Date de la mort de Nicolas de Lire

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DATE DE LA MORT
de
NICOLAS DE LIRE

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Tous les érudits qui s’occupent du moyen âge connaissent le célèbre théologien appelé Nicolas de Lire, l’auteur des Postillæ perpetuæ in universa Biblia, dont les œuvres furent imprimées tant de fois à la fin du xve et au commencement du xvie siècle. Si on ne connaît pas exactement la date de sa naissance, on croyait au moins être sûr de la date de sa mort et du lieu qui lui donna le jour, puisque, disait-on, une épitaphe en vers, faite par ses contemporains et gravée en lettres d’or sur une table de marbre placée dans le couvent des Grands-Cordeliers de Paris, où il était mort, fournissait à ce sujet tous les renseignements désirables. Une autre épitaphe, mais celle-ci faite seulement en 1631 par frère Doles, gardien du couvent, reproduisait également la date donnée par la première, c’est-à-dire le 23 octobre 1340. On peut consulter à ce sujet : Wadding, Annales minorum, t. III, p. 468 et 469 ; le même, Scriptores Ordinis minorum, p. 265 à 267 ; Du Boulay, Histoire de l’Université de Paris, t. IV, p. 976, et Piganiol de la Force, Description historique de la ville de Paris, éd. de 1765, t. VII, p. 38 à 42 ; ces auteurs rapportent l’une ou l’autre de ces inscriptions, ou même toutes les deux, et s’appuient sur elles pour fixer la date de la mort de Nicolas de Lire et son lieu d’origine, Lire près d’Évreux en Normandie.

Quelques rares auteurs, comme dom Félibien, dans son Histoire de la ville de Paris (t. I, p. 286), et un certain Rodulphus Willotus, cité par Wadding (Annales mninorum, t. III, p. 469), s’appuyant sur je ne sais quel document (car dom Félibien ne donne pas de référence), assignaient l’année 1349 comme date de la mort de ce personnage. Leur opinion, rejetée par les écrivains que j’ai cités, semble avoir été tout à fait abandonnée depuis. En effet, les Biographies Michaud et Didot, dans l’article qu’elles lui consacrent, l’abbé Ulysse Chevalier, dans sa Bio-bibliographie, M. Hauréau, dont la science fait autorité en ces matières, dans ses Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque nationale (t. III, p. 4), répètent que Nicolas de Lire est mort en 1340. Et cependant, malgré les épitaphes qui semblent être des témoins irrécusables (au moins la première), cette date est fausse, et c’est la seconde, celle de 1349, qui paraît bien être la vraie. La preuve m’en est fournie par une mention des Journaux du Trésor à la date du 20 juillet 1349, et qui porte dans l’édition que je prépare le no  2031. La voici en entier :


Galterus de Cantulupi, provisor garnisionum vinorum Regis, pro denariis per ejus litteram recognitoriam datam VIa hujus mensis receptis, pro emendo unam caudam vini Belnensis, donandam fratri Nicholao de Lyra, ordinis Fratrum Minorum, magistro in theologia, de precepto domine Regine, 24 l. 4 s. p., compt. per fratrem Galterum de Pavillionibus ut supra, super dictum Galterum in partibus suis.


Je crois qu’après cela il ne peut subsister aucun doute, car ce Nicolas de Lire, de l’ordre des Frères Mineurs et maître en théologie, ne saurait être que le célèbre auteur des Postilles. Il ne mourut donc qu’après le 6 juillet 1349, puisqu’à cette date il reçoit un tonneau de vin de la reine, et même après le 20 de ce mois, puisque alors on ne le signale pas comme défunt. Il est donc bien probable que l’année 1349, donnée par dom Félibien, est celle de sa mort.

Mais, après cette constatation, surgissent de nouvelles difficultés. Pendant longtemps, différents pays se disputèrent l’honneur d’avoir donné le jour à ce théologien ; les uns voulaient qu’il fût Flamand, d’autres Anglais, d’autres Français, car le nom de Lire est porté par différentes villes situées dans ces contrées. Ce n’est même qu’assez tard qu’on lui assigna comme lieu d’origine Lire, petit bourg situé près d’Évreux. Et sur quoi semble-t-on particulièrement s’appuyer pour répondre aux objections de ceux qui en faisaient un Flamand ou un Anglais ? sur l’épitaphe que j’ai signalée. Or, sans vouloir prendre parti pour les tenants d’un pays ou d’un autre, si cette inscription donne pour sa mort une date erronée, peut-elle offrir plus de garantie au sujet de la ville qui fut son berceau ? Je vais même plus loin, et, si j’examine bien ces vers faits en l’honneur de Nicolas de Lire, je soupçonne fortement qu’ils furent composés par quelque partisan de l’origine française, afin de donner de cette manière un argument à l’appui de cette opinion. Le distique suivant :

Lyra brevis vicus, Normanna in gente celebris
Prima mihi vitæ janua, sorsque fuit,


me semble n’insister sur ce lieu d’origine et le désigner avec tant d’exactitude que pour répondre à quelque objection que l’on aurait pu présenter. Bien peu d’épitaphes, je crois, offrent un tel caractère de précision au moyen âge. Aussi, sans vouloir dépouiller Lire de l’honneur qui lui est attribué, je mettrai seulement en doute le témoignage que l’on invoque, et je crois que les futurs historiens de Nicolas de Lire feront bien de chercher ailleurs des preuves plus solides pouvant permettre d’affirmer qu’il est bien de Lire en Normandie, plutôt que de toute autre localité portant le même nom.


J. Viard.