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David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 5-26).

DEUXIÈME PARTIE.

SOUVENIRS DE MA JEUNESSE.


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CHAPITRE Ier.

Je recommence mon éducation.


M. Dick et moi nous devînmes bientôt les meilleurs amis du monde, et très souvent, après son travail quotidien fini, nous allâmes lancer le grand cerf-volant. Tous les jours de sa vie, il rédigeait son Mémoire au lord-chancelier ; mais il avait beau y consacrer de longues séances, il ne faisait pas le moindre progrès, parce que le roi Charles Ier s’y introduisait toujours, un peu plus tôt ou un peu plus tard, et il fallait alors recommencer tout. J’éprouvais une impression profonde en voyant l’espoir qui lui remettait la plume à la main, la patience avec laquelle il supportait son perpétuel désappointement, le doute qui s’emparait quelquefois de lui à propos du roi Charles Ier, les faibles efforts qu’il faisait pour l’écarter, et cet inévitable retour de l’infortuné roi décapité qui venait bouleverser toute la rédaction du pauvre M. Dick. Mais si ce Mémoire impossible avait jamais pu se compléter, qu’en aurait fait M. Dick ?… où irait-il ? que produirait-il ? Je crois vraiment qu’il n’en savait trop rien lui-même. Hélas ! à quoi bon s’inquiéter de ces questions, puisque s’il y avait une chose certaine au monde, c’était que le Mémoire ne serait jamais fini.

Quoi qu’il en soit, il me semblait tout-à-fait touchant de le voir suivre des yeux le cerf-volant lorsqu’il s’élevait à une grande hauteur dans les nues. Je me rappelais ce que M. Dick m’avait dit dans sa chambre, de la chance qu’avaient les feuillets des mémoires avortés, d’aller porter au loin les faits qu’il avait intérêt à faire connaître ; jamais son regard n’était plus serein qu’alors : on eût dit que son esprit s’élevait aussi avec ce papier confident de ses plaintes et s’approchait peu à peu, avec un calme espoir, du trône de celui qui est le juge souverain de tous nos actes et de toutes nos pensées. Dans les régions de l’air, ma jeune imagination admirait comme M. Dick le cerf-volant que dorait la belle lumière du soleil, et, par la même raison, je ne pouvais résister à une réflexion de pitié triste, quand sa main, raccourcissant la ficelle, le ramenait vers nous jusqu’à ce qu’il retombât, semblable à un être frappé soudain de mort ; telle était sa propre pensée, sans doute, car il était facile de la lire dans ses yeux baissés vers la terre, comme si c’eût été là une de ses espérances qui venait de s’éteindre et de s’abattre à ses pieds.

Si mon intimité avec M. Dick devenait de jour en jour plus étroite, je faisais en même temps des progrès dans les bonnes grâces de ma tante. Elle se laissa si bien aller à m’aimer, qu’au bout de quelques semaines, ma chère protectrice abrégea mon nom de Trotwood en ne m’appelant que Trot. Les encouragements de son amitié me firent espérer que, si je continuais comme j’avais commencé, je pourrais bien remplacer tout-à-fait, pour elle, ma sœur Betsey Trotwood.

« — Trot, » me dit ma tante, un soir où elle était, comme d’usage, assise à la table de trictrac avec M. Dick, « nous ne devons pas oublier votre éducation. »

On sait que, tout enfant que j’étais, je tenais par amour-propre à devenir un homme instruit, et je fus enchanté de voir que ma tante avait la même ambition pour moi.

« — Aimeriez-vous, » dit-elle, « à aller dans un pensionnat de Cantorbéry. »

Je répondis que je l’aimerais beaucoup, Cantorbéry étant si près de Douvres.

« — Très bien, » reprit ma tante, « et aimeriez-vous à y aller demain ? »

J’étais déjà initié à la rapidité des évolutions de ma tante, et je répondis : oui, — sans paraître surpris de la soudaineté de la proposition.

« — Très bien encore, » répéta-t-elle… « Jeannette, allez retenir le cabriolet avec le poney pour demain matin à dix heures, et emballez, ce soir, les effets de mon neveu. »

Je fus ravi de plus en plus ; mais mon cœur me reprocha mon égoïsme en voyant M. Dick si affecté de l’ordre donné par ma tante. Ce soir-là, il joua tout de travers, si bien que sa partenaire, après lui avoir donné plusieurs tapes sur les doigts avec son cornet à dés, suspendit la partie et refusa de la reprendre. Heureusement, ma tante me dit : « Trot, vous viendrez quelquefois à Douvres, le samedi soir, pour y passer le dimanche, et M. Dick, de son côté, pourra quelquefois aller vous voir le mercredi. » Cette promesse le fit revivre. Il promit de fabriquer un second cerf-volant pour ces occasions-là, un cerf-volant plus grandiose encore que le premier. Cependant, le lendemain matin, M. Dick se leva fort triste en pensant à notre séparation. Il eût voulu au moins me prouver l’intérêt que je lui inspirais en me donnant tout son argent, et il l’eût fait si ma tante ne s’y était opposée en bornant le don à cinq shellings ; mais, à force de sollicitations, M. Dick obtint de les porter à dix. Nous nous fîmes les adieux les plus affectueux au seuil de la grille, et M. Dick ne rentra que lorsqu’il eut perdu de vue la voiture qui m’emmenait.

C’était ma tante qui conduisait elle-même. Parfaitement indifférente à l’opinion publique et tenant les rênes d’une main sûre, l’œil alerte et attentif, droite et raide comme un cocher de prince, elle traversa les rues principales de Douvres. Le poney s’aperçut qu’il ne fallait pas broncher ni avoir des caprices avec elle. Sur la grande route, cependant, elle le laissa aller un moment à son pas, et, se tournant vers moi, elle me demanda comment je me trouvais.

« — Très bien et très heureux, » lui répondis-je : je disais vrai en me voyant à côté d’elle très confortablement enfoncé dans un des coussins dont Jeannette avait garni le cabriolet.

Ma tante fut si satisfaite de ma réponse, que, ses deux mains étant occupées, elle me le témoigna en me caressant le front avec son fouet.

« — Est-ce à un grand pensionnat que vous me conduisez, ma tante ? » lui dis-je.

« — Je ne sais pas trop encore, » répondit-elle ; « nous allons d’abord chez M. Wickfield.

» — Ce M. Wickfield tient-il pensionnat ?

» — Non, mon cher Trot, il tient un bureau d’affaires. »

Je ne l’interrogeai pas davantage et nous passâmes à d’autres sujets de conversation jusqu’à notre entrée à Cantorbéry. Là, comme c’était jour de marché, ce fut pour ma tante une belle occasion d’insinuer le poney gris entre des chariots, des corbeilles, des tas de légumes et des étalages de marchands en plein vent. Nous faillîmes en accrocher quelques-uns ; mais, sur le tout, nous nous en tirâmes avec adresse, quoique les spectateurs de notre course ne fussent pas tous complimenteurs ; mais ma tante ne faisait attention ni au blâme ni à l’éloge, et j’ose dire qu’elle aurait conduit sa voiture avec la même insouciance à travers un pays ennemi.

Après quelques détours, nous nous arrêtâmes devant une vieille maison qui s’avançait sur la rue, maison à larges fenêtres cintrées, très saillantes, et dont les solives sculptées se projetaient encore au-delà, de telle sorte qu’il me sembla que tout l’édifice se penchait comme pour voir ce qui se passait sur la voie publique. C’était d’ailleurs une maison d’une propreté irréprochable, avec une porte basse en ogive, dont le marteau antique, orné d’une guirlande de fruits et de fleurs artistement travaillés, brillait comme un astre ; les deux degrés du seuil de pierre avaient la blancheur du marbre : tous les angles et tous les recoins, toutes les sculptures et toutes les moulures, toutes les croisées et tous les croisillons à vitraux bizarres, semblaient neufs malgré la vieille date qu’accusaient leurs formes architecturales.

En examinant cette curieuse façade au moment où la voiture fit halte, j’aperçus (à la fenêtre inférieure d’une tourelle latérale qui complétait la maison) une figure cadavéreuse qui ne fit que paraître et disparaître. Le moment d’après, la porte s’ouvrit et cette même figure se montra : elle était tout aussi cadavéreuse qu’à la fenêtre ; mais en la voyant de plus près j’y remarquai les petites taches de rousseur qu’on observe quelquefois sur la peau de ceux qui ont des cheveux roux. L’individu était roux en effet, — jeune homme de seize ans, quoiqu’il semblât beaucoup plus âgé, et dont les cheveux étaient taillés ras sur la nuque, ayant à peine des sourcils, point de cils, et les yeux si mal protégés par ses paupières, que je me rappelle m’être demandé comment il pouvait dormir. Il était vêtu de noir, portait autour de son maigre cou une cravate blanche, et je remarquai surtout sa main longue et osseuse comme celle d’un squelette, lorsqu’il se tint à la tête du poney en se grattant le menton.

« — M. Wickfield est-il chez lui, Uriah Heep ? » lui demanda ma tante.

« — M. Wickfield est chez lui, Madame, » répondit-il ; « donnez-vous la peine d’entrer. » et sa longue main nous montrait la porte.

Nous descendîmes de voiture et nous entrâmes dans un premier salon qui donnait sur la rue. Là, de la fenêtre, je vis Uriah Heep, à qui nous avions laissé le poney, lui soufflant dans les naseaux et les couvrant en même temps de sa main, comme s’il lui jetait un charme. En face d’une haute cheminée gothique étaient deux portraits : l’un représentait un personnage à cheveux presque blancs (quoique d’un âge moyen) et sourcils noirs, regardant des papiers liés ensemble avec un ruban rouge ; l’autre représentait une dame de physionomie calme et douce dont les yeux se fixaient sur moi.

Ces yeux captivaient les miens, lorsqu’une porte s’ouvrit et je vis venir à nous un Monsieur qui me fit croire d’abord que c’était le portrait sorti tout-à-coup de son cadre, je reconnus encore que quelque ressemblante que fût cette peinture, elle était évidemment faite depuis quelques années.

« — Miss Betsey Trotwood, » dit ce Monsieur, « passez, je vous prie, dans mon cabinet. J’étais en affaire ; pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. Je ne m’appartiens pas ; je suis tout à mes clients, et vous savez quel est mon motif pour être si occupé. Je n’en ai qu’un dans ma vie. »

Miss Betsey Trotwood le remercia et nous le suivîmes dans son cabinet, qui était meublé comme une étude d’homme de loi, avec des registres, des livres, des dossiers, des cartons, et cætera. La fenêtre donnait sur un jardin et un coffre-fort en fer était scellé dans le mur près du manteau de la cheminée.

« — Eh bien ! Miss Trotwood, quel vent vous amène ? Un bon vent, je l’espère ? » dit M. Wickfield, car c’était lui, légiste de sa profession et agent des domaines d’un riche propriétaire du comté.

« — Je ne viens pas pour un procès, » dit ma tante.

» — À la bonne heure, Madame, » dit M. Wickfield, « mieux vaut venir pour toute autre chose. »

La tête de M. Wickfield avait blanchi complètement depuis que son portrait avait été fait, quoique ses sourcils fussent restés noirs. Sa physionomie était très avenante et je la trouvai belle. Son teint brillait de cette carnation qu’on attribue à l’usage du vin de Porto : le son de sa voix et sa tendance à l’obésité trahissaient également la même origine. Sa mise était propre et soignée : il portait un habit bleu, un gilet rayé et un pantalon de nankin. Telle était la blancheur de sa fine chemise plissée et de sa cravate en mousseline, qu’à ma jeune imagination, amoureuse de métaphores, ce beau linge rappela le duvet de la gorge d’un cygne.

« — Voici mon neveu, » dit ma tante.

« — J’ignorais que vous en eussiez un, Miss Trotwood, » répondit M. Wickfield.

« — C’est-à-dire mon petit-neveu, » répliqua ma tante.

« — J’ignorais que vous eussiez un petit-neveu, sur ma parole, » répliqua M. Wickfield.

» — Je l’ai adopté, » poursuivit ma tante, dont le geste indiqua clairement que peu lui importait qu’il ignorât ou qu’il sût d’avance ce qu’elle lui apprenait. « — Je l’ai adopté et je le conduis ici pour le mettre dans un pensionnat où il puisse être bien élevé et traité avec douceur. Veuillez donc m’informer si vous en avez un, ce que c’est, et tout le reste.

» — Avant de vous conseiller convenablement, » dit M. Wickfield, « permettez que je commence par ma vieille question : quel est votre motif ?

» — Vous feriez perdre patience à Job ! » s’écria ma tante, « avec votre manie de chercher d’autres motifs que ceux qui vous sautent aux yeux. Pourquoi mettrais-je cet enfant dans un pensionnat si ce n’est pour qu’il apprenne à être heureux en apprenant à être utile.

» — Ce doit être un motif double, » dit M. Wickfield secouant la tête en souriant d’un air incrédule.

« — Double fadaise, mon cher M. Wickfield ! » répliqua ma tante ; « — prétendez-vous avoir le monopole des motifs simples et directs dans ce monde ?

» — Non ; mais je n’ai qu’un motif, un seul, dans ma vie, Miss Trotwood, » dit M. Wickfield ; « les autres en ont douze, vingt, cent. Je n’en ai qu’un : voilà la différence ; cependant c’est m’écarter de la question. Vous me demandez quel est notre meilleur pensionnat. Quel que soit votre motif, c’est le meilleur que vous voulez ?

» — Oui, le meilleur.

» — Notre meilleur ne pourrait, pour le moment recevoir votre neveu comme interne, » dit M. Wickfield d’un air réfléchi.

« — Mais on pourrait, en attendant, le loger ailleurs, je suppose ? » suggéra ma tante.

» — Oui, sans doute, je le pense, » dit M. Wickfield ; et après une courte discussion il proposa de conduire ma tante au pensionnat pour qu’elle pût le voir et le juger par elle-même ; — « De là, ajouta-t-il, nous irions visiter deux ou trois maisons où votre neveu pourrait être logé et nourri. »

Ma tante approuva la proposition, et nous allions sortir tous les trois, lorsque M. Wickfield s’arrêta en disant :

« — Notre petit ami pourrait bien avoir quelque motif de ne pas entrer dans nos arrangements. Je pense que nous ferions mieux de le laisser ici. »

Ma tante semblait peu disposée à lui accorder ce point ; mais, pour éluder la discussion, je déclarai que je resterais volontiers si on le désirait, et je rentrai dans l’étude de M. Wickfield où je m’assis en attendant leur retour.

La chaise sur laquelle je me plaçai se trouvait tournée vers un étroit corridor aboutissant à la petite pièce particulière où j’avais aperçu, pour la première fois, le pâle visage d’Uriah Heep à la fenêtre. Uriah, qui était allé, depuis notre arrivée, remiser notre voiture et le poney dans une auberge voisine, travaillait à son pupitre, surmonté d’un cadre en bronze propre à y suspendre des papiers, et auquel était suspendu, en ce moment, le document dont il faisait une copie. Je crus d’abord que cet écrit formait entre nous une sorte d’écran qui l’empêchait de me voir ; mais en regardant plus attentivement, j’observai, non sans être un peu gêné, que de temps en temps ses prunelles ardentes glissaient sous le papier leurs regards sournois, semblables à deux rayons de soleil obliques, et se fixaient sur les miens pendant une minute entière sans que la plume cessât de courir, en apparence du moins, sur le pupitre. Je cherchai à ne pas les rencontrer, soit en me dressant pour examiner une mappemonde collée contre la muraille, soit en lisant le journal du comté de Kent que je pris sur une table ; mais ces prunelles avaient une puissance d’attraction qui me ramenait toujours dans la direction de leur rayon visuel, et, chaque fois, j’étais sûr de les trouver fixées sur moi.

Sans me rendre compte de cette fascination, je fus charmé de voir revenir ma tante et M. Wickfield après une absence qui me parut longue. Leur excursion n’avait pas été complètement satisfaisante. Le pensionnat avait convenu, mais non les maisons où M. Wickfield avait proposé de me loger en attendant qu’il y eût place pour moi dans l’établissement même.

« — C’est très malheureux, » dit ma tante, « je ne sais que faire, Trot.

» — C’est un malheur, en effet, « dit M. Wickfield ; « mais il n’y a pas à s’en désespérer, je sais un moyen d’arranger les choses.

» — Et lequel ? » demanda ma tante.

» — Laissez-moi provisoirement votre neveu. Il m’a l’air d’un enfant tranquille, il ne me troublera en aucune manière. Ma maison est parfaite pour qui veut étudier ; elle est aussi silencieuse qu’un monastère et contient presque autant de chambres qu’un monastère a de cellules : laissez-le ici. »

Évidemment c’était une offre qui plaisait à ma tante, quoiqu’elle fût trop délicate pour l’accepter tout d’abord. Je pensais comme elle.

« — Allons, Miss Trotwood, » dit M. Wickfield, « voilà le seul moyen de lever la difficulté qui nous arrête ; il ne s’agit que d’un arrangement temporaire, d’ailleurs. Faisons-en l’essai. S’il a, pour votre neveu ou pour moi, des inconvénients que nous n’avons pas prévus, eh bien ! nous en trouverons un autre : il n’est rien de tel que d’avoir le temps devant soi. Laissez-moi votre neveu, vous dis-je.

» — Je vous suis bien obligée et lui aussi, je le vois, mais… » dit ma tante.

» — Allons, je sais ce qui vous gêne, » s’écria M. Wickfield. « Vous ne serez pas accablée par le poids de vos obligations, Miss Trotwood. Vous pouvez payer pension pour lui, si vous voulez… Je ne serai pas difficile sur les conditions ; mais vous paierez, si cela vous fait plaisir.

» — À cette condition-là, » dit ma tante, « quoique ce ne soit pas diminuer l’obligation réelle, je serai charmée de vous le laisser.

» — À la bonne heure ! Venez donc voir ma petite ménagère, » dit M. Wickfield.

Nous montâmes, en conséquence, par un vieil escalier à large balustrade, qui nous conduisit à une espèce de salon dont le jour mystérieux provenait de trois ou quatre de ces bizarres ogives que j’avais remarquées de la rue en arrivant. Le mobilier de cette pièce était en chêne, parfaitement assorti aux lambris, au parquet et aux grosses solives du plafond. Parmi les chaises antiques, on remarquait un piano moderne, un ou deux tabourets en tapisserie verte et rouge, une jardinière avec des fleurs ; mais les coins et recoins de ce gothique appartement étaient garnis, soit d’une petite table, soit d’un buffet, soit d’une étagère, soit d’un siége de forme originale qu’on ne se lassait d’admirer que pour admirer un autre meuble non moins curieux : tout, là, d’ailleurs, correspondait à cette pensée de solitude et de propreté qu’avait fait naître l’architecture extérieure de la maison.

M. Wickfield frappa à une porte dans un des panneaux des lambris, et ce signal fit venir une jeune fille à peu près de mon âge qui l’embrassa : sur son visage je reconnus aussitôt la calme et suave physionomie de la dame dont le portrait m’avait regardé dans le salon du rez-de-chaussée. J’aurais pu croire que le portrait était devenu une femme faite et que l’original était resté enfant. Souriante et heureuse, cette jeune fille avait dans tous ses traits, dans toute sa personne, une quiétude, une expression de bonté calme et pure… que je n’ai jamais oubliée, — que je n’oublierai jamais.

C’était la petite ménagère de M. Wickfield, sa fille Agnès. Quand il nous la présenta à ce double titre, quand je vis comme il pressait sa main dans la sienne, je devinai quel était l’unique motif qu’il avait dans la vie.

À la ceinture d’Agnès pendait une miniature de corbeille dans laquelle était un trousseau de clefs, et elle paraissait être la plus raisonnable ménagère que pût avoir la vieille maison gothique. Elle écouta, avec une attention charmante, ce que son père lui dit à mon sujet ; et lorsqu’il eut parlé elle proposa à ma tante de monter à l’étage au-dessus pour voir ma chambre ; nous la suivîmes tous et elle nous introduisit, par le même escalier à balustrade, dans une belle chambre moyen-âge, avec un plafond en chêne comme celui du salon du premier.

Je ne sais où, dans mon enfance, j’avais déjà vu un vitrail colorié de cathédrale qui devait représenter une sainte ou une madone ; mais quand, dans le demi-jour de l’antique escalier, je vis notre guide, à travers la balustrade, sur le palier où il nous avait devancés, je me rappelai le vitrail, et depuis ce moment j’ai toujours associé la tranquille figure d’Agnès Wickfield avec le doux éclat répandu autour de la sainte ou de la madone dont elle réveillait tout-à-coup en moi le vague souvenir.

Ma tante trouva, comme de raison, que je ne pouvais pas être mieux logé, et nous redescendîmes, elle et moi, également enchantés. M. Wickfield voulait la retenir à dîner ; mais il la connaissait trop bien pour entreprendre de vaincre l’objection qu’elle fit, ne voulant pas s’exposer à être sur la route avec le poney gris quand la nuit serait close : on lui servit donc un goûter, et je fus laissé seul avec elle pour que nous pussions nous faire nos adieux sans témoins. Agnès alla discrètement rejoindre sa gouvernante, et M. Wickfield rentra dans son cabinet.

Tout en goûtant, ma tante me dit que M. Wickfield avait reçu ses instructions pour que rien ne me manquât ; elle termina par quelques paroles de tendresse mêlées de bons conseils.

« — Trot, » me dit-elle, « faites-vous honneur à vous-même, à moi, à M. Dick, et que le ciel soit avec vous ! »

J’étais réellement touché au fond du cœur, et je lui répétai combien j’étais reconnaissant.

« — Que jamais, » reprit-elle, « on ne puisse vous reprocher une bassesse, ni un mensonge, ni une cruauté. Évitez ces trois vices, Trot, et je ne désespérerai jamais de vous. »

Je promis de me montrer digne de ses bontés et de ne jamais oublier sa recommandation. Je la priai aussi de faire mes amitiés à M. Dick, lorsqu’elle m’interrompit en disant :

« — Le poney est à la porte, et je pars ! demeurez ici. »

Tout en parlant encore, elle m’embrassa et sortit vivement en fermant la porte après elle. Je fus d’abord si étourdi de ce brusque départ, que je craignais d’avoir déplu par quelque parole irréfléchie ; mais, en regardant par la fenêtre, je vis ma tante monter dans le cabriolet avec un air si triste, sans oser regarder elle-même, que je rendis plus de justice à ses sentiments. Pauvre tante ! elle aimait le pauvre orphelin.

Cinq heures sonnèrent. C’était l’heure du dîner de M. Wickfield, j’avais calmé mon émotion et j’étais prêt à jouer du couteau et de la fourchette. Le couvert n’était mis que pour deux, pour M. Wickfield et pour moi : Agnès descendit cependant du salon gothique avec son père et s’assit en face de lui. Je doute qu’il eût pu bien dîner sans elle.

Après le dîner, nous allâmes au salon, et Agnès posa sur une des petites tables une carafe de vin de Porto : elle savait que placé là par d’autres mains que les siennes ce vin lui paraîtrait moins bon. Pendant qu’il remplissait et vidait son verre, elle touchait du piano, causait ou s’occupait à coudre. M. Wickfield semblait heureux et gai en l’écoutant et la regardant ; mais parfois il était saisi d’un soudain accès de tristesse et baissait la tête en silence. Agnès s’en apercevait bientôt et parvenait à le distraire par une question ou une caresse ; alors M. Wickfield avait recours aussi à son verre.

Agnès fit le thé et le servit elle-même. Ainsi se termina la soirée. Quand vint l’heure du coucher pour Agnès et pour moi ; M. Wickfield baisa tendrement sa fille, et après qu’elle se fut retirée, il ordonna qu’on allumât des bougies dans son cabinet.

Pour être exact, je dois dire que je m’étais absenté du salon pendant une heure de la soirée, ayant voulu aller prendre l’air dans la rue et admirer l’antique cathédrale. À mon retour, j’avais trouvé Uriah Heep qui fermait les fenêtres de l’étude. Me sentant bien disposé envers toute la maison, je m’approchai de lui ; nous causâmes un moment, et, en le quittant, je lui tendis la main… ah ! que la sienne était froide ! j’éprouvai à son contact une sensation qui me rappela que je n’avais pu la voir sans la comparer à celle d’un spectre, et plus d’une fois, involontairement, j’eus à lutter contre le frisson de ma répugnance.

Lorsqu’après le thé je montai dans ma chambre et regardai par la fenêtre avant de la fermer, je crus voir Uriah Heep qui m’épiait avec sa figure cadavéreuse et je reculai plein d’effroi. Ce n’était que l’ombre projetée par une des solives gothiques terminées par une tête sculptée.

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