David Copperfield (Traduction Pichot)/Première partie/Chapitre 13
CHAPITRE XIII.
Conséquences de ma résolution.
Une fois sur la route du comté de Kent et renonçant à poursuivre le voleur de ma malle et de ma demi-guinée, j’allai d’un pas à arriver tout droit aux portes de Douvres ; mais le moment vint où mon épuisement trahit un dernier effort, et j’allai m’asseoir sur les marches d’une entrée de maison en terrasse. Je me rappelle qu’il y avait un bassin au milieu et un informe Triton de pierre soufflant dans une conque marine. Là je calmai un peu mon agitation, et après avoir pleuré en me reposant, je me levai en entendant sonner dix heures.
La nuit était venue cependant : par bonheur, c’était une belle nuit d’été. D’ailleurs, quelle que fût ma détresse, je ne songeais nullement à rebrousser chemin… je n’y aurais pas songé probablement, alors même qu’une avalanche de neige m’eût barré le passage.
Je me remis donc à marcher ; mais mon inquiétude ne fit que s’accroître quand je réfléchis que j’avais tout juste dans ma poche la somme de trois pence (30 centimes). Comment en avais-je même autant ? je ne sais trop, en vérité, puisque c’était le samedi soir. Je commençai à me figurer l’effet que produirait, dans un jour ou deux, sur les lecteurs de journaux, la nouvelle qu’on m’avait trouvé mort au pied d’une haie. Un moment après je passai devant une petite boutique sur la fenêtre de laquelle était écrit qu’on achetait la garde-robe des dames et des messieurs, un prix honnête étant garanti pour les chiffons, les os et les débris de la cuisine. Le maître de cette boutique, assis en manche de chemise sur le banc à côté de sa porte, fumait sa pipe. En voyant tant d’habits, de pantalons et autres vêtements suspendus au plafond, on aurait pu penser, à la lueur de deux chandelles fumeuses qui composaient tout l’éclairage intérieur, que c’étaient les dépouilles de tous ses ennemis que cet homme avait tués, et qu’il jouissait tranquillement de sa vengeance.
Mes dernières relations avec la famille Micawber me suggérèrent que je pourrais trouver là de quoi écarter de moi pendant quelque temps, le loup de la faim. Je m’éloignai jusqu’à la plus proche ruelle, j’ôtai mon gilet, le roulai sous mon bras, et revenant à la boutique : « S’il vous plaît, Monsieur, » dis-je au fripier, « je voudrais vendre ceci à un prix raisonnable. »
M. Dolloby, — Dolloby était du moins le nom qu’on lisait sur la porte, déposa sa pipe, me dit de le suivre dans sa boutique, y moucha les deux chandelles avec ses doigts, prit le gilet, l’étendit sur le comptoir, l’examina, le retourna en tous sens et dit enfin :
« — Qu’appelez-vous un prix pour ce petit gilet ?
» — Ah ! vous le savez mieux que moi, » répondis-je modestement.
« — Je ne puis, répliqua-t-il, être à la fois l’acheteur et le vendeur ; nommez vous-même votre prix.
» — Serait-ce trop de dix-huit pence ? » (1 fr. 80 c.) me hasardai-je à dire après un peu d’hésitation. M. Dolloby roula le gilet et me le rendit en disant : « Je volerais ma famille si j’en offrais neuf pence. »
C’était une cruelle manière de présenter le marché, — puisque je me voyais, moi étranger, accusé de vouloir voler sa famille à mon profit. La circonstance était malheureusement si pressante que je déclarai que je me contenterais de neuf pence ; M. Dolloby me les compta, non sans grogner. Je lui souhaitai le bonsoir et sortis de la boutique plus riche de neuf pence et plus pauvre de mon gilet, mais je boutonnai ma veste : « Elle me suffit bien, » pensai-je… si surtout je pouvais n’être pas forcé de m’en défaire comme du gilet.
Hélas ! je prévoyais déjà qu’elle y passerait aussi, et que je devrais m’estimer bien heureux si j’arrivais à Douvres avec ma chemise et mon pantalon !
Toutefois je bannis cette préoccupation du lendemain et, satisfait de mes neuf pence, je me dis que le plus pressé était de faire un plan pour passer la nuit. Je reconnaissais les lieux où je me trouvais, et il me parut très ingénieux d’aller me coucher contre le mur même de mon ancien pensionnat, dans un coin où je me rappelais qu’il y avait habituellement une meule de foin. « Je dormirai, me dis-je, près du dortoir où j’ai raconté de si belles histoires à mes jeunes camarades, et ils ne se douteront pas qu’ils ont si près d’eux le pauvre conteur. »
Je me traînai donc jusqu’à Salem-House : une meule de foin était encore derrière la maison ; je m’y réfugiai après avoir regardé aux fenêtres et m’être assuré que tout était nuit et silence autour de moi. Je n’oublierai jamais la sensation que j’éprouvai en me couchant ainsi pour la première fois sans un toit sur ma tête.
Le sommeil me ferma les yeux comme il ferma, cette nuit-là, ceux de tant d’autres infortunés qui n’auraient pu s’approcher d’une maison où il y avait un chien sans être repoussés par ses farouches aboiements. Je dormis et rêvai que j’occupais mon ancienne couchette du dortoir, amusant mes camarades par un romanesque récit. Je me réveillai au bout de quelques heures, le nom de Steerforth sur mes lèvres ; surpris d’abord d’apercevoir les étoiles, mon premier mouvement fut de me lever et de m’éloigner avec un sentiment de terreur indéfinissable ; mais je me rassurai aussitôt et je revins à la même place où je me rendormis… quoique souffrant légèrement de la froidure du matin. Le soleil brillait quand j’entendis la cloche qui réveillait aussi les élèves de Salem-House. Si j’avais pu espérer que Steerforth fût du nombre, je me serais tenu caché quelque part afin de le guetter au passage ; mais je savais qu’il n’y était plus depuis long-temps ; Traddles pouvait y être encore ; c’était douteux cependant, et puis, quelle que fût ma confiance en son bon cœur, je n’en avais pas assez en sa discrétion ; il était si chanceux dans tout ce qu’il entreprenait, le pauvre Traddles, que je n’étais guère tenté d’avoir recours à lui. Je me glissai donc le long du mur et gagnai furtivement le chemin poudreux que nous avions maintes fois traversé dans nos promenades d’écoliers. C’était le chemin de Douvres : je le connaissais depuis ces promenades, alors que je ne me serais guère douté qu’on me verrait un jour le parcourir comme un petit vagabond.
C’était dimanche et les cloches carillonnèrent toute la matinée dans les airs ! Ô mes cloches des dimanches de Yarmouth, ce n’étaient plus vos joyeuses voix qui charmaient tant mes excursions sur la plage. Vainement celles-ci invitaient aussi le monde au repos et à la prière ; vainement, passant devant une église, je pus apercevoir par la grande porte à deux battants, la congrégation des fidèles paisiblement assise en attendant le prédicateur ; vainement, de l’enceinte d’une autre, vint jusqu’à moi le chant des psaumes accompagné par les mélodies de l’orgue ; vainement je vis sous le porche le bedeau endimanché respirer la fraîcheur de sombre, — ce dimanche n’était pas un de mes anciens dimanches… le calme et le repos étaient partout excepté en moi : en me sentant sale, poudreux, presque déguenillé, les cheveux en désordre, je sentais aussi naître dans mon cœur de malveillants instincts. Ah ! pour continuer mon triste pèlerinage, plus d’une fois j’eus besoin d’évoquer le tableau qui me représentait ma mère, belle, jeune et pure, pleurant auprès de son feu et inspirant une tendre pitié à ma tante redoutée… heureusement cette image ne m’abandonna pas, je ne cessai de la voir devant moi et je la suivis.
Je fis, ce dimanche-là, vingt-trois milles sur la route directe, quoique non sans peine, car j’étais neuf à ce genre de fatigue. Je me vois, à la tombée de la nuit, passant le pont de Rochester, les pieds endoloris et mordant un morceau de pain que j’avais acheté pour souper. Une ou deux petites maisons m’avaient tenté par leurs enseignes qui annonçaient « qu’on y logeait les voyageurs ; » mais j’avais peur de dépenser les pence qui me restaient, et j’étais plus effrayé encore d’y rencontrer les hommes de mauvaise mine qui parcouraient la même route que moi. Je ne cherchai donc d’autre abri que la voûte du ciel, et me traînai jusqu’à Chatham qui, tel qu’il m’apparut ce soir-là, serait encore un chaos de terre crayeuse, de pont-levis et de navires sans mâts, avec une toiture comme celle de l’arche de Noé ; je me glissai sur une espèce de batterie revêtue de gazon, qui dominait un sentier creux où une sentinelle faisait sa faction. Je me couchai là, près d’un canon, heureux d’entendre le bruit régulier des pas du factionnaire, quoiqu’il ne se doutât pas plus de mon voisinage que les écoliers de Salem-House ne s’étaient douté, la veille, qu’ils avaient si près d’eux un de leurs anciens condisciples. Je dormis profondément jusqu’au lendemain.
Je me réveillai, cette fois, au son des tambours, et il me semblait, en entendant de tous côtés la marche des détachements de troupes, qu’une armée entière m’entourait : je descendis de ma batterie vers la longue rue étroite de Chatham ; mais, à la raideur de mes pieds, je compris que si je voulais pouvoir arriver jusqu’à Douvres, je ferais prudemment de ménager, ce jour-là, mes forces, en me contentant d’une courte étape. Je calculai aussi mes finances, et résolus de commencer mes opérations par la vente de ma veste. Je m’en dépouillai donc pour apprendre à m’en passer, et, la mettant sous mon bras, j’inspectai les diverses boutiques de fripier.
Je me trouvais dans le meilleur lieu du monde pour vendre une veste, car les marchands d’habits d’occasion étaient non-seulement nombreux, mais généralement aux aguets des chalands sur le seuil de leurs portes. La plupart aussi avaient, parmi leurs défroques, un ou deux uniformes d’officiers avec épaulettes et le reste : ces splendides costumes me rendirent timide, et je n’aurais jamais osé déployer ma modeste marchandise dans de si belles boutiques.
Je me rabattis, en conséquence, sur les fripiers qui étalaient des costumes de calfats ou de matelots, et sur ceux dont le vulgaire étalage me rappelait M. Dolloby. J’en découvris un à la fin que je crus être ce qu’il me fallait, au coin d’une sale ruelle, et dont la fenêtre grillée offrait à ma vue de vieilles nippes suspendues parmi des fusils rouillés, des chapeaux en toile cirée, de vieilles ferrailles et des clés assez variées pour ouvrir toutes les portes du monde.
Dans cette boutique étroite, basse, que la fenêtre assombrissait plutôt qu’elle ne l’éclairait, on descendait par quelques degrés de pierre. J’y entrai le cœur palpitant, et mon émotion ne fut pas calmée lorsque, d’une noire alcôve, s’élança sur moi un horrible vieillard qui me saisit aux cheveux. Il avait une barbe grise touffue, portait une veste de flanelle jaunâtre et puait le rhum.
« — Oh ! que voulez-vous » ? marmotta le vieillard d’un son de voix rauque, sourd et monotone. « Oh ! par les cornes de Moïse ! que voulez-vous ? gr, gr, gr, gr, gr. »
Je fus si troublé par cette brusque attaque et surtout par le grognement qui terminait la question, que je ne pus répondre. Le vieillard me répéta donc :
« — Oh ! que voulez-vous ? par les cornes de Moïse, que voulez-vous ? que voulez-vous ? gr, gr, gr, gr.
» — Je voulais, » répondis-je alors, retrouvant la parole, « je voulais savoir si vous m’achèteriez une veste ?
» — Oh ! voyons la veste ! s’écria-t-il. Oh ! par les cornes de Moïse ! voyons la veste ! »
Et, se détachant de mes cheveux, ses mains, vraies serres d’oiseau de proie, cherchèrent des besicles dont il orna ses yeux aux paupières rouges.
« — Combien pour la veste ? » dit-il après l’avoir examinée. « Combien ? gr, gr, gr, gr.
» — Une demi-couronne (3 fr. 10 c), » dis-je, retrouvant ma présence d’esprit.
« — Oh ! par les cornes de Moïse ! s’écria le vieillard, non, non ; dix-huit pence ! gr, gr, gr. »
Chaque fois qu’il adjurait ainsi les cornes de Moïse, il répétait aussi ce grognement guttural dont je rends mal le son odieux par deux consonnes empruntées à l’alphabet des langues humaines.
J’avais hâte de conclure mon marché : « Eh bien ! lui dis-je, je me contenterai de dix-huit pence (1 fr. 80 c.).
» — Oh ! » me dit alors le vilain vieillard, comme désolé d’être pris au mot et gardant cependant ma veste, « oh ! par les cornes de Moïse ! sortez de ma boutique… gr, gr, gr, ne me demandez pas d’argent, faisons un troc. »
Je surmontai mon épouvante en lui répondant humblement que c’était d’argent que j’avais besoin, mais que j’irais volontiers l’attendre dehors. Je sortis en effet, je m’assis contre le mur et j’attendis… mais j’attendis en vain pendant plusieurs heures.
Là, j’appris bientôt à qui j’avais affaire : le vieillard était un ivrogne, un avare, connu dans le voisinage, où il avait la réputation de s’être vendu au diable : de temps en temps les enfants venaient escarmoucher aux alentours de la boutique et provoquer le misérable fripier en lui criant : « Tu sais bien que tu n’es pas pauvre, Charley. Apporte ton or ; donne-nous quelques-unes des guinées que tu caches dans ton lit, et pour lesquelles tu t’es livré à Satan. Veux-tu un couteau pour éventrer ta paillasse : viens le chercher, en voilà un ; viens, Charley, si tu n’es plus ivre ! » Ces provocations exaspéraient le vieux juif, et il faisait une sortie contre les enfants qui s’enfuyaient et revenaient sans cesse. Quelquefois, dans sa rage, il me prenait pour un des assaillants et me menaçait comme s’il allait me mettre en pièces : puis, me reconnaissant juste à temps, il me laissait là, se replongeait dans sa boutique, et je devinais qu’il s’étendait sur le grabat de son alcôve en distinguant les grognements de son rauque gosier. Pour comble de disgrâce, les enfants, à me voir là si patient, finirent par me confondre avec l’établissement, me jetèrent des pierres et me crièrent des injures.
Je ne savais quel parti prendre, lorsque le vieux fripier, vaincu aussi par ma persévérance, essaya de se débarrasser de moi en me proposant toutes sortes de trocs, etc. « Voulez-vous une ligne à pêcher ? un violon ? un chapeau à retroussis ? une flûte ? » Je résistai à toutes ces belles offres et le suppliai, les larmes aux yeux, de me rendre ma veste ou de me compter mon argent. À la longue, il se décida à me payer, mais en menue monnaie, penny par penny et laissant l’intervalle d’une heure entre chaque demi-shelling.
Il s’en fallait de six pence que j’eusse touché mon total, lorsqu’il me proposa de me contenter de deux encore.
« — Je ne le puis, lui dis-je. Je mourrais de faim.
» — En voulez-vous trois ?
» — Non, non, tout l’argent m’est nécessaire.
» — En voulez-vous quatre ? gr, gr, gr, gr. »
J’étais si fatigué que je consentis, et, tirant de ses griffes les quatre pence, je partis, plus que jamais affamé et altéré. Avec trois pence, je me restaurai si complètement, que je me remis en route et fis sept milles jusqu’à la nuit.
Je passai cette nuit-là, comme la première, sous une meule de foin, ayant d’abord lavé mes pieds dans un ruisseau et pansé avec des feuilles vertes les ampoules qui les enflaient.
Le lendemain matin, quand je poursuivis mon voyage, je fus charmé de voir que c’était entre des plantations de houblon et des vergers d’arbres à fruits. Les pommes commençaient à rougir et, dans quelques endroits, la récolte du houblon occupait déjà les paysans. Ce fut pour moi un beau spectacle et je me réjouis à l’idée de dormir cette nuit sous les guirlandes d’une houblonnière ; il fallait toute la magie de ma jeune imagination, pour me promettre une nuit de doux repos au milieu de ces échalas autour desquels s’enroulaient les festons gracieux du houblon.
Les rencontres que je fis ce jour-là n’étaient cependant pas rassurantes. Je me croisai avec de grands coquins dont le regard féroce me glaçait d’un nouveau genre de terreur. Quelques-uns s’arrêtaient après m’avoir laissé passer et me criaient de revenir sur mes pas afin de leur parler : ils me jetaient des pierres quand ils me voyaient courir. Un jeune drôle, un chaudronnier ambulant, je suppose, — à en juger par son havresac et son brasier portatif, — qui cheminait avec une femme, commença de même par me regarder, et, quand je fus à vingt pas, me rappela d’une voix si tonnante, que je fis halte malgré moi.
« — Voulez-vous venir quand on vous le dit, répéta le chaudronnier, ou je vous ouvre les entrailles ! »
Je crus plus sage d’obéir, et, en me rapprochant, je remarquai que la femme avait un œil poché.
« — Où allez-vous ? » me demanda le chaudronnier en me saisissant par la chemise avec sa main noircie.
« — À Douvres, dis-je.
» — D’où venez-vous ? » poursuivit-il en donnant un tour de main à ma chemise pour être sûr que je ne lui échapperais pas.
« — Je viens de Londres.
» — Quel est votre état ? Êtes-vous un filou ?
» — Non, répondis-je.
» — Non, de par Dieu ! si vous voulez faire le fanfaron de votre honnêteté avec moi, je vous fais sauter le crâne. »
À cette menace se joignit un geste qui eût suffi pour me prouver qu’il était le plus fort.
« — Avez-vous sur vous le prix d’une pinte de bière ? Si vous l’avez, donnez-le avant que je le prenne. »
Je l’aurais certainement donné si un regard de la femme, son léger hochement de tête et un mouvement de ses lèvres ne m’eussent inspiré la réponse négative.
« — Je suis très-pauvre, » dis-je en essayant de sourire, « et je n’ai pas d’argent.
» — Qu’entendez-vous par là ? » repartit le chaudronnier avec un regard tellement sinistre, que je craignais presque qu’il ne vît mon argent à travers ma poche.
« — Que signifie, » continua le jeune coquin, « la cravate de soie que vous avez au cou ? C’est celle de mon frère : rendez-la moi. » Et, la détachant lui-même au même instant, il la jeta à la femme.
La femme partit d’un éclat de rire, comme si elle pensait que ce n’était qu’une plaisanterie, et me rejeta la cravate avec un nouveau signe de tête qui me disait aussi clairement que possible : « Allez-vous-en. » Avant que j’eusse levé le pied, le chaudronnier ressaisit la cravate avec un geste violent, puis, se retournant sur la femme, lui asséna un coup terrible sur la tête. Je la vis tomber, rouler dans la poussière, et quand, ayant fui à quelques pas, je ne pus m’empêcher de la regarder encore, elle était assise sur le bord de la route, s’essuyant avec un coin de son châle ce qui me parut du sang.
Cette aventure me causa une telle alarme, que du plus loin que j’apercevais ou croyais apercevoir un de ces chaudronniers, je me cachais jusqu’à ce qu’il eût passé, et cela m’arrivait assez souvent pour retarder sérieusement ma marche. Mais ce danger, comme tous les autres, ne m’arrêta pas. L’image de ma mère était toujours à mes côtés. Elle était avec moi dans le champ de houblon où je dormis cette nuit-là ; elle y était à mon réveil ; elle m’accompagna le lendemain encore toute la journée, si bien que je ne saurais la séparer de la perspective où m’apparurent aussi le profil de la vénérable cathédrale de Cantorbéry, les portes gothiques de la ville, les grolles et les corneilles voltigeant au-dessus des tours. L’image protectrice fit encore luire un rayon d’espérance sur les dunes solitaires de Douvres : c’était le sixième jour ; mais, chose étrange !… ce jour-là, l’image sembla s’évanouir comme un rêve, me laissant à demi-nu, avec des souliers en lambeaux et découragé, au moment où je touchai à ce but si désiré de ma fuite.
Je me dirigeai du côté du port et m’adressai d’abord aux bateliers en leur demandant s’ils connaissaient la demeure de Miss Betsey Trotwood. Je reçus diverses réponses :
« — Miss Trotwood ! dit l’un, elle habite dans le phare de South-Foreland, et elle s’y est roussi les moustaches !
» — Eh non ! dit un autre, c’est cette dame qui s’est fait attacher par un câble à la grande bouée de l’entrée du port, et il faut attendre la marée basse pour aller lui rendre visite.
» — Allons donc ! dit un troisième, c’est la vieille qu’on a enfermée dans la prison de Maidstone pour avoir volé un enfant.
» — Mon garçon, dit un quatrième, vous arrivez trop tard : on a vu cette Miss Betsey, tout à l’heure, monter sur un balai et faire voile pour Calais. »
Les cochers des voitures de place, que j’interrogeai ensuite, ne furent ni moins plaisants, ni plus respectueux pour Miss Betsey. Les marchands en boutiques, à qui mon air piteux ne plut guère, me répondaient généralement sans m’écouter : « Allez-vous-en, nous n’avons rien pour vous. » Je ne m’étais pas senti encore si triste et si malheureux depuis le premier jour de ma fuite. Mon argent était épuisé ; je n’avais plus rien dont je pusse faire ressource. J’avais faim, j’avais soif, j’éprouvais une affreuse lassitude, et il me semblait que j’étais aussi loin de mon but que si je n’eusse pas quitté Londres.
La matinée s’était passée ainsi en vaines recherches. Je m’assis découragé au coin d’une rue, près du marché, sur la borne d’une boutique vide. Je délibérais en moi-même si je n’irais pas parcourir les villages et la banlieue de Douvres, lorsqu’un cocher, survenant avec sa voiture, laissa tomber la couverture du cheval. Je la ramassai pour la lui remettre, et je crus trouver un air de bonté dans la physionomie de cet homme. Je me hasardai donc encore à lui demander s’il pouvait me dire où demeurait Miss Trotwood. J’avais répété si souvent la question, que la parole faillit expirer sur mes lèvres.
« — Trotwood, répondit-il ; voyons donc, je crois connaître ce nom : une dame d’âge ?
» — Oui, cela doit être ! repris-je.
» — Taille un peu raide ? » ajouta le cocher en redressant son épine dorsale.
« — Oui, dis-je, ce doit être elle.
» — Qui porte un sac ?… un grand sac accroché à sa ceinture ? Elle est brusque et vient sur vous vivement. Eh !… »
Je sentis battre mon cœur en croyant reconnaître le portrait de ma tante.
« — Eh bien ! écoutez-moi, » poursuivit cet homme en me montrant avec son fouet les hautes falaises de Douvres, « montez par là, tournez à droite, et arrêtez-vous aux maisons qui ont leur façade sur la mer ; demandez-y Miss Trotwood, je crois bien qu’elle habite par là, et voilà un penny pour vous, mon petit garçon. »
J’acceptai le penny avec reconnaissance, et achetai un petit pain que je mangeai en suivant la direction que m’avait indiquée le brave cocher. Il me fallut marcher long-temps ; mais enfin j’aperçus les maisons avec la façade sur la mer, et entrant dans une petite boutique d’épicier :
« — Voulez-vous avoir la bonté de m’apprendre où demeure Miss Trotwood ? » dis-je en m’adressant à un homme qui pesait une livre de riz à une jeune fille. Ce fut celle-ci qui prit la question pour elle et se retourna pour y répondre :
« — Ma maîtresse ! dit-elle. Que lui voulez-vous, mon petit garçon ?
» — Je désirerais lui parler, s’il vous plaît.
» — Pour lui demander l’aumône, n’est-ce pas ? » répliqua la jeune fille.
» — Non, certes ! » répondis-je. Mais me rappelant qu’au fond elle avait à peu près deviné, je me tus et me sentis monter le rouge au visage.
La servante de ma tante, — car elle l’était, puisqu’elle l’avait nommée sa maîtresse, — mit son riz dans un petit cabas et sortit de la boutique en me disant que je pouvais la suivre si je voulais savoir où demeurait Miss Trotwood. Je n’eus pas besoin de me le faire répéter et je la suivis, quoique mon agitation fût telle que mes jambes tremblantes pouvaient à peine me porter. Nous fûmes bientôt arrivés à une jolie maisonnette isolée, avec de gracieuses fenêtres cintrées : sur le devant, un jardinet bien cultivé, aux allées sablées en gravier, embaumait l’air du parfum de ses fleurs.
« — Voici la maison de Miss Trotwood, » dit la servante, « c’est tout ce que je peux faire que de vous la montrer ! » Et, à ces mots elle me laissa là comme pour se débarrasser de toute responsabilité à mon égard. Je restai donc à la grille, les yeux fixés sur la fenêtre du salon : un rideau de mousseline, en partie écarté, me permettait de voir une petite table et un grand fauteuil qui me suggéra la pensée que ma tante pouvait bien, en ce moment, y être assise solennellement.
J’ai dit que mes souliers étaient dans un misérable état : à peine s’ils conservaient quelque chose de leur forme primitive, tant les semelles étaient déchiquetées, tant le cuir était crevassé. Mon chapeau, qui m’avait servi aussi de bonnet de nuit, ne ressemblait guère non plus à un chapeau. Ma chemise et mon pantalon, souillés par la sueur, la rosée, le gazon et l’argile du comté de Kent, auraient suffi pour effrayer les moineaux du jardin de ma tante. La brosse et le peigne n’avaient plus touché ma chevelure depuis mon départ de Londres. Le grand air et le soleil avaient tanné et noirci la peau de mon visage, de mon cou et de mes mains, une poussière si épaisse me poudrait de la tête aux pieds, que je semblais sortir d’un four à plâtre. Tel était mon accoutrement, telle était mon apparence extérieure : impossible de me dissimuler qu’elle n’était pas propre à faire une impression très favorable sur mon imposante tante, si je persistais à m’introduire ainsi devant elle ; mais je ne pouvais plus reculer.
Le silence qui régnait au salon me fit enfin conclure que la maîtresse du logis n’y était pas et je levai les yeux jusqu’à la fenêtre du premier étage. Là, j’aperçus un Monsieur à la mine fleurie, au regard affable, dont les cheveux grisonnaient, et qui fermait de temps en temps un œil de la façon la plus grotesque. Il m’avait aperçu lui-même, puisqu’il me fit plusieurs fois un signe de tête et me sourit également, après quoi il se retira.
Que voulait-il dire ? Se moquait-il de moi ? Je fus interdit par cette pantomime muette, et je crois que j’allais m’éloigner pour réfléchir à ce que je devais faire, quand je vis sortir de la maison une dame avec un mouchoir noué par dessus son bonnet, des gants de jardin aux mains, un sac ou une grande poche à la ceinture, semblable à celui que portent les gardiens du péage, et une petite serpette à tailler les plantes. Je reconnus immédiatement Miss Betsey, car elle sortit de sa maison exactement comme elle était entrée dans notre jardin de Blunderstone, d’après la description qui m’en avait été si souvent faite par ma mère.
« — Allez-vous-en, » me dit Miss Betsey en décrivant un demi-cercle dans l’air avec sa serpette, — « allez-vous-en ! nous ne voulons pas d’enfants ici. »
Je la suivis des yeux, le cœur sur les lèvres, lorsqu’elle alla dans un coin du jardin où elle se baissa pour arracher je ne sais quelle mauvaise herbe. Ce fut alors qu’avec un accès de courage ou plutôt de désespoir, j’entrouvris la grille et me glissai sans bruit jusqu’auprès d’elle.
« — S’il vous plaît, Madame, » dis-je en la touchant du bout du doigt.
Elle tressaillit en se relevant, et regarda.
« — S’il vous plaît, ma tante.
» — Eh ! » s’écria Miss Betsey avec un accent d’étonnement dont rien ne peut donner l’idée.
« — S’il vous plaît, ma tante, je suis votre neveu.
» — Oh ! seigneur Dieu ! » s’écria encore ma tante, et cette fois-ci elle fut si stupéfaite que les jambes lui manquèrent sans doute, car elle s’assit au milieu de l’allée du jardin.
Cependant, je poursuivis :
« — Je suis David Copperfield, de Blunderstone dans le comté de Suffolk, où vous vîntes le jour de ma naissance comme me l’a raconté ma pauvre mère. J’ai été bien malheureux depuis qu’elle est morte. On m’a négligé, on ne m’a rien appris, on m’a abandonné à moi-même, et puis on m’a condamné à un travail qui n’est pas convenable pour moi ; c’est pour cela que je me suis enfui et que je viens à vous. De Londres à Douvres j’ai fait toute la route à pied, sans me coucher une seule fois dans un lit depuis le commencement du voyage ; j’ai été volé, dépouillé, et vous me voyez… »
Je ne sais d’où m’était venue la force d’en dire tant d’une seule haleine ; mais enfin cette force était épuisée. Je ne pus que faire un geste de mes mains pour appeler l’attention de ma tante sur mon aspect déguenillé, qui attestait suffisamment tout ce que j’avais dû souffrir, et, fondant en larmes, je suppose que je versai toutes celles qui s’étaient amassées en moi depuis une semaine.
Ma tante, dont les yeux fixés sur les miens n’exprimaient jusque-là que la plus singulière surprise, ne tint pas à l’explosion de ma douleur : elle se releva vivement, me saisit et m’entraîna dans le salon. Là, son premier soin fut d’ouvrir une grande armoire d’où elle tira diverses bouteilles et me fit avaler quelques gouttes de chacune. Il paraît qu’elle les avait prises au hasard, car je suis sûr d’avoir avalé successivement de l’eau d’anis, de la sauce aux anchois et du vinaigre. Ces cordiaux ne suffisant pas pour calmer mes sanglots, qui étaient devenus tout-à-fait convulsifs, ma tante, effrayée, me coucha sur le sopha, avec un châle sous ma tête et son propre fichu sous mes pieds de peur que je ne salisse trop l’étoffe du meuble. Cela fait, elle alla s’asseoir contre la fenêtre et y répéta l’exclamation de : « Miséricorde ! Miséricorde ! » pendant près de dix minutes, sans pouvoir dire autre chose.
Enfin elle sonna et la servante entra. « — Jeannette, lui dit ma tante, montez chez M. Dick, saluez-le de ma part et priez-le de descendre parce que je désire lui parler. »
Jeannette ne fut pas peu étonnée de m’apercevoir étendu sans mouvement sur le sopha, car je n’osais bouger de peur de déplaire à ma tante : mais elle alla remplir son message. Miss Betsey, les mains derrière le dos, se promena en long et en large dans le salon jusqu’à ce qu’entrât le personnage qui m’avait souri ou fait la grimace de la fenêtre du premier étage.
« — M. Dick, » lui dit ma tante, « ne soyez pas un fou, parce que personne ne saurait être plus sensé que vous quand vous le voulez. Nous le savons bien tous. Ne soyez donc pas un fou, n’importe ce que vous êtes. »
Le personnage ainsi interpellé prit aussitôt un air sérieux et me regarda d’une manière qui me sembla signifier qu’il me priait de ne rien dire de ce que j’avais aperçu à la fenêtre.
« — M. Dick, » lui demanda alors ma tante, « vous m’avez entendu mentionner David Copperfield ?… Ne prétendez pas avoir perdu la mémoire, car vous et moi nous savons que vous l’avez très bien conservée.
» — David Copperfield ! » répondit M. Dick qui ne semblait pas s’en souvenir parfaitement ; « David… Copperfield ? Oh ! oui, assurément, David !
» — Eh bien ! » reprit ma tante, « voici son enfant… son fils… il ressemblerait autant que possible à son père s’il ne ressemblait aussi à sa mère.
» — Son fils ? dit M. Dick, le fils de David ? En vérité !
» — Oui, » continua ma tante, « et il a fait une jolie chose ! il s’est échappé de Londres où il était. Ah ! sa sœur, Betsey Trotwood, n’aurait jamais pris la fuite !… »
Ma tante secoua la tête avec l’expression de sa ferme conviction sur le caractère et la conduite de cette sœur qui n’avait jamais existé.
» — Ah ! vous croyez qu’elle n’aurait jamais pris la fuite ? dit M. Dick.
» — Dieu vous bénisse, M. Dick, et moi aussi ! » s’écria ma tante avec un peu de dépit. « Me contesterez-vous cela à présent ? Je le sais bien, M. Dick. Elle aurait vécu avec sa marraine, et nous aurions été dévouées l’une à l’autre. Je vous le demande au nom du ciel, pourquoi la sœur de cet enfant se serait-elle enfuie, et pour aller où ?
» — Nulle part, » répondit M. Dick.
» — Eh bien donc ! » dit ma tante apaisée par cette réponse, « comment pouvez-vous prétendre que vous divaguez, M. Dick, quand vous avez l’esprit aussi pointu qu’une lancette ? Ainsi vous voyez là le fils de David Copperfield, et la question que je vous pose par rapport à cet enfant est celle-ci : — Qu’en ferai-je ?
» — Ce que vous en ferez ? » répondit M. Dick à demi-voix et se grattant l’oreille. « Oh ! ce que vous en ferez ?
» — Oui, » répliqua ma tante d’un air grave et levant son index. « Allons, parlez, j’ai besoin d’un bon avis.
» — Eh bien ! si j’étais vous, » dit M. Dick m’examinant et ayant l’air de réfléchir. « Eh bien !… » Il hésitait ; mais après m’avoir regardé encore, il parut inspiré par une idée soudaine et ajouta vivement : « — Je le ferais laver !
» — Jeannette, » dit ma tante se retournant vers la servante avec l’expression d’un calme triomphe que je ne compris pas alors : « — Jeannette, M. Dick nous tire d’embarras. Chauffez le bain. »
Quoique très intéressé au résultat de ce dialogue, je ne pus m’empêcher, tout en l’écoutant, d’observer ma tante, M. Dick et Jeannette, comme aussi de compléter l’inspection de la pièce où nous nous trouvions tous les quatre.
Ma tante était une femme grande de taille et dont la physionomie avait quelque chose de dur, mais nullement désagréable. Il y avait dans son visage, sa voix, dans sa démarche et dans toute son allure, une sorte d’inflexibilité qui m’expliquait fort bien l’impression produite par elle sur une douce et timide créature comme ma mère ; mais, malgré leur austérité, ses traits étaient plutôt beaux que laids. Je remarquai surtout qu’elle avait un œil vif et brillant. Ses cheveux, déjà gris, se partageaient en deux grands bandeaux. Sa coiffe ou bonnet, plus simple que ceux qu’on porte aujourd’hui, se nouait par deux rubans sous le menton. Sa robe, couleur de lavande, était d’une propreté extrême, mais taillée juste et courte ; on eût dit d’un costume d’amazone dont elle aurait rogné la jupe comme une superfluité embarrassante. À sa ceinture on voyait une montre d’homme en or avec une chaîne et des breloques. Autour du cou elle avait une collerette qui ressemblait assez à nos cols de chemise d’homme, et au poignet des manchettes de toile.
J’ai déjà dit que M. Dick était un homme à tête grise et au teint fleuri. J’ajouterai seulement que sa tête était curieusement penchée, non par l’âge… non, c’était plutôt comme la tête d’un des écoliers de M. Creakle lorsqu’il venait de recevoir des coups de canne. Ses yeux saillants brillaient d’une sorte d’éclat humide qui contribuait avec son air distrait, sa soumission à ma tante et la joie enfantine que lui causait un compliment, à me faire soupçonner que c’était un fou. Mais s’il était fou, me disais-je quand cette idée me venait, comment serait-il ici ? Je ne savais donc trop qu’en penser. Son costume était celui de tout le monde : petite redingote du matin, gilet blanc et pantalon blanc. Il avait une montre dans son gousset et de l’argent dans sa poche, car il le faisait sonner en frappant dessus comme s’il en était fier.
Quant à Jeannette, qui pouvait avoir de dix-huit à dix-neuf ans, c’était une jolie fille, proprette et fraîche. J’appris plus tard que ma tante l’avait prise à son service, comme elle prenait successivement toutes ses servantes, qui formaient une série de protégées élevées expressément dans le renoncement au mariage, et qui finissaient toutes généralement par épouser le boulanger de la maison.
Par sa propreté, le salon était digne de ma tante et de Jeannette. Avant de le décrire, j’ai déposé un moment ma plume pour me le rappeler en détail. J’ai aspiré encore l’air de la mer qui est venu à moi imprégné du parfum des fleurs. J’ai revu l’antique mobilier bien ciré et bien luisant, le grand fauteuil inviolable de ma tante et son guéridon contre la croisée, le tapis recouvert d’une serge, le chat, la bouilloire, les deux canaris, la vieille porcelaine, un grand vase plein de feuilles de roses desséchées, la vaste armoire, réceptacle de toute une armée de pots et de bouteilles, le sopha, moi-même enfin, étendu tout sale, tout déguenillé, sur ce beau meuble et prenant note de tout.
Jeannette venait de sortir pour préparer et chauffer le bain, lorsque je fus alarmé à la vue de ma tante, saisie d’une subite indignation, rappelant sa servante et s’écriant d’une voix presque étouffée : « Jeannette ! des ânes ! Jeannette ! des ânes ! » — Accourant à ces mots Jeannette descendit l’escalier à la hâte, comme si le feu était à la maison, et franchit au plus vite le jardin. Sur une petite pelouse, de l’autre côté de la grille, deux ânes sellés et montés par des dames avaient osé profaner de leur sabot vulgaire ce carré de verdure. Jeannette leur dit de se retirer, tandis que ma tante elle-même, qui avait suivi sa fidèle servante, saisissant par la bride un troisième baudet, le remettait dans le chemin après avoir administré une paire de soufflets au malencontreux écuyer de la cavalcade, petit polisson à peu près de mon âge.
Aujourd’hui encore, il me serait difficile d’établir que ma tante avait le moindre titre qui légitimât sa prétention à la propriété de cette pièce de gazon ; mais elle s’était persuadée qu’elle était bien à elle, et cela revenait au même. Le plus grand outrage qu’on pût lui faire, outrage qui demandait une vengeance immédiate, était le passage d’un âne sur le terrain sacré. Quelle que fût l’occupation intérieure qui réclamât ses soins, quelqu’intéressant que fût l’entretien dans le salon, un âne survenait-il, le cours de ses idées se trouvait soudain détourné, ma tante fondait sur le profane animal. Des bâtons étaient cachés derrière la porte, armes défensives et offensives. Des vases et des arrosoirs remplis d’eau étaient tenus en réserve dans un coin du jardin pour pouvoir être vidés sur les petits âniers qui se faisaient un malin plaisir de perpétuer les incursions et de revenir sans cesse à la charge ; peut-être aussi l’obstination naturelle des ânes les ramenait-elle volontiers dans cette direction. Toujours est-il qu’avant que le bain fût prêt, trois nouvelles alarmes eurent lieu, et que la troisième attaque, plus sérieuse que les autres, faillit amener un combat singulier entre ma tante armée d’un bâton et un méchant ânier qui avait peine à comprendre qu’il dût rebrousser en arrière sur un simple avertissement.
Le bain fut pour moi un réconfort parfait. Je commençais à ressentir de grandes douleurs dans tous les membres, une fatigue générale et une somnolence contre laquelle j’avais peine à lutter. Quand je sortis de la baignoire, ma tante et Jeannette me firent entrer dans une chemise et dans un pantalon appartenant à M. Dick, puis elles m’enveloppèrent de deux ou trois châles. Ainsi empaqueté, je fus encore transporté sur le sopha ; là, ma tante s’étant imaginé que je devais mourir de faim et qu’il fallait me nourrir à petites doses, me faisait avaler du bouillon par cuillerées, lorsqu’une nouvelle interruption ridicule la fit courir, pour la quatrième fois, à la défense de son territoire violé par l’ennemi… « Jeannette, des ânes ! » À ce cri, je fus laissé sur mon lit provisoire où je m’endormis tout de bon.
Serait-ce dans un songe que je crus avoir entrevu ma tante revenant auprès de moi, arrangeant confortablement un coussin sous ma tête, écartant d’une main délicate mes cheveux tombés sur mes yeux et me regardant avec bienveillance ? Lorsque je me réveillai, j’avais aussi dans l’oreille les mots de gentil enfant et de pauvre enfant ! Oui, c’était peut-être encore dans mon songe que je les avais entendus, car ma tante était tranquillement assise près de la fenêtre, rêvant ou occupée à admirer la mer.
Nous dînâmes bientôt après que je fus réveillé : un poulet rôti et un pouding garnissaient la table ; quant à moi, toujours empaqueté sur ma chaise, j’étais fort gêné dans le mouvement de mes bras ; mais comme c’était ma tante qui m’avait arrangé ainsi, je n’aurais jamais osé me plaindre. Une vive préoccupation m’agitait au fond du cœur. Que ferait-elle de moi ? Mon inquiétude était extrême. Elle ne dit rien qui pût la calmer, dînant en silence et se contentant de s’écrier de temps en temps : Miséricorde ! miséricorde ! lorsqu’elle fixait les yeux sur moi. Ce n’était pas cette exclamation qui pouvait m’apprendre grand’chose sur ma future destinée.
La nappe ayant été enlevée, une bouteille de xérès fut apportée par Jeannette ; ma tante m’en fit avaler un petit verre et envoya chercher M. Dick, qui n’avait pas dîné avec nous. Elle voulut que je lui racontasse toute mon histoire, et m’aida elle-même par de nombreuses questions en priant M. Dick de bien écouter. Celui-ci me parut deux ou trois fois assez disposé à faire un petit somme ; mais les yeux de ma tante ne le perdaient pas de vue, et il n’osait ni dormir ni sourire quand elle fronçait le sourcil en le regardant.
Mon récit fini, vinrent les commentaires de ma tante et de M. Dick :
« — Je ne puis concevoir ce qui forçait cette malheureuse enfant à se remarier, » dit ma tante en parlant de ma mère ; « non, je ne puis le concevoir.
» — Peut-être, » répliqua M. Dick, « était-elle devenue amoureuse de son second mari.
» — Amoureuse, » s’écria ma tante, « qu’entendez-vous par là ? Qu’avait-elle besoin de devenir amoureuse, je vous prie ?
» — Peut-être, » balbutia M. Dick après un moment de réflexion, « peut-être crut-elle se donner un protecteur.
» — Un protecteur, en vérité ! » répliqua ma tante. « La belle chance que cherchait la pauvre enfant ! Quelle confiance devait-elle avoir en un homme qui ne cherchait qu’à la tromper d’une manière ou d’une autre ? Non, non, ce n’est pas cela, et je voudrais savoir quel était son but, son véritable but ? Elle avait déjà eu un mari ; elle savait ce que c’est : cela devait lui suffire. Elle avait un enfant… Ah ! mon Dieu, la mère était un enfant elle-même lorsqu’elle mit au monde celui que vous voyez là assis devant nous. Je vous prie donc de me dire ce qu’elle voulait de plus ? »
M. Dick secoua la tête en me regardant et de l’air d’un homme qui ne savait comment résoudre le problème.
Ma tante, heureusement, en posa un autre sans attendre la solution du premier.
« — Avait-elle envie d’avoir une fille après un garçon ? À la bonne heure ! mais alors, pourquoi ne pas commencer par là ? Je le lui avais positivement demandé : « Faites-moi une fille. » Mais la sœur de ce garçon, la petite Betsey Trotwood, ne vint pas. Où était-elle ? Faites-moi le plaisir de me l’apprendre ? »
M. Dick parut réellement effrayé de cette question-ci ; mais ma tante poursuivit :
« — C’était un vendredi. Si vous aviez vu ce petit accoucheur, qu’on appelait, je crois, M. Jellip, avec sa tête penchée sur l’épaule, lorsqu’il vint m’annoncer que c’était un garçon : « Un garçon ! » Les voilà bien tous ! les imbéciles ! »
Cette franche dénonciation de tout notre sexe ne rassura nullement M. Dick et j’avoue que, pour ma part, je tremblais sur le sort qui m’était réservé.
« — Eh bien ! ce garçon, le voilà ! oui, le voilà ! et bien heureux d’avoir pris la place de sa sœur ! n’est-ce pas ? Il vient de vous dire ce que c’était que ce Murdstone qu’on lui avait donné pour second père. Il n’y a pas tenu ; il a pris la fuite, et, comme un petit Caïn, il a été vagabond sur la grande route ! »
M. Dick, à son tour, fronça le sourcil en m’examinant, pour vérifier si j’avais réellement sur le front la marque du fratricide !
Ma tante avait encore quelque chose sur le cœur. Je lui avais dit que Peggoty s’était mariée, elle aussi. Il fallait que Peggoty eût son paquet :
« — Et cette femme au nom payen, dit-elle, cette Peggoty, qui met comme les autres sa tête dans le guêpier !… Comme si elle n’avait pas assez des deux mariages de sa maîtresse, ne va-t-elle pas aussi prendre un mari… Tout ce que j’espère, c’est que ce mari est au moins une de ces brutes dont les gazettes nous racontent journellement la belle conduite, et qu’il la battra pour lui apprendre ce que c’est que le mariage. »
Je ne pus laisser traiter ainsi ma bonne Peggoty ni entendre l’expression d’un pareil vœu sans tenter de la défendre : « — Vous vous trompez, ma tante, m’écriai-je ; Peggoty est la meilleure, la plus fidèle, la plus dévouée des amies et des servantes. Peggoty m’a toujours aimé tendrement, elle a toujours aimé ma mère : c’est elle qui a soutenu dans ses bras sa tête mourante ; c’est elle qui a reçu son dernier baiser avec son dernier soupir. »
Ce souvenir m’émut au point que je ne pus raconter qu’en balbutiant, comment Peggoty m’avait toujours déclaré que sa maison était la mienne, et que si je n’avais pas craint d’être une charge pour elle dans son humble situation, c’était à elle que j’avais d’abord songé à aller demander un asile.
Je ne pus en dire davantage ; mes sanglots m’étouffaient, et je me cachai le visage dans mes mains en appuyant mes deux coudes sur la table.
« — Bien, bien, dit ma tante ; l’enfant a raison de défendre ceux qui l’ont défendu… Jeannette ! des ânes ! »
Sans ces malheureux ânes, je crois vraiment que nous étions au moment de nous entendre ; car ma tante avait posé sa main sur mon épaule, et, encouragé par son approbation, je l’aurais embrassée et suppliée d’être ma protectrice. Mais l’interruption et l’accès d’indignation qui en fut la suite, comme cela ne manquait jamais à chaque attaque, bannirent pour le moment toutes les bonnes pensées : jusqu’à l’heure du thé, Miss Trotwood ne parla plus à M. Dick que des ânes de Douvres et de leurs propriétaires, exprimant la résolution de s’adresser aux tribunaux afin d’obtenir contre eux un bon arrêt.
Après le thé, nous nous assîmes près de la fenêtre, et l’air de vexation inquiète que prit ma tante me fit supposer que c’était pour surveiller l’invasion : heureusement l’ennemi ne se montra plus, et quand la nuit vint, Jeannette ayant baissé les stores, nous nous plaçâmes autour d’une table de trictrac où ma tante et M. Dick firent la conversation à la clarté des bougies.
Ma tante, levant gravement son index, dit à son partenaire : « Or ça, M. Dick, je vais vous adresser une autre question. Regardez cet enfant.
» — Le fils de David ? » répondit M. Dick avec sa physionomie à la fois attentive et embarrassée.
« — Oui, exactement, reprit ma tante ; qu’en feriez-vous à présent ?
» — Ce que je ferais du fils de David ?
» — Oui, du fils de David.
» — Oh ! dit M. Dick, ce que j’en ferais… Eh bien !… je le mettrais au lit.
» — Jeannette ! » s’écria ma tante avec la même satisfaction triomphante que j’avais déjà remarquée, « Jeannette, M. Dick a raison, si le lit est prêt, nous allons l’y mettre. »
Le lit étant prêt, au dire de Jeannette, j’y fus immédiatement conduit, avec bienveillance, mais comme une espèce de prisonnier, entre ma tante et Jeannette, ma tante devant moi et Jeannette à l’arrière-garde. La seule circonstance qui ranima mon espérance, fut que ma tante s’arrêta sur l’escalier pour demander ce que signifiait certaine odeur de roussi : Jeannette répondit qu’elle avait brûlé ma chemise dans la cuisine. La chambre qui m’était destinée ne contenait d’autres vêtements à mon usage que ceux dont j’étais si burlesquement attifé : mon escorte féminine m’y laissa seul avec un bout de bougie que ma tante m’avertit ne devoir durer que cinq minutes, et j’entendis qu’on fermait la porte en dehors. En réfléchissant à ce qui venait de se passer, je conclus que, peut-être, Miss Betsey Trotwood, ne me connaissant pas, soupçonnait que c’était en moi une habitude de m’évader et qu’elle prenait ses précautions pour me retrouver le lendemain matin.
La chambre était une jolie chambrette à l’étage le plus élevé de la maison, et de la fenêtre on avait vue sur la mer où brillait la lune dans toute sa splendeur. Après avoir dit mes prières et lorsque la bougie s’éteignit, je me rappelle avoir quelque temps contemplé ces vagues si magnifiquement éclairées, comme si j’espérais y lire ma destinée, ou comme si, sur cette voie lumineuse, ma mère allait venir à moi, son enfant dans les bras, pour me sourire ainsi qu’elle m’avait souri la dernière fois que je l’avais vue. Lorsqu’enfin, le cœur plein d’une émotion solennelle, après cette vaine attente, je me retournai vers le lit aux rideaux blancs où je pouvais me reposer, tout autre sentiment fit place bientôt à celui de la reconnaissance pour la protection céleste qui m’y avait conduit. Cette reconnaissance ne diminua en rien après que je me fus doucement étendu entre les draps, où j’éprouvai un bien-être sensuel en pensant aux nuits que je venais de passer en plein air, exposé à toutes les inclémences de l’atmosphère : « Mon Dieu, dis-je, daignez m’accorder la grâce de ne plus être sans asile, et faites que je n’oublie jamais ceux qui n’en ont pas. » En m’endormant avec de telles dispositions, je ne pouvais manquer de descendre bientôt moi-même sur le brillant sentier des vagues pour aller de là faire une excursion dans le paradis des songes.