David Copperfield (Traduction Pichot)/Première partie/Chapitre 2

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (1p. 21-43).

CHAPITRE II.

J’observe.


Les premiers objets qui prennent pour moi une forme distincte dans ce tableau rétrospectif, c’est ma mère et c’est Peggoty : ma mère avec ses jolis cheveux et sa taille svelte ; Peggoty, qui n’avait pas de taille du tout, mais de gros yeux noirs, des joues rouges et des bras plus rouges encore. Je m’étonnais parfois de ne pas voir les oiseaux venir les becqueter de préférence aux pommes.

Je crois me rappeler ces deux figures à quelque distance de moi, se baissant pour me faire signe de venir seul jusqu’à elles, ou se tenant à genoux et moi me traînant de l’une à l’autre. Je crois sentir l’impression du doigt que me tendait Peggoty, ce doigt durci par son travail de couture et rude comme une râpe à muscade.

C’est peut-être un caprice de mon imagination, mais je pense que notre mémoire peut aller plus loin dans le passé qu’on ne le suppose généralement, comme je pense encore que beaucoup de très jeunes enfants sont doués d’une faculté d’observation extraordinaire. On aurait même tort de dire que la plupart des hommes faits, qui sont remarquables sous ce rapport, ont acquis ce don ; ils seraient plutôt exposés à le perdre, d’autant plus que ces mêmes hommes conservent une certaine fraîcheur d’idées et une certaine disposition à être heureux, qui est aussi un héritage de leur enfance.

En tout cas, si je juge les autres d’après moi-même, c’est que je fus réellement un enfant très observateur ou qu’homme j’ai gardé la mémoire la plus vive de mes premières années.

Que me rappellé-je encore ? Voyons : — du nuage sort notre maison — avec tous ses coins et recoins. Au rez-de-chaussée est la cuisine de Peggoty, s’ouvrant sur une arrière-cour ; — au milieu de cette cour, un pigeonnier sur une perche, un pigeonnier sans pigeons ; dans un angle, une grande niche à chien, sans chien dedans ; puis une foule de volatiles qui me semblent énormes, allant et venant d’un air menaçant et farouche : un coq surtout monte sur un poteau pour chanter et paraît faire particulièrement attention à moi quand je le regarde à travers la croisée de la cuisine, — ce qui me fait trembler tant il est méchant ! Des oies s’approchent en dandinant, et si je veux aller dans la cour, elles me suivent avec leurs cols allongés : j’en rêve la nuit, comme un homme qui vivrait dans une ménagerie pourrait rêver de lions !

Voici un long corridor — lequel me semblait énormément long — conduisant de la cuisine de Peggoty à la porte d’entrée de la maison : sur ce corridor s’ouvre un cabinet noir, un cabinet de débarras ; je passe toujours bien vite devant ce cabinet quand il fait nuit, car je ne puis savoir ce qu’il y a parmi ces vieux tonneaux et ces vieilles boîtes à thé : il sort d’ailleurs de cet antre une odeur mêlée de savon, de poivre, de chandelles et de café. Il y a aussi les deux salons ; le petit salon où nous nous tenons les soirs, ma mère, Peggoty et moi ; car Peggoty est tout-à-fait de notre société, aussitôt que son ouvrage est fini et que nous n’avons personne ; — puis le grand salon, où nous nous tenons les dimanches, salon plus grand que l’autre, mais moins confortable. Une sorte de tristesse lugubre règne pour moi dans cette pièce, Peggoty m’ayant raconté que lors des funérailles de mon père, elle était remplie de ceux qui vinrent, tout vêtus de noir, pour accompagner son cercueil. Ce fut là aussi qu’un dimanche soir, ma mère lut à Peggoty et à moi comment Lazare ressuscita d’entre les morts : je fus si effrayé, que quelques heures après on se vit obligé de me prendre hors de mon lit pour me montrer par la fenêtre le cimetière avec tous ses morts couchés tranquillement dans leurs tombes et éclairés solennellement par la lune.

Je ne connais nulle part rien de si vert que le gazon de ce cimetière ; rien d’aussi ombreux que ses arbres, rien de si calme que ses pierres tumulaires. Les moutons y paissent, lorsque je me mets à genoux sur mon lit le matin pour les regarder, et j’aperçois le premier rayon du jour qui luit sur le cadran solaire en me demandant à moi-même : — « Le cadran est-il donc bien joyeux qu’il puisse encore marquer les heures ? »

Voici notre banc dans l’église, un banc à haut dossier, qui est placé près d’une des croisées basses à travers laquelle on peut voir notre maison pendant le service : aussi Peggoty tourne-t-elle souvent les yeux de ce côté, aimant à être sûre que les voleurs n’y sont pas et qu’elle n’est pas incendiée. Mais quoique Peggoty tourne souvent les yeux de côté et d’autre, elle se fâche si je fais comme elle, et me fait signe que je ne dois pas perdre de vue le ministre officiant, Puis-je le regarder toujours ?… je le connais assez, avec ou sans son surplis, et quelquefois le ministre me fait aussi les gros yeux. Je regarde ma mère, qui fait semblant de ne pas me voir ; je regarde un autre petit garçon qui me fait la grimace ; j’aperçois au-delà du porche un mouton qui a l’air de vouloir entrer dans l’église et je me sens prêt à lui crier de s’en aller ; mais que deviendrais-je si je m’en avisais ? Je contemple le monument de feu M. Bodgers, riche bourgeois de la paroisse, et puis le docteur Chillip à côté, sur son banc, se reprochant peut-être d’être arrivé trop tard quand cet important malade eut son dernier accès d’apoplexie. Un peu plus loin est la chaire. Comme on y ferait une bonne partie de jeu ! que j’aimerais à être assiégé dans cette forteresse par un petit camarade, à la tête duquel je jetterais le coussin de velours du prédicateur. Insensiblement, à force de regarder, mes yeux se ferment ; à force de faire semblant d’écouter le ministre qui chante un psaume en faux-bourdon, je n’entends plus rien, je m’endors, et, tombant avec bruit de mon banc, je suis ramassé par Peggoty plus mort que vif.

Et maintenant je vois la façade de notre maison et les croisées encadrées d’un treillage : je vois le parterre, la pelouse et les grands ormes couronnés de leurs vieux nids de grolles : je traverse le long passage et la cuisine ; je joins ma mère dans le jardin potager, et pendant qu’elle cueille les fruits mûrs à l’espalier, je glane furtivement quelques groseilles… Un vent s’élève, — l’été a fui : nous jouons dans le petit salon : là, quand ma mère est fatiguée, elle s’assied dans le fauteuil : par moment aussi elle va au miroir, roule sur ses doigts les boucles de ses beaux cheveux, serre sa taille si svelte, et personne ne sait mieux que moi qu’elle n’est pas fâchée de se trouver toujours jolie.

J’ajoute à ces premières impressions le sentiment d’un véritable ascendant que Peggoty exerçait sur ma mère et sur moi : nous la consultions sur tout et nous avions un peu peur d’elle.

Un soir, Peggoty et moi nous étions assis tous les deux seuls, au coin du feu, ma mère étant allée passer la soirée chez une voisine. Je lui lisais un chapitre sur les crocodiles, et c’était peut-être un peu la faute du lecteur, mais je ne suis pas très sûr que Peggoty pût encore dire si le crocodile était un animal ou un légume extraordinaire, lorsque je sentis une grande envie de dormir ; mais pour rien au monde je n’eusse voulu aller me coucher. J’essayais de résister au sommeil en regardant fixement Peggoty qui me semblait devenir d’une taille extraordinaire, une vraie géante. Je me frottais les yeux et relevais péniblement mes paupières, ne perdant de vue, ni ma bonne, ni le petit bout de cire tout sillonné par le contact incessant de son fil, ni la chaumière en miniature qui renfermait son ruban à mesurer, ni sa boîte à ouvrage, sur le couvercle de laquelle était une image de la cathédrale de Saint-Paul avec un dôme rouge, ni le dé de cuivre qui protégeait son doigt contre l’aiguille ; mais je sentis que pour ne pas succomber j’aurais besoin d’un nouvel effort, et j’adressai brusquement à Peggoty cette singulière question :

« — Peggoty, avez-vous jamais été mariée ?

» — Seigneur Dieu ! M. Davy, répondit-elle, qui vous a mis le mariage dans la tête ? »

Peggoty avait tellement tressailli que j’en fus tout-à-fait réveillé. Elle interrompit sa couture et me regarda avec son aiguille à la main.

« — Avez-vous jamais été mariée, Peggoty ? répétai-je. Vous êtes une belle femme, n’est-ce pas ? »

Je la croyais belle, en effet, quoique d’un autre genre de beauté que ma mère, mais parfaitement belle dans cet autre genre. Son teint vermeil me semblait aussi éclatant que le fond d’un beau tabouret en velours rouge sur lequel ma mère avait brodé un bouquet, un peu moins doux au toucher peut-être, mais c’était toute la différence.

« — Moi, belle, Davy ! dit Peggoty. Oh ! non, mon chéri ! Mais qui vous a mis le mariage dans la tête ?

» — Je ne sais, répliquai-je ; mais peut-on épouser plus d’une personne à la fois ?

» — Certainement non ! » dit Peggoty avec une prompte décision.

» — Mais si vous avez épousé une personne et que cette personne meure, alors vous pouvez en épouser une autre, n’est-ce pas, Peggoty ?

» — Vous le pouvez, reprit-elle, si vous le voulez : c’est une affaire d’opinion.

» — Mais votre opinion à vous, quelle est-elle ? » dis-je encore l’examinant avec d’autant plus de curiosité qu’elle m’examinait curieusement elle-même.

Peggoty cessa de fixer ses yeux noirs sur les miens, se remit à coudre, et après un peu d’hésitation : « Mon opinion, dit-elle, M. Davy, est que je n’ai jamais été mariée et que je ne m’attends pas à l’être jamais. Voilà tout ce que je sais.

» — Vous êtes de mauvaise humeur, Peggoty ! » lui dis-je, et je me tus, croyant en effet que je l’avais contrariée ; mais je me trompais ; car, après avoir quelque temps essayé de travailler, elle ouvrit tout-à-coup ses bras, et, m’attirant à elle, baisa plusieurs fois ma petite tête frisée. Je m’aperçus de l’énergie de son embrassade en voyant sauter deux boutons de sa robe ; car, étant naturellement replète, tout exercice exposait sa toilette à cet inconvénient. — « Voyons, dit-elle, lisez-moi la suite des corcordiles ! »

Je ne pus comprendre pourquoi Peggoty avait l’air si embarrassée et désirait revenir aux corcordiles, comme elle les appelait. Cependant nous lûmes encore l’histoire de ces monstres, ou plutôt nous vécûmes pendant une demi-heure avec eux ; nous laissâmes leurs œufs dans le sable pour que le soleil pût les couver, nous fûmes poursuivis par le père et la mère dont nous trompâmes la colère en tournant toujours, ce qu’ils ne pouvaient faire comme nous à cause de leurs lourds mouvements ; puis nous les poursuivîmes à notre tour dans l’eau avec les chasseurs indigènes ; nous leur enfonçâmes des pieux aigus dans la gorge… Bref, nous sûmes bientôt nos crocodiles par cœur, moi du moins, car par moment il me semblait que Peggoty avait des distractions et se piquait les doigts avec son aiguille.

Nous allions passer des crocodiles aux alligators, lorsqu’on sonna. Nous courûmes à la porte : c’était ma mère qui revenait, toujours plus jolie, avec un gentleman aux favoris noirs, que je reconnus pour nous avoir déjà accompagnés, le dimanche précédent, depuis l’église jusqu’à la maison.

Quand ma mère se baissa sur le seuil pour me prendre dans ses bras et me baiser, le gentleman dit que j’étais plus heureux dans mon privilège qu’un monarque… ou quelque chose de semblable, car j’avoue ici que ma mémoire s’aide de mon expérience subséquente. — Il voulut aussi me caresser sur l’épaule de ma mère ; mais je ne me sentais aucune sympathie pour lui et sa grosse voix : je fus jaloux quand je m’aperçus que sa main touchait ma mère, et je l’écartai autant que je pus le faire.

« — Eh bien ! Davy ! dit ma mère d’un ton de remontrance.

» — Le cher enfant, dit le gentleman ; je ne puis lui en vouloir de son dévouement filial. »

Je n’avais jamais vu un aussi beau vermillon sur les joues de ma mère. Elle me gronda doucement, et tout en me serrant contre son sein elle remercia le gentleman de la peine qu’il avait prise de l’accompagner.

« — Disons-nous bonsoir, mon beau petit garçon, » dit le gentleman qui, de son côté, prit la main gantée de ma mère et y posa les lèvres… je le vis.

« — Bonsoir ! dis-je.

» — Allons, soyons bons amis, reprit le gentleman riant : une poignée de mains ! »

Ma main droite était dans la main gauche de ma mère, et je lui tendis l’autre :

« — Ce n’est pas la bonne main, Davy, » observa le gentleman riant toujours.

Ma mère voulut me faire donner la main droite ; mais j’étais bien décidé à ne donner que la gauche, et le gentleman finit par la secouer cordialement ; puis, ayant répété que j’étais un brave garçon, il se retira.

Je le vis encore tourner la dernière allée du jardin et nous envoyer un regard d’adieu avec ses yeux noirs de mauvais augure.

La porte étant fermée, Peggoty, qui n’avait pas dit un mot, assujettit la barre de fer, et nous entrâmes tous les trois au salon. Là, contre son habitude, ma mère, au lieu de venir se placer dans son fauteuil, au coin du feu, resta à l’autre bout de la pièce et fredonna assise sur une chaise.

Pendant cette musique, je commençai à dormir, mais d’un sommeil assez léger pour pouvoir entendre Peggoty qui, debout et raide au milieu du salon, un chandelier à la main, dit bientôt à sa maîtresse :

« — J’espère que vous avez eu une agréable soirée, Madame…

» — Oui, merci, Peggoty : une soirée très agréable !

» — Une soirée qui eût été peu du goût de M. Copperfield, j’ose le déclarer, Madame.

» — Bon Dieu ! s’écria ma mère, vous me rendrez folle ! jamais femme fut-elle aussi maltraitée que moi par sa servante ? Je me demande si je suis encore une petite fille ou si j’ai été mariée.

» — Vous l’avez été, Madame, Dieu le sait, reprit Peggoty.

» — Eh bien ! alors, comment osez-vous… ou plutôt comment avez-vous le cœur de me rendre si malheureuse et de me tourmenter ainsi… quand vous savez que je n’ai pas une amie sur la terre ?

» — Raison de plus d’être plus réservée, dit Peggoty…

» — Puis-je empêcher, reprit ma mère, que l’on soit poli et prévenant pour moi ! Faut-il me défigurer, m’échauder le visage ? Vous le voudriez, je crois, Peggoty, ajouta ma mère tout en larmes et qui vint au fauteuil pour me caresser… Ah ! mon pauvre petit Davy ! mon cher enfant ! avez-vous pu insinuer que je n’aimais pas ce cher trésor… le plus adoré des enfants !

» — Personne n’a dit pareille chose, répondit Peggoty qui commençait à s’attendrir.

» — Vous l’avez dit ou voulu dire, répliqua ma mère pleurant toujours ; mais mon cher enfant sait que je l’aime… Suis-je une mauvaise maman, Davy ? » me demanda-t-elle en me voyant réveillé par ses caresses. « Parlez, Davy, suis-je une mère égoïste et cruelle ? »

Là-dessus nous nous mîmes à sangloter tous les trois, et moi plus fort que les autres ; mais je suis sûr que nos larmes étaient également sincères. Quand nous eûmes assez pleuré et sangloté, nous allâmes nous coucher ; à peine avais-je fermé les yeux que mes sanglots me réveillèrent encore, et je vis ma mère assise près de mon lit ; elle me prit dans ses bras, et, cette fois, je m’endormis tout de bon jusqu’au lendemain matin.

Je ne sais si ce fut le dimanche suivant ou un autre que je revis le gentleman aux favoris noirs. Je ne prétends pas à l’exactitude des dates. Mais, tous les dimanches, nous le rencontrions à l’église et il nous accompagnait après l’office. Il vint aussi une fois dans le salon pour y voir un fameux géranium qui était sur la fenêtre ; il me parut ne pas faire beaucoup d’attention au géranium, mais, avant de s’en aller, il pria ma mère de lui en donner un brin. Elle lui répondit qu’il pouvait le cueillir lui-même, et il refusa, insistant pour qu’elle le lui remît de sa main. Elle le fit. Il dit alors qu’il le garderait toujours ; et je le trouvai un peu borné de ne pas savoir que cette fleur, détachée de sa tige, serait flétrie au bout d’un jour ou deux.

Peggoty ne passait plus si constamment les soirées avec nous. Ma mère avait pour elle beaucoup de déférence, plus qu’auparavant, à ce que je crus remarquer, et nous étions toujours les meilleurs amis du monde tous les trois. Cependant il y avait une certaine différence, une gêne indéfinissable. Quelquefois Peggoty avait l’air de reprocher à ma mère de mettre toutes les charmantes toilettes qui remplissaient ses tiroirs, ou d’aller souvent en visite chez la voisine ; mais je ne m’expliquais tout cela qu’imparfaitement.

Peu à peu je m’accoutumai à voir le gentleman aux favoris noirs, sans l’aimer davantage, sans cesser d’être moins jaloux ; mais je ne me rendais pas compte à moi-même de ces sentiments purement instinctifs. C’était au-dessus de mon raisonnement d’enfant.

Par une belle matinée d’automne j’étais dans notre parterre avec ma mère, lorsque M. Murdstone (je savais alors son nom) arriva à cheval. Il salua ma mère, lui dit qu’il allait à Lowestoft voir quelques amis qui étaient là avec leur yacht, et il proposa de me prendre avec lui si cette promenade pouvait m’être agréable.

L’air était si doux et le cheval creusait d’un pied si fier la terre à la porte du jardin, que je fus tenté. On m’envoya donc à Peggoty pour m’habiller. Cependant M. Murdstone mit pied à terre, passa la bride à son bras, et longea la haie d’aubépine que ma mère suivait aussi de son côté pour lui faire compagnie. Je me rappelle que Peggoty et moi nous regardions de temps en temps par la fenêtre, et les deux promeneurs semblaient examiner l’aubépine de bien près en marchant. Tout-à-coup Peggoty, qui était d’une humeur angélique, éprouva un accès de contrariété et elle me peigna de travers, ce qui me fit faire la grimace.

M. Murdstone et moi nous fûmes bientôt loin, trottant sur la grand’route. Il me tenait sur le devant de sa selle, enlacé dans un de ses bras, et je ne pouvais m’empêcher de tourner quelquefois la tête pour le voir en face. Il avait cette espèce d’œil noir cave… (je n’ai pas d’autre expression pour définir un œil dont on ne peut pénétrer la profondeur) qui, dans une vague distraction, semble tout-à-coup se voiler ou s’éteindre. J’examinais cette figure avec une secrète terreur, et je me demandais ce qui préoccupait si vivement sa pensée. J’admirais aussi ses favoris noirs et sa barbe bien rasée, qui ne laissait plus voir que les points noirs qui imitent si bien la barbe sur une figure de cire. Des sourcils arqués et la pureté de son teint (maudit soit son teint et maudite soit sa mémoire !) me le faisaient trouver un bien bel homme, malgré mes pressentiments. Je ne doute pas que ma mère ne le trouvât tel aussi.

Nous descendîmes à un hôtel sur le bord de la mer, où deux messieurs fumaient leurs cigares en tête-à-tête. Ils avaient une grosse veste marine, et dans un coin on remarquait des capotes de matelot avec un pavillon roulés ensemble.

« — Holà ! Murdstone, dirent-ils, nous vous avions cru mort.

» — Pas encore, répondit M. Murdstone.

» — Et quel est ce petit espiègle ? demanda un des deux fumeurs s’emparant de moi.

» — C’est Davy, dit M. Murdstone.

» — Davy qui ? demanda mon interlocuteur, Davy Jones ?

» — Davy Copperfield, dit M. Murdstone.

» — Quoi ! l’embarras de la séduisante Mrs  Copperfield, de la jolie petite veuve ?

« — Quinion, dit M. Murdstone, prenez garde, s’il vous plaît ; il y a quelqu’un qui est malin.

» — Qui donc ? demanda l’interlocuteur en riant. »

Je levai les yeux vivement, curieux moi-même de savoir qui.

« C’est Brooks de Sheffield, dit M. Murdstone. »

Je fus enchanté que ce ne fût que Brooks de Sheffield, car, au premier moment, j’avais pensé que c’était moi dont il s’agissait.

Il paraissait y avoir quelque chose de très comique dans la réputation de M. Brooks de Sheffield, car ces trois messieurs rirent de bon cœur à son nom, et celui qui s’appelait Quinion dit :

« — Quelle est l’opinion de M. Brooks de Sheffield relativement à l’affaire projetée ?

» — Oh ! j’ignore jusqu’ici si Brooks sait précisément ce qui se passe ; mais il n’est pas au fond très favorable à la chose, je crois. »

À ces mots, les rires redoublèrent, et M. Quinion dit qu’il allait sonner pour demander une bouteille de Xérès afin de boire à la santé de Brooks ; ce qu’il fit ; et, le vin arrivé, il voulut que j’en eusse un verre avec un biscuit, pour me faire boire, moi aussi, à la confusion de Brooks de Sheffield.

Ce toast fut accueilli avec des bravos unanimes qui me firent rire, et à mon rire on répondit par de bruyants éclats ; bref, nous étions tous très joyeux !

Nous allâmes ensuite nous promener sur la hauteur, puis nous redescendîmes, et l’on me confia à un matelot qui me montra le yacht en détail. Ce matelot avait le mot Alouette écrit en lettres capitales sur sa jaquette, et j’avais cru d’abord que c’était son nom qu’il inscrivait là, parce que, vivant à bord, il n’avait pas de porte sur laquelle le mettre, comme font les propriétaires de maison en Angleterre ; mais il me dit que c’était seulement le nom du bâtiment.

Je remarquai tout le jour que M. Murdstone était plus grave et plus sérieux que ses deux amis avec qui il s’enferma quelque temps dans la cabine du yacht. Les autres étaient, il est vrai, d’une gaîté folle, mais plaisantant plus volontiers tous les deux qu’en s’adressant à M. Murdstone : une fois même, M. Pasnidge et M. Quinion se firent un signe d’intelligence en regardant M. Murdstone, comme s’ils voulaient se communiquer leur secrète réflexion sur son air sévère et réservé. En effet, M. Murdstone n’avait ri de bon cœur qu’une fois, et c’était au sujet de sa propre plaisanterie sur Brooks de Sheffield.

Nous fûmes de retour de bonne heure. Ma mère eut encore un entretien avec M. Murdstone le long de la haie ; puis, quand il fut parti, elle me demanda ce qui s’était passé. Je lui racontai tout, et elle rit en apprenant qu’on l’avait appelée la séduisante Mrs  Copperfield et la jolie petite veuve, tout en disant que ces messieurs avaient bien de l’impudence ; — mais évidemment elle était enchantée. Je lui demandai à mon tour qui pouvait être M. Brooks de Sheffield. Elle ne le connaissait pas, et elle supposa que ce devait être quelque riche fabricant de coutellerie habitant cette ville manufacturière.

À cette distance du temps, il me semble que ce fut le lendemain, mais ce dut être seulement deux mois après que me fut faite, par Peggoty, la proposition hasardée que je vais faire connaître.

Nous nous trouvions assis elle et moi au salon, ma mère étant sortie, comme cela lui arrivait de plus en plus, et réduits, pour passer notre soirée, à l’aiguille de Peggoty et au livre des crocodiles, lorsqu’après avoir ouvert plusieurs fois la bouche sans pouvoir parler, la fidèle servante me dit enfin d’un ton caressant :

« — M. Davy, voudriez-vous venir passer une quinzaine de jours avec moi chez mon frère à Yarmouth ? Ce serait une jolie partie.

» — Votre frère est-il un homme agréable, Peggoty ? demandai-je.

» — Ah ! quel homme agréable ! s’écria Peggoty joignant les mains, et puis il y a la mer, les navires, les barques, les pêcheurs, la plage et mon neveu Cham pour jouer avec vous. »

Cette longue liste de plaisirs promis me séduisit.

« — Mais que dira ma mère ? demandai-je.

» — Je gagerais, répondit Peggoty en fixant sur moi un regard scrutateur, qu’elle vous laissera venir. Je lui en parlerai, si vous voulez, dès qu’elle rentrera.

» — Mais que fera-t-elle pendant notre absence ? me dis-je mettant les coudes sur la table pour argumenter, — elle ne peut vivre seule. »

Peggoty fit mine d’apercevoir une maille à réparer dans son bas et je fus obligé de répéter ma question.

» — Ah ! répondit-elle à la fin, justement ne savez-vous pas ? elle doit passer quinze jours avec Mrs  Grayper. Mrs  Grayper doit réunir une brillante société.

» — Si cela est, je suis prêt à partir, » dis-je ; et me voilà impatient du retour de ma mère, afin de savoir comment elle prendrait notre idée. Sans être aussi surprise que je m’y étais attendu, ma mère ne fit pas la moindre objection, et le voyage fut arrangé ce soir-là même.

Bientôt arriva le jour du départ, jour attendu avec une sorte de fièvre, car j’avais peur qu’un tremblement de terre ou toute autre grande convulsion de la nature ne vînt se mettre en travers. — Ah ! quand j’étais si pressé de quitter la maison, combien peu je soupçonnais ce qui s’y passerait en mon absence !

C’est un plaisir pour moi que de me souvenir que lorsque la voiture du messager s’arrêta devant notre porte, ma mère ne m’y laissa pas monter avant de m’avoir embrassé tendrement. Je la vis qui nous suivait des yeux, et soudain survint M. Murdstone, et je crus deviner qu’il la conjurait de ne pas être si émue. Peggoty, qui regardait comme moi, partagea mon mécontentement de cette intervention, et je le vis bien quand elle se retourna vers moi avec un air de dépit concentré.

Je restai un moment à rêver en regardant Peggoty, et me disant que si elle avait mission d’aller me perdre comme l’enfant du conte des fées, je pourrais retrouver ma route, grâce aux boutons qu’elle laissait tomber de distance en distance.

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