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David Copperfield (Traduction Pichot)/Première partie/Chapitre 3

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (1p. 43-67).

CHAPITRE III.

Un changement.


Le cheval du messager était le plus paresseux cheval du monde ; à chaque halte il baissait la tête comme un cheval poussif, — le messager, d’ailleurs, était aussi endormi que sa bête, et toute sa conversation consistait à siffler.

Peggoty avait pris un panier de provisions qui nous eût conduits jusqu’à Londres par la même voiture. Nous mangeâmes tout le long du chemin, excepté quand nous faisions un somme, et je n’aurais jamais pu croire, avant d’entendre Peggoty, qu’une pauvre femme pût ronfler aussi rondement.

Nous multipliâmes tellement les détours et les haltes, que je commençais à être fatigué quand nous aperçûmes Yarmouth. En promenant mes regards sur l’immense plage, je ne pus m’empêcher de m’étonner, puisque mon livre de géographie prétendait que la terre était ronde, qu’il pût exister un endroit aussi plat. Mais je réfléchis que Yarmouth se trouvait peut-être placé à l’un des pôles.

Plus nous approchions, plus je voyais cette plage se dérouler sous le ciel, plus il me semblait qu’une petite montagne n’y aurait rien gâté, et qu’il aurait mieux valu que la ville et la mer ne fussent pas si étroitement mêlées et confondues ; mais Peggoty, à qui je fis part de mon observation, me répondit avec plus d’emphase que d’ordinaire, qu’il fallait prendre les choses comme elles étaient, et qu’en son particulier elle était fière de s’appeler un hareng de Yarmouth, sobriquet donné aux habitants de cette cité maritime.

Quand nous pénétrâmes dans la rue (étrange rue encore pour moi) et que nous sentîmes l’odeur du poisson, des vieilles étoupes, de la poix et du goudron, quand nous vîmes les matelots aller et venir, les voitures cahotées sur le pavé, etc., etc., je compris que j’avais été injuste pour une ville si pleine de vie et de mouvement. Je le dis à Peggoty, qui entendit avec plaisir l’expression de mon ravissement et m’apprit qu’il était bien connu (de tous ceux, je le suppose, qui ont eu le bonheur de naître harengs) que Yarmouth était la plus belle ville de l’univers.

« — Voilà mon neveu Cham, s’écria Peggoty, qui nous attend ! »

Il nous attendait, en effet, sur la porte de l’auberge où s’arrêtait le messager, et il me demanda si je me portais bien, comme à une vieille connaissance. Je ne fus pas très sûr d’abord de le connaître aussi bien qu’il me connaissait, puisqu’il n’était plus revenu à la maison depuis la nuit de ma naissance ; mais notre intimité fit de rapides progrès lorsqu’il m’eut porté sur son dos jusqu’à sa demeure. Cham était devenu un grand garçon de près de six pieds, large en proportion, avec de fortes épaules, mais en conservant un air de douceur enfantine et des cheveux blonds frisés qui lui donnaient une physionomie de mouton ; son vêtement consistait en une veste de toile et une paire de pantalons si raides qu’ils auraient pu rester tout droits sans le secours des jambes qu’ils contenaient. Quant à son chapeau, c’était moins un chapeau qu’une de ces taches de goudron qui se figent où elles tombent.

Cham me portant sur son dos avec un petit coffre de notre bagage sous le bras, et Peggoty portant un autre petit coffre, nous tournâmes des ruelles semées de copeaux et de petits tas de sable ; nous passâmes devant des usines à gaz, des corderies, des ateliers de gréement, des forges, des cours de chantier où l’on construisait des navires, d’autres où l’on en démolissait, d’autres encore où l’on en goudronnait et calfatait, etc., etc., jusqu’à ce que nous nous trouvâmes sur cette plage monotone que j’avais aperçue de loin. Ce fut là que Cham me dit :

« — Voici notre maison, M. Davy. »

Je regardai de toutes parts, aussi loin que pouvait s’étendre mon horizon visuel dans ce désert, sur la mer, sur la rivière… mais je ne distinguais aucune maison. Il y avait bien, à peu de distance, une grosse barque noire, une sorte de vieux navire échoué, avec un tuyau de fer d’où sortait un tourbillon de fumée comme d’une cheminée, mais rien qui ressemblât à une maison.

« — Ce n’est pas cela ! demandai-je, cette chose qui a l’air d’un navire ?

» — C’est cela même, M. Davy, répondit Cham. »

Si c’eût été le palais d’Aladin, le fameux œuf du Roc, ou toute autre merveilleuse habitation des Mille et une Nuits, je crois que j’aurais été moins enchanté de l’idée romanesque d’y vivre. Il y avait une délicieuse porte, pratiquée dans le flanc de la carène, il y avait un plafond, il y avait de petites fenêtres ; mais le véritable charme consistait dans le fait même que c’était là un vrai navire, qui avait sans doute sillonné la mer des centaines de fois, et nullement destiné à servir d’habitation sur la terre ferme. Oui, là était son merveilleux attrait : construit pour être une maison, je l’eusse pu trouver étroit ou incommode, ou triste ; mais tel qu’il s’offrait à mon imagination d’enfant, c’était une habitation parfaite.

D’ailleurs, tout était propre intérieurement, — propre, soigné, coquet. Il y avait une table, un coucou de Hollande, une armoire à tiroir, et sur cette armoire un plateau à thé sur lequel était peinte une dame avec un parasol, promenant un enfant en uniforme militaire, son cerceau sous le bras. Ce plateau avait pour soutien une Bible, car si le plateau était tombé, il aurait brisé dans sa chute la théière et toute la foule de tasses et de soucoupes groupées autour de la Bible. Contre la muraille, je remarquai quelques images coloriées dans des cadres, sujets bibliques que je ne retrouve jamais à un étalage de marchand d’estampes ou à celui d’un colporteur, sans voir apparaître tout entier l’intérieur du domicile du frère de ma bonne Peggoty. Les plus saillantes de ces images représentaient Abraham en rouge allant sacrifier Isaac en bleu, et Daniel en robe rose au milieu d’une fosse de lions verts. Sur le petit manteau de la cheminée, une œuvre d’art me parut un des plus précieux trésors du monde : ce travail curieux, moitié peinture et moitié sculpture, figurait le lougre Sarah-Jane, et il avait été exécuté à Sunderland ; à la partie peinte s’ajoutait une miniature de poupe en bois. Au plafond étaient aussi des crochets en fer dont je ne devinai pas l’usage ; enfin des coffres et des caisses renversées servaient de chaises.

Je vis tout cela de mon premier coup d’œil, après avoir franchi la porte, — et je fus introduit dans ma chambre à coucher, — la plus charmante et la plus complète des chambres à coucher, une chambrette blanchie à la chaux, — dans l’arrière de la barque, avec une petite fenêtre par laquelle autrefois passait le gouvernail ; un petit miroir à ma taille cloué contre le lambris et décoré de coquillages, un petit lit avec tout juste assez de place pour qu’on pût s’y coucher, et un bouquet d’algues dans un pot bleu sur la table. Ce qui me frappa particulièrement l’odorat dans cette délicieuse habitation, fut l’odeur du poisson, odeur si pénétrante que lorsque je tirai mon mouchoir de ma poche pour m’essuyer le nez, on aurait dit qu’il avait servi à envelopper un homard. Je communiquai cette observation à Peggoty, qui m’informa que son frère vendait des homards, des écrevisses et des crabes. Je découvris plus tard un amoncellement de ces crustacés, dans un état de merveilleuse agglomération et en entrepôt permanent, au fond d’une petite guérite où l’on tenait aussi la poterie et les casseroles du ménage.

Nous fûmes bien reçus par une femme très polie, en tablier blanc, qui nous avait fait la révérence de loin pendant que j’étais encore sur le dos de Cham, ainsi que par une jolie petite fille avec un collier de coquilles bleues autour du cou, et qui ne voulut pas se laisser embrasser, mais courut vite se cacher. Nous avions dîné somptueusement et mangé entr’autres des limandes bouillies aux pommes de terre, lorsque entra un homme qui avait un air de bonne humeur. C’était le frère de Peggoty, qui me demanda de mes nouvelles et de celles de ma jolie maman, en ajoutant qu’il serait très heureux et très fier si je passais une quinzaine chez lui.

Ayant fait ainsi hospitalièrement les honneurs de sa maison, M. Peggoty frère alla se laver à l’eau chaude, en faisant l’observation que l’eau froide ne pourrait jamais le débarrasser de sa crasse. Il revint bientôt, ayant gagné beaucoup à cette toilette, mais si rubicond que je ne pus m’empêcher de penser que son visage avait cela de commun avec les crabes, les écrevisses et les homards, qu’il entrait dans l’eau chaude presque noir ainsi que ces crustacés, et en sortait tout rouge.

Après le thé, quand on eut bien fermé portes et fenêtres de peur du brouillard de la nuit, je me crus dans la plus délicieuse retraite que l’imagination humaine puisse concevoir.

C’était enchanteur d’entendre mugir le vent sur la mer, de penser que le brouillard glissait lentement sur la plage, de contempler le feu et de se dire qu’il n’y avait aucune autre demeure auprès de la nôtre, et que celle-ci était un navire. La petite Émilie, la petite fille effarouchée, avait surmonté sa timidité : elle s’assit à côté de moi sur un des coffres bas servant de sièges et juste assez large pour nous deux : Peggoty avait pris son aiguille comme si elle était encore dans notre salon ; l’autre femme en tablier blanc, tricotait ; Cham retournait des cartes en cherchant à se rappeler un tour, et M. Peggoty fumait sa pipe. Tout invitait à la conversation et à la confiance.

« — M. Peggoty ! lui demandai-je, avez-vous donné à votre fils le nom de Cham parce que vous vivez dans une espèce d’arche ? »

M. Peggoty trouva l’idée profonde, car il réfléchit avant de me répondre.

« — Non, ce n’est pas moi, mais c’est son père, mon frère Joseph.

» — Quoi ! Cham n’est pas votre fils !… Et votre frère Joseph est-il mort ? poursuivis-je après une pause respectueuse.

» — Noyé ! dit M. Peggoty.

» — Mais la petite Émilie, repris-je en la regardant, c’est votre fille, elle ?

» — Non, c’est la fille de mon beau-frère Tom.

» — Est-ce qu’il est mort aussi, Monsieur Peggoty, votre beau-frère Tom ?

» — Noyé ! répondit encore M. Peggoty. »

Ma curiosité n’était pas au bout : « — N’avez-vous pas d’enfant, monsieur Peggoty ?

» — Non, je suis célibataire.

» — Et quelle est donc cette dame ? repris-je en montrant la femme en tablier blanc.

» — C’est Mrs Gummidge. »

Ici, Peggoty, — ma Peggoty à moi, intervint avec un geste si significatif, que je dus suspendre mes autres questions, et ce ne fut qu’en me couchant dans ma petite cabine qu’elle m’apprit que son excellent frère, le meilleur des hommes, n’interdisait chez lui qu’un seul sujet d’entretien, celui qui pouvait lui faire raconter à lui-même ces trois actes de sa générosité, à savoir qu’il avait successivement adopté Cham, son neveu orphelin, Émilie, sa nièce orpheline, et Mrs Gummidge, la veuve de son associé. Tous les trois, sans lui, auraient été livrés à la merci de la charité publique.

Je fus touché de la bonté de mon hôte. Peggoty me dit aussi qu’elle coucherait dans une autre cabine à l’avant du navire, avec Mrs Gummidge et Émilie. Quant à son frère et à Cham, ils suspendaient pour la nuit deux hamacs à ces crochets en fer des solives dont je n’avais pas d’abord deviné l’usage. Je m’endormis au bruit du vent et de la houle, me demandant si la mer ne pouvait pas nous envahir tout-à-coup sur la plage ; mais, par réflexion : « Ne sommes-nous pas dans un navire ? pensai-je, et n’avons-nous pas à bord un bon pilote dans M. Peggoty ? »

Nul accident n’était survenu cependant le lendemain matin. Aussitôt que le premier rayon du jour brilla sur le miroir encadré de coquillages, je sautai à bas du lit et j’allai avec la petite Émilie ramasser des cailloux sur le bord de l’eau.

« — Vous êtes tout-à-fait un matelot, je suppose, dis-je à Émilie croyant lui faire un compliment.

» — Non, répondit Émilie en hochant la tête, j’ai peur de la mer.

» — Peur ! dis-je avec un air fier et faisant de gros yeux à l’Océan ; je n’ai pas peur, moi.

» — Ah ! la mer est si cruelle, dit Émilie. Je l’ai vue si cruelle pour quelques-uns de nos pêcheurs ! je l’ai vue briser en pièces une barque aussi grande que notre maison.

» — J’espère que ce n’est pas celle dans laquelle…

» — Dans laquelle… mon père fut noyé ? Non, dit Émilie. Ce n’est pas celle-là, je ne l’ai jamais vue.

» — Ni lui ? demandai-je. »

La petite Émilie dit tristement ; « Pas assez pour m’en souvenir. »

C’était une coïncidence entre elle et moi ! Je me mis aussitôt à lui expliquer comment je n’avais jamais vu mon père ; comment ma mère et moi nous avions toujours vécu tous les deux jusqu’à présent dans le plus rare bonheur, et décidés à toujours vivre de même, comment la tombe de mon père était dans le cimetière près de notre maison, ombragée par un arbre sous les rameaux duquel j’avais entendu souvent chanter les oiseaux, etc., etc. ; mais il y avait quelques différences entre la destinée d’Émilie et la mienne : elle avait perdu sa mère avant son père, — et personne ne pouvait savoir où était la tombe de son père, puisqu’il avait disparu dans les profondeurs de l’Océan.

« — D’ailleurs, me dit Émilie en cherchant des cailloux et des coquillages, votre père était un monsieur et votre mère est une dame ; mon père était un pêcheur, ma mère fille d’un pêcheur, et mon oncle Daniel est un pêcheur.

» — L’oncle Daniel est sans doute M. Peggoty ? demandai-je.

» — L’oncle Daniel, celui qui est là, répondit Émilie en indiquant du doigt la maison-navire.

» — Oui, c’est lui que je veux dire. Il est bien bon, n’est-ce pas ?

» — Bon ? reprit Émilie, si j’étais jamais une dame, je lui ferais présent d’un habit bleu de ciel avec des boutons de diamants, d’un pantalon de nankin, d’un gilet rouge, d’un chapeau à trois cornes, d’une grosse montre d’or, d’une pipe d’argent et d’une tirelire pleine de guinées. »

Je ne doutais pas, certes, que M. Daniel Peggoty ne méritât tous ces trésors, et je le dis à Émilie ; mais je dois avouer que si j’avais pu exprimer ma pensée tout entière, j’aurais demandé à cette reconnaissante nièce comment un chapeau à trois cornes contribuerait à son bonheur. Émilie se faisait de cet ensemble une vision céleste ; car, en énumérant tous les articles qui la composaient, elle levait les yeux au ciel.

Cependant le vent, tombé un moment, semblait vouloir souffler de nouveau, et nous nous étions aventurés sur une jetée en bois qui s’avançait au devant des premières vagues.

« — Eh bien ! à présent, me dit Émilie, avez-vous peur de la mer ?

» — Pas encore, répétai-je, faisant toujours le brave ; mais, vous-même, vous ne semblez pas aussi effrayée que vous voulez bien le dire. » — Elle se hasardait si près du bord, que je craignais qu’elle ne fît un faux pas.

« — Ce n’est pas de cette manière que j’ai peur, reprit Émilie ; non, c’est la nuit quand je m’éveille et que je tremble à l’idée que l’oncle Daniel et Cham appellent peut-être au secours… Voilà aussi pourquoi je voudrais être une dame : ils n’auraient plus besoin de risquer leur vie comme ils le font, et j’aurais de l’argent pour venir au secours de tous les pauvres pêcheurs à qui il arriverait quelque accident. »

Tout en parlant ainsi, elle se mit à courir sur une longue poutre qui se prolongeait au-delà de la jetée sans la moindre barrière. Ce fut une scène qui me fit une telle impression, que, peintre ou dessinateur, je pourrais la représenter aussi fidèlement aujourd’hui que si elle s’était passée hier : je vois encore là, devant moi, Émilie au moment de périr pour me prouver qu’elle était au-dessus des terreurs de la mort. Je poussai un cri, la croyant perdue. Mais la petite héroïne, aussi légère que hardie, revint à moi saine et sauve, et je ris de mon émotion ainsi que de mon inutile cri… Ah ! si j’avais pu lire dans l’avenir et connaître le sort qui lui était réservé, le connaître et le comprendre autant que cela était possible à un enfant, je ne sais trop jusqu’à quel point j’eusse fait un signe pour la sauver, en supposant qu’elle courût un danger réel. Combien de fois depuis je me suis dit cela ! Mais n’anticipons pas.

Nous errâmes pendant plusieurs heures et nous nous chargeâmes de tout ce que nous estimions curieux, — rejetant à l’eau, de temps en temps, quelques étoiles de mer, sans que je puisse dire si elles devaient nous avoir l’obligation de ce sacrifice désintéressé. Enfin, quand nous rentrâmes, ce ne fut pas sans avoir échangé un innocent baiser, tant nous étions devenus bons amis.

« — On dirait deux jeunes grives, » s’écria M. Daniel Peggoty en nous voyant tout vermeils de santé et de plaisir.

Oui, j’étais amoureux de la petite Émilie. Je déclare et je suis certain que j’aimais cette enfant aussi sincèrement, aussi tendrement, avec plus de pureté et plus de désintéressement qu’on peut aimer plus tard dans la vie, quelque sérieux et noble que soit le plus parfait amour d’un âge plus avancé. Autour de cette petite fille aux yeux bleus, ma pensée d’enfant créait une auréole céleste ; je l’idéalisais, j’en faisais un ange. Si, par un beau coucher de soleil, la petite Émilie eût soudain déployé deux ailes et s’était envolée devant moi, je crois que je n’aurais pas été tout-à-fait surpris !

Nous allions cependant errer sur cette plage monotone de Yarmouth, et nous nous aimions sans compter les heures, comme si le Temps n’était pas un vieillard pour nous, mais un enfant comme nous-mêmes, prenant part à nos jeux. Je n’avais pas hésité à dire à Émilie que je l’adorais, et que si elle n’avouait pas qu’elle m’adorait aussi, je serais réduit à la cruelle nécessité de me tuer avec le fer d’une épée. Elle me répondit qu’elle me payait de retour, et je ne doute pas qu’elle disait vrai.

Quant à l’inégalité des rangs, quant à l’âge ou à toute autre difficulté qui pouvait contrarier cette passion de deux enfants, ni la petite Émilie, ni moi, nous ne nous en préoccupions guère ; nous n’allions pas chercher si loin l’avenir : nous songions à peine au lendemain. Nous faisions l’admiration de Mrs Gummidge et de Peggoty, qui se communiquaient à l’oreille leurs réflexions sur ce charmant tableau. M. Daniel Peggoty nous souriait en fumant sa pipe ; Cham nous faisait des mines toute la soirée. Ils prenaient tous à nous regarder le même genre de plaisir que leur eût fait éprouver un joli joujou, tel que la miniature du Colysée de Rome.

Je remarquai bientôt que Mrs Gummidge ne se rendait pas aussi agréable qu’on aurait pu l’attendre d’elle, dans sa situation chez M. Daniel Peggoty. Mrs Gummidge était d’un tempérament mélancolique, et elle pleurnichait quelquefois un peu trop pour ceux avec qui elle vivait dans une maison si étroite. Je la plaignais ; mais il y avait des moments où je pensais qu’il eût été mieux, pour elle et pour nous, que Mrs Gummidge eût un appartement à part où elle pût se retirer et attendre que ses accès de doléance fussent passés. Dans ces moments critiques, tout contrariait la pauvre femme, tout semblait fait exprès pour la contrarier ; si la cheminée fumait, elle en était affectée plus que personne ; si le froid devenait plus piquant, c’était en vain qu’elle avait le meilleur coin du feu et le siège le plus commode ; elle se plaignait constamment du brouillard ou de la bise : tout renouvelait ses crampes ou son rhumatisme dans le dos. Elle en pleurait et répétait qu’elle était une créature abandonnée. — Si Peggoty abondait dans son sens et lui disait :

« — C’est vrai, Mrs Gummidge, il fait bien froid, tout le monde doit le sentir.

» — Oh ! je le sens plus que personne, » répondait-elle. De même à table, — où Mrs Gummidge était toujours servie après moi, à qui cette préférence revenait comme à un hôte de distinction, — le poisson était-il un peu sec, les pommes de terre un peu brûlées, c’était un désappointement pour tous, et nous le disions tout haut ; mais Mrs Gummidge répondait amèrement que c’était surtout un désappointement pour elle, et ses larmes coulaient encore.

Un jour, entre autres, M. Daniel Peggoty ne rentra que sur les neuf heures. Peggoty se reposait après avoir travaillé gaîment à sa couture. Cham avait raccommodé une paire de bottes, et j’avais fait la lecture à tous, assis à côté d’Émilie sur notre coffre renversé. Mrs Gummidge tricotait encore tristement dans son coin, et, depuis le thé, cette infortunée Mrs Gummidge n’avait ni levé les yeux, ni fait entendre d’autre remarque qu’un soupir de désolation.

« — Eh bien ! l’équipage ! dit M. Daniel Peggoty en s’asseyant, comment cela va-t-il ? » Nous répondîmes tous quelque chose ou fîmes un signe de tête amical pour lui répondre, excepté Mrs Gummidge qui laissa tomber sa tête sur son bas.

« — Qu’y a-t-il donc, vieille mère ? dit M. Daniel Peggoty. Allons, du courage. »

Mais Mrs Gummidge déploya un vieux mouchoir de soie, et, au lieu de le remettre dans sa poche après s’être essuyé les yeux, elle le garda dans l’attitude d’une personne qui prévoit qu’elle ne tardera pas à en avoir besoin encore.

« — Ah ! dit-elle enfin, pardon, je sens que je suis à charge ici. Vous feriez mieux, Daniel, de me laisser aller à l’hospice, et moi je ferais mieux de mourir pour débarrasser ce monde de moi… »

À ces mots Mrs Gummidge se leva pour aller se coucher, sans qu’il nous fût possible de savoir d’où venait ce surcroît de désespoir ; mais M. Peggoty, qui n’avait cessé de lui témoigner la plus franche sympathie, nous regarda tous quand elle fut dans sa chambre, et, toujours avec la même expression affectueuse, dit à demi-voix :

« — Elle a pensé à l’ancien ! »

Je ne compris pas bien ce qu’était cet ancien auquel Mrs Gummidge était supposée avoir pensé tout le jour ; mais, en me couchant, ma Peggoty m’expliqua que c’était feu M. Gummidge, et que, dans ces occasions, son frère trouvait lui-même cette excuse à la tristesse de la dolente veuve, et s’en affectait extrêmement. Je l’entendis, quelques instants après, qui, se retournant dans son hamac, répétait à Cham : « — Pauvre femme ! elle a pensé à l’ancien ! » Deux ou trois fois cette scène se renouvela pendant mon séjour chez lui, et toujours M. Daniel Peggoty excusa de même la veuve de son associé avec la plus tendre compassion.

Ainsi s’écoula notre quinzaine, qui n’était variée que par les variations de la marée, sur lesquelles se réglaient l’heure de l’allée et du retour pour notre hôte et pour Cham ; mais celui-ci n’accompagnait pas son oncle constamment, et les jours où il restait à terre, il venait volontiers avec nous pour nous montrer les navires et les barques. Une fois ou deux il nous fit faire une promenade en mer. Comme parmi ces premières impressions il est tel lieu ou tel incident qui reste plus vivement gravé que tous les autres dans la mémoire, je ne puis entendre ou voir le nom de Yarmouth sans me souvenir d’un certain dimanche matin que nous passâmes sur la place, où, pendant que retentissaient les cloches d’église, Émilie avait appuyé sa tête sur mon épaule, Cham s’amusant à jeter des galets dans la mer. Le soleil, jusque-là caché derrière un voile de vapeur, illumina tout-à-coup l’horizon et nous montra les navires semblables à des ombres plutôt qu’à de vrais navires.

Enfin, arriva le jour où nous devions retourner à Blunderstone. Je supportai assez bien les adieux de M. Peggoty, de Cham et de Mrs Gummidge, mais je ne pus me séparer d’Émilie sans une angoisse cruelle. Nous allâmes bras dessus bras dessous jusqu’à l’auberge d’où partait le messager, et je promis de lui écrire (promesse que je tins plus tard par une épître en caractères plus gros que ceux dont se compose l’affiche manuscrite d’une maison à louer). Il fallut se quitter… Ah ! si jamais j’ai senti un vide dans mon cœur, ce fut ce jour-là.

Or, pendant tout le temps qu’avait duré ma visite à la famille de ma bonne Peggoty, j’avais été assez ingrat pour penser rarement à la maison ; mais je n’eus pas plutôt tourné le dos à Yarmouth, que ma jeune conscience sembla me montrer la route du doigt. Plus la peine qui venait de m’accabler avait été sincère, plus je sentis que j’allais revoir mon nid et qu’une douce consolation m’attendait sous l’aile maternelle.

À mesure que nous approchions, ces derniers sentiments reprenaient le dessus, et il me tardait d’embrasser ma mère ; mais Peggoty, au lieu de partager les transports que j’exprimais, cherchait à les modérer (quoique très tendrement) et semblait embarrassée.

Elle avait beau faire, nous devions arriver à Blunderstone-Rookery, car c’était du cheval plutôt que de Peggoty que cela dépendait, et nous arrivâmes. Oh ! comme je me rappelle ce jour-là ! Le ciel était sombre et nous menaçait de la pluie.

La porte s’ouvre et je regarde, moitié pleurant, moitié riant dans ma douce agitation, m’attendant à voir ma mère. Ce n’était pas elle, mais une servante inconnue.

« — Quoi donc ! Peggoty, dis-je lamentablement, maman n’est-elle pas à la maison ?

» — Oui, oui, Monsieur Davy, me répondit-elle, elle y est ; attendez un peu, et… je vous dirai quelque chose. » En même temps, elle m’entraîna à la cuisine, dont elle ferma la porte sur nous.

« — Peggoty, dis-je tout effrayé, qu’est-ce donc ?

» — Rien, rien. Dieu merci, Monsieur Davy, mon cher enfant, reprit-elle en s’efforçant de sourire.

» — Je suis sûr qu’il y a quelque chose… j’en suis sûr… Où est maman ?

» — Où est maman, Monsieur Davy ? répéta Peggoty.

» — Oui, pourquoi n’est-elle pas venue sur la porte ? et pourquoi être entrés ici ? Ah ! Peggoty ! »

Mes yeux se gonflaient. Il me semblait que j’allais tomber par terre.

« — Ô mon cher enfant ! s’écria Peggoty m’attirant à elle, qu’avez-vous ? Parlez, mon chéri !

» — Elle n’est pas morte ! elle n’est pas morte, n’est-ce pas, Peggoty ?

» — Non ! » Ce non fut prononcé d’une voix étonnamment forte, et alors Peggoty me dit à son tour que je lui avais causé un trouble, un saisissement ! je l’embrassai pour qu’elle revînt à elle-même et s’expliquât enfin.

« — Voyez-vous, cher enfant, dit-elle, je voulais vous l’apprendre, mais je n’en ai pas trouvé l’occasion, et puis je ne savais trop comment m’y décider.

» — Parlez donc, Peggoty, m’écriai-je de plus en plus alarmé.

» — Monsieur David, dit alors Peggoty dénouant les rubans de son chapeau et d’une voix haletante, écoutez-moi : vous avez un papa ! »

Je tremblai et pâlis… Je ne sais comment, il me sembla recevoir une commotion qui partait du cimetière et venait me frapper au cœur.

« — Un nouveau papa, poursuivit Peggoty.

» — Un nouveau ? répétai-je. »

Peggoty respira avec peine comme si quelque chose l’étranglait, et, me prenant par la main : « — Venez le voir, dit-elle.

» — Je ne veux pas le voir.

» — Et votre maman ? dit Peggoty. »

Je cessai de résister, et nous allâmes au grand salon où elle me laissa. À l’un des coins de la cheminée était assise ma mère ; à l’autre, M. Murdstone. Ma mère brodait ; elle laissa tomber son ouvrage, se leva en tressaillant, avec une sorte d’empressement timide.

« — Maintenant, Clara, ma chère amie, dit M. Murdstone, souvenez-vous qu’il vous faut contenir. Contenez-vous !… Davy, mon garçon, comment cela va-t-il ? »

Je lui donnai la main. Après un moment d’hésitation, j’allai embrasser ma mère ; elle me baisa au front, me caressa tendrement, s’assit et reprit son ouvrage. Je ne pouvais la regarder, et je ne pouvais le regarder, lui, tout en sentant qu’il nous regardait tous les deux. Je me dirigeai vers la fenêtre et j’examinai, à travers la vitre, quelques plantes dont le froid courbait les tiges flétries.

Aussitôt que je pus m’esquiver, je me traînai jusqu’au premier étage. On avait changé ma chère chambre à coucher, et je devais coucher dans une autre au fond du corridor. Je redescendis les escaliers pour trouver quelque chose qui ne fût pas changé, mais en vain, et j’allai errer dans la cour. J’en revins bientôt tout effrayé ; le chenil, naguère vide, était occupé par un gros chien à la large gueule et au poil touffu. Ma vue l’avait irrité et il s’était élancé sur moi.

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