Aller au contenu

David Copperfield (Traduction Pichot)/Première partie/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (1p. 358-391).

CHAPITRE XIV.

Ma tante prend un parti à mon égard.


Le lendemain matin je n’étais plus sous clé ; une fois levé, je me rendis auprès de ma tante et je la trouvai plongée dans une méditation profonde, accoudée sur la table du déjeuner et ne s’apercevant pas que l’eau bouillante commençait à s’échapper de l’urne à thé. Je me persuadai que j’étais le sujet de ses réflexions et je me sentais de plus en plus curieux de savoir ce qu’elle avait décidé à mon égard : cependant je n’osai pas exprimer tout haut mon anxiété, de peur qu’elle ne parût indiscrète.

Mes yeux ne pouvaient cependant être aussi facilement contenus que ma langue, et, bien souvent, pendant le déjeuner, je regardai ma tante. Chaque fois elle m’examinait de même avec une attention extraordinaire ; puis, le déjeuner fini, se renversant sur sa chaise, contractant ses sourcils, croisant ses bras, elle me contempla encore tout à son aise, et je finis par être troublé, confus même, d’être étudié et observé ainsi : mon embarras se trahit par toutes sortes de maladresses et de gaucheries, justement parce que, pour le cacher, voulant paraître tout occupé de finir mon déjeuner, je heurtais mon couteau contre ma fourchette et m’étouffais en avalant trop vite ma tasse de thé.

« — Eh bien ! » s’écria ma tante.

Cette fois je levai les yeux avec respect.

« — Je lui ai écrit, dit-elle.

» — À… ?

» — À votre beau-père, » répondit-elle, voyant bien que je n’osais achever ma question. « Je lui ai écrit une lettre à laquelle il faudra qu’il fasse attention ou nous aurons maille à partir.

» — Sait-il où je suis ? » demandai-je avec alarme.

« — Je lui le ai appris, » dit ma tante en hochant la tête.

« — Lui serai-je… lui serai-je livré ? » demandai-je en balbutiant.

« — Je ne sais pas, » répondit ma tante, « nous verrons.

» — Ah ! m’écriai-je, et moi je ne sais pas ce que je ferai si je dois retourner chez M. Murdstone.

» — Je ne suis encore décidée à rien, » reprit ma tante : « nous verrons. »

Je fus accablé par ces paroles : je ne pus dissimuler mon abattement et ma tristesse. Ma tante, sans paraître beaucoup s’occuper de moi, ouvrit l’armoire, en retira un tablier qu’elle mit par dessus sa robe, lava elle-même les tasses, et quand elles furent lavées, essuyées, rangées en ordre sur le plateau, sonna Jeannette pour lui dire de tout emporter : alors elle se ganta, s’arma d’un petit balai et balaya le tapis où vous auriez en vain cherché un atome de miette de pain. Après le tapis, elle épousseta les meubles qui avaient été déjà époussetés le matin. Quand ce soin de ménage fut accompli à sa satisfaction, elle ôta ses gants et son tablier, les plia, les serra dans l’armoire, posa sa boîte à ouvrage sur le guéridon près de la croisée ouverte, et se mit à travailler paisiblement.

« — Je vous prie de monter chez M. Dick, » me dit ma tante en enfilant son aiguille, « et vous lui ferez mes compliments ; je désire savoir où il en est de son Mémoire. »

Je me levai avec empressement pour m’acquitter de ce message. Ma tante m’arrêta en me regardant comme elle regardait tout à l’heure l’œil de son aiguille : « Je suppose, ajouta-t-elle, que vous trouvez que M. Dick a un nom bien court, n’est-ce pas ?

» — C’est, en effet, répondis-je, la remarque que je faisais en moi-même hier.

» — Vous ne supposez pas à votre tour, j’espère, » dit ma tante d’un air plus hautain, « que s’il voulait en porter un autre plus long, il ne le pourrait pas. Il s’appelle Babley, — M. Richard Babley, — c’est là son vrai nom. »

J’allais, avec la familiarité de mon âge, et en toute humilité cependant, demander à ma tante s’il ne serait pas convenable à moi d’accorder à M. Dick tout le bénéfice de son vrai nom, lorsqu’elle reprit :

« — Mais n’allez pas le nommer ainsi : il ne peut souffrir son nom : c’est une de ses bizarreries, quoique peut-être n’est-ce pas une bizarrerie si déraisonnable, tant il a été maltraité par des gens qui ont le droit de le porter comme lui ? Je comprends son antipathie et je m’y prête ; il s’appelle donc M. Dick ici et partout ailleurs même, si jamais il pouvait songer à aller ailleurs. Prenez donc garde, mon enfant, de ne pas l’appeler autrement que M. Dick. »

Je promis de me conformer à cette recommandation et je montai pour demander à M. Dick des nouvelles de son Mémoire, puisque c’était un Mémoire qu’il faisait. J’avoue que le matin, en descendant de ma chambre et passant devant la sienne, dont la porte était entrouverte, je l’avais aperçu fort affairé à écrire au milieu de paperasses. Je le trouvai dans la même attitude, et si appliqué, qu’il me fut loisible, avant qu’il se doutât de ma présence, de voir dans un coin, sur un tas de manuscrits, un énorme cerf-volant.

« — Ah ! Phébus ! » s’écria-t-il enfin en s’interrompant, « quel drôle de monde que celui-ci ! voulez-vous que je vous dise tout bas ce qu’est ce monde, mon jeune ami ? approchez, car je ne veux pas qu’on m’entende ! » Je m’approchai, et il me glissa dans le tuyau de l’oreille : « Ce monde-ci est un monde de fous, un grand hôpital de lunatiques ! » Après cette confidence, il puisa une prise de tabac dans une boîte ronde qui était sur la table, et partit d’un éclat de rire.

Sans oser donner mon opinion sur cette question grave, je m’acquittai du message de ma tante.

« — Bien ! » répondit M. Dick, « portez-lui mes compliments et dites-lui que je crois avoir fait un grand pas… je crois avoir fait un grand pas, » répéta-t-il en passant la main à travers ses cheveux gris et lançant un coup d’œil à sa copie… « Vous avez été dans un pensionnat ?

» — Oui, Monsieur, pendant quelque temps.

» — Vous rappelez-vous la date de l’année où Charles Ier fut décapité ? » me demanda-t-il avec un regard très sérieux et s’apprêtant à noter ce que j’allais répondre.

« — Je crois, » lui dis-je, car j’avais assez bonne mémoire, « je crois que ce fut l’année seize cent quarante-neuf.

» — Oui, » répliqua M. Dick se grattant l’oreille avec sa plume et me regardant d’un air dubitatif. « Oui, c’est ce que les livres prétendent ; mais je ne vois pas comment cela pourrait être, car s’il y a si long-temps de cela, comment les gens de son entourage auraient-ils pu faire pour avoir transvasé de sa tête dans la mienne quelques-uns des soucis qui la troublaient avant qu’on la lui tranchât ? »

Je laisse à deviner la surprise que me causa ce problème dont il me fut impossible de trouver la solution.

« — C’est étrange, » répéta M. Dick en regardant ses papiers d’un air désolé et passant encore la main à travers ses cheveux. « C’est très étrange que je ne puisse éclaircir tout cela, ni le rendre parfaitement clair. Mais n’importe, n’importe ! poursuivit-il moins tristement, j’ai le temps d’y arriver. Faites mes compliments à Miss Trotwood et dites-lui que j’avance. »

Je me retirais, lorsqu’il appela mon attention sur le cerf-volant.

« — Que pensez-vous de ce cerf-volant ? me dit-il. »

Je répondis qu’il était magnifique. En effet, il pouvait bien avoir sept pieds de haut.

« — C’est moi qui l’ai fait. Nous irons l’enlever, vous et moi, » ajouta M. Dick. « Voyez-vous ceci ? »

Il me montra que le cerf-volant était recouvert de manuscrits en lignes fines et soignées, d’un caractère si lisible que je crus y distinguer dans deux ou trois endroits quelque allusion à la tête de Charles Ier.

« — La ficelle est longue, dit M. Dick, et, lorsqu’il est lancé, il porte loin avec lui les faits authentiques. Je ne sais pas où ils peuvent retomber. Cela dépend du temps, du vent et de tout ce qui s’ensuit : mais c’est une chance. »

M. Dick me dit cela avec un air si doux et si agréable, il avait dans sa physionomie quelque chose de si honnête, que je ne savais plus s’il voulait plaisanter un moment avec moi. Je me mis à rire et il rit aussi : nous nous quittâmes donc les meilleurs amis du monde.

« — Eh bien ! mon enfant, » me demanda ma tante quand je fus redescendu, « où en est M. Dick, ce matin ? »

Je répondis qu’il lui envoyait ses compliments et qu’il avançait dans son travail.

« — Que pensez-vous de lui ? dit ma tante. »

J’avais quelque idée d’éluder la question et de répondre qu’il me semblait un homme fort aimable ; mais ma tante n’était pas femme à se contenter d’une réponse évasive. Elle laissa son ouvrage, et se croisant les mains :

« — Allons ! parlez… votre sœur Betsey Trotwood m’aurait dit tout de suite ce qu’elle pensait de quelqu’un : soyez comme votre sœur autant que possible, et parlez.

» — Est-ce que M. Dick… je le demande parce que je ne le sais pas, ma tante… est-ce qu’il serait insensé ?… dis-je en balbutiant. »

Je sentais que je marchais sur un terrain dangereux.

« — Pas le moins du monde, » répliqua ma tante.

» — Ah ! en vérité, » dis-je timidement.

« — S’il est au monde quelque chose que M. Dick ne soit pas, » dit ma tante d’un ton positif et ferme… » c’est cela !

» — Ah ! en vérité ! » Cette exclamation fut tout ce que je pus répondre encore.

« — On l’a appelé fou, dit ma tante : j’éprouve un égoïste plaisir à répéter qu’on l’a appelé fou… Sans cela je n’aurais pas, depuis plus de dix ans, l’avantage de sa société et de ses bons avis… En effet, c’est depuis le désappointement que votre sœur Betsey Trotwood me fit éprouver.

» — Il y a aussi long-temps que cela ! » observai-je.

« — Oui, » continua ma tante, « et c’étaient des gens d’esprit qui avaient l’audace de l’appeler fou. M. Dick est un de mes parents éloignés… peu importe à quel degré, cela n’y fait rien. Sans moi son propre frère l’aurait tenu enfermé pour le reste de sa vie… Rien que cela ! »

J’ai bien peur d’avoir eu un peu d’hypocrisie lorsque, voyant ma tante si affectée et si indignée, je m’efforçai de paraître aussi indigné qu’elle.

« — Orgueilleux sot ! s’écria-t-elle… parce que son frère était un peu excentrique… et quoiqu’il ne soit pas moitié aussi excentrique que bon nombre de gens à moi connus… il ne se souciait pas qu’on le vît dans sa maison et il l’envoya dans un asile d’aliénés, trahissant ainsi les volontés de leur père défunt qui l’avait recommandé particulièrement à ses soins, le père aussi s’imaginant que son pauvre Richard était ce qu’on appelle un idiot… En vérité, le père devait croire aussi avoir toute la sagesse du monde, pour porter un tel jugement… un idiot lui-même, je gage, ce père-là ! »

Ma tante ayant encore parlé avec un air de ferme conviction, je m’efforçai d’être convaincu comme elle et elle continua en ces termes :

« — J’intervins entre les deux frères et fis une offre au prétendu sage : votre frère a la tête saine, lui dis-je, plus saine que la vôtre aujourd’hui… plus saine, j’espère, que la vôtre ne sera jamais. Laissez-lui son petit revenu et qu’il vienne vivre avec moi. Je n’en ai pas peur, je ne suis pas fière, moi ; je suis prête à en prendre soin et je ne le maltraiterai pas comme l’ont maltraité certaines gens, sans parler des gardiens de la maison d’aliénés. » Là-dessus, grande discussion, querelle même entre le prétendu sage et moi… Mais je l’emportai à la fin et le pauvre Richard vint ici où il est resté depuis. C’est la créature la plus affectueuse et la plus docile qui se puisse voir : et pour donner un bon conseil… Ah ! il n’y a que moi qui sache ce qu’est l’esprit de cet homme. »

En prononçant cette dernière phrase, ma tante prit un air de défi comme si elle eût voulu que quelqu’un vînt lui contester son opinion, et je n’eus garde d’exprimer le moindre doute.

« — Il avait une sœur, » poursuivit ma tante, « une sœur qu’il aimait, une bonne fille, et qui était pleine d’attentions pour lui. Mais elle fit ce qu’elles font toutes… elle se maria… et le mari qu’elle avait choisi fit ce qu’ils font tous… il la rendit malheureuse. Le chagrin de cette sœur produisit une telle impression sur l’esprit de M. Dick (ce n’est pas de la folie, j’espère), que, jointe à la peur qu’il avait de son frère, elle lui causa un accès de fièvre. C’était avant qu’il ne vînt chez moi… cependant il en a gardé un souvenir qui l’affecte péniblement. Vous a-t-il parlé du roi Charles Ier, mon enfant ?

» — Oui, ma tante.

» — Ah ! » reprit-elle en se grattant le front comme si elle était un peu contrariée, « c’est sa manière allégorique d’exprimer le souvenir que je vous raconte : il rattache ses chagrins à sa maladie, n’est-ce pas naturel ? Et c’est la figure, la similitude ou n’importe comme on l’appelle, dont il se sert pour en parler. Et pourquoi ne le ferait-il pas ? il en a bien le droit, si cela lui convient.

» — Certainement, ma tante, » répondis-je.

« — Ce n’est pas, » dit ma tante, « la langue des affaires, ni même celle du monde. Je le sais, et c’est pourquoi j’insiste pour qu’il ne dise pas un mot de cela dans son Mémoire.

« — Est-ce un Mémoire sur sa propre histoire qu’il écrit, ma tante ? » demandai-je.

» — Oui, mon enfant, » répondit-elle en se grattant encore le front : « il compose un Mémoire pour le lord-chancelier ou le lord n’importe qui, — pour un de ces personnages qu’on paye afin d’avoir le droit de leur adresser des Mémoires ; il relate dans le sien ce qu’on lui a fait. Je suppose qu’il l’aura terminé un de ces jours… Il n’a pu encore le rédiger sans y introduire sa façon particulière de s’exprimer, et il recommence souvent ; mais, qu’importe ? cela l’occupe. »

Dans le fait, j’appris, par la suite, que M. Dick s’efforçait depuis plus de dix ans d’évincer Charles Ier de son Mémoire, sans pouvoir y parvenir. Charles Ier y revenait toujours et il y était encore.

« — Je vous le répète, » reprit ma tante, « il n’y a que moi qui sache ce qu’est l’esprit de cet homme, et c’est la nature la plus douce et la plus affectueuse qui soit au monde ; il aime, sans doute, de temps en temps, à lancer un cerf-volant ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Franklin aimait aussi à lancer un cerf-volant. Franklin était un quaker ou quelque chose de ce genre, si je ne me trompe. Un quaker qui lance un cerf-volant est bien plus ridicule que toute autre personne qui en fait autant. »

Si j’avais pu supposer que ma tante avait raconté tous ces détails pour m’en faire la confidence spéciale, je me serais cru très honoré de cette distinction et j’aurais tiré un augure favorable de cette marque de son attachement ; mais je ne pus m’empêcher d’observer qu’elle satisfaisait le besoin qu’elle avait d’en parler à quelqu’un : c’était évidemment un problème qu’elle aimait à poser et à résoudre pour elle-même : un auditeur la mettait en verve, et si elle s’adressait à moi, c’était faute d’un autre, uniquement parce que j’étais là.

Cette réflexion, que je fis à part moi, en cherchant toujours à deviner ce que je pouvais devenir, ne me découragea pas ; au contraire, la générosité avec laquelle ma tante s’était fait le champion du pauvre M. Dick, me fit espérer qu’elle ne serait pas moins généreuse à mon égard. C’était pour moi la révélation du bon côté de son caractère. Je commençai à penser que malgré toutes ses bizarreries et ses humeurs excentriques, ma tante était un de ces bons cœurs qui savent aimer et se faire aimer. Je la redoutai un peu moins et l’honorai davantage ce jour-là, quoiqu’elle se montrât plus irritée que la veille, chaque fois que les ânes de Douvres renouvelèrent leurs incursions ; un affront nouveau et le pire de tous, vint même mettre le comble à son indignation : — un jeune homme osa, sans respect pour la dignité de la maison, s’approcher de la fenêtre et lancer des œillades à Jeannette à travers les carreaux !

L’anxiété que j’éprouvai jusqu’à ce qu’arrivât la réponse de M. Murdstone, fut extrême, mais je fis tout mon possible pour la contenir afin de me rendre agréable à ma tante et à M. Dick ; celui-ci m’aurait mené avec lui pour lancer le grand cerf-volant, si j’avais eu un costume qui me permît de faire cette sortie ; mais accoutré comme je l’étais encore, je ne pouvais songer à me montrer de jour hors de la maison, et ma tante elle-même n’osait me faire faire une promenade hygiénique que le soir, où elle me conduisait pendant une heure sur le rocher de Douvres avant de me faire monter dans ma chambre. Enfin, après l’intervalle nécessaire, la réponse de M. Murdstone arriva, et ma tante m’informa, à ma grande terreur, qu’il devait venir lui-même en personne le lendemain pour lui parler. Le lendemain, toujours attifé de mes curieux habillements, je restai toute la matinée assis sur une chaise, comptant les minutes, agité par le conflit de mes espérances et de mon découragement, regardant du côté de la porte et tressaillant au moindre bruit qui annonçait l’approche de quelqu’un.

Ma tante me parut encore un peu plus impérieuse et sévère que les jours précédents : je n’observai d’ailleurs aucun préparatif de sa part pour recevoir la visite par moi si redoutée ; elle était assise près de la croisée, travaillant à l’aiguille, et moi à côté d’elle. Notre dîner avait été indéfiniment différé, jusqu’à une heure assez avancée de l’après-midi. Dans mon agitation d’esprit j’aurais oublié plus long-temps encore mon jeune appétit ; mais il se faisait si tard que ma tante sonna enfin Jeannette et lui dit de servir. En ce moment même eut lieu une nouvelle invasion : ma tante poussa le cri d’alarme, et jugez de ma consternation lorsque je vis Miss Murdstone, montée sur un âne, traverser hardiment la pelouse sacrée et s’arrêter devant la maison en regardant autour d’elle.

« — Voulez-vous bien vous en aller ! » s’écria ma tante montrant le poing par la fenêtre. « Que venez-vous faire ici ? Comment osez-vous violer ma propriété ? A-t-on vu une pareille audace ? »

Ma tante fut si exaspérée du sang-froid avec lequel Miss Murdstone promenait ses regards autour d’elle, que, contre sa coutume, elle restait immobile et incapable de fondre sur l’ennemi. Je crus devoir lui apprendre qui était cette femme, en ajoutant que M. Murdstone lui-même était le Monsieur qui arrivait en ce moment à pied, sur les traces de sa sœur, ayant eu quelque peine à gravir le sentier par lequel celle-ci avait conduit sa monture ou ayant fait peut-être un détour.

« — Que m’importe qui ce peut être ! » s’écria ma tante continuant à gesticuler très peu gracieusement à la fenêtre : « Je ne veux pas qu’on viole ma propriété. Je ne le tolère point. Retirez-vous ! Jeannette, faites éloigner cet âne, chassez-le ! » Tout tremblant derrière ma tante, je fus témoin d’une espèce de bataille sur la pelouse, le baudet entêté résistant à tout le monde, Jeannette voulant le faire tourner à gauche, M. Murdstone le tirant pour le faire avancer, Miss Murdstone donnant un coup de parasol à Jeannette, et cinq à six petits garçons, accourus au bruit, criant de toute la force de leurs poumons. Soudain ma tante reconnut le jeune malfaiteur qui était le gardien de l’âne et un de ses assaillants les plus invétérés, quoiqu’à peine âgé de dix ans. Elle s’élance à son tour sur la scène, le saisit, le fait prisonnier et le traîne avec sa veste par dessus la tête jusque dans le jardin d’où elle crie à Jeannette d’aller chercher les constables pour qu’il soit appréhendé au corps, jugé et exécuté sur place ! Cet épisode ne dura pas long-temps, toutefois ; car le jeune drôle, pétri de malice et qui savait des stratagèmes dont ma tante n’avait aucune idée, lui échappa bientôt et s’en alla en sifflant avec son âne, non sans laisser sur les plates-bandes les traces profondes de ses gros souliers ferrés.

Pendant cette dernière scène de l’action, Miss Murdstone avait mis pied à terre et elle attendait avec son frère, sur le seuil de la porte, que ma tante eût le loisir de les recevoir. Ma tante, un peu ébouriffée par le combat, rentra chez elle avec une froide dignité, les coudoyant sans les voir, ne faisant aucune attention à eux jusqu’à ce que Jeannette vînt les annoncer.

« — Dois-je me retirer, ma tante ? » lui demandai-je toujours tremblant.

« — Non, certes, Monsieur, non, » me répondit-elle, et elle me poussa dans un coin où elle plaça une chaise devant moi comme pour en faire la barre du tribunal derrière laquelle on installe le prisonnier dans les cours de justice. Je gardai cette position jusqu’à la fin de l’entrevue et ce fut de là que je vis entrer M. et Miss Murdstone.

« — Ah ! » dit ma tante, « je ne savais pas d’abord à qui j’avais affaire ; mais je n’autorise personne à passer sur cette pièce de gazon ; je ne fais d’exception pour personne… pour personne.

» — Votre règle invariable est assez singulière pour des étrangers, » répondit Miss Murdstone.

« — Vraiment ! » répliqua ma tante.

M. Murdstone parut avoir peur du renouvellement des hostilités et intervint en disant :

« — Miss Trotwood !

» — Je vous demande pardon, » interrompit ma tante avec un regard scrutateur :

« Vous êtes le Monsieur Murdstone qui a épousé la veuve de feu mon neveu, David Copperfield, de Blunderstone-Rookery ?… quoique je ne sache trop pourquoi on ajoute Rookery à Blunderstone.

» — C’est moi-même, » répondit M. Murdstone.

« — Vous m’excuserez, Monsieur, si je dis, » poursuivit ma tante, « que, selon moi, il eût été beaucoup mieux et plus heureux de laisser veuve cette pauvre enfant.

« — Je suis d’accord avec Miss Trotwood, » observa Miss Murdstone en redressant la tête, — dans ce sens que je considère notre regrettée Clara comme ayant été une enfant.

» — C’est, » dit ma tante, « une consolation pour vous et pour moi, qu’on ne puisse dire la même chose de nous, qui commençons à vieillir et qui n’avons guère la chance d’être rendues malheureuses par nos agréments personnels.

» — Sans doute, » répliqua Miss Murdstone qui ne me sembla pas accepter de très bonne grâce ce compliment… « et certainement aussi j’ajouterai, comme vous, qu’il eût été mieux et plus heureux pour mon frère de n’avoir jamais contracté ce mariage, ce fut toujours mon opinion.

» — J’en suis bien persuadée, » dit ma tante qui sonna et qui ajouta en s’adressant à sa servante : « Jeannette, faites mes compliments à M. Dick et priez-le de descendre. »

Jusqu’à ce que M. Dick vînt, ma tante n’ouvrit plus la bouche, se tournant du côté du mur en fronçant le sourcil : quand M. Dick entra, elle le présenta officiellement :

« — M. Dick !… c’est un ancien et intime ami, sur le jugement duquel je compte, » poursuivit ma tante avec emphase pour avertir M. Dick qui se mordait l’index et commençait ses grimaces de fou.

M. Dick, averti ainsi, retira son doigt de sa bouche et se plaça au milieu du groupe avec une expression de gravité attentive. Ma tante fit un signe de tête à M. Murdstone pour l’inviter à parler, et M. Murdstone commença en ces termes :

« — Miss Trotwood, à la réception de votre lettre, j’ai cru que je me devais à moi-même, peut-être aussi que je vous devais à vous…

» — Merci, » dit ma tante le regardant toujours avec la même défiance ; « merci, vous n’avez pas besoin de ces précautions.

» — J’ai cru, je le répète, » reprit M. Murdstone répétant encore sa phrase, « — que je me devais à moi-même et peut-être aussi que je vous devais à vous d’apporter ma réponse en personne, plutôt que de la faire par écrit. Je n’ai donc pas fait attention au dérangement du voyage : me voici. Ce malheureux enfant, qui a déserté ses protecteurs et son travail…

» — Et dont l’accoutrement est parfaitement scandaleux, » dit Miss Murdstone appelant l’attention sur mon costume indéfinissable.

« — Jane Murdstone ! » s’écria son frère, « ayez la bonté de ne pas m’interrompre… Ce malheureux enfant, Miss Trotwood, a été la cause de bien des ennuis domestiques, soit durant la vie de ma chère défunte femme, soit depuis sa mort. Il a un caractère sombre, boudeur, indocile, violent, intraitable. Ma sœur et moi nous avons tout fait pour le corriger de ses vices, mais sans aucun résultat. J’ai donc compris… nous avons compris tous les deux, ma sœur ayant toute ma confiance, qu’il était juste de vous faire entendre cette sérieuse et calme déclaration.

» — Il n’est guère nécessaire que je confirme tout ce que mon frère a exposé, » dit Miss Murdstone ; « mais je désire faire l’observation que de tous les enfants de ce monde, celui-ci est le pire sans contredit.

» — C’est un peu fort ! » dit ma tante.

« — C’est cependant conforme aux faits, » reprit Miss Murdstone.

» — Ah ! » murmura ma tante. « Eh bien ! Monsieur ? »

Le visage de M. Murdstone s’assombrissait à mesure qu’il échangeait des regards avec ma tante :

« — J’ai mon opinion, dit-il, sur le meilleur moyen de diriger l’éducation de cet enfant, et cette opinion se fonde d’une part sur l’étude que j’ai faite de ce caractère difficile, et de l’autre sur mes moyens de fortune. Je suis responsable envers moi-même de cette opinion ; j’agis en conséquence et il est inutile que j’en parle plus longuement. J’avais placé cet enfant sous la surveillance d’un ami, dans un commerce honorable. Eh bien ! cela ne lui plaît pas : il s’échappe, court les grands chemins comme un vagabond, et arrive ici, tout déguenillé, pour avoir recours à vous, Miss Trotwood. Je désire vous exposer, loyalement, les conséquences exactes de l’appui que vous lui donneriez…

» — Oui ; mais d’abord, « dit ma tante », parlons de ce commerce honorable ; s’il était votre propre fils, vous l’auriez placé là de même, je suppose.

» — S’il avait été le propre fils de mon frère, » dit Miss Murdstone qui ne put s’empêcher d’intervenir encore ici, « son caractère, j’espère, aurait été tout-à-fait différent.

» — Et si sa mère avait vécu, » reprit ma tante, « le pauvre enfant aurait-il été placé de même dans ce commerce honorable !

» — Je crois, » répondit M. Murdstone en secouant la tête, « que Clara n’aurait pas eu d’objection à faire une fois que ma sœur et moi nous aurions été d’accord sur le meilleur parti à prendre. »

Miss Murdstone confirma la déclaration de son frère par un murmure inarticulé.

« — Ah ! » s’écria ma tante, « la malheureuse enfant ! »

Ici M. Dick fit résonner l’argent contenu dans son gousset, si bien que ma tante crut devoir lui imposer silence par un regard sévère avant de faire une question à M. Murdstone :

« — La pauvre enfant avait une rente viagère qui a dû cesser à sa mort ?

» — Oui, » répondit M. Murdstone.

« — Et la maison de mon neveu, cette propriété qu’on appelle Rookery, avait été léguée par lui à sa veuve sans faire retour à l’enfant.

» — Elle lui avait été léguée sans condition aucune par son premier mari, » dit M. Murdstone.

« — Sans condition aucune ! » s’écria ma tante qui ne put contenir son impatience ! « Je le sais ; vous n’avez pas besoin d’insister sur cette expression. Il me semble voir David Copperfield rédigeant lui-même ses dernières volontés, et parfaitement convaincu que ce serait faire injure à sa veuve que de lui imposer des conditions en faveur de son enfant. Mais quand elle se décida à vous accepter vous-même pour mari, M. Murdstone, personne, donc, ne songea à défendre et à garantir les intérêts de l’enfant !

» — Ma défunte femme aimait son second mari, Madame, et avait entière confiance en lui, » dit M. Murdstone.

« — Votre défunte femme, » répliqua ma tante de plus en plus aigrie, « était une très innocente et très infortunée enfant. Voici ce qu’elle était, Monsieur ; et maintenant qu’avez-vous à ajouter encore ?

» — Simplement ceci, Miss Trotwood, dit-il ; je suis venu ici pour ramener David, pour le ramener sans condition, pour faire de lui ce que je croirai convenable, pour agir à son égard comme je le croirai juste. Je ne veux faire aucune promesse ni prendre aucun engagement avec personne. Vous auriez peut-être quelque idée, Miss Trotwood, de le soutenir, d’écouter ses plaintes, d’approuver sa fuite. Vos manières qui, j’ose le déclarer, n’ont rien de très conciliant, me font supposer que telle pourrait bien être votre intention. Or, je vous préviens que si vous le soutenez une fois vous le soutenez pour toujours : si vous vous interposez entre lui et moi, Miss Trotwood, c’est pour tout de bon. Je ne suis pas homme à traiter les choses légèrement. Il ne faut pas me traiter légèrement non plus. Je viens une fois pour toutes afin de ramener David. Est-il prêt à revenir ? S’il n’est pas prêt… si c’est vous qui me le dites, n’importe sous quel prétexte, cela m’est indifférent… ma porte lui est fermée dorénavant, et la vôtre lui est ouverte : telle est ma conclusion. »

Ma tante avait attentivement écouté cette harangue, la taille droite et raide, les mains croisées sur un genou, et fronçant le sourcil pour examiner l’orateur. Quand il eut fini, elle se tourna du côté de Miss Murdstone et lui lançant un regard qui prévint l’envie que celle-ci avait de placer aussi ses phrases, elle lui dit :

« — Eh bien ! Madame, avez-vous quelque observation à faire ?

» — En vérité, Miss Trotwood, » répondit Miss Murdstone, « tout ce que je pourrais dire a été si bien dit par mon frère, il a si bien exposé les faits, si exactement et si clairement, que je n’ai rien à ajouter. Il ne me reste qu’à vous remercier de votre politesse, — de votre extrême politesse, » répéta Miss Murdstone avec un accent d’ironie qui ne troubla pas plus ma tante que le canon sous lequel j’avais dormi à Chatham.

« — Et que dit l’enfant ? » me demanda ma tante : — « Êtes-vous prêt à vous en retourner, David ?

» — Non, non, m’écriai-je, je vous supplie, ma tante, de ne pas me laisser aller ! » Alors, inspiré par la peur d’être livré à M. et à Miss Murdstone, j’osai dire qu’ils ne m’avaient jamais aimé, qu’ils ne m’avaient jamais traité avec bonté : « Oui, ils ont rendu aussi bien malheureuse ma pauvre mère par rapport à moi, ma pauvre mère qui m’aimait, elle ! Je le sais bien ; Peggoty aussi le sait : jamais enfant de mon âge n’a pu être à plaindre autant que je l’ai été. Je vous en conjure donc, ma tante, soyez mon amie et ma protectrice pour l’amour de mon père ! » Je ne saurais citer précisément les expressions de cette supplique, mais je me souviens que j’en trouvai de très touchantes.

« — M. Dick, » demanda ma tante à son oracle, » que ferai-je de cet enfant ? »

M. Dick réfléchit, hésita, puis réfléchit encore, et s’écria enfin : « Il faut lui faire prendre immédiatement mesure d’un habillement complet.

» — M. Dick, » répliqua ma tante triomphante, « donnez-moi la main, car votre bon sens est inappréciable. »

Ayant secoué cordialement la main de M. Dick, elle me poussa devant elle et dit à M. Murdstone :

« — Vous pouvez aller où bon vous semblera. Je courrai la chance de garder l’enfant. S’il est aussi détestable que vous le prétendez, je puis au moins ici faire autant pour lui que vous avez fait vous-même ; mais je n’en crois pas un mot.

» — Miss Trotwood, » reprit M. Murdstone en haussant les épaules et se levant, « si vous étiez un homme…

» — Bah ! phrases ! phrases qui n’ont pas de sens, » dit ma tante ; « dispensez-moi de vous entendre.

» — Quelle exquise politesse ! » s’écria Miss Murdstone se levant aussi : « c’est admirable réellement !

» — Pensez-vous que je ne sais pas, » poursuivit ma tante sans écouter la sœur et s’adressant au frère avec une expression d’indéfinissable dédain, « pensez-vous que j’ignore quelle vie a dû subir avec vous la pauvre et malheureuse enfant qui vous prit pour son second protecteur ? Pensez-vous que j’ignore quelle fatale fascination vous dûtes exercer sur la timide créature le jour où elle vous rencontra sur son chemin, tout miel et tout sourires, ouvrant de grands yeux, n’est-ce pas, et puis clignotant, déclamant de belles paroles, et puis jouant au silence éloquent.

» — Je n’ai jamais rien ouï de plus élégant, » remarqua Miss Murdstone.

« — Croyez-vous, » continua ma tante, « que je ne vous sais pas par cœur, maintenant que je vous ai entendu… et, je le confesse franchement, ce n’est guère un plaisir pour moi ? Oh ! oui, béni soit le ciel ! Comme il était doux et aimable d’abord, ce cher M. Murdstone, comme il faisait bien patte de velours ! comme il adorait la pauvre petite veuve, — et son enfant donc, il l’aimait aussi, il le trouvait bien gentil alors. Il promettait d’être pour lui un second père : quel aimable et charmant homme ! Avec lui la vie serait couleur de roses ! N’est-ce pas, M. Murdstone ?… Il me semble que vous vous reconnaissez-là, Monsieur ?

» — Je n’ai jamais entendu une pareille femme ! » s’écria Miss Murdstone.

Mais ma tante était décidée à défiler tout son chapelet.

« — Enfin, poursuivit-elle, la pauvre petite folle s’est laissée prendre au filet. Voilà l’oiseau en cage : il s’agit maintenant de l’apprivoiser, M. Murdstone ; il faut lui apprendre à chanter vos airs ; il faut qu’il obéisse à l’appel, et, pour cela, on ne le flatte plus, on lui fait voir à quel oiseleur il a affaire.

» — C’est de la démence ou de l’ivresse, » dit ici Miss Murdstone désolée de ne pouvoir détourner sur elle-même la faconde de ma tante… « ce doit être de l’ivresse ! » Mais Miss Betsey, sans s’occuper le moins du monde de l’interruption et de l’interruptrice, passa de l’apologue à l’apostrophe directe, et s’écria, de plus en plus indignée :

« — M. Murdstone, vous avez été le tyran de cette enfant simple et naïve. Vous avez brisé son cœur : son cœur était un cœur aimant, je le sais, — je le savais avant que vous l’eussiez connue et vue peut-être ; c’est de sa faiblesse même que vous avez abusé, et vous l’avez fait mourir. Voilà la vérité, Monsieur ; tant pis pour vous si elle vous déplaît. Je vous la dis, moi, à vous et à vos complices ?

» — Permettez-moi de demander. Miss Trotwood, » reprit ici Miss Murdstone revenant à la charge, « permettez-moi de vous demander ce que vous entendez par les complices de mon frère, pour me servir de vos expressions choisies ? »

Mais, toujours sourde à cette voix. Miss Betsey avait résolu d’accabler M. Murdstone qui continuait de se taire :

« — Le ciel l’a voulu, sans doute, dit-elle, et nous devons respecter les décrets de la Providence, quoique j’aie peine à comprendre que le malheur frappe ainsi de faibles et innocentes créatures… Je devinai bien que la pauvre enfant se laisserait tôt ou tard prendre à un second mariage lorsque je la vis ; mais j’espérais que la chose n’aboutirait pas à un dénouement si fatal. Je veux parler, M. Murdstone, du soir où elle donna le jour à cet enfant… à ce pauvre enfant que vous deviez protéger et que vous avez tourmenté si cruellement, que le souvenir de votre propre persécution vous rend sa vue odieuse… Oui, oui, vous avez beau essayer de sourire, je ne dis rien que de vrai. Vous ne pouvez le nier vous-même. »

Je regardai à ces mots M. Murdstone, et je reconnus qu’en effet, en voulant sourire, il n’avait fait que pâlir et contracter ses noirs sourcils. Il était déjà près de la porte, ayant peine à respirer et sans rien répondre.

« — Adieu, Monsieur, » lui dit ma tante comme si elle devinait qu’il était temps de le laisser partir. « Adieu, vous aussi. Madame, » ajouta-t-elle en se tournant tout-à-coup vers la sœur. « Que je vous prenne encore une fois à passer sur un âne à travers ma pelouse, et je me charge de vous apprendre moi-même à qui elle appartient. »

Le geste dont cette dernière apostrophe fut accompagnée, indiquait clairement que si Miss Trotwood ne se croyait pas précisément le droit de faire tomber la tête de la délinquante, elle pourrait provisoirement lui arracher au moins son chapeau et le fouler aux pieds.

Il faudrait un peintre, un peintre d’un rare talent, pour peindre la physionomie et le geste de ma tante, ainsi que l’impression que cette menace inattendue produisit sur la physionomie de Miss Murdstone. Celle-ci en fut atterrée, elle qui semblait étonnée, un moment auparavant, de l’humiliante et muette résignation de son frère : sans avoir plus que lui la force de répliquer, elle passa son bras à travers le sien, et, tous les deux, affectant de porter la tête haute, sortirent de la maison. — Quant à ma tante, elle alla se mettre à la fenêtre, préparée sans doute à faire ce qu’elle avait dit, si un âne osait reparaître. Mais Miss Murdstone, après s’être passé la fantaisie de chevaucher sur un baudet depuis la plage jusque chez Miss Betsey, n’avait pas commandé de monture pour le retour.

Aucun âne ne se montrant, ma tante se calma, et, peu à peu, son regard devint si doux, que j’eus la hardiesse de la remercier. Son sourire m’encouragea à un tel point que je lui sautai au cou et l’embrassai de bon cœur. J’échangeai aussi maintes poignées de mains amicales avec M. Dick, qui salua le dénouement de la redoutable entrevue par des éclats de rire répétés.

« — Monsieur Dick, » lui dit ma tante, « vous vous considérerez comme le tuteur de cet enfant, conjointement avec moi.

» — Je serai enchanté, » répondit M. Dick, « d’être le tuteur du fils de David.

» — Très bien, » reprit ma tante, « c’est arrangé. J’ai pensé, voyez-vous, M. Dick, que je pourrais le nommer Trotwood.

» — Certainement, certainement ! Nommez-le Trotwood… Trotwood, fils de David. » dit M. Dick.

« — C’est Trotwood-Copperfield, que vous voulez dire, M. Dick ?

» — Oui, sans doute, oui, Trotwood-Copperfield, » dit M. Dick qui ne tenait pas à sa dénomination.

Ma tante tenait si bien à la sienne, que les chemises toutes faites, les mouchoirs et les bas qu’on m’acheta ce même soir, furent marqués Trotwood-Copperfield en toutes lettres. Ma tante y inscrivit Trotwood-Copperfield de sa propre main et en encre indélébile, avant qu’ils fussent livrés à mon usage. Il fut convenu que tout le linge commandé en même temps à mon intention, aurait la même marque.

Voilà comment je commençai une vie nouvelle, avec un nouveau nom, avec une nouvelle garde-robe, et bientôt avec des habits neufs.

Toutes mes incertitudes étant évanouies, il me sembla pendant quelques jours que je faisais un rêve. Je m’inquiétai peu d’avoir pour tuteurs deux personnes aussi originales que ma tante et M. Dick. Je ne sais trop si je cherchai à définir bien distinctement mon propre individu. Une pensée seule m’absorbait : c’était que ma vie d’enfant négligé à Blunderstone était bien loin dans un sombre passé, et que le rideau venait de tomber sur le théâtre de ma dernière épreuve, comme employé du comptoir Murdstone et Grinby. Nul, depuis, n’a relevé ce rideau. Je ne l’ai moi-même relevé un moment qu’à regret dans ce récit, et je le laisse bien volontiers retomber. Le souvenir de cet épisode de mon existence est imprégné d’une telle amertume, que je n’ai jamais eu le courage de calculer combien de temps j’y restai condamné sans consolation et sans espérance. Je ne saurais donc dire si sa durée a été d’une année, de deux, ou de beaucoup moins. Tout ce que je sais, vraiment, c’est qu’enfin il eut un terme : je l’ai raconté et je n’y reviendrai plus.

Séparateur