David Copperfield (Traduction Pichot)/Première partie/Chapitre 10

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (1p. 240-279).

CHAPITRE X.

On me néglige et l’on me trouve une condition.


« — Peggoty, vous avez un mois pour chercher une autre place. » Ce congé donné à Peggoty fut le premier acte d’administration que fit Miss Murdstone le lendemain des funérailles et dès que la lumière put de nouveau pénétrer dans la maison. Quelque désagréable qu’eût été pour Peggoty le service de M. et Miss Murdstone, je suis certain qu’elle eût préféré encore cette maison à toute autre à cause de moi. Elle m’apprit que nous devions nous séparer et nous échangeâmes en toute sincérité nos mutuelles condoléances.

Quant à moi, quant à mon avenir, il n’en fut pas dit un mot ; il ne fut fait aucune démarche. J’ose dire qu’on eût été heureux si on avait pu me donner aussi mon congé en me prévenant un mois d’avance. Je m’armai une fois de tout mon courage pour demander à Miss Murdstone si je devais bientôt retourner au pensionnat. Elle me répondit sèchement qu’elle croyait que je n’y retournerais plus du tout : ce fut toute la réponse que j’obtins d’elle. Je restai donc très inquiet sur mon sort ; Peggoty n’était pas moins inquiète à mon sujet. Qu’allait-on faire de moi ? il nous fut impossible d’en rien savoir.

Dans ma situation s’opéra un changement qui me délivrait en grande partie de mes ennuis présents, mais qui, si j’avais été capable d’y réfléchir sérieusement, aurait pu augmenter mon anxiété pour l’avenir. On cessa d’exercer sur moi la contrainte qui m’avait rendu si malheureux. Loin d’exiger que j’occupasse mon triste poste au salon, plus d’une fois Miss Murdstone, me voyant entrer, fronça le sourcil et d’un geste me mit à la porte. Loin de m’interdire la société de Peggoty, on ne s’occupait nullement de savoir où je pouvais être, pourvu que je n’eusse pas l’air de vouloir m’imposer à la solitude de M. Murdstone. J’avais d’abord eu une peur atroce qu’il n’entreprit de nouveau mon éducation ou que Miss Murdstone ne daignât s’y dévouer ; mais je ne tardai pas à penser que ces terreurs étaient sans fondement et que je ne devais m’attendre qu’à une chose, à être négligé.

Cette découverte ne me causa pas alors beaucoup de peine, j’étais encore tout étourdi de la mort de ma mère. Parfois je me figurais qu’abandonné totalement à moi-même, je pourrais bien être réduit à vagabonder avec les enfants du village : alors, semblable à l’un de mes héros de roman, j’entrevoyais la perspective de mon départ à la recherche de la fortune. Mais ces visions passagères, qui se retraçaient d’elles-mêmes sur la muraille de ma chambre, en disparaissaient aussi bientôt et elles me laissaient seul, libre d’aller rejoindre Peggoty à sa cuisine et de m’y réchauffer les mains au feu du dîner.

« — Peggoty, » lui dis-je un soir en baissant la voix, — « M. Murdstone m’aime de moins en moins. Il ne m’a jamais aimé beaucoup, mais je crois qu’à présent il se passerait volontiers de ma vue.

» — C’est peut-être l’effet de son chagrin, » répondit Peggoty en posant une main sur mes cheveux.

« — Non, Peggoty : j’ai du chagrin, moi aussi, je pense. Si je croyais que c’est son chagrin, je n’y ferais pas attention ; mais ce n’est pas cela, oh non ! ce n’est pas cela.

» — Comment savez-vous que ce n’est pas cela ? me demanda Peggoty.

» — Oh ! répondis-je, son chagrin est tout autre chose. Il a du chagrin en ce moment, assis au coin du feu avec Miss Murdstone ; mais si j’entrais, Peggoty, il témoignerait quelque chose de plus.

» — Et quoi donc ?

» — De la colère, » répliquai-je en imitant involontairement le sombre froncement de ses sourcils. « S’il n’avait que du chagrin, il ne me ferait pas les yeux qu’il me fait. Je n’ai que du chagrin, moi, et je ne m’en sens que plus tendre. »

Peggoty se tut pendant quelques instants et me laissa, silencieux comme elle, me réchauffer les doigts.

« — Davy, écoutez-moi, dit-elle à la fin.

» — Je vous écoute, Peggoty, répondis-je.

» — J’ai fait tout ce que j’ai pu, mon cher enfant, pour trouver ici, à Blunderstone, une place, une condition quelconque : j’ai tout fait et tout imaginé, j’ai frappé à toutes les portes… Rien, mon enfant.

« — Et que comptez-vous faire, ma bonne Peggoty, dis-je tout pensif, où comptez-vous aller chercher fortune ?

» — Je m’attends à être forcée d’aller à Yarmouth, répondit-elle, pour tâcher d’y vivre.

» — Vous auriez pu aller beaucoup plus loin, dis-je un peu rassuré ! Vous auriez pu aller si loin que vous auriez été perdue pour moi. Je vous reverrai encore, ma bonne Peggoty ; Yarmouth n’est pas tout-à-fait à l’autre bout du monde. Vous viendrez quelquefois à Blunderstone !

» — Certes, oui, j’y viendrai, s’écria Peggoty avec animation : s’il plaît à Dieu, aussi long-temps que vous y serez, mon chéri, je viendrai toutes les semaines de ma vie pour vous embrasser. Une fois toutes les semaines. »

Cette promesse m’ôtait déjà un grand poids de dessus le cœur ; mais Peggoty n’avait pas encore tout dit.

« — Je vais aller d’abord, poursuivit-elle, faire une autre visite de quinze jours à mon frère… pour me donner le temps de me reconnaître et de prendre un parti définitif. Or, j’ai pensé que peut-être, comme on n’a pas besoin de vous ici pour le moment, on pourrait vous laisser venir avec moi. »

Dans les circonstances où je me trouvais, si quelque chose pouvait tout-à-coup réveiller en moi un sentiment de plaisir, c’était un pareil projet. Ce fut un baume pour mon cœur que l’idée de me revoir entouré de ces figures bienveillantes et charmées de me recevoir, d’aller avec Émilie errer le dimanche matin sur la plage, de lui raconter mes peines, de jouir du son des cloches, de ramasser des coquillages, etc. ; mais, le moment d’après, mon espérance était déjà troublée par le doute que Miss Murdstone voulût y consentir !

Heureusement ce doute ne fut pas long ; car nous causions ensemble de nos projets, lorsque Miss Murdstone vint faire son inspection du soir dans l’office, et Peggoty, avec une adresse qui m’émerveilla, mit la question sur le tapis.

« — L’enfant fera là de la paresse, dit Miss Murdstone, et la paresse est la mère de tous les vices. Mais certainement il fera de la paresse ici… il en fera partout ; c’est mon opinion. »

Je vis, à l’air de Peggoty, qu’elle avait sur les lèvres une réplique un peu vive ; mais elle la supprima pour l’amour de moi et garda le silence.

« — Ainsi donc, » reprit Miss Murdstone en examinant un pot de conserves, « comme il y a une chose plus importante qu’aucune autre, le repos de mon frère… je crois que je ferai mieux de dire : oui. »

Je la remerciai sans aucune démonstration de joie, de peur qu’elle ne rétractât ce consentement. Je n’aurais pas eu l’expérience du passé, que cette prudence m’eût été inspirée par la malignité du regard qu’elle fixait sur moi. Cependant elle se montra au moins femme de parole, et, le mois expiré, Peggoty et moi nous fîmes notre voyage.

M. Barkis vint dans la maison chercher les deux malles de Peggoty : pour la première fois il franchissait la grille du jardin, et en chargeant sur son épaule la malle la plus lourde, il m’adressa un coup d’œil qui me parut significatif, si cette impassible physionomie pouvait réellement exprimer quelque chose.

Peggoty était naturellement triste de quitter une maison qui avait été si long-temps la sienne, et où elle avait formé les deux grands attachements de sa vie, pour ma mère et pour moi. Elle était sortie de bonne heure le matin pour aller au cimetière. Quand elle monta dans la carriole, elle avait son mouchoir sur les yeux.

Tant qu’elle resta ainsi, M. Barkis ne fit pas le moindre mouvement : assis sur son siège habituel, il aurait pu être pris pour un conducteur empaillé. Mais quand elle commença à relever et tourner la tête, quand elle me parla, M. Barkis fit une grimace. À qui l’adressait-il ? qu’exprimait-elle ? Je ne sais.

« — La journée est belle, M. Barkis, » lui dis-je par politesse.

« — Elle n’est pas laide, » répondit l’énigmatique messager, qui se compromettait rarement par une parole affirmative.

« — Peggoty est tout-à-fait bien à présent, M. Barkis, » lui dis-je pensant lui faire plaisir.

« — Est-elle tout-à-fait bien ? » répondit-il.

Après y avoir réfléchi d’un air qui prétendait à la sagacité, M. Barkis se décida à regarder Peggoty et à lui faire la question :

« — Êtes-vous réellement bien ? »

Peggoty répondit oui en riant.

Cet oui ravit M. Barkis, et pour l’entendre encore : « — Êtes-vous réellement bien ? » répéta-t-il ; mais, cette fois, joignant le geste à la parole, il imagina de donner un léger coup de coude à Peggoty, et, en se rapprochant d’elle avec cette intention, il faillit m’étouffer.

Sur l’observation que Peggoty lui en fit, il se remit sur son siège ; mais il avait pris goût à cette ingénieuse pantomime, il trouvait sans doute que c’était là une merveilleuse invention pour causer sans frais de discours, et de temps en temps j’eus à supporter ses lourdes approches. Je finis par prendre mes précautions chaque fois que je le voyais s’émouvoir, et je me penchais aussi lestement que possible afin de le prévenir, livrant la pauvre Peggoty à ces singulières interrogations qui, pour elle, étaient plus risibles que dangereuses.

M. Barkis se montra, d’ailleurs, galant d’une autre manière : il nous fit faire halte à une auberge située à mi-chemin, et insista pour nous y régaler d’une côtelette de mouton sur le gril avec une bouteille de bière ; mais là encore un coup de coude faillit faire perdre la respiration à Peggoty au moment où elle buvait tranquillement. Heureusement, quand nous fûmes plus près de Yarmouth, M. Barkis revint à sa discrétion habituelle, obligé de faire attention à son cheval et à la carriole pour ne pas être accroché par les voitures que nous rencontrions plus souvent sur le pavé.

M. Daniel Peggoty et Cham nous attendaient à l’endroit accoutumé. Ils nous reçurent affectueusement et échangèrent une poignée de main avec M. Barkis qui, son chapeau sur le derrière de sa tête et s’efforçant de sourire significativement, avait vraiment un air tout-à-fait comique.

Tandis que l’oncle et le neveu chargeaient chacun une des malles de Peggoty, M. Barkis m’appela d’un geste du doigt sous une porte voûtée.

« — J’espère, me dit-il, que tout va bien. »

Je le regardai en face, et, voulant me donner l’air de le comprendre, puisqu’il me faisait l’honneur de me choisir pour confident, je lui répondis gravement : ah !

« — Tout n’est pas fini encore, » me dit-il avec mystère, « mais cela va bien.

» — Ah ! répondis-je de nouveau.

» — Je suis votre ami, reprit M. Barkis, car je sais ce que je vous dois ; vous vous rappelez… Barkis veut bien ! eh ? »

Je répondis cette fois par un simple signe de tête, et je ne sais pas si je serais parvenu à deviner ce sphinx de la réticence à force de le regarder en face ; mais Peggoty me cria qu’elle m’attendait, et j’allai la rejoindre.

En cheminant devant MM. Daniel et Cham, elle me demanda ce que M. Barkis m’avait dit : « — Il prétend que tout va bien, répondis-je.

» — Voyez un peu l’impudence, dit-elle ; mais que m’importe ! Mon cher Davy, que penseriez-vous si je songeais à me marier ? »

Je réfléchis un moment et lui dis : « Ce que je penserais ? je suppose que vous m’aimeriez toujours autant que vous m’aimez à présent, Peggoty ! »

Au grand étonnement des passants et de ses deux parents qui nous précédaient, la bonne créature ne put résister au désir de s’arrêter pour m’embrasser dans la rue, en me faisant mainte protestation de son inaltérable attachement.

Après cette explosion de tendresse, lorsque nous nous remîmes en marche, elle me demanda encore : « Voyons, que diriez-vous, mon chéri ?

» — Si vous pensiez à vous marier… avec M. Barkis, Peggoty ?

» — Oui, dit-elle.

» — Je penserais que ce serait une très bonne chose ; parce qu’alors, voyez-vous, Peggoty, vous auriez toujours à votre disposition la carriole et le cheval pour venir me voir : vous viendriez pour rien, et seriez certaine de pouvoir venir.

» — Quelle intelligence a ce cher enfant ! s’écria Peggoty. C’est justement ce à quoi je pense depuis un mois. Oui, mon chéri, et j’aurais ainsi beaucoup plus d’indépendance : je laisserais mon ouvrage bien plus tranquillement dans ma propre maison que dans celle de n’importe qui. Et puis, à quoi pourrais-je être bonne désormais, s’il me fallait être la servante d’une étrangère ? oui, je serai, par ce moyen, toujours dans le voisinage de mon chéri : je pourrai le voir toutes les fois que je le voudrai, et, lorsque je serai morte, je ne serai pas enterrée loin de ma maîtresse bien-aimée. »

Nous paraphrasâmes ce texte-là pendant quelque temps.

« — Mais, reprit Peggoty, je n’y aurais pas songé un moment de plus si mon Davy avait été opposé à ce mariage… S’il avait dit non, je n’aurais jamais dit oui, m’aurait-on déjà mis la bague au doigt au pied de l’autel.

» — Regardez-moi, Peggoty, répondis-je, et voyez si je ne suis pas réellement enchanté. » Et c’était vrai, je l’étais.

» — Eh bien ! mon chéri, dit-elle, puisque c’est ainsi et que nous sommes d’accord, je vais y penser sérieusement et consulter mon frère : jusque-là, gardons le secret vous et moi. Barkis est un brave homme : je puis être pour lui une bonne femme, attentive à mes devoirs, et, par conséquent, tout peut aller, puisqu’il veut toujours bien. »

La citation des propres paroles de M. Barkis venait tellement à propos, que nous en rimes de bon cœur et que nous entrâmes tout joyeux chez M. Peggoty.

La maison-navire était toujours la même, excepté peut-être qu’elle s’était un peu amoindrie à mes yeux : Mrs Gummidge se tenait debout sur la porte, immobile comme si elle n’avait pas bougé de là depuis la dernière fois que je l’avais vue. À l’intérieur, rien de changé ; je reconnus ma petite cabine, et quand j’allai faire ma visite aux homards, aux crabes et aux autres crustacés dans le recoin où ils étaient mis en réserve, je les retrouvai les mêmes aussi, toujours agglomérés, toujours ouvrant leurs pinces pour mordre.

Mais où était la petite Émilie ?

À cette question, que je fis naturellement en ne l’apercevant pas, M. Daniel Peggoty, débarrassé de la malle de sa sœur et s’essuyant le front, me répondit :

« — Elle est à l’école ; encore vingt minutes et elle sera de retour, Dieu merci ! car nous sentons tous qu’elle nous manque dès qu’elle n’est plus là. »

Mrs Gummidge fit entendre un gros soupir.

« — Allons, du courage, la mère, lui dit M. Peggoty.

» — C’est que je sens cela plus que personne, » répondit la veuve plaintive ; « je suis une créature isolée et il n’y avait que la petite Émilie qui ne me contrariât pas. »

À ces mots, Mrs Gummidge, murmurant et hochant la tête, se mit à souffler le feu. Le bon M. Daniel Peggoty, nous regardant, sa sœur et moi, avec la main sur le coin de la bouche pour n’être pas entendu de la pauvre femme, nous dit à demi-voix : — « Elle pense à l’ancien. » De tout cela je conclus que Mrs Gummidge n’avait pas changé non plus.

Je dois le dire, quelque plaisir que j’éprouvasse à me retrouver dans cette originale habitation qui m’avait tant charmé lors de ma première visite, il me sembla qu’un certain désappointement se mêlait à ce plaisir : peut-être était-ce parce que la petite Émilie n’était pas là ; sachant par où elle devait passer pour revenir, je sortis pour aller au-devant d’elle.

Je ne tardai pas à l’apercevoir de loin. Elle était toujours la petite Émilie, quoi qu’elle eût grandi et se fût développée. À mesure qu’elle approchait, je remarquai tout ce que sa petite personne avait acquis de grâces : sa physionomie était devenue à la fois plus réfléchie et plus vive, ses yeux avaient une teinte bleue plus prononcée… Je ne saurais définir le sentiment qui me fit feindre de ne pas la reconnaître ; mais je la laissai passer à côté de moi comme si je regardais quelque chose au-delà ! Plus tard, dans ma vie, je crois bien avoir une fois ou deux joué la même scène.

La petite Émilie n’eut pas l’air de s’en préoccuper. Elle comprit tout de suite ce jeu, et au lieu de venir à moi, de tourner autour de moi, elle passa et se mit à rire en courant. Cela me força de courir après elle, et elle courut si vite que nous étions près de la porte lorsque je la rattrapai.

« — Ah ! est-ce donc vous ? dit la petite Émilie.

» — Mais vous saviez bien qui c’était, Émilie, lui répondis-je.

» — Et vous donc, reprit-elle, ne saviez-vous pas qui c’était ? » Je voulais l’embrasser, mais elle couvrit de ses mains sa bouche vermeille en disant : « Je ne suis plus une petite fille à présent… » Puis elle s’esquiva et entra dans la maison, riant plus que jamais.

Elle parut prendre plaisir à me contrarier. C’était là en elle un changement qui me surprit beaucoup. La théière fumait sur la table et notre petit coffre fut mis à l’ancienne place… mais, au lieu de venir s’y asseoir à côté de moi, elle voulut tenir compagnie à la plaintive Mrs Gummidge ; lorsque M. Daniel Peggoty lui demanda pourquoi, elle feignit d’ajuster ses cheveux pour cacher son visage et ne fit que rire.

« — C’est une petite chatte, » dit M. Daniel Peggoty en la caressant de sa large main.

» — Oui, c’en est une ! s’écria Cham : c’est une petite chatte, M. Davy. » Et le brave Cham rit si fort en la regardant d’un air d’admiration, qu’il en devint tout rouge.

Par le fait la petite Émilie était leur enfant gâté à tous, mais plus encore l’enfant gâté de M. Daniel Peggoty lui-même, à qui elle aurait fait faire n’importe ce qu’elle aurait voulu, rien qu’en allant poser sa joue sur ses rudes favoris. Je fus plus d’une fois témoin de ce manège enfantin, et j’avoue que je compris comment M. Peggoty y cédait avec une si heureuse complaisance. Si affectueuse, si douce, sachant si bien être à la fois malicieuse et tendre, Émilie me captiva plus que jamais.

Dès le premier soir j’eus un témoignage de sa sensibilité ; car, pendant que nous étions assis autour du feu, M. Daniel Peggoty ayant fait allusion à ma perte récente, je la vis se tourner vers moi et m’adresser à travers ses larmes un regard de si sincère compassion que je lui en fus reconnaissant.

« — Ah ! » dit M. Daniel Peggoty en déroulant sur ses doigts une des longues boucles de ses blonds cheveux : « elle est aussi orpheline, voyez-vous, M. Davy, — et voici encore un autre orphelin, » ajouta-t-il en montrant Cham, « dont je suis le tuteur…

» — Ah ! si vous étiez mon tuteur, M. Peggoty ! m’écriai-je.

» — Vous avez bien raison, M. Davy ! » s’écria à son tour Cham que ce sentiment vrai transporta : « c’est un bon tuteur que nous avons là, » et il serra affectueusement la main de son oncle que la petite Émilie voulut embrasser.

« — Et comment se porte votre ami ? » me demanda M. Daniel Peggoty.

« — Mon ami Steerforth ?

» — C’est son nom, en effet, que j’avais oublié, car je n’ai pas la mémoire des noms, mais celle des gens… Votre ami Steerforth, comment se porte-t-il ?

» — Il se portait bien lorsque je l’ai quitté, répondis-je ?

» — Ah ! cela me réjouit, dit M. Daniel Peggoty. C’est un ami, celui-là, un véritable ami ! Je donnerais quelque chose pour le revoir.

» — C’est un beau jeune homme, n’est-ce pas ? » m’écriai-je avec l’enthousiasme de mon amitié.

« — Il est plus que beau, dit M. Daniel Peggoty.

« — Et brave comme un lion, ajoutai-je, et instruit, et adroit, et parlant bien… et généreux, etc. ; » car, une fois lancé, je ne pouvais assez vanter Steerforth, mon ami, mon protecteur !

La petite Émilie, comme mes autres auditeurs, m’écoutait avec la plus vive attention, et chacun la remarqua, tant ses beaux yeux bleus s’étaient animés.

« — Émilie est comme moi, dit M. Daniel Peggoty, et elle voudrait bien voir votre ami. »

Mais cette observation la rendit confuse. Voyant que nous la regardions tous, elle rougit de plus en plus, se leva sans rien dire, se retira et ne reparut pas de la soirée.

Je me couchai dans le vieux petit lit à l’arrière de la maison-navire, et, avant de m’endormir, je pus entendre le vent gémir sur la plage comme autrefois ; mais cette voix de la mer n’évoqua plus pour moi les mêmes images : je ne me figurai plus que l’Océan pouvait tout-à-coup soulever ses vagues et submerger la demeure de l’honnête famille qui me donnait l’hospitalité : je pensai à ma propre maison et à son naufrage. Je pensai à ceux qui dormaient à jamais sous l’if de Blunderstone. Je priai pour eux… Puis, faisant un retour sur moi-même, je mis une clause à ma prière afin que Dieu m’accordât la grâce de grandir pour épouser un jour la petite Émilie. Je fermai les yeux pour continuer dans mon sommeil ce rêve d’amour enfantin.

Pendant cette seconde visite à Yarmouth, nos journées se passèrent à peu près comme pendant la première, excepté toutefois, — et c’était une grande exception, — excepté que la petite Émilie et moi nous nous promenâmes beaucoup plus rarement sur la plage. Elle avait des leçons à apprendre, des ouvrages d’aiguille à faire, et elle était absente une bonne partie des vingt-quatre heures. Je sentais d’ailleurs qu’en eût-il été autrement, nous n’aurions pu recommencer nos longues courses au bord de la mer. Quoique toujours capricieuse et folâtre enfant, Émilie était, plus que je ne pensais, devenue une petite femme. Une année ou deux lui avaient suffi pour me devancer considérablement. Elle m’aimait, oui, mais elle riait de moi et me tourmentait ; elle affectait de m’éviter si j’allais à sa rencontre et prenait un autre chemin : je retournais tout désappointé et la voyais qui riait sur le seuil de la porte. Mes plus doux moments étaient quand elle s’asseyait tranquillement devant la maison, et que moi à ses pieds, sur un tabouret, je lui faisais la lecture. Charmantes matinées d’avril, je n’ai jamais admiré depuis un soleil aussi brillant que le vôtre, une plus jolie image que celle de cette petite fée attentive à ma voix, un ciel plus pur, une mer plus belle, de plus glorieux vaisseaux déployant leurs blanches voiles dans un horizon doré.

Dès le lendemain de notre arrivée, M. Barkis vint le soir saluer la famille, et nous remarquâmes sa physionomie embarrassée. En se retirant, il oublia une douzaine d’oranges qu’il avait apportées dans un mouchoir. Cham, croyant à sa distraction, courut après lui afin de les lui restituer ; mais il revint en nous disant qu’elles avaient été laissées à l’intention de Peggoty. Le lendemain et les jours suivants, à la même heure, nouvelle apparition de M. Barkis avec un nouveau paquet, régulièrement déposé derrière la porte et toujours oublié à son départ. Ces offrandes galantes étaient variées d’une manière fort originale ; je me rappelle, entre autres, qu’il oublia une brosse, une grosse pelote à épingles, un demi-boisseau de pommes, une paire de pendants d’oreilles en jais, une douzaine d’oignons d’Espagne, une boîte de dominos, un serin dans sa cage et un jambonneau mariné.

Je me rappelle aussi que M. Barkis faisait sa cour d’une façon toute spéciale ; il ne parlait pas, il s’asseyait au coin du feu dans la même attitude que sur le siège de sa carriole, et contemplait Peggoty, assise en face de lui, occupée à coudre. Un soir, dans un tendre accès, je suppose, il s’empara violemment du morceau de bougie dont elle se servait pour son fil de couture, le mit dans son gilet et l’emporta. Après cela, sa grande jouissance était, chaque fois qu’on en avait besoin, de le tirer à moitié liquéfié de son gousset pour l’y replonger quand on s’en était servi. Il paraissait d’ailleurs jouir pleinement de son silencieux bonheur, sans se croire obligé de dire une parole. Si, par occasion, il lui était accordé une promenade en tête-à-tête sur la plage avec sa prétendue, il se contentait de lui demander de temps en temps comment elle se trouvait, puis retombait dans sa quiétude amoureuse : quelques incidents rendaient parfois ces visites assidues assez plaisantes, puisque je me rappelle encore que lorsque M. Barkis était parti, Peggoty se couvrait la tête de son tablier et riait pendant une demi-heure. Bref, nous nous en amusions tous, plus ou moins, excepté la lamentable Mrs Gummidge, qui, probablement, avait été autrefois courtisée de la même manière, puisque cela lui remettait toujours en mémoire la perte de l’ancien.

Enfin, la quinzaine était sur le point d’expirer : on parla d’une partie que devaient faire ensemble M. Barkis et Peggoty : partie dont la petite Émilie et moi nous devions être. Je n’eus, la veille, qu’un sommeil interrompu, tant j’étais agité par l’idée de passer un jour tout entier avec Émilie. Nous fûmes tous levés de bonne heure, et nous étions encore à déjeuner, lorsque parut à distance M. Barkis, conduisant une carriole plus légère que la sienne, et la dirigeant vers l’objet de ses affections.

Peggoty avait une robe noire très simple, sa toilette habituelle de deuil ; mais M. Barkis s’était donné un habit neuf en drap bleu ! Le tailleur le lui avait taillé si large et si ample, que les manches auraient rendu les gants superflus, même par le froid le plus vif ; son collet montait si haut, qu’il lui relevait les cheveux sur le sommet de la tête ; ses boutons de métal étaient du plus grand calibre : grâce à ce costume, complété par un pantalon gris et un gilet chamois, M. Barkis me parut un personnage digne de toute considération.

Le signal du départ produisit une certaine agitation, et je vis M. Daniel Peggoty s’armer d’un vieux soulier qui devait être jeté après nous pour porter bonheur.

« — C’est vous que cela regarde, » dit M. Peggoty à Mrs Gummidge en lui tendant le singulier talisman.

« — Non, répondit-elle ; non, Daniel, il vaut mieux que ce soit toute autre personne. Je suis moi-même une pauvre créature, seule sur la terre, et tout ce qui me rappelle ceux que j’ai perdus me fend le cœur.

» — Allons, ma vieille amie, s’écria M. Daniel Peggoty, prenez et jetez !

» — Non, non, Daniel, répéta-t-elle tout en larmes, je ne le puis ; vous ne savez pas, vous, tout ce que je souffre : jetez-le vous-même. »

Mais la bonne Peggoty qui, après avoir pris congé de Cham, s’était installée avec M. Barkis, la petite Émilie et moi dans la carriole, s’écria qu’il fallait que Mrs Gummidge jetât le soulier et Mrs Gummidge s’y décida. Hélas ! la chose faite, ce fut pour elle une nouvelle explosion de sanglots qui faillit troubler la gaîté de notre partie, car elle tomba dans les bras de Cham et sembla au moment de s’évanouir.

M. Barkis n’était pas homme à renoncer à la partie, quand bien même, moins occupé de sa prétendue, il aurait pu croire que Mrs Gummidge avait réellement perdu connaissance. Il fit claquer légèrement son fouet et nous partîmes au trot dans la direction de l’église. Là, nous fîmes déjà une première halte : M. Barkis attacha le cheval à la grille, fit descendre Peggoty qui, nous priant, Émilie et moi, d’attendre un quart d’heure, entra au bras de son fiancé.

« — Je vais bientôt vous quitter, » dis-je à la petite Émilie, « j’espère que nous serons d’accord et heureux toute la journée ?

» — Je le veux bien, répondit-elle.

» — D’abord, poursuivis-je, je commence par vous embrasser. »

La petite Émilie consentit à ce nouveau gage d’alliance. Mais quand, exalté par une telle faveur, je lui fis une belle déclaration, en jurant que je tuerais quiconque oserait prétendre à sa main, — la petite Émilie eut un accès de fou rire ; puis, prenant un air grave et se redressant avec la dignité d’une jeune matrone : « Vous êtes un enfant ! » me dit-elle.

Un enfant ! quand je venais de faire ma déclaration. Mon dépit fut extrême : mais son rire était si charmant, que j’oubliai, en la regardant, cette expression qui me dégradait à mes propres yeux.

M. Barkis et Peggoty dépassèrent bien de quelques minutes le quart d’heure qu’ils avaient demandé. Cependant ils revinrent à la fin et le cheval trotta du côté de la campagne.

« — À propos, M. Davy, » dit M. Barkis ne pouvant lui-même, avec toute sa réserve habituelle, garder plus long-temps le secret qui lui avait été recommandé, « à propos, vous rappelez-vous le nom que j’écrivis sur la bâche de ma voiture ?

» — Clara Peggoty, répondis-je.

» — Eh bien ! quel nom écrirais-je à présent s’il y avait une bâche ici ?

» — Clara Peggoty encore, je suppose.

» — Clara Peggoty Barkis ! » s’écria-t-il, et il partit d’un éclat de rire qui ébranla sa carriole.

En un mot, ils étaient mariés ; ils n’étaient entrés à l’église que pour cela. Peggoty avait décidé que la cérémonie se passerait ainsi, sans témoins. Le sacristain avait fait les fonctions de père. Elle fut un peu confuse quand M. Barkis révéla brusquement son mariage, et elle m’embrassa avec un redoublement de tendresse comme pour me prouver que j’étais toujours son bien-aimé ; cependant elle recouvra son calme habituel et dit qu’elle était enchantée que tout fût fini.

Nous prîmes un chemin de traverse et nous arrêtâmes à une auberge où nous étions attendus ; on nous servit un bon dîner, et la journée s’acheva gaiement. Peggoty aurait compté dix ans de mariage qu’elle n’aurait guère été plus à son aise. C’était toujours la même Peggoty, et, avant le thé, elle nous mena faire une promenade Émilie et moi, laissant M. Barkis fumer philosophiquement sa pipe, dans la douce contemplation de son bonheur. Du reste, le mariage ne lui ôta pas l’appétit ; car, quoiqu’il eût fort bien dîné, il demanda une tranche de jambon pour son souper, et s’en régala en l’arrosant de plusieurs tasses de thé.

Quelle noce singulière ! J’ai souvent pensé depuis à l’innocente originalité de notre partie. Il commençait à faire nuit lorsque nous remontâmes en voiture, et, tout le long de la route, nous admirâmes les étoiles en répétant que le ciel était magnifique. J’avais déjà reçu à Salem-House quelques notions d’astronomie élémentaire, et je fis parade de mon savoir d’écolier. M. Barkis lui-même m’écoutait avec extase : j’avais regret de ne pas en avoir appris davantage, tant son attention me flattait ; ah ! si j’avais été aussi fort sur la sphère céleste que sur les romans ! n’importe, M. Barkis n’en revenait pas de tout ce que je lui débitais : à cette époque, le prodige à la mode était ce tragédien de douze ans qui jouait Shakspeare sur les grands théâtres. M. Barkis dit à sa femme en parlant de moi : c’est un jeune Rochus (Roscius).

Lorsque j’eus épuisé le thème des étoiles ou plutôt l’admiration de M. Barkis, la petite Émilie et moi nous fîmes un manteau d’une vieille toile cirée, et nous nous abritâmes dessous pendant le reste du voyage, Ah ! que je l’aimais ! quel bonheur, pensais-je, si nous étions mariés, pour aller n’importe où vivre ensemble dans une forêt enchantée, sans cesser d’être jeunes, toujours enfants, errant en nous donnant la main à travers les prairies émaillées de fleurs, reposant la nuit sur un lit de mousse, goûtant le sommeil des innocentes amours, et ensevelis par les petits oiseaux, comme les enfants de la ballade, quand la mort viendrait nous surprendre. Cette vie idéale avec ses pures jouissances fut mon unique désir tout le long du chemin. Il m’est doux de penser qu’il y ait eu deux cœurs aussi innocents que celui d’Émilie et le mien au mariage de Peggoty ; il m’est doux de penser que les amours et les grâces de ma rêverie formaient l’invisible cortège de ce simple hyménée.

Nous fûmes de retour avant neuf heures au vieux navire, où M. et Mrs Barkis ne firent qu’une courte apparition pour se retirer au domicile conjugal. Pour la première fois, je sentis que j’avais perdu Peggoty ; je crois que je me serais trouvé, cette nuit-là, bien triste sous tout autre toit que celui qui protégeait la tête de la petite Émilie.

M. Daniel Peggoty et Cham devinèrent ma secrète pensée ; leur bienveillante hospitalité chercha à me distraire : on servit le thé, la petite Émilie vint s’asseoir à côté de mot sur notre siège de ma première visite, ce qu’elle n’avait pas fait encore. J’acceptai de bon cœur toutes ces consolations.

C’était une nuit de marée : à l’heure du coucher, M. Daniel Peggoty et Cham partirent pour la pêche. Je fus tout fier de me croire, dans la maison solitaire, le protecteur d’Émilie et de Mrs Gummidge. Ah ! si un lion ou un serpent ou tout autre monstre non moins terrible était venu nous attaquer, afin que je pusse le tuer et me couvrir de gloire ! Comme nulle créature de cette espèce ne se hasarda cette nuit-là sur la plage de Yarmouth, il fallut bien me contenter de combattre des dragons en rêve jusqu’au lendemain matin.

Était-ce donc un songe aussi que l’événement de la veille ? M. Barkis n’était-il qu’un personnage imaginaire ? j’aurais pu le penser à mon réveil en entendant Peggoty qui m’appelait comme à son ordinaire. Après le déjeuner, elle me conduisit à sa propre maison… jolie petite maison ! De tous les meubles qui la garnissaient, je fus surtout émerveillé d’un vieux bureau en bois noir qui était dans le petit salon, car la cuisine servait de grand salon. Ce bureau s’ouvrait par en haut et devenait un pupitre en laissant voir au fond une belle édition in-4o du Livre des Martyrs par Fox, précieux volume dont je ne me rappelle pas un mot, quoique je l’aie bien souvent lu par la suite, n’ayant rien de plus pressé, dès que j’entrais chez Peggoty, que d’aller au bureau, d’y prendre ce trésor théologico-biographique, et de le dévorer. Je crains d’avoir été surtout édifié par les images qui étaient en grand nombre et représentaient toutes sortes de sombres horreurs. Quoi qu’il en soit, je ne puis séparer le Livre des Martyrs du souvenir de la maison de Peggoty.

Je pris congé, ce jour-là, de M. Daniel, de Cham, de Mrs Gummidge et de la petite Émilie, pour aller m’installer dans une petite chambre qui devait être toujours la mienne chez M. Barkis. Ainsi le dit Peggoty en me montrant, sur une petite tablette au chevet du lit, le fameux livre des crocodiles.

« — Jeune ou vieux, cher Davy, tant que je vivrai, tant que je pourrai avoir ce toit sur ma tête, vous trouverez cette chambre préparée pour vous recevoir. C’est moi qui me charge d’en avoir soin, comme j’avais soin de votre chambre à Blunderstone, mon chéri. Vous iriez en Chine que vous pourriez vous dire qu’elle vous attend à votre retour.

Excellente créature ! Comment me lasser de raconter les témoignages de sa persévérante affection ! Hélas ! il fallait déjà lui dire adieu et reprendre le chemin de Blunderstone. Elle voulut du moins m’y ramener elle-même avec M. Barkis et m’embrasser encore à la grille du jardin. Cruelle séparation ! On devine ce que j’éprouvai en voyant la carriole s’éloigner, emportant Peggoty et me laissant seul sous les grands ormes ; ici, plus une figure amie pour me recevoir, personne pour m’aimer.

J’étais de retour. Ce fut alors que je me vis tellement négligé que je ne puis me le rappeler sans me faire pitié à moi-même ; mon isolement devint complet : pas un enfant de mon âge pour jouer un moment, pour échanger une parole ; je n’eus de compagnie que celle de mes lugubres réflexions… dont l’ombre semble encore assombrir la page que j’écris.

Que n’aurais-je pas donné pour être envoyé à l’école la plus sévère… où l’on pût m’enseigner quelque chose. Cette espérance m’était interdite. J’étais détesté, on me regardait à peine ou c’était avec des yeux qui me remplissaient de terreur. Je crois que M. Murdstone se trouvait un peu gêné dans ses affaires ; mais le contraire eût existé, il eût été millionnaire, que cela ne lui eût pas inspiré plus d’amitié pour moi ; je crois qu’il aurait voulu ne pas me voir pour oublier qu’il avait des devoirs à remplir à mon égard… il y réussit.

Je n’étais pas maltraité, battu, privé de nourriture ; mais j’étais la victime d’un froid et systématique abandon. Qu’aurait-on fait de moi si j’étais tombé malade ? il y a apparence qu’on m’eût oublié dans ma chambre et que j’y serais mort faute de soins.

Quand M. et Miss Murdstone habitaient la maison, je mangeais avec eux ; en leur absence, je mangeais seul. Je pouvais, il est vrai, aller en liberté rôder dans le voisinage, mais avec l’injonction d’éviter les personnes qui auraient pu s’intéresser à moi… on avait peur, sans doute, que je ne me plaignisse et que le souvenir de mon père ou de ma mère ne me suscitât une protection. C’est pourquoi M. Chillip avait beau m’inviter d’aller le voir, je n’osais que rarement accepter cette invitation charitable ; cependant, je passais de temps en temps l’après-midi dans son cabinet de chirurgie, lisant là comme partout, car j’avais heureusement conservé la passion des livres, ou me rendant utile en pilant quelques drogues dans un mortier, sous la direction du bon Esculape.

Par le même motif, outre l’ancienne haine contre Peggoty, on m’accordait bien rarement la permission d’aller lui rendre visite. Fidèle à sa promesse, ou elle venait me voir ou elle me rencontrait quelque part toutes les semaines, et jamais les mains vides. Après bien des refus, on me laissait, à de longs intervalles, aller passer quelques jours à Yarmouth. J’appris là que M. Barkis avait son imperfection. Il était un peu avare ou un peu serré, comme disait Peggoty, qui, en femme respectueuse, n’eût pas voulu employer le premier mot en parlant de son mari. M. Barkis aimait à thésauriser : il entassait des écus dans un coffre placé sous son lit, et qui, selon lui, ne contenait que des hardes. Pour soustraire de ce coffre l’argent nécessaire aux dépenses de la semaine, Peggoty était réduite à une foule d’artifices et de petits complots.

Je disais que j’avais heureusement conservé ma passion de lecture : j’aurais été complètement misérable sans la vieille bibliothèque de mon père. Les livres, mes fidèles amis, me trouvèrent fidèles comme eux. Je les lisais et relisais avec un plaisir toujours nouveau.

Un épisode vint enfin varier cette existence monotone : j’étais destiné à une épreuve nouvelle, et voici comment elle fut amenée.

J’étais allé, un matin, rêver oisivement, selon mon usage ; je revenais à petits pas de ma solitaire excursion, lorsqu’au détour d’une des ruelles de Blunderstone, je rencontrai M. Murdstone qui marchait avec un autre gentleman. Un peu embarrassé, je voulais passer outre sans rien dire ; mais le gentleman m’aperçut et me cria :

« — Ah ! c’est Brooks !

» — Pardon, Monsieur, répondis-je, je suis David Copperfield.

» — Non, non, reprit-il ; vous êtes Brooks, Brooks de Sheffield. C’est votre nom. »

Le lecteur se rappellera ici la promenade que me fit faire un jour M. Murdstone à Lowestoft, la rencontre de ses deux amis et le nom qu’ils me donnèrent pour parler de moi tout à leur aise et abuser de ma naïveté. Je regardai attentivement le gentleman qui persistait à m’appeler Brooks, et je reconnus M. Quinion.

« — Et comment allez-vous, Brooks ? dans quelle pension êtes-vous ? » me demanda M. Quinion en me mettant la main sur l’épaule pour m’arrêter et me faisant pirouetter devant lui. Je ne savais que répondre, et mes yeux interrogèrent timidement ceux de M. Murdstone, qui répondit pour moi :

« — Il est à la maison pour le quart d’heure ; il n’est dans aucune pension. Je ne sais qu’en faire : c’est un sujet difficile. »

En parlant ainsi, il fixa sur moi, un moment, son regard sévère, et puis il le détourna en fronçant le sourcil pour exprimer son aversion. Je songeais au moyen d’échapper à la main qui pesait toujours sur mon épaule ; mais M. Quinion aurait voulu prolonger l’entretien :

« — Je suppose, me dit-il, que vous êtes toujours un petit gaillard intelligent.

» — Oui, oui, il n’est pas sot, » répondit encore pour moi M. Murdstone avec impatience ; « mais vous ferez mieux de le laisser aller : il ne vous saura pas gré de le retenir. »

Là-dessus M. Quinion me relâcha, et je me mis à courir du côté de la maison. Avant de prendre la rue de traverse qui devait me conduire à la grille du jardin, je m’arrêtai, et, en tournant la tête, je vis M. Murdstone appuyé sur le guichet du cimetière pendant qu’il écoutait M. Quinion. Ils me suivaient des yeux, et je compris qu’ils parlaient de moi.

M. Quinion coucha à Blunderstone ce jour-là, et le lendemain il déjeuna avec nous. Le déjeuner fini, j’écartais ma chaise pour me retirer ; M. Murdstone me rappela. Il alla s’asseoir à une petite table où sa sœur s’installait en même temps pour faire ses écritures. M. Quinion, les mains dans ses poches, regardait par la fenêtre, moi je les regardais tous les trois.

« — David, » me dit M. Murdstone avec gravité, « dans ce monde l’inaction ne vaut rien pour la jeunesse ; la jeunesse ne doit pas passer le temps à bouder…

» — Comme vous faites, ajouta sa sœur.

» — Jane Murdstone, laissez-moi parler seul, je vous prie. Je répète donc, David, que dans ce monde l’inaction ne vaut rien pour la jeunesse, et qu’elle ne doit pas passer le temps à bouder. Cela est vrai, surtout, pour un jeune garçon de votre caractère, qui a besoin de correction et à qui on ne peut rendre de plus grand service que de le forcer de se façonner aux habitudes du travail : il faut vous dompter et vous rompre, David…

» — Car l’obstination ne réussirait pas ici, dit sa sœur. Le caractère de cet enfant a besoin d’être dompté ; il a besoin de l’être, il faut qu’il le soit et il le sera. »

M. Murdstone, à cette nouvelle interruption, regarda sa sœur d’un air qui exprimait moitié le reproche et moitié l’approbation ; puis il continua :

« — Je suppose que vous savez, David, que je ne suis pas riche. En tout cas, apprenez-le à présent. Vous avez déjà reçu une dose considérable d’éducation. L’éducation est dispendieuse ; d’ailleurs, elle ne le serait pas, et je pourrais y pourvoir, que je suis d’avis qu’il ne serait nullement avantageux pour vous d’être mis en pension. Quelle est la perspective que vous avez devant vous ? la lutte avec le monde : eh bien ! le plus tôt vous la commencerez, le meilleur ce sera. »

Il me semble que j’avais déjà commencé cette lutte sur mon petit théâtre : peut-être même, tout enfant que j’étais, cette réflexion me vint-elle à l’esprit pendant ce discours.

« — Vous avez entendu parler quelquefois, dit M. Murdstone, du comptoir ?

» — Du comptoir, Monsieur ? répétai-je.

» — Oui, du comptoir de Murdstone et Grinby, pour le commerce des vins. »

Je suppose que je lui parus assez mal informé de ce dont il était question, car il reprit :

« — Vous avez dû entendre mentionner le comptoir, ou la raison commerciale, ou les caves, ou quelque chose comme cela.

» — Je pense, Monsieur, avoir entendu mentionner cette affaire, » répondis-je (me rappelant, en effet, vaguement, qu’on disait que M. Murdstone et sa sœur avaient un intérêt dans un commerce…) « Oui, Monsieur, mais je ne sais pas quand.

» — Peu importe quand, répliqua-t-il, M. Quinion dirige cette maison. »

Je regardai avec un air de déférence M. Quinion qui était toujours à la fenêtre.

« — M. Quinion, dit M. Murdstone, me suggère que nous employons là quelques autres garçons de votre âge, et qu’il ne voit pas de raison qui empêche de vous employer aussi aux mêmes conditions.

» — S’il n’a d’autre perspective que celle-là, » remarqua ici M. Quinion en se tournant de notre côté et à demi-voix.

M. Murdstone ne répondit à cette interruption que par un geste d’impatience, et reprit le fil de son discours :

« — Ces conditions sont que vous gagnerez assez par vous-même pour vous nourrir comme vous l’entendrez et avoir le surplus comme argent de poche. Quant à votre logement, je m’en charge : je m’en occupe déjà ; votre blanchissage sera aussi à mon compte…

» — Et c’est moi qui réglerai cette dépense, dit la sœur.

» — On se chargera aussi de vous habiller ; car, de quelque temps encore, vous ne pourrez gagner assez pour cela. Ainsi donc, vous allez partir pour Londres, David, avec M. Quinion, pour y débuter dans la vie active.

» — Bref, » dit la sœur pour résumer aussi la harangue, « vous voilà pourvu et vous voudrez bien faire votre devoir. »

Quoique je comprisse bien que tout cela tendait à se débarrasser de moi, je ne saurais me rappeler très distinctement si j’en fus content ou effrayé. Probablement j’eus à lutter contre la confusion de mes idées, sans pouvoir me fixer sur aucune ; le temps me manqua aussi pour les définir très clairement, M. Quinion devant partir le lendemain.

Lecteur, voyez-moi donc le lendemain avec un petit chapeau gris passablement, usé et entouré d’un crêpe de deuil, avec une veste noire et un pantalon de velours à côtes que Miss Murdstone estimait la meilleure de toutes les armures pour défendre les jambes dans la bataille de la vie : voyez-moi ainsi équipé, emportant tout ce que je possédais au monde dans une petite malle. Pauvre enfant isolé (comme aurait pu dire la plaintive Mrs Gummidge), je prends place dans la chaise de poste de louage qui conduisait M. Quinion jusqu’à Yarmouth, où nous devions joindre la diligence de Londres. Adieu notre maison et notre église qui disparaissent déjà dans le lointain. J’ai beau tourner la tête, je ne saurais plus apercevoir ni le tombeau sous l’if du cimetière, ni l’if lui-même, ni la flèche du clocher…

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