David Copperfield (Traduction Pichot)/Première partie/Chapitre 1

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (1p. 3-20).

PREMIÈRE PARTIE.

SOUVENIRS DE MON ENFANCE.


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CHAPITRE Ier.

Je suis né.


Dois-je être le héros de ma propre histoire, ou ce rang y sera-t-il occupé par un autre que moi ? c’est ce qu’on verra dans ces pages. Pour commencer par le commencement, je naquis (on me l’a dit et je le crois) un vendredi, à minuit. On remarqua que l’horloge frappait son premier coup de marteau sur l’airain et que je poussais mon premier cri simultanément.

Considérant le jour et l’heure de ma naissance, la garde de l’accouchée et quelques sages commères du voisinage à qui j’avais inspiré le plus vif intérêt plusieurs mois avant qu’il fût possible que nous fissions connaissance, déclarèrent deux choses : — premièrement que j’étais prédestiné à être malheureux ; — secondement que j’aurais le privilège de voir des spectres et des esprits, ce qui était le partage inévitable de tous les enfants infortunés de l’un et de l’autre sexe venus au monde le vendredi depuis minuit jusqu’au matin.

Sur le premier point, je ne m’expliquerai pas ici : mon histoire montrera suffisamment si la prédiction s’est accomplie ; sur le second, je me contenterai de dire qu’à moins d’avoir vu des spectres et des esprits quand j’étais dans mon berceau, je les attends encore. Mais je ne me plains pas qu’on m’ait privé de cette part de mon héritage, et si quelqu’un, par hasard, en jouit à ma place, je la lui laisse de bien bon cœur.

Je naquis avec une coiffe sur la tête, qui fut annoncée en vente, dans les feuilles publiques, au prix peu élevé de quinze guinées[1] ; soit que les marins et les gens allant à la mer fussent à court d’argent à cette époque, soit qu’ils fussent à court de foi et préférassent une camisole en liège, il ne se présenta qu’un seul chaland pour acheter ma coiffe, et c’était un courtier de change qui offrit deux livres sterling en argent avec le surplus en vin de Xérès, ne voulant être garanti de la chance de se noyer à aucune autre condition. Par suite, ma pauvre mère en fut pour ses frais d’annonce, car elle était alors forcée de vendre elle-même son propre xérès. Dix ans après, on mit la coiffe en loterie à une demi-couronne le billet, le gagnant étant tenu de payer une demi-couronne en sus pour les frais. Cinquante billets furent placés et le tirage eut lieu. J’y assistai : je me rappelle mon embarras et ma confusion quand je vis disposer ainsi d’une partie de moi-même. Le billet gagnant avait été pris par une vieille dame qui, bien à contre-cœur, tira d’un panier la somme stipulée toute en menue monnaie, dont deux pièces rognées, ce qu’elle ne voulut nullement reconnaître, quoiqu’on perdit je ne sais combien de temps à le lui prouver arithmétiquement. C’est un fait remarquable, qu’on citera souvent, que la brave dame ne fut jamais noyée et mourut triomphalement dans son lit à l’âge de quatre-vingt-douze ans. On prétend qu’elle se vantait fièrement de n’avoir jamais été sur l’eau, excepté en passant un pont, et que lorsqu’elle prenait le thé (elle prenait volontiers le thé), elle avait pour habitude constante d’exhaler son indignation contre l’impiété des marins ou de tous autres individus assez présomptueux pour aller s’égarer en mer sous prétexte de courir le monde. Vainement lui représentait-on que quelques agréments de la vie, le thé peut-être compris, étaient dus à cette présomption qui l’indignait, elle répliquait toujours, avec un nouveau degré d’emphase et de plus en plus sûre de la force de son objection : « Non, non, n’allons pas nous égarer. »

De peur de m’égarer moi-même en ce moment, je reviens à ma naissance.

Je naquis à Blunderstone, dans le comté de Suffolk, ou « pas loin de là, » comme on dit en Écosse. J’étais un enfant posthume. Il y avait six mois que les yeux de mon père s’étaient fermés à la lumière de ce monde, lorsque les miens s’ouvrirent. J’éprouve toujours je ne sais quelle sensation étrange en pensant qu’il ne me vit jamais, une sensation plus étrange encore en revenant aux vagues réminiscences qui associent mes premières réflexions d’enfant avec la pierre blanche de sa tombe dans le cimetière. Je n’oublierai jamais la pitié indéfinissable qui me saisissait quand je me figurais mon père abandonné là, seul, dans les ténèbres de la nuit, tandis que notre petit salon, bien chaud et bien éclairé, lui fermait cruellement ses portes !

Une tante de mon père, et, par conséquent, une grand’tante à moi, était le personnage éminent de notre famille. Elle jouera un grand rôle dans mon histoire. Miss Trotwood, ou Miss Betsey, comme ma pauvre mère l’appelait lorsqu’elle parvenait à contenir assez sa terreur de ce personnage redoutable pour en parler, — ce qui était rare, — Miss Betsey avait épousé un mari plus jeune qu’elle, un fort bel homme, mais non dans le sens de l’adage qui dit qu’on est beau quand on est bon, car il était fortement soupçonné d’avoir battu Miss Betsey, et même, un jour, sur une question de subsides, d’avoir fait mine de répondre à l’opposition de sa chère moitié en la jetant par la fenêtre d’un deuxième étage. Ces preuves d’incompatibilité d’humeur avaient obligé Miss Betsey à s’en débarrasser moyennant finances, et les deux époux s’étaient séparés à l’amiable. Le mari s’en alla dans l’Inde avec son capital, et là, d’après une tradition de la famille, on l’aperçut une fois sur un éléphant en compagnie d’un babouin… Était-ce une vraie guenon ou une begum, princesse mogole, appelée aussi une babou ? Je penche pour cette dernière version. Quoi qu’il en soit, dix ans plus tard, la nouvelle de sa mort arriva en Angleterre. Comment cette nouvelle affecta-t-elle ma tante ? Personne ne le sait ; car immédiatement après la séparation, elle avait repris son nom de fille, avait acheté une maisonnette ou cottage dans un hameau sur les bords de la mer, et s’était établie là, seule avec une servante, en véritable recluse.

Mon père avait été son neveu favori, à ce que je crois ; mais elle s’était tenue pour mortellement offensée de son mariage, sous prétexte que ma mère n’était qu’une « poupée de cire. » Elle n’avait jamais vu ma mère ; mais elle savait qu’elle n’avait pas vingt ans. Mon père et Miss Betsey ne se revirent plus. Il avait le double de l’âge de ma mère en l’épousant, et, étant d’une santé faible, il mourut au bout d’une année ou, comme je l’ai dit, six mois avant que je vinsse au monde.

Tel était l’état des choses l’après-midi de ce jour du mois de mars qu’on m’excusera d’appeler le « mémorable vendredi. » Ma mère était assise près du feu, souffrante, triste, rêvant à elle-même et au pauvre petit orphelin qui allait lui naître, lorsque, levant la tête après avoir essuyé quelques larmes, elle aperçut à travers la fenêtre une femme étrangère qui venait par le jardin.

Ma mère eut un pressentiment que c’était Miss Betsey. Il y avait dans sa taille, sa démarche et toute sa personne une telle raideur, que ce ne pouvait être une autre qu’elle. Quand elle fut près de la maison, elle donna une autre preuve de son identité. Mon père avait souvent répété qu’elle se conduisait rarement comme tout le monde : au lieu de sonner, elle vint droit à la fenêtre par laquelle ma mère l’avait vue et appuya son nez contre la vitre.

Telle fut l’impression causée par cette visite, que j’ai toujours été persuadé qu’à Miss Betsey je dois d’être né un vendredi.

Ma mère, troublée, avait quitté sa chaise, et elle s’était retirée dans un coin lorsque Miss Betsey promena dans toute la chambre ses yeux inquisiteurs, semblable à une tête de Sarrasin dans une horloge de Hollande. Elle eut bientôt retrouvé sa nièce et lui fit un geste pour qu’elle vînt lui ouvrir, le geste de quelqu’un accoutumé à être obéi. Ma mère obéit donc.

« — Vous êtes Mrs  David Copperfield, je pense ? dit Miss Betsey. » Son je pense signifiait qu’il n’y avait pas à se tromper en la voyant vêtue de deuil et sur le point d’être mère.

« — Oui, répondit ma mère timidement.

» — Je suis Miss Trotwood, dit la visiteuse. Vous avez entendu parler de Miss Trotwood, j’espère ?

» — J’ai eu ce plaisir, répondit ma mère.

» — Eh bien ! vous la voyez, dit Miss Betsey. » Ma mère baissa la tête, priant Miss Betsey d’entrer ; et elles s’assirent près de la cheminée, où ma mère se mit à pleurer.

« — Ta, ta, ta ! dit Miss Betsey avec impatience ; ne pleurez pas ! allons, allons ! » Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes que ma mère parvint à tarir ses larmes.

« — Ôtez votre chapeau, ma fille, que je vous voie, » dit Miss Betsey. Ma mère avait trop peur pour refuser ; mais elle ôta son chapeau avec une telle agitation, que ses cheveux (elle avait de très beaux cheveux) se dénouèrent.

« — Eh ! Seigneur, mon Dieu ! vous n’êtes qu’une enfant ! »

Ma mère avait sans doute un air de très grande jeunesse relativement même à son âge ; mais, la pauvre femme ! elle accepta l’exclamation comme un reproche qu’elle méritait, et répondit qu’en effet elle avait peur d’être bien inexpérimentée comme veuve et comme mère. Miss Betsey parut se radoucir, et puis, passant brusquement à une autre interpellation :

« — Pourquoi, dit-elle, cette maison s’appelle-t-elle Rookery ?

» — Ce nom, répondit ma mère, lui fut donné par M. Copperfield lorsqu’il acheta la maison ; il crut qu’il y avait sur ces arbres beaucoup de grolles (rooks). »

En ce moment un coup de vent secoua si bien les ormeaux de l’extrémité du jardin, que ma mère et Miss Betsey se tournèrent de ce côté. Ces grands arbres s’inclinèrent l’un vers l’autre, semblables à des géants qui se confient un secret ; puis soudain, comme s’ils s’étaient tous émus de leur horrible confidence, ils agitèrent convulsivement leurs longs bras et balancèrent au loin de vieux nids de grolles pareils aux débris d’un naufrage secoués par la tempête.

« — Où sont les grolles ? demanda Miss Betsey.

» — Les… ? » Ma mère songeait en ce moment à autre chose.

« — Les grolles… que sont-elles devenues ? répéta Miss Betsey.

» — Nous n’en avons pas vu depuis que nous sommes ici, dit ma mère ; nous pensions… M. Copperfield pensait que c’était une nombreuse famille de grolles qui peuplait ces arbres ; mais les nids étaient anciens, et il y avait long-temps que les oiseaux les avaient désertés.

» — Voilà bien David Copperfield tout entier, s’écria Miss Betsey ; c’est lui des pieds à la tête : appeler une maison Rookery quand il n’y a ni grolle ni corneille : prendre les oiseaux de confiance parce qu’il voit les nids !…

» — M. Copperfield, reprit ma mère, est mort, et si vous venez pour me mal parler de lui… »

Ma pauvre mère, je suppose, avait eu un moment l’idée de battre ma tante, qui était femme à ne pas se laisser faire ; mais sa première phrase n’était pas articulée, que l’effort épuisant son courage, elle eut une crise nerveuse et faillit s’évanouir…

« — Quel est le nom de votre servante ? demanda ma tante qui tira tout simplement le cordon de la sonnette.

» — Peggoty, balbutia ma mère.

» — Peggoty ! dites-vous ? Quel nom pour une chrétienne ! s’écria Miss Betsey.

» — C’est son nom de famille, reprit ma mère ; M. Copperfield l’appelait ainsi parce que son nom de baptême était le même que le mien. »

Peggoty s’étant présentée : « — Peggoty, lui dit Miss Betsey, votre maîtresse est un peu indisposée… du thé et ne lambinez pas. »

Ayant donné cet ordre, comme si la maison avait toujours reconnu son autorité souveraine, et laissant Peggoty aller l’exécuter, Miss Betsey reprit sa place près du feu, où, croisant ses deux mains sur un de ses genoux : « — Je ne doute pas, dit-elle comme si elle poursuivait un entretien interrompu, je ne doute pas que vous aurez une fille. Eh bien ! mon enfant, à compter du moment de sa naissance, cette fille…

» — Ce sera peut-être un garçon ! osa insinuer ma mère.

» — Je vous dis, répliqua Miss Betsey, que ce doit être une fille, tâchez de ne pas me contredire. Du moment de la naissance de cette fille, je prétends la prendre en amitié. Je veux être sa marraine, et vous l’appellerez Betsey Trotwood Copperfield. Il ne faudra pas qu’il y ait des méprises dans la vie de cette Betsey Trotwood. On ne jouera pas avec ses affections, pauvre chère enfant ! On l’élèvera bien, et elle saura qu’il ne faut pas donner son cœur à qui ne le mérite pas. C’est moi qui m’en chargerai, oui, moi !… »

Ma mère, trop troublée pour être sûre d’avoir bien analysé toutes les inflexions de voix de ma tante, croyait cependant comprendre qu’elle faisait ici directement allusion à d’anciens souvenirs personnels.

« — Et David fut-il bon pour vous ? demanda Miss Betsey après un moment de silence. Avez-vous fait bon ménage ?

» — Nous étions très heureux, répondit ma mère. M. Copperfield n’était que trop bon pour moi.

» — Ah ! il vous gâtait, je suppose ? dit Miss Betsey.

» — J’en ai peur aujourd’hui que je me vois si seule dans le monde ! dit ma mère en pleurant de nouveau.

» — Allons, ne pleurez pas, dit Miss Betsey. Vous n’étiez pas parfaitement assortis, voilà pourquoi je vous ai fait cette question… Vous étiez une orpheline, n’est-ce pas ?

» — Oui.

» — Et gouvernante ?

» — J’étais gouvernante dans une maison où M. Copperfield venait quelquefois en visite. M. Copperfield eut la bonté de faire attention à moi, de me parler avec amitié, et puis il me proposa de l’épouser. Je l’acceptai, et nous fûmes mariés, répondit ma mère naïvement.

» — Ah ! la pauvre enfant ! dit Miss Betsey à demi-voix et regardant le feu d’un air rêveur… Savez-vous quelque chose ?

» — Je ne vous comprends pas, répondit ma mère en bégayant.

» — Savez-vous tenir une maison, par exemple ?

» — Pas trop, j’en ai peur ; pas aussi bien que je l’aurais voulu ; mais M. Copperfield me donnait des leçons…

» — (Il aurait eu besoin d’en recevoir lui-même !) dit Miss Betsey dans une parenthèse.

» — … Et j’espère que j’en aurais profité, tant j’avais bonne envie d’apprendre et tant il mettait de patience à m’instruire, si le malheur de sa mort… » Ici les sanglots étouffèrent encore la voix de ma mère.

« — Allons, ne pleurez pas, vous vous ferez mal, dit Miss Betsey, et vous ferez mal à ma filleule. »

Ce dernier argument sembla calmer un peu ma mère, et il y eut un intervalle de silence pendant lequel Miss Betsey resta assise les pieds sur les chenets.

« — David, reprit-elle, avait acheté une annuité, m’a-t-on dit. Qu’a-t-il fait pour vous ?

» — M. Copperfield, répondit ma mère (non sans un effort, tant elle souffrait), a été assez bon pour m’assurer un droit de retour sur une partie de cette rente.

» — Combien ? demanda Miss Betsey.

» — Cent cinq livres sterling, dit ma mère.

» — Il aurait pu faire pire, dit Miss Betsey. »

Ici les sanglots de ma mère redoublèrent ; Peggoty, qui rentrait en ce moment avec le thé sur un plateau et une bougie allumée, trouva sa maîtresse si mal, — ce dont Miss Betsey se serait aperçue elle-même si la chambre eût été mieux éclairée, — qu’elle se hâta de la transporter dans son lit ; puis, appelant son neveu, Cham Peggoty, qui depuis quelques jours était caché dans la maison à l’insu de ma mère : — « Courez bien vite, lui dit-elle, chercher la garde et le docteur. »

Ces puissances alliées furent extrêmement surprises, en arrivant successivement quelques minutes l’une après l’autre, de trouver une dame inconnue, d’un aspect imposant, assise devant le feu, avec son chapeau noué à son bras gauche, et occupée à se mettre du coton dans les oreilles. Peggoty ne sachant qui elle était, et ma mère n’en disant rien, la dame inconnue resta comme un mystère dans le salon.

Le docteur étant monté et redescendu plusieurs fois, et la voyant toujours à la même place, ne douta pas qu’elle vînt pour le même motif que lui ; il se crut obligé de lui adresser une phrase de politesse.

C’était le plus doux, le plus timide des hommes, s’effaçant toujours, et toujours prêt à quitter la place de peur d’être importun. Il glissait plutôt qu’il ne marchait, sans bruit et plus lentement que le spectre dans Hamlet. La tête penchée sur l’épaule, avec l’expression d’une modestie qui demande grâce, il n’aurait, pour rien au monde, dit une parole dure et désagréable, pas même à un chien, fût-ce un chien enragé.

Il s’imagina probablement que ma tante avait quelque mal d’oreille, et lui demanda, de son accent le plus prévenant, si elle souffrait « d’une irritation locale ? »

« — Allons donc ! qu’est-ce que cela signifie ? » repartit ma tante si brusquement que M. Chillip, comme frappé de mutisme, alla s’asseoir près du feu. Il ne tarda pas à être appelé auprès de ma mère, resta quelque temps auprès d’elle, monta, redescendit, et quand il se glissa pour la dernière fois dans le salon, il crut avoir enfin un excellent prétexte pour renouer la conversation.

« — Eh bien ! Madame, dit-il, je suis heureux de pouvoir vous féliciter.

» — De quoi, s’il vous plaît ? » répondit ma tante sévèrement.

M. Chillip crut être dans son tort et avoir oublié l’introduction obligée de tous ses discours ; il recommença le salut le plus respectueux et le sourire le plus aimable, avant de répéter : — « Eh bien ! Madame, calmez-vous, je suis heureux de pouvoir vous féliciter ; il n’y a plus d’inquiétude à avoir, calmez-vous. » Je ne sais dans quelles périphrases s’embarrassa M. Chillip, ma tante le regardant toujours et contenant à grand’peine son impatience jusqu’à ce que le craintif orateur lui eût répété encore pour conclure : — « Je suis heureux de pouvoir vous féliciter, Madame, tout est fini et bien fini.

» — Et comment est-elle ? demanda ma tante croisant les bras à l’un desquels pendait toujours le chapeau.

» — Très bien, Madame, elle ira de mieux en mieux j’espère, poursuivit M. Chillip ; elle est déjà aussi bien que peut l’être une jeune mère dans sa situation. Vous pouvez la voir, Madame, cela ne lui fera aucun mal, — au contraire.

» — Mais elle ? comment est-elle ? » demanda encore ma tante avec la même aigreur.

M. Chillip pencha la tête sur l’épaule un peu plus que de coutume, et regarda ma tante avec la plus affable complaisance.

« — La petite, la nouvelle-née, vous dis-je, répéta ma tante, comment est-elle ?

» — Madame, répondit alors M. Chillip, je croyais que vous saviez que c’était un garçon. »

Ma tante n’articula plus une parole, prit son chapeau par les rubans à la façon d’une fronde, en menaça la tête de M. Chillip, le posa de travers sur la sienne, sortit et ne revint plus. Elle disparut comme une fée mécontente, ou comme un de ces esprits que j’étais prédestiné à voir, selon le bruit populaire. Cham Peggoty prétendit avoir été rencontré par elle à la porte de la maison et n’avoir pas bien compris ce qu’elle lui demandait, ce qui avait fait tomber sur ses joues une paire de soufflets ; une chose certaine, c’est que Peggoty affirma, lorsqu’elle vit Cham au point du jour, qu’il était aussi rouge que moi-même des suites de cette apostrophe.

Elle ne revint plus. Non. J’étais dans mon berceau et ma mère dans son lit. Mais Miss Betsey Trotwood Copperfield, la petite-nièce que ma tante avait attendue jusqu’après minuit, resta dans ces limbes obscurs, dans cette région des songes et des ombres indécises, cette formidable région d’où j’étais arrivé moi-même et où tendent tous les voyageurs de la vie : la lumière du jour éclaira la halte terrestre de ce retour et la pierre tumulaire sans laquelle je n’eusse pas franchi le seuil mystérieux.


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  1. On trouve encore des annonces de coiffes à vendre dans les journaux anglais. La vertu de la coiffe est surtout de préserver celui qui la porte d’être noyé ou de faire naufrage. Le proverbe français : « Être né coiffé » n’a d’autre origine que cette superstition qui remonte jusqu’à l’antiquité payenne : « — Ælius Lampridius, en la vie d’Antonin surnommé Diadumène, remarque que cet empereur, qui naquit avec une bande ou peau sur le front, en forme de diadème, d’où il prit son nom, jouit d’une perpétuelle félicité durant tout le cours de son règne et de sa vie : il ajoute que les sages-femmes vendaient bien cher cette coiffe aux avocats, qui croyaient que, la portant sur eux, ils acquéraient une force de persuader à laquelle les juges et les auditeurs ne pouvaient résister. Les sorciers s’en servaient à diverses sortes de maléfices, etc. » Voir le Traité des Superstitions, in 12.o Paris, 1679. Tom. Ier, p. 316.