux soupçons par la mort des suspects.

VADIER, à part, regardant Robespierre, en prisant.

Le gredin ! Comme il a peur de toucher à ses chers aristocrates ! Cromwell se ménage une majorité. Té ! si cela continue, je lui ferai guillotiner cent crapauds de son Marais.

ROBESPIERRE.

Une tête pareille ne tombe point sans ébranler l’État.

BILLAUD, soupçonneux et violent.

As-tu peur, Robespierre ?

VADIER, excitant sournoisement Billaud.

Demande-lui donc, Billaud, s’il se sert de Danton comme d’un matelas capitonné pour se mettre à l’abri derrière, contre les balles ?

BILLAUD, brutal.

Parle franchement : tu as peur d’être découvert par la chute de Danton. Tu te colles à lui comme à une égide qui te protège. Danton détourne de toi l’attention et les traits.

ROBESPIERRE.

Je méprise ces perfides calomnies. Que m’importent les dangers ? Je ne tiens pas à ma vie. Mais j’ai l’expérience du passé et je vois l’avenir. Vous êtes des furieux ; vos haines vous affolent. Vous pensez à vous-mêmes, vous ne pensez point à la République.

SAINT-JUST.

Examinons donc sans passion ce que la République doit attendre des conspirateurs. Et ne nous demandons point si Danton a des talents, mais si ces talents servent à la République. — D’où partent, depuis trois mois, toutes les attaques contre la Révolution ? De Danton. Qui a inspiré les lettres de Philippeaux contre le Comité ? Danton. Qui souffle à Desmoulins ses venimeux pamphlets ? Danton. Chaque numéro du Vieux Cordelier lui est soumis, discuté avec lui, corrigé de sa main. Si le fleuve est empoisonné, prenons le mal à sa source. Où est la sincérité de Danton ? Où sa bravoure ? Depuis un an, qu’a-t-il fait pour la République ?

ROBESPIERRE feint de se laisser peu à peu convaincre et entraîner par les autres, avec un mélange d’hypocrisie et de sincérité.

Il est vrai qu’il n’a jamais parlé pour la Montagne attaquée.

SAINT-JUST.

Non, mais pour Dumouriez, pour les généraux ses complices. Les Jacobins l’accusèrent : tu le défendis, Robespierre. Quand tu fus accusé, dit-il un mot pour toi ?

ROBESPIERRE.

Non ; mais me voyant seul, en hutte aux calomnies de la Gironde, il dit à ses amis : « Puisqu’il veut se perdre, qu’il se perde ! Nous ne partagerons point son sort ! » — Mais il ne s’agit pas de moi.

BILLAUD.

Tu m’as raconté toi-même. Robespierre, qu’il fit tout pour sauver les Girondins, et pour frapper Hanriot, qui arrêta les traîtres.

ROBESPIERRE.

Il est vrai.

SAINT-JUST.

Toi-même, tu m’as dit, Robespierre, qu’il t’avait cyniquement avoué ses escroqueries, et celles de Fabre, son secrétaire, pendant son court passage au ministère de la Justice.

ROBESPIERRE.

J’en conviens.

SAINT-JUST.

Il fut l’ami de Lafayette. Mirabeau l’acheta. Il était en correspondance avec Dumouriez et Wimpfen. Il flattait Orléans. Tous les ennemis de la Révolution ont été familiers avec lui.

ROBESPIERRE.

Il ne faut pas exagérer.

SAINT-JUST.

C’est toi qui me l’as dit. Je ne saurais rien de ces faits, si tu ne m’en avais parlé.

ROBESPIERRE.

Sans doute… mais…

BILLAUD, violent.

Le nies-tu ?

ROBESPIERRE.

Je ne puis le nier. Danton était assidu à ces soirées royalistes, où Orléans lui-même faisait le punch. Fabre et Wimpfen y assistaient. On cherchait à y attirer les députés de la Montagne, pour les séduire ou les compromettre. — Mais ce n’est là qu’une vétille.

BILLAUD.

Fait capital, au contraire ! conspiration manifeste !

ROBESPIERRE.

Il me revient un petit détail, mais de peu d’importance. Récemment il se serait vanté, si on l’accusait, de nous jeter le dauphin dans les jambes.

BILLAUD.

Le scélérat ! Il a dit cela ! et tu peux le défendre !…

ROBESPIERRE.

Westermann sort d’ici. Il m’a menacé de Danton et d’un soulèvement.

BILLAUD.

Et nous discutons encore ! et les tigres ne sont point arrêtés !

ROBESPIERRE.

Vous le voulez ?

SAINT-JUST.

La patrie le veut.

VADIER, ricanant, à part.

Le fourbe ! il en meurt d’envie ! il faut qu’il se fasse prier.

ROBESPIERRE.

Il fut grand. — Au moins, il eut les apparences de la grandeur, par moments presque de la vertu.

SAINT-JUST.

Rien ne ressemble à la vertu comme un grand crime.

VADIER, sarcastique.

Tu feras son oraison funèbre plus tard, Maximilien. Pour le moment, mettons la bête en terre.

SAINT-JUST.

Vadier, je te rappelle au respect de la Mort.

VADIER.

Petit bonhomme vit encore.

SAINT-JUST.

Danton est rayé de la vie.

BILLAUD.

Qui rédigera l’acte d’accusation ?

VADIER.

Saint-Just. Le jeune homme s’en acquitte à merveille. Chacune de ses phrases vaut un coup de guillotine.

SAINT-JUST.

Il me plaît de me mesurer avec le monstre.

ROBESPIERRE, allant chercher des papiers qu’il donne à Saint-Just.

Voici des notes toutes prêtes.

VADIER, à part.

Il en a comme cela pour chacun de ses amis.

ROBESPIERRE.

Ne faisons pas à Danton l’honneur d’un procès pour lui seul : ce serait attirer trop sur lui les yeux de la nation.

BILLAUD.

Noyons-le dans une accusation collective.

VADIER.

Qui mettrons-nous avec, pour corser le menu ?

SAINT-JUST.

Tous ceux qui ont voulu corrompre la Liberté par l’argent, ou par les mœurs, ou par l’esprit.

VADIER.

Précisons. Ce vague est inquiétant.

ROBESPIERRE.

Danton aima l’or. Qu’il soit enterré avec l’or ! Mêlons-le à l’affaire des banques. Qu’il prenne place parmi les concussionnaires. Il y retrouvera son ami, son secrétaire, son Fabre d’Églantine.

VADIER.

Fabre, Chabot, la haute juiverie, les banquiers autrichiens, les Frey, Diederischen, — fort bien ; cela commence à prendre tournure.

BILLAUD.

Il sera bon d’adjoindre aux accusés Hérault, l’ami des émigrés.

SAINT-JUST.

Avant tous, Philippeaux, le désorganisateur de l’armée, le destructeur de la discipline.

ROBESPIERRE.

Westermann, l’épée sanglante, toujours prête à la rébellion. — Est-ce tout ?

VADIER.

Le cher Camille que tu oublies.

ROBESPIERRE.

Ne voulez-vous pas plutôt Bourdon, ou Legendre, qui sont les porte-paroles de la faction à l’Assemblée ?

VADIER.

Non. Camille.

BILLAUD.

Camille.

SAINT-JUST.

La justice.

ROBESPIERRE.

Prenez.

SAINT-JUST.

Adieu. Je vais préparer le rapport. Demain, à la Convention, je les terrasserai.

VADIER.

Non pas, non pas, jeune homme ; l’imprudence de ton âge t’emporte. Quoi ! tu veux attirer Danton à la tribune ?

SAINT-JUST.

Danton compte sur l’idée que personne n’osera l’attaquer en face. Je vais le détromper.

VADIER.

Le cœur ne suffit pas, mon jeune ami ; il faut aussi des poumons capables d’étouffer les mugissements du taureau.

SAINT-JUST.

La vérité domine les orages.

ROBESPIERRE.

Nous ne devons pas livrer la République aux hasards d’un combat en champ clos.

SAINT-JUST.

Que voulez-vous donc ?

Robespierre ne répond pas.
BILLAUD.

Que Danton soit arrêté cette nuit.

SAINT-JUST, violemment.

Jamais !

VADIER.

Qui veut la fin veut les moyens.

SAINT-JUST.

Je ne frappe point un ennemi désarmé. Mettez-moi face à face avec Danton : de tels combats ennoblissent la République ; mais votre proposition la déshonore : je la repousse du pied.

BILLAUD.

Point de bienséances à respecter avec les ennemis du peuple !

VADIER.

En politique, la témérité inutile est une sottise, parfois une trahison.

SAINT-JUST.

Je ne veux point.

Il jette violemment son chapeau à terre.
BILLAUD, sévèrement.

Est-ce donc le combat pour la République que tu aimes, et non la République ?

SAINT-JUST.

De tels desseins ont besoin du danger pour être sanctifiés. Une Révolution est une entreprise héroïque, dont les auteurs marchent entre la roue et l’immortalité. Nous serions criminels, si nous n’étions prêts à immoler constamment notre vie, comme celle des autres.

VADIER.

Sois tranquille, tu risques encore assez. Danton prisonnier peut soulever le peuple ; et ne doute pas, s’il est vainqueur, qu’il ne t’envoie au vasistas.

SAINT-JUST.

Je méprise la poussière dont je suis formé. Mon cœur est le seul bien qui m’appartienne ; je passerai au travers du monde ensanglanté, sans souiller sa pureté.

BILLAUD, avec une sévérité dure et méprisante.

L’estime de soi est un égoïsme. Que le cœur de Saint-Just soit ou ne soit pas souillé, il ne nous importe pas : sauvons la République.

SAINT-JUST, interrogeant des yeux Robespierre.

Robespierre !

ROBESPIERRE.

Mon ami, tranquillise ton âme. Les orages d’une Révolution ne sont pas soumis aux lois ordinaires ; ce n’est pas avec la commune morale que l’on juge la force qui transforme le monde et recrée la morale sur des bases nouvelles. Toutefois, il faut être juste ; mais la mesure de la justice n’est pas ici la conscience individuelle ; c’est la conscience publique. Dans le peuple est notre lumière ; son salut est notre loi. — Nous n’avions qu’une question à poser : à savoir si le peuple veut la ruine de Danton. Cette question résolue, tout est résolu ; il faut livrer la bataille, de façon à être vainqueurs. La justice est que ce qui est juste triomphe. Nous ne pouvons attendre. Il faut frapper Danton sur le champ. Lui laisser des armes, par générosité, ce serait offrir sa poitrine au poignard des assassins ; le despotisme militaire et financier s’emparerait alors des rênes de la Révolution ; un siècle de guerres civiles désolerait notre patrie ; et les malédictions du peuple s’attacheraient à notre mémoire, qui doit être chère au genre humain.

BILLAUD.

Vaincre à tout prix ! Que tout rayonne de l’éclat terrible de notre dictature !

VADIER.

Il s’agit de savoir, non si un homme sera jugé conformément à la loi, mais si l’Europe sera jacobine.

SAINT-JUST, contenant sa poitrine avec ses deux mains, comme le Robespierre de David, dans le tableau du Serment du Jeu de Paume.

Ô République, prends donc mon honneur, puisque tu le veux, prends-moi, bois moi, dévore-moi tout entier !

BILLAUD, trépidant, saccadé.

Peut-être, en ce moment, la République est étouffée, nos idées avortent, la Raison meurt pour des siècles… Vite !

ROBESPIERRE.

Faites arrêter Danton. — Il signe.

Billaud signe fiévreusement.
SAINT-JUST.

À toi, Liberté ! — Il signe.

BILLAUD.

La Convention ne bronchera-t-elle pas ?

ROBESPIERRE, avec mépris.

La Convention sait toujours sacrifier ses membres au bonheur public.

VADIER, signe.

Je me charge de l’affaire.

ROBESPIERRE, soupire.

Le poids de la Révolution se fait plus lourd sur nos épaules.

VADIER, à part.

Le chat-tigre fait des façons, mais il se lèche les babines.

ROBESPIERRE.

Triste nécessité. Nous mutilons la République afin de la sauver.

SAINT-JUST, sombre et exalté.

Le philosophe Jésus a dit à ses disciples : « Si ta main te fait tomber dans le péché, coupe-la ; si ton pied te fait tomber dans le péché, tranche-le ; si ton œil te fait tomber dans le péché, arrache-le : car il vaut mieux pour toi que tu entres au royaume de Dieu, n’ayant qu’un œil et le corps mutilé, que d’avoir deux yeux et d’être jeté dans la géhenne du feu. » — Et moi je dis : Si ton ami est corrompu et corrompt la République, retranche-le de la République ; si ton frère est corrompu et corrompt la République, retranche-le de la République. Et si le sang de la République, si ton propre sang coule par la blessure béante, laisse-le couler : que la République soit pure, ou qu’elle meure ! La République est la vertu. Où il y a souillure, la République n’est plus.

VADIER, à part.

Ils sont fous. Fous à lier. Il ne faudra pas tarder à les mettre au cabanon. Le plus pressé d’abord !

Il va pour sortir.
BILLAUD.

Attends que je signe.

VADIER.

Tu as signé.

BILLAUD.

Je ne me souviens pas. — Qu’ai-je fait ? Ai-je bien fait ?… Tristis est anima mea !… Oh ! s’étendre dans les prairies, sur la terre fraîche ; sentir l’odeur balsamique des bois ; un ruisseau entre des saules ! Du repos ! Du repos !…

ROBESPIERRE.

Les fondateurs de la République ne trouvent le repos que dans le tombeau.

  1. Vadier parle avec un accent méridional très marqué. Il prononce les b comme des v, les ou comme des u, les j comme des z, et les e comme des é. On n’a pas cru devoir l’indiquer dans le texte. C’est à l’acteur, ou au lecteur, d’y suppléer.