David Copperfield (Traduction Pichot)/Première partie/Chapitre 11

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (1p. 279-303).

CHAPITRE XI.

Mon début dans la vie active.


Je connais assez le monde à l’âge où je rédige ces souvenirs pour être difficilement surpris de quelque chose, et, cependant, je ne puis m’empêcher d’être un peu surpris aujourd’hui même, qu’on pût si facilement se débarrasser d’un enfant si jeune. Je devais inspirer d’autant plus d’intérêt que j’étais réellement d’une précocité d’intelligence peu commune, d’une sensibilité exquise, et avec cet air à la fois délicat et vif qui fait remarquer un orphelin. Eh bien ! non, personne ne fit la moindre démonstration en ma faveur, et je devins, à l’âge de dix ans, un petit ilote au service du comptoir de Murdstone et Grinby.

Le comptoir ou magasin de Murdstone et Grinby était sur le bord de la Tamise, près du pont de Blackfriars. Ce quartier a reçu quelques améliorations depuis ce temps-là. La maison où je fus conduit par M. Quinion était la dernière d’une rue étroite, aboutissant à quelques escaliers d’embarcadère où l’on venait prendre le bateau à la marée haute ; car, à la marée basse, la rivière, en se retirant, laissait là une vase sur laquelle venaient s’ébattre les rats du voisinage. Je fus frappé de l’aspect sale et enfumé de cette vieille baraque, de ses planchers effondrés, de ses marches en ruine et de l’odeur de moisissure qu’on y respirait.

Le comptoir de Murdstone et Grinby fournissait du vin et des liqueurs à plusieurs classes de consommateurs ; mais la branche la plus importante de leur commerce était l’approvisionnement de divers paquebots qui faisaient, je crois, la plupart, la traversée régulière des Indes et des Antilles. Une des conséquences de ce trafic était l’arrivée continuelle d’une quantité de bouteilles vides, qu’il fallait examiner à la lumière afin de rejeter celles qui pouvaient être fêlées, et de rincer les autres. Après ce travail sur les bouteilles vides venait le travail sur les bouteilles pleines, qu’il fallait décorer d’une étiquette, ou boucher hermétiquement, ou coiffer d’une cire rouge, ou emballer dans des caisses quand le reste était fait. Tout cela était mon ouvrage ; c’est-à-dire j’étais un des jeunes garçons qui remplissaient cet emploi spécial dans le magasin. Nous étions trois ou quatre en me comptant ; ma place fut marquée dans un angle de l’entrepôt, où M. Quinion pouvait m’apercevoir en se redressant sur l’espèce d’estrade grillée qu’occupait son pupitre dans le comptoir. Ce fut là que, dès le premier matin de mon début, le plus ancien de mes co-employés fut chargé de m’enseigner ma tâche. Il s’appelait Mick Walker, était coiffé d’un chapeau de papier et portait un tablier déchiré. Il m’informa que son père était un canotier de la Cité, et qu’à la cérémonie de l’installation du lord-maire, il marchait dans le cortège avec une toque de velours noir. Passant de là aux renseignements sur nos collaborateurs, il nomma le principal d’entre eux Pomme-de-terre-farineuse. Je découvris plus tard que ce nom, qui me semblait assez extraordinaire, n’était ni un nom de famille ni un nom de baptême, mais un sobriquet indiquant le teint pâle ou farineux de ce brave jeune homme, dont le père avait deux professions qu’il exerçait, l’une de jour, l’autre de nuit. Batelier sur la Tamise, il était pompier attaché à l’un des grands théâtres, où une petite sœur de Pomme-de-terre-farineuse jouait les lutins dans les pantomimes.

Je me sentis secrètement humilié de ces nouveaux compagnons, les comparant aux petits amis de ma première enfance si heureuse, et à ceux du pensionnat, à Traddles, à Steerforth surtout. Plus d’espoir pour moi, me disais-je, de devenir jamais un homme instruit et distingué ! Quelle honte, quelle angoisse pour mon jeune cœur qui avait sa petite ambition et son petit orgueil ! On s’en ferait difficilement une idée, et mes larmes se mêlèrent souvent à l’eau avec laquelle je rinçais les bouteilles, lorsque je croyais ne pas être vu.

Mais je ne suis encore qu’à mon apprentissage.

La pendule du comptoir marquait midi et demi, et chacun se préparait à dîner, lorsque M. Quinion me fit signe de venir près de lui. Je le trouvai avec un personnage à large tête chauve, d’une quarantaine d’années, en habit râpé, armé d’une canne, et ayant un lorgnon en sautoir, ornement de toilette et rien de plus, car il ne s’en servait jamais et il n’aurait pu utilement s’en servir.

« — Le voilà, » dit M. Quinion en me montrant.

« — Ah ! c’est donc là le jeune M. Copperfield, » répondit le personnage avec un air de dignité indéfinissable qui me fit beaucoup d’impression, d’autant plus qu’il ajouta avec un accent affable : « J’espère que vous vous portez bien. Monsieur.

» — Très bien, Monsieur, je vous remercie, » répondis-je, dissimulant de mon mieux mon malaise moral, parce que je n’étais pas d’une nature plaintive.

« — J’ai reçu, » poursuivit-il avec un sourire, « une lettre de M. Murdstone, qui m’exprime le désir que je vous donne un lit dans un appartement de ma maison. J’ai, sur le derrière, une pièce à présent inoccupée, et je suis enchanté de l’offrir à un jeune homme tel… que vous.

» — Vous voyez M. Micawber, me dit M. Quinion.

» — Ah ! oui, c’est mon nom, » dit le personnage en relevant les deux angles d’un énorme col de chemise qui encadrait sa large figure.

« — M. Micawber, dit M. Quinion, est connu de M. Murdstone ; il prend par commission des commandes pour notre comptoir. M. Murdstone s’est adressé à lui pour vous procurer un logement, et vous serez son locataire.

» — Mon adresse, dit M. Micawber, est Terrasse de Windsor (City-Road) ; et… bref, c’est là que je demeure, » répéta-t-il avec le même air de condescendance et le sourire d’un homme content de lui-même.

Je m’inclinai pour lui faire un salut.

« — Soupçonnant, reprit-il, que vous n’avez pas encore beaucoup pérégriné dans cette métropole, et que vous auriez quelque peine à vous reconnaître à travers les méandres de la moderne Babylone, — craignant, en d’autres termes, que vous ne vous égariez… je serai heureux de passer ce soir, en personne, pour vous révéler la science du chemin le plus court. »

Je le remerciai de tout mon cœur de cette offre amicale, rendue en style si imposant.

« — À quelle heure ? » demanda M. Micawber, qui, je m’en aperçus bientôt, parlait tour à tour à demi-mot et par périphrases.

» — À huit heures à peu près, répondit M. Quinion.

« — À huit heures à peu près donc ! dit M. Micawber ; je vous souhaite le bonjour, M. Quinion, sans vous importuner plus longtemps. »

Ayant remis son chapeau, il s’en alla, sa canne sous le bras, le buste droit et fredonnant un air dès qu’il eut franchi le seuil du comptoir.

Alors M. Quinion m’exhorta solennellement à me rendre aussi utile que possible dans le magasin, pour mériter mon salaire fixé à 6 ou 7 shellings par semaine ; — c’est-à-dire à 6 pour commencer et à 7 un peu plus tard. Il me remit une semaine d’avance, et je donnai 6 pence à Pomme-de-terre-farineuse pour faire porter ma malle à la Terrasse-Windsor, quand la nuit serait venue ; car, toute petite qu’elle était, je n’aurais pu la charger sur mes épaules. Je dépensai 6 pence encore pour mon dîner, qui consista en un pâté à la viande arrosé de l’eau d’une pompe voisine ; repas bientôt expédié et dont je fis la digestion en me promenant dans les rues.

Le soir, à l’heure précitée, M. Micawber reparut. Je me lavai les mains et le visage pour faire honneur à la dignité de mon hôte, et nous nous rendîmes ensemble à notre maison, si je puis l’appeler notre. En chemin, M. Micawber me nommait les rues et me faisait observer celles qui avaient quelque signe caractéristique, pour que je me reconnusse le lendemain.

Arrivé à la Terrasse-Windsor, je remarquai que la demeure de M. Micawber lui ressemblait assez, car elle n’était pas neuve, mais ne manquait pas d’une certaine apparence. Les fenêtres du premier restaient fermées, pour dissimuler aux voisins que cet étage était tout-à-fait sans meubles. Dans le salon du rez-de-chaussée était assise une dame, maigre, vêtue d’une robe fanée, ayant un nourrisson à son sein. C’était Mrs  Micawber à qui je fus présenté. Le nourrisson avait un frère jumeau, et je dirai ici, par anticipation, que je devais rarement voir les deux frères détachés en même temps du sein maternel : il y en avait toujours un qui tétait pendant que l’autre attendait son tour.

Outre les jumeaux, deux autres enfants faisaient partie de la famille, le petit Micawber l’aîné, âgé de quatre ans, et Miss Micawber, âgée de trois. Une servante, qui était affligée d’un reniflement continuel, vint une demi-heure après faire aussi ma connaissance, en se disant orpheline et élevée à l’hospice Saint-Luc. Ce fut Mrs  Micawber elle-même cependant qui voulut m’installer dans ma chambre, située sous le toit à l’arrière de la maison : le mobilier en était peu considérable, et son plus bel ornement provenait d’une sorte de badigeon bleu sur la muraille.

« — Je n’aurais jamais pensé, » dit Mrs  Micawber en s’asseyant pour reprendre haleine, « quand, avant mon mariage, je vivais chez papa et maman, que je serais un jour forcée de recevoir un locataire. M. Micawber, malheureusement, est dans des circonstances difficiles, et il faut taire tout sentiment de susceptibilité.

» — Oui, Madame, » dis-je, ne sachant que répondre à cette confidence.

« — Les circonstances difficiles, poursuivit-elle, sont même accablantes pour le quart d’heure, et je ne sais trop si M. Micawber pourra s’en tirer. Quand je vivais chez papa et maman, je ne me serais guère doutée du sens pénible de ces mots… l’expérience ne me l’a que trop appris, — comme disait papa. »

À moins que ma mémoire ne me trompe, elle me raconta alors que M. Micawber avait été officier dans l’artillerie de marine ; mais qu’il eût été officier ou qu’il eût appartenu à l’armée de mer sous un autre titre, il était devenu une espèce de commis-voyageur dans l’enceinte de la capitale pour placer diverses marchandises, et malheureusement il n’en plaçait guère, j’en ai peur.

« — Si les créanciers de M. Micawber ne veulent pas lui donner du temps, » continua Mrs  Micawber qui tenait à me mettre au courant, « ils en subiront les conséquences. Le plus tôt sera le meilleur : on ne peut tirer du sang d’une pierre, et, pour le moment, on ne tirerait pas d’argent de M. Micawber ; on aura beau faire des frais de justice, on en sera pour les frais. »

Mon émancipation prématurée trompait-elle Mrs  Micawber sur mon âge ? ou était-elle si pleine de son sujet qu’il lui fallait à tout prix un confident ? Je crois vraiment, qu’à mon défaut, elle eût adressé le même discours à ses deux jumeaux. Aussi, cette première communication se renouvela-t-elle souvent avec quelques variantes, pendant tout le temps que j’eus l’honneur de la connaître.

Pauvre Mrs  Micawber ! « J’ai tout fait pour lutter contre la fortune. » disait-elle, et c’était vrai, je n’en doute pas. Une grande plaque de cuivre couvrait le centre de la porte de la rue ; on y lisait, gravé en lettres noires : « Pensionnat de jeunes personnes tenu par Mrs  Micawber. » Hélas, aucune jeune personne n’y venait recevoir les leçons de l’institutrice, aucune n’était venue se proposer, rien n’annonçait qu’on en eût sérieusement attendu une seule. Les visiteurs uniques dont j’entendisse parler ou que je rencontrasse, étaient des créanciers. Oh ! ceux-là venaient et revenaient à toute heure, et quelques-uns se montraient réellement féroces. Un entr’autres, au teint sombre et sale, un bottier, je crois, se plantait tous les matins, à sept heures, dans le corridor au bas de l’escalier, et, de là, il criait à M. Micawber : « Allons, paraissez donc, vous savez bien que vous n’êtes pas sorti. Payez-nous. Voulez-vous nous payer ? Ne vous cachez pas, voyons ! c’est une bassesse ; je ne voudrais pas faire de bassesse à votre place. Décidez-vous enfin à nous payer… payez ; oh ! vous m’entendez bien, quoique vous ne répondiez pas. » Comme on ne lui répondait pas davantage, le terrible bottier changeait de ton et se servait de gros mots : « Voleurs, filous. » Puis, exaspéré par le silence, il retraversait la rue, se postait sur le trottoir de l’autre côté, et là, il vociférait jusqu’au second étage, où il savait que se tenait M. Micawber. Dans ces occasions-là, M. Micawber, mortifié et désespéré, menaçait de se suicider avec un rasoir, comme j’en fus instruit un matin par le cri d’épouvante que jeta sa pauvre femme. Mais, deux heures après, cet infortuné débiteur, revenu à lui-même, se mettait à cirer ses bottes, et puis sortait en fredonnant un air de chanson avec sa dignité et son affabilité habituelles. Mrs  Micawber n’était pas d’humeur moins élastique. Je l’ai vue s’évanouir à quatre heures en recevant une assignation du fisc, et l’heure d’ensuite manger des côtelettes panées arrosées d’un verre d’ale, après avoir été forcée de mettre en gage deux petites cuillers à thé pour se procurer ce dîner. Le soir venu, ayant réparé le désordre de ses cheveux et allaité successivement ses deux jumeaux, elle m’invitait à m’asseoir à côté d’elle, devant le feu, et là me racontait des histoires de papa et de maman, ainsi que du beau monde qu’on traitait à la maison paternelle.

C’était dans l’intérieur de cette famille que je passais mes heures de loisir. Je me procurais moi-même mon déjeuner exclusif, qui consistait en un penny de lait et un pain de la même somme (deux sous ou dix centimes). Je gardais un second petit pain et un morceau de fromage sur la planche d’une armoire pour faire mon souper lorsque je rentrais le soir. Je faisais là une soustraction sur les six ou sept shellings de ma journée, je le sais bien, et il fallait avec le reste me sustenter toute la semaine. On conviendra que c’était assez chanceux, pour un enfant qui, depuis le lundi matin jusqu’au samedi soir, n’avait ni conseil, ni encouragement, ni consolation, ni secours, ni assistance d’aucune sorte. Si jeune, si dépourvu de toute expérience, s’étonnera-t-on que je cédasse à certaines tentations ? Oubliant que j’avais seul la charge de tous mes repas, il m’arriva deux ou trois fois, en me rendant au comptoir, de m’arrêter devant un pâtissier, et là, séduit par les gâteaux de rebut, d’y dépenser ce que j’aurais dû réserver pour mon dîner. Ces jours-là, je dînais par cœur ou j’achetais tantôt un pain d’un penny, tantôt une tranche de pouding aux raisins de Corinthe, selon l’état de mes finances. Quand je dînais régulièrement, c’était tour à tour avec une tranche de veau ou une tranche de bœuf rôti, que j’allais chercher moi-même chez un traiteur ; parfois encore je me contentais d’un morceau de fromage et d’un verre de bière que je prenais dans un misérable cabaret à l’enseigne du Lion. Je me rappelle enfin qu’un jour, avec mon pain sous le bras enveloppé dans du papier comme un livre, j’entrai près du théâtre de Drury-Lane, chez le fameux restaurant du Bœuf à la mode, et je me fis servir une portion de cette friandise culinaire. À la vue d’un consommateur de ma taille, le garçon me regarda d’abord tout ébahi, et puis alla chercher un camarade pour lui faire partager sa surprise ou son admiration. Je lui donnai un demi-penny en guise de pourboire, et il n’eut pas honte de l’accepter.

Une autre fois, ma hardiesse me valut un admirateur plus consciencieux : — c’était l’après-midi, il faisait chaud ; la circonstance, je ne sais laquelle, me semblait mériter un extrà : peut-être était-ce l’anniversaire de ma naissance ; j’entrai chez un débitant de spiritueux, et dis au publicain : « Quelle est votre ale de meilleure qualité, — de qualité supérieure ? et combien le verre ?

» — Trois pence le verre est le prix de la véritable Stunning Ale, »  répondit le débitant.

« — Eh bien ! » repartis-je en produisant les trois pence, « versez-moi un verre de la véritable Stunning Ale et que la mousse déborde. »

Le débitant me regarda des pieds à la tête avec un sourire étrange et, au lieu de tirer la bière, il tourna la tête et dit quelques mots à sa femme assise derrière lui : sa femme se leva et tous les deux me contemplèrent un moment : j’étais confus. Ils me firent ensuite plusieurs questions : Quel âge avais-je ! Quel était mon nom ? mon état ? D’où étais-je venu et où allais-je ? Je me piquai de discrétion et je dois m’accuser d’avoir inventé quelque histoire qui satisfit d’ailleurs le mari et la femme, car ils se décidèrent à remplir un verre, quoique je soupçonne que ce n’était pas de la véritable Stunning Ale. Mais lorsque je l’eus vidé, la femme, venant à moi, me rendit mon argent et me donna un baiser, moitié d’admiration, moitié de compassion : je suis sûr qu’elle avait un excellent cœur de femme.

Je n’exagère, qu’on le croie bien, ni la mesquinerie de mes ressources ni les difficultés de ma vie. Je travaillais bravement du matin au soir avec mes camarades, et je ne tardai pas à être presque aussi mal vêtu qu’eux. J’aurais fini, sans doute, si Dieu n’avait eu pitié de moi, par devenir un petit voleur ou un petit vagabond ; car, lorsqu’un shelling de gratification m’était donné par M. Quinion, je ne me faisais aucun scrupule de dîner ce jour-là plus copieusement ou de régaler les autres employés avec un thé complet ou du café. J’avais surtout une propension à la flânerie qui me poussait tantôt vers le marché de Covent-Garden, où je regardais les ananas avec une certaine convoitise, tantôt sous les arcades d’Adelphi, mystérieux labyrinthe, tantôt enfin du côté d’un cabaret, près de la rivière, où les charbonniers se donnaient rendez-vous devant la porte et dansaient joyeusement. Cela m’amusait d’être le témoin muet de ce bal vulgaire : que devaient penser de moi tous les danseurs ?

M’étais-je ainsi peu à peu accoutumé à une condition qui m’avait d’abord paru dégradante ? On l’aurait cru, tant j’étais parvenu à déguiser mon sentiment d’humiliation. C’était encore un soin que je prenais de ma dignité : je n’aurais pas voulu qu’on sût tout ce que j’avais souffert, tout ce que je souffrais toujours. Je compris bientôt que, traité par M. Quinion sur le même pied que les autres employés du comptoir, je serais mal venu à afficher aucune supériorité d’origine : je me taisais sur ma famille et je ne cherchais d’autre distinction que celle que pouvait m’attirer le mérite d’être laborieux et expéditif. Cette justice me fut rendue facilement. Peut-être, cependant, ma conduite et mes manières contrastaient-elles encore avec la familiarité que j’affectais avec tous, puisque, lorsque l’on me chercha un surnom, on me trouva celui de Petit-Gentilhomme. Je m’avisai aussi de me souvenir de mon talent de conteur si apprécié de Steerforth, et j’eus un succès qui causa un accès d’envie à Pomme-de-terre-farineuse : je crois même que ce noble fils du pompier me traita un jour d’aristocrate ; mais j’avais pour moi Mick Walker, un nommé Gregory, le chef des emballeurs, et Tipp, le camionneur, qui m’appelait amicalement David.

Il me semblait si difficile de m’arracher à cette existence, qu’en écrivant à Peggoty, je me serais bien gardé de lui révéler la vérité et de lui dire à quel point j’étais malheureux. Avec elle aussi j’éprouvais une certaine honte, et puis, à quoi bon désespérer la pauvre femme, puisque j’avais pris mon parti ?

Les embarras de M. Micawber aggravaient encore mes ennuis. Dans mon abandon je m’étais attaché à sa famille : combien de fois je me promenai tout pensif, portant sur mes épaules le poids des dettes du mari, calculant les ressources de la femme. Le samedi soir même cette préoccupation troublait le plaisir que j’éprouvais à me voir libre pour toute la journée du dimanche avec mes sept shellings dans la poche. Pendant ces vingt-quatre heures-là, les confidences de Mrs  Micawber étaient naturellement plus longues et plus expansives ; mais heureusement elles se terminaient toujours de la même manière ; après des sanglots à fendre le cœur, elle trouvait une transition pour chanter une chanson ou une ballade, et M. Micawber, à son tour, une fois qu’il avait déclaré qu’il n’avait plus d’autre chance que d’aller vivre en prison, soupait de bon appétit et allait se coucher en calculant ce que lui coûterait le balcon neuf dont sa maison avait besoin « si jamais les dés tournaient en sa faveur. »

Malgré la distance de nos âges, nos situations respectives établissaient une curieuse égalité entre la famille Micawber et moi ; mais on aura une nouvelle preuve de ma délicate discrétion, lorsque l’on saura que je me serais fait un scrupule d’accepter la moindre invitation de m’asseoir à la table de ceux que je savais en discussion continuelle avec le boucher et le boulanger. En effet, Mrs  Micawber me fit un soir sa confidence entière :

« — Mon cher M. Copperfield, me dit-elle, je ne vous regarde pas comme un étranger, je n’hésite donc pas à vous avouer que les embarras de M. Micawber touchent à une crise. »

Je contemplai avec une douloureuse sympathie la pauvre femme en pleurs, et elle poursuivit en ces termes :

« — À l’exception d’une croûte de fromage de Hollande qui n’est guère propre à mettre sous la dent de nos enfants, je n’aperçois plus rien sur la planche de l’office. Je me servais du mot d’office quand je vivais chez papa et maman : c’est par habitude et sans y faire attention que je m’en sers encore : ce que je veux exprimer par là, c’est qu’il n’y a rien à manger dans la maison.

» — Hélas, mon Dieu ! m’écriai-je. »

J’avais dans ma poche deux ou trois shellings sur les gages de ma semaine (ce qui me fait présumer que nous étions à mercredi), et je les offris cordialement à Mrs  Micawber. « — Non, non, » me dit-elle en m’embrassant, « je n’accepterai pas ; mais vous me rendrez un service… parce que vous êtes la discrétion même malgré votre âge.

» — Que faut-il faire ? je suis prêt.

» — J’ai vendu moi-même, continua-t-elle, toute notre argenterie ; mais il nous reste quelques bagatelles… quoique M. Micawber y tienne, il faut bien nourrir ces pauvres enfants. Charger de cette commission l’orpheline de Saint-Luc, ce serait l’autoriser à des libertés qui me seraient pénibles… Puis-je vous prier, vous, mon cher M. Copperfield ?… »

Je compris alors de quoi il s’agissait. Dès ce soir-là j’allai faire un premier message, et puis un autre le lendemain matin, et ainsi de suite tous les jours de la semaine, avant de me rendre au comptoir ou lorsque j’en étais revenu. Ainsi partirent d’abord quelques volumes que M. Micawber appelait pompeusement sa bibliothèque, et qui passèrent successivement de la maison à l’étalage d’un bouquiniste du voisinage ; après les volumes disparurent, par mon intermédiaire, plusieurs autres articles qui me rendirent très connu d’un prêteur sur gages demeurant quelques portes plus loin : le bouquiniste savait, par parenthèse, à peine lire : il était souvent ivre et sa femme concluait les marchés pour lui ; tandis que le prêteur sur gages était un latiniste qui me priait de lui conjuguer un verbe pendant qu’il inscrivait sur son registre ce que je lui apportais de la part de Mrs  Micawber.

Ces dernières ressources s’épuisèrent aussi : la crise éclata enfin, et un beau matin M. Micawber, arrêté tout de bon, fut emmené à la prison du Banc du Roi. « C’en est fait, » me dit-il en quittant sa maison : « le dieu du jour a tiré le rideau sur moi ! » Je le crus réellement au désespoir. J’appris plus tard que le soir même il avait fait une partie de quilles dans la cour de la geôle.

Le dimanche après son incarcération, j’allai lui rendre ma première visite, non sans avoir été forcé de demander plusieurs fois mon chemin ; lorsque je franchis le seuil fatal, je me souvins de mon héros Roderick Random, grâce auquel je n’ignorais pas tout-à-fait ce qu’était une prison pour dettes.

M. Micawber m’attendait au préau ; il pleura et me supplia solennellement de ne jamais oublier que si un homme qui a vingt livres sterling de rente ne dépense que dix-neuf livres dix-neuf shellings et six pence, il sera heureux ; mais que s’il dépense la somme totale il sera misérable. Après cette sentence, qui lui était familière, il m’emprunta un shelling pour faire venir une bouteille de porter, écrivit un bon à mon ordre en remboursement sur Mrs  Micawber, s’essuya les yeux et reprit courage.

Nous fûmes joints par un autre débiteur qui faisait chambre commune avec lui, et qui apportait pour son écot de leur souper une longe de mouton : je fus prié alors d’aller jusqu’à la chambre au-dessus emprunter « au capitaine Hopkins » un couteau et une fourchette.

Le capitaine Hopkins occupait cette chambre avec sa femme et ses deux filles. Ces dames étaient si mal coiffées que je me félicitai de ne pas être chargé de leur demander leur peigne : le capitaine, dont les cheveux n’étaient guère plus soignés et qui avait une redingote aussi sale que râpée, me confia le couteau et la fourchette, que je lui rapportai, deux heures après, avec les remercîments de M. Micawber.

Je m’en retournai ensuite pour donner des nouvelles de celui-ci à sa femme : elle s’évanouit en m’apercevant ; mais non moins prompte à se consoler que le prisonnier, elle fit pour la soirée un petit punch aux œufs dont j’acceptai ma part.

Je ne sais comment se vendirent les derniers meubles de la famille ; mais ils furent vendus et emportés, excepté quatre chaises, la table de cuisine et deux lits, y compris le mien. Nous campâmes quelques jours encore dans la maison désolée de la Terrasse-Windsor, jusqu’à ce que M. Micawber ayant obtenu une chambre pour lui à la prison. Mrs  Micawber put s’y transporter. On me loua une petite chambre dans le voisinage, à ma grande satisfaction, car nous étions trop nécessaires les uns aux autres, les Micawber et moi, pour nous séparer. L’orpheline de Saint-Luc fut aussi pourvue d’un logement peu coûteux dans le même quartier. Le mien était un petit grenier sous les combles d’où la vue s’étendait sur un chantier. J’en pris possession avec une joie relative, en pensant que les affaires de mes amis ne pouvaient empirer après la crise, et, qu’en attendant, il me serait accordé, matin et soir, d’être introduit une heure au moins auprès d’eux.

Nouveau témoignage de ma discrétion : je n’ouvris pas la bouche de tous ces incidents au comptoir de Murdstone et Grinby. Ce fut un de mes secrets. D’ailleurs rien de nouveau dans mon occupation de tous les jours : même travail, même assiduité, même dégoût, même mystère. Il n’y eut de changé pour moi que les nouvelles relations que me procurèrent mes visites journalières à la prison pour dettes, jusqu’à ce que M. Micawber se fût décidé à profiter du bénéfice de la loi qui permet à tout débiteur anglais de se proclamer judiciairement insolvable. « On me rendra au moins ma liberté, dit-il ; je commencerai une vie nouvelle, et qui sait si cette fois les dés ne tourneront pas en ma faveur ? »

Il voulut aussi que son passage à la prison fût signalé par un acte de philanthropie, et il rédigea une pétition adressée à la Chambre des communes, pour réclamer une modification de la législation sur l’emprisonnement pour dettes.

Il y avait dans la prison même un club. M. Micawber, en homme comme il faut, en était devenu un membre influent. Il communiqua son idée au club et y fut fortement approuvé. La pétition avait été transcrite sur une immense feuille de papier ; chacun reçut l’invitation d’y venir apposer sa signature, et l’on fixa un jour pour la faire sanctionner solennellement, comme cela se pratique : je me procurai un demi-jour de congé afin d’assister à la cérémonie et pris place dans un coin, mon vieil ami, le capitaine Hopkins, lisait lui-même le document à tous ceux qui désiraient signer en connaissance de cause, et quoique plusieurs l’en dispensassent, d’autres demandaient la lecture. Le capitaine ne se faisait pas prier et prenait même un vrai plaisir à sa déclamation : chaque fois M. Micawber l’écoutait avec l’attention vaniteuse d’un auteur dont un bon acteur fait valoir l’œuvre, ou plutôt avec la satisfaction d’un philanthrope qui espérait ne pas invoquer en vain, par des raisons si pathétiques, la sagesse et l’humanité de la législature.

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