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David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 2

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 26-52).

CHAPITRE II.

Je deviens un autre écolier dans plus d’un sens.


Le lendemain matin, après le déjeuner, M. Wickfield m’accompagna au pensionnat où je devais reprendre le cours interrompu de mes études. Cet établissement s’élevait dans une cour dont l’austère enceinte était en harmonie avec les corneilles et les grolles qui descendaient des tours de la cathédrale pour se promener sur la pelouse, graves comme des clercs ecclésiastiques. Je fus présenté à mon nouveau maître, le Dr Strong.

Je comparai, à part moi, le Dr Strong aux vieux barreaux rouillés des grilles extérieures de sa maison, tant il me parut raide quand je le vis pour la première fois, les cheveux assez mal peignés, vêtu d’un habit qui aurait eu besoin d’un bon coup de brosse, avec ses culottes courtes sans bretelles, ses longues guêtres noires déboutonnées, et ses pieds sur le tapis du foyer à côté de ses souliers vides. Il tourna sur moi des yeux éteints qui me rappelèrent ceux d’un vieux cheval aveugle abandonné dans le cimetière de Blunderstone, et il me tendit si gauchement la main que je ne savais si je devais lui donner la mienne.

Mais assise tout près du Dr Strong, était une très jolie et jeune femme que je pris pour sa fille : elle me tira d’embarras en s’agenouillant pour mettre les souliers au Docteur et lui boutonner ses guêtres, ce qu’elle fit avec beaucoup de gentillesse et de célérité. Quand elle eut fini et que nous sortîmes avec lui pour nous rendre à la salle d’études, je fus surpris d’entendre M. Wickfield, en souhaitant le bonjour à la jeune femme, l’appeler Mrs Strong : c’était l’épouse du Docteur, ou madame Docteur Strong, comme on dirait en Allemagne.

« — À propos, Wickfield, » dit alors le Docteur, « avez-vous enfin trouvé quelque emploi convenable pour le cousin de ma femme ?

» — Pas encore, » répondit M. Wickfield.

« — Tant pis, » reprit le Dr Strong ; « car Jack Maldon est sans fortune et sans état… l’oisiveté seule suffit souvent pour conduira à mal. Vous voyez qu’il y a urgence.

« — C’est juste, » dit M. Wickfield ; « mais est-ce votre unique motif de chercher un emploi pour le cousin de votre femme ?

» — Quel autre motif aurais-je ?

» — En ce cas, vous n’auriez aucune objection contre un emploi qui forcerait Jack Maldon de partir pour les colonies ?

» — Aucune.

» — J’en suis fort aise : cela simplifie ma tâche. »

Le Dr Strong regarda M. Wickfield avec un air de doute et d’embarras qui se changea aussitôt en sourire, et ce sourire dissipa toutes les craintes d’écolier qu’il m’avait inspirées à la première vue. Ce sourire exprimait une douceur et une simplicité aimable qui étaient en effet les qualités distinctives du Dr Strong.

La salle d’étude, grande pièce dans la partie la plus tranquille de la maison, donnait sur un jardin, et, de chaque côté de ses portes-croisées, on avait placé deux larges caisses vertes contenant deux magnifiques aloès dont les tiges aux feuilles dures, semblables à des feuilles en métal peint, sont toujours depuis restées pour moi les symboles du silence studieux. Environ vingt-cinq enfants, occupés sans bruit à apprendre leurs leçons, se levèrent pour saluer le Docteur, et en nous apercevant avec lui ils demeurèrent debout.

« — Voici un nouvel élève, Messieurs, » dit le Docteur : « Trotwood-Copperfield. »

Le chef de la classe, nommé Adams, vint alors à moi et me tendit la main. Il avait l’air d’un jeune ecclésiastique, avec sa cravate blanche. Bienveillant et affable, il me montra ma place, puis me présenta aux professeurs, cherchant à me mettre à mon aise ; mais, quelque bon accueil qui me fût fait, je dois dire que ce jour-là, et pendant plusieurs jours encore, j’éprouvai un embarras facile à expliquer. Il y avait si long-temps que je m’étais trouvé parmi des jeunes gens ayant de si bonnes manières ! La vie que j’avais menée dans le comptoir Murdstone et Grinby, mes relations avec la famille Micawber et les hôtes de la prison, me poursuivaient comme un pénible souvenir : il me semblait avoir perdu les manières de mon âge et celles de mon rang, avec des camarades tels que Mick Walker et Pomme-de-terre-farineuse. N’était-ce pas une imposture d’entrer dans ce décent pensionnat comme un écolier innocent, après l’expérience que j’avais de la vie de Londres ? Ajoutez qu’une petite humiliation m’attendait au premier examen qu’il me fallut subir : moi, qui pouvais naguère passer pour un enfant précoce, je me trouvai tout juste au niveau de ceux qui avaient deux ou trois ans de moins que moi. Quelle jeune intelligence ne se serait rouillée au métier qu’on m’avait fait faire ?

Je vis donc arriver avec plaisir l’heure de l’après-midi où, en ma qualité d’externe, il me fallut prendre congé de mes nouveaux condisciples, et, mes livres de classe sous le bras, regagner la vieille maison gothique de M. Wickfield. Telle était l’influence de ce noble et calme édifice, qu’à peine avais-je la main sur le marteau de la porte, je sentis déjà s’évanouir l’inquiétude de mon esprit. L’ombre grave de l’escalier à balustrade tomba sur le passé comme un voile, et une fois dans ma chambre je ne pensai plus qu’à mes leçons jusqu’à l’heure du dîner. À cinq heures je descendis au premier étage et trouvai au salon Agnès, attendant son père qu’un client retenait dans son cabinet. Elle me demanda avec son charmant sourire, si le pensionnat me plaisait :

« — J’espère qu’il me plaira de plus en plus quand j’y serai accoutumé, » lui répondis-je, « et vous, Agnès, avez-vous jamais été dans une école ?

» — Oh ! oui, j’y suis tous les jours !

» — Vous voulez dire que vous êtes à l’école ici, chez votre père.

» — Mon père ne pourrait me laisser aller à l’école ailleurs. Vous savez qu’il faut qu’il ait chez lui sa ménagère, » dit-elle en souriant toujours.

« — Il vous aime bien, j’en suis sûr !

» — S’il m’aime, oui certes, » dit-elle ; et après avoir écouté un moment, croyant avoir entendu les pas de M. Wickfield, elle ajouta : « Ma mère mourut lorsque je venais à peine de naître ; je ne connais que son portrait : je vous ai vu hier occupé à le regarder : vous doutiez-vous que c’était le portrait de ma mère ?

» — Oui, tant vous ressemblez à ce portrait.

» — Mon père le prétend comme vous, » dit Agnès. « Ah ! cette fois le voici ! » et elle alla toute radieuse au-devant de lui.

M. Wickfield fut très cordial pour moi, et m’assura que je serais très heureux sous le Dr Strong, qui était un excellent homme.

« — Peut-être quelques personnes abusent-elles de la bonté du Dr Strong, » ajouta M. Wickfield ; « je dis peut-être, ne connaissant pas ces personnes-là ; si elles existent réellement, ne soyez pas du nombre, Trotwood. C’est le moins défiant des hommes : est-ce une qualité ? est-ce un défaut ? peu importe, ce serait mal d’en profiter quand on vit avec le Docteur. »

Je compris vaguement que M. Wickfield soupçonnait lui-même quelqu’un d’avoir des torts envers son ami le Dr Strong.

Nous dînâmes, et, après le dîner, nous remontâmes au salon du premier étage, où la soirée se passa exactement comme la veille, Agnès mettant le vin de son père sur la même table, M. Wickfield ne laissant pas le flacon long-temps plein. Avant de servir le thé, Agnès fit une partie de domino avec lui et toucha le piano ; après le thé, elle examina mes livres de classe et me montra qu’elle était aussi à une bonne école. Je la revois en ce moment, tranquille, modeste, douce ; j’entends sa voix si calme et si belle ; déjà cette bienfaisante influence qu’elle devait plus tard exercer sur moi commence à se faire sentir. J’aime toujours la petite Émilie et je n’aime pas Agnès… non, ce n’est pas le même sentiment ; mais je reconnais que la bonté, la paix, la vérité règnent partout où vit Agnès : autour d’elle rayonne la sainte lumière du vitrail de l’église.

L’heure du coucher étant arrivée, Agnès se leva, et j’allais faire comme elle, M. Wickfield m’arrêta :

« — Eh bien ! voudrez-vous demeurer avec nous, Trotwood, ou vous établir ailleurs ? » me demanda-t-il.

« — Demeurer avec vous, » répondis-je sans hésiter.

« — En êtes-vous bien sûr ?

» — Si vous y consentez et si je le puis.

» — Mon cher enfant, c’est une vie bien monotone que la nôtre, j’en ai peur.

» — Pas plus monotone pour moi que pour Agnès, Monsieur.

» — Que pour Agnès ! » répéta-t-il en allant s’appuyer contre la cheminée ; « que pour Agnès ! » Et il tomba dans un monologue rêveur que je n’osai interrompre, ayant cru remarquer qu’il avait bu plus que la veille.

« — Oui, maison triste, » poursuivit M. Wickfield se parlant à lui-même plutôt qu’à moi ; « vie monotone… Mais comment me séparer d’elle ? Ah ! la pensée que je puis mourir et laisser ma fille seule… qu’elle peut mourir et me laisser seul !… pensée affreuse qui me tuerait si je ne la noyais dans… » Il n’acheva pas, et, pendant quelque temps, il cacha ses yeux sous une main ; puis, relevant la tête et m’apercevant, il eut l’air de répliquer à une réponse que cependant je n’avais pas faite : « Oui, Trotwood, je vous en saurai gré ; ce sera bien de demeurer ici avec nous ; ce sera bien pour moi, bien pour Agnès, bien pour nous tous, peut-être.

» — Je vous assure, Monsieur, » lui dis-je alors, « que je serai très heureux chez vous.

» — Ah ! » s’écria-t-il en me serrant la main affectueusement, « vous êtes un brave garçon ; tant que vous serez heureux ici, restez-y. Et le soir, quand Agnès s’est retirée, si vous voulez encore lire, venez dans mon cabinet, cela me fera plaisir. »

Dès ce même soir, je profitai de la permission et descendis avec lui ; mais à peine avais-je ouvert un livre, qu’apercevant de la lumière dans la petite tourelle où travaillait Uriah, je cédai à la fascination et allai l’y joindre. Je trouvai là Uriah, absorbé par la lecture d’un gros livre dont son maigre index semblait indiquer chaque ligne à ses yeux rouges.

« — Vous prolongez ce soir bien tard votre travail, Uriah ? » lui dis-je.

« — Non, M. Copperfield, » répondit-il ; « ce n’est pas pour le patron que je veille.

» — Que lisez-vous donc ?

» — Je me perfectionne dans mes études légales : je lis la Pratique de Tidd, M. Copperfield. Ah ! quel praticien que M. Tidd ! »

Je fus frappé de l’exclamation d’Uriah, qui exprimait une si sincère admiration pour son auteur.

« — Je suppose que vous êtes déjà un grand légiste vous-même, Uriah ! » lui dis-je, attribuant à son zèle pour l’étude la maigreur de ce jeune clerc, la rougeur de ses paupières, ses joues creuses et son teint de spectre.

« — Moi ! un légiste, M. Copperfield, » s’écria-t-il encore ; « oh non ! je suis de trop humble condition pour cela ; je le sais : je sais d’où je suis parti et jusqu’où je peux aller. Ma mère est une pauvre femme et mon père n’était qu’un pauvre homme… mon père était un fossoyeur ! Je dois m’estimer fort heureux de travailler sous M. Wickfield.

» — Mais, Uriah ! on n’est pas clerc toute sa vie, » lui dis-je, espérant lui être agréable malgré cette humilité extraordinaire ; « vous serez un jour avocat à votre tour, et peut-être le successeur ou l’associé de M. Wickfield lui-même.

» — Oh ! non, M. Copperfield, » reprit-il ; « je suis d’une condition trop humble pour cela, quoique M. Wickfield soit le meilleur des patrons ; c’est une ambition qui ne peut être permise qu’à vous, qui êtes le neveu d’une tante si bonne et si généreuse. »

Certes, j’aimais à entendre louer M. Wickfield et ma tante ; mais je ne pus m’empêcher de trouver qu’Uriah exprimait son enthousiasme avec des gestes et des grimaces qui le rendaient deux fois plus laid : il se tortillait comme aurait fait un reptile, et il ne me parut pas plus beau, quand de l’éloge du père il passa à celui de la fille ; car il loua aussi les grâces d’Agnès, tout en protestant qu’il l’admirait en toute humilité : « Pardon, » me dit-il enfin ; « mais il faut que je vous quitte, il se fait tard, ma mère m’attendrait ; j’espère qu’un jour vous nous ferez l’honneur de venir prendre une tasse de thé dans notre humble demeure, où ma mère sera très fière de vous recevoir, M. Copperfield. »

À cette invitation polie, il ajouta un serrement de main, et j’éprouvai encore cette sensation de froid que cause le contact d’une anguille… je ne dis pas d’un autre reptile, n’en ayant jamais touché. Il en résulta pour moi un rêve de la nature des cauchemars, dans lequel Uriah Heep lançait à la mer la maisonnette de M. Peggoty, qu’il transformait en bâtiment-corsaire avec un pavillon noir au faîte du grand mât, portant pour inscription la Pratique de Tidd. Sous cette diabolique enseigne, il m’emmenait captif avec la petite Émilie pour nous noyer tous les deux dans le détroit de Gibraltar.

Quoique déjà le lendemain je fusse un peu moins gêné dans mon nouveau pensionnat, il me fallut quinze jours pour m’y sentir à mon aise, soit dans la classe, soit dans les récréations ; mais je finis à la longue par oublier que j’avais gagné ma vie à rincer des bouteilles dans le comptoir Murdstone et Grinby.

Le pensionnat du Dr Strong, fondé sur un excellent système, différait de celui de M. Creakle, comme le bien diffère du mal ; tout y était dirigé avec ordre et convenance : le principe moral consistait à faire appel à l’honneur et à la loyauté des élèves. On supposait que chacun d’eux possédait ces deux vertus, jusqu’à ce qu’il eût prouvé qu’il était indigne de la confiance qu’on lui témoignait ; on obtenait ainsi des merveilles ; nous sentions tous que nous avions un intérêt à la prospérité de l’établissement, à sa réputation, à sa dignité : — aussi nous y attachions-nous. Pour ma part, j’éprouvai bientôt ce sentiment de responsabilité mutuelle, et je ne pourrais citer aucun élève de mon temps qui ne l’éprouvât pas. Nous avions de nobles jeux aussi bien que de sérieuses études, beaucoup de liberté, et cependant on parlait bien de nous dans la ville : on louait notre tenue, et, en général, partout où nous allions, on nous distinguait avantageusement.

Quelques-uns des élèves les plus avancés étaient en pension entière chez le Dr Strong, et ce fut par eux que j’appris peu à peu quelques circonstances de son histoire. Il y avait tout au plus un an que le Docteur avait épousé la jeune et belle personne que j’avais prise pour sa fille. Il l’avait épousée par amour, car elle n’avait pas un sou vaillant, avec un monde de parents pauvres qui s’emparaient de la maison comme un essaim de frelons s’empare d’une ruche. Ainsi le prétendaient mes narrateurs, qui attribuaient l’air distrait du Docteur à une autre passion, celle des racines grecques : il méditait un Dictionnaire nouveau de ces racines sur un plan si vaste, qu’attendu la consciencieuse lenteur des recherches du lexicographe, un calcul effrayant avait été fait par Adams, le chef des élèves, et fort surtout en mathématiques. Selon Adams, il eût fallu au Dr Strong au moins mille six cent quarante-neuf ans pour compléter son encyclopédique travail, et le Docteur avait déjà célébré le soixante-deuxième anniversaire de sa naissance !

Mais cela n’empêchait pas le Dr Strong d’être personnellement l’idole de tous ses élèves, et, en vérité, ils auraient été de très mauvais garnements s’il en eût été autrement ; car c’était bien le meilleur des hommes, doué d’une simplicité si naïve qu’il aurait touché un cœur de pierre. Quand il se promenait pensif, dans la cour solitaire, les corneilles elles-mêmes semblaient le regarder d’un air narquois, persuadées qu’elles connaissaient mieux que lui les ruses de ce monde. Gare à lui s’il s’égarait seul près de la grille où le guettait aussi quelque maraudeur déguenillé de la ville qui, par le ton piteux de sa supplique, ne tardait pas à captiver toute son attention en faveur de sa pauvre femme malade ou de ses enfants mourant de faim. Le vagabond s’en allait pourvu pour deux jours au moins. La chose était si notoire, que les sous-maîtres et les grands de la première classe faisaient tous leurs efforts pour éloigner ces mendiants avant qu’ils eussent pu arracher le Docteur à ses profondes méditations sur les racines grecques, et le dépouiller à travers la grille, non-seulement du contenu de sa bourse, mais encore de ses vêtements et de son linge. C’était littéralement un vrai mouton pour ceux qui voulaient le tondre.

On racontait comme une légende authentique, et je suis convaincu de son authenticité tant je l’ai entendue raconter souvent sans qu’un seul contradicteur la démentît, — on racontait que par une journée froide d’hiver, le Dr Strong avait donné ses longues guêtres à une mendiante qui occasionna un véritable scandale dans le voisinage de la cathédrale, en promenant de porte en porte un bel enfant emmailloté dans ces guêtres bien connues. La légende ajoute que la seule personne du quartier qui les avait oubliées était le Docteur lui-même : on le vit s’arrêter devant l’étalage d’une boutique de fripier assez mal famée, où les vêtements de toute sorte étaient reçus en échange d’un verre de gin ou d’autre liquide fermenté ; il y examinait avec admiration ses propres guêtres, arrivées là par suite de ce troc funeste, et il se proposait d’en recommander la forme, comme supérieure, à l’artiste qui les avait confectionnées pour lui.

On aimait à contempler le Dr Strong auprès de sa jeune et jolie femme. Il avait dans l’expression de sa tendresse conjugale une manière de bonté paternelle qui indiquait un homme excellent. Je les suivais volontiers du regard quand ils se promenaient ensemble dans le jardin, le long du mur d’espalier où les pêches mûrissaient au soleil : je les voyais quelquefois de plus près encore dans leur salon. La jeune femme me semblait avoir grand soin du Docteur et lui être attachée, quoique je ne croie pas qu’elle s’intéressât beaucoup au Dictionnaire des racines grecques, malgré la peine que le Docteur se donnait pour lui en faire comprendre l’importance et lui en expliquer les éléments.

Mrs Strong m’avait pris en affection depuis le matin où M. Wickfield me présenta au Docteur, et elle ne cessa jamais de me le témoigner. Elle aimait d’ailleurs Agnès, et lui faisait de fréquentes visites ; mais M. Wickfield lui inspirait une contrainte visible qu’elle ne pouvait surmonter. Quand elle venait voir Agnès, le soir, elle éludait de se faire accompagner par lui pour rentrer chez elle, et, préférant l’appui de mon bras, se mettait à courir avec moi gaîment, tandis que M. Wickfield cherchait encore son chapeau. Quelquefois, en traversant ainsi à la hâte la cour de la cathédrale, nous y rencontrions Jack Maldon, ce cousin que le Docteur avait recommandé à M. Wickfield et qui était toujours surpris de nous voir.

J’aimais aussi la société de la maman de Mrs Strong. C’était une dame appelée Mrs Markleham, mais que les élèves avaient surnommée le Vieux-Général, à cause du talent stratégique avec lequel elle faisait manœuvrer l’armée de ses parents contre le Docteur ; petite femme d’ailleurs, à l’œil perçant, qui, le soir, se croyant obligée à un peu de toilette, portait un invariable chapeau orné de fleurs artificielles et de deux papillons artificiels qui étaient supposés voltiger au-dessus des fleurs. Nous avions tous l’idée superstitieuse que ce chapeau venait de France et qu’il n’avait pu être inventé que par un artiste de cette ingénieuse nation. Quelle que fût son origine, ce chapeau était un chef-d’œuvre d’art, serré précieusement dans un carton pendant le jour, et n’en sortant que pour faire briller à la lumière des lustres de salon, les ailes métalliques des deux papillons, tremblotant d’une agitation perpétuelle.

J’étudiai le « Vieux-Général » plus attentivement, à une petite soirée de famille qui fut donnée chez le Dr Strong à l’occasion du départ de Jack Maldon pour l’Inde, où M. Wickfield lui avait enfin trouvé un emploi, je ne sais lequel. C’était aussi l’anniversaire de la naissance du Docteur. Nous avions eu congé, nous lui avions fait des présents le matin, nous l’avions harangué et applaudi à en être tous enroués : il avait pleuré de joie.

Lorsque nous entrâmes chez lui, M. Wickfield, Agnès et moi, nous y trouvâmes le cousin Jack Maldon arrivé avant nous. Mrs Strong, en robe blanche avec des nœuds de rubans cerise, était au piano, et son cousin, penché sur l’instrument, tournait pour elle les feuillets du cahier de musique. Quand elle se retourna pour me saluer, il me sembla qu’elle n’avait pas sa fraîcheur ordinaire ; mais elle était encore très jolie, merveilleusement jolie.

« — J’ai oublié, Docteur, » dit la maman de Mrs Strong quand nous fûmes assis, « j’ai oublié de vous faire les compliments du jour, quoique vous pensiez bien que pour moi ce ne sont pas de simples compliments. Permettez-moi de vous souhaiter maint et maint heureux retour de cet anniversaire…

» — Je vous remercie, Madame, » répondit le Docteur.

« — Maint et maint retour de cet anniversaire, » répéta le Vieux-Général, « non pas pour vous seulement, mais pour Annette, pour Jack Maldon et pour bien d’autres. Il me semble que c’était hier, Jack, que vous étiez un petit garçon, plus petit de toute la tête que M. Copperfield, et dans vos jeux allant derrière les groseilliers du jardin faire l’amour à Annette.

» — Ma chère maman, » dit Mrs Strong, « oublions cela.

» — Annette, ne soyez pas absurde, ma fille, « reprit la maman, « allez-vous rougir d’entendre rappeler ces enfantillages, à présent que vous voilà devenue une vieille mariée ?

» — Vieille ! » s’écria M. Jack Maldon : « Annette vieille ! allons donc !

» — Oui, Jack, » poursuivit le Vieux-Général, « Annette est une vieille mariée. Je ne veux pas dire vieille d’âge… ai-je dit qu’une femme de vingt ans était vieille ? je n’ai pu dire cela, je ne l’ai pas dit. Votre cousine, Jack, est la femme du Docteur, et je parle d’elle à ce titre. Vous êtes bienheureux, Jack, que votre cousine soit la femme du Docteur ; vous avez trouvé en lui un ami serviable et influent, qui sera de plus en plus obligeant pour vous si vous le méritez, j’ose le prédire. Je n’ai pas de faux orgueil, moi. Je n’hésite pas à convenir franchement qu’il est quelques membres de notre famille qui ont besoin d’un ami. Vous étiez du nombre, Jack, vous-même, avant que le crédit de votre cousin le Docteur vous procurât une protection. »

Le Docteur, dans la bonté de son cœur, exprima par un geste que selon lui ce n’était pas la peine de parler de ce qu’il avait fait, et il aurait voulu épargner à M. Jack Maldon cet appel à sa reconnaissance. Mais Mrs Markleham quitta sa chaise pour aller en prendre une autre à côté de celle du Docteur, et, appuyant son éventail sur la manche de son habit :

« — Non, vraiment, mon cher Docteur, » dit-elle, « il faut que vous m’excusiez si je reviens là-dessus : c’est que je sens vivement, moi ! J’appelle ce sujet-là ma monomanie, tant j’aime à y revenir ; vous êtes notre providence, vous êtes réellement une providence, mon gendre.

» — Bagatelle, bagatelle ! » dit le Docteur.

» — Non, non, » répliqua le Vieux-Général, « je vous demande pardon : étant ici sans témoins, excepté notre ami intime, M. Wickfield, je ne puis me taire. Je réclamerai les privilèges d’une belle-mère, si vous continuez ainsi, et je vous gronderai. Je parle avec toute ma sincérité… Et pourquoi ne le dirais-je pas ? Vous rappelez-vous combien je fus surprise quand vous demandâtes Annette en mariage ? non que la chose fût extraordinaire en elle-même, ce serait ridicule de le prétendre ; mais vous aviez connu son pauvre père, vous l’aviez vue elle-même toute petite, sur mes genoux, et je n’avais jamais pensé que vous pourriez devenir mon gendre, ni même que vous songeriez jamais à vous marier… Voilà tout.

» — Oui, oui, » répondit le Docteur avec bonne humeur ; « mais peu importe.

» — Pas du tout, » s’écria le Vieux-Général lui touchant les lèvres avec son éventail. « Cela m’importe à moi beaucoup. Je rappelle toutes ces choses parce que je veux qu’on me contredise si je m’écarte de la vérité. Vous me demandâtes Annette, et je lui fis part de votre proposition, sans la presser et en lui disant seulement : « Annette, la proposition est honorable ; votre cœur est-il libre ? — Maman, répondit-elle en pleurant, je suis bien jeune… (ce qui était exact) et je sais à peine si j’ai un cœur. — Oh ! alors, lui répliquai-je, ma fille, c’est qu’il est libre ; comptez là-dessus. À tout événement, Annette, le Dr Strong est très inquiet de votre réponse ; il l’attend ; vous ne pouvez le tenir en suspens ; — Maman, dit Annette pleurant toujours, serait-il malheureux sans moi ? Si cela est, je l’honore et le respecte tant, que je crois que je l’épouserai ; » et elle consentit ainsi d’elle-même ; car ce ne fut qu’après ce consentement que je dis à Annette : « — Ma chère amie, le Dr Strong ne sera pas seulement votre mari, il représentera encore feu votre père, il représentera le chef de notre famille, il en représentera la sagesse et la fortune ; bref ; il en sera la providence. Je me servis du mot ce jour-là, et je m’en suis toujours servie depuis… Si j’ai un mérite, c’est celui d’être conséquente. »

Pendant ce discours, la fille était restée assise et silencieuse, les yeux baissés, son cousin debout, près d’elle, et les yeux baissés aussi. Mrs Strong dit alors à demi-voix et avec émotion :

« — Maman, j’espère que vous avez fini.

» — Non, ma chère Annette, » répondit le Vieux-Général, « je n’ai pas tout-à-fait fini. Puisque vous me le demandez, je réponds : Non. Vous n’êtes pas ce que vous devriez être naturellement pour votre famille, ou plutôt, comme il ne me servirait à rien de m’en plaindre à vous, je veux m’en plaindre à votre mari. Oui, cher Docteur, regardez bien cette petite sotte qui est devenue votre femme. »

Quand le Docteur regarda en souriant avec sa douce simplicité, il vit qu’elle baissait la tête, toute confuse, et je remarquai que M. Wickfield la regarda aussi d’un air sérieux. Le Vieux-Général poursuivit en agitant son éventail d’un air badin :

« — J’étais, l’autre jour, venue avertir cette petite sotte qu’il y avait une affaire de famille dont elle devait vous entretenir. Que me répondit-elle : mon mari est trop généreux, et, sachant que je n’ai qu’à demander pour obtenir, je n’en ferai rien.

» — Annette, ma chère, » dit le Docteur, « c’est mal ; vous m’avez privé d’un plaisir.

» — Justement, ce furent mes propres paroles ! » s’écria la mère. « Aussi, une autre fois, j’ai bien envie, mon cher Docteur, de m’adresser à vous directement.

» — J’en serai enchanté, » répliqua le Docteur.

« — Eh bien ! » dit le Vieux-Général, « marché conclu ; je n’y manquerai pas. »

Ayant, je suppose, obtenu ce qu’elle voulait, Mrs Markleham donna au Docteur deux ou trois petits coups d’éventail caressants sur la main, et, triomphante, alla reprendre sa première place.

À cet instant, survinrent quelques personnes, entre autres les deux sous-maîtres et Adams : la conversation devint générale : naturellement on causa surtout du voyage de Jack Maldon, qui s’embarquait cette nuit même ; on causa du pays où il allait, de ses projets d’avenir, etc. Je me rappelle que, d’un consentement unanime, l’Inde fut déclarée une contrée méconnue, n’ayant d’autre inconvénient que la rencontre d’un tigre ou deux et d’un soleil un peu brûlant à l’heure de midi. Quant à moi, je voyais dans Jack Maldon un Sindbad moderne, et me le figurais devenu l’ami de tous les rajahs de l’Asie, reposant sous un dais et fumant de longues pipes d’or.

Mrs Strong avait une charmante voix, et je l’avais déjà admirée chantant toute seule ; mais ce soir-là, soit timidité devant le monde, soit qu’elle ne fût pas en voix, elle ne put achever un air, et s’arrêta à la première note lorsqu’elle eut commencé un duo avec Jack Maldon. Le bon Docteur en accusa ses nerfs et proposa une partie de boston. À ce jeu et aux autres jeux de cartes, il était tout juste aussi fort que sur le cor de chasse et le trombone ; mais le Vieux-Général le prit pour son partenaire, après lui avoir préalablement fait verser entre ses mains tout le contenu de sa bourse. La partie fut vraiment amusante, et les méprises du Docteur y contribuèrent malgré la surveillance du Vieux-Général. Mrs Strong ne joua pas, ni Jack Maldon qui lui tint compagnie sur le sopha. De temps en temps elle s’approchait néanmoins du Docteur pour le conseiller ; elle était très pâle, et il me semblait que sa main tremblait quand elle indiquait du doigt une carte ; mais le Docteur était si heureux de son attention pour lui, qu’il ne s’en aperçut pas.

Le souper fut moins gai : l’idée d’un prochain départ produit toujours cet effet-là dans un repas de famille. Le Vieux-Général ne réussit pas à relever les esprits en rappelant sans cesse les anecdotes de l’adolescence du cher cousin.

Enfin, le moment de la séparation arriva, et le cher cousin reçut les adieux de tout le monde : je fus de ceux qui l’escortèrent jusqu’à la chaise de poste qui devait le conduire à Gravesend où il allait s’embarquer. Quand il y monta, je me trompe bien si je n’aperçus pas quelque chose de rouge autour de son poignet.

En rentrant dans le salon, grande alarme ; Mrs Strong s’était évanouie et revenait lentement à elle : le bon Docteur s’écriait :

« — Pauvre Annette ! elle est si tendre et si aimante ; tout cela provient du départ de son ancien ami d’enfance, de son cousin favori ; quel chagrin pour elle — et pour moi !

» — Je suis mieux, » disait Mrs Strong en appuyant et cachant son visage sur l’épaule du bon Docteur qui la fit étendre sur le sopha.

« — Annette, ma chère, « s’écria tout-à-coup sa mère en rajustant sa toilette, « vous avez perdu un de vos nœuds de ruban… Qui a trouvé un ruban cerise ?

» — Il n’y a qu’un moment je l’avais encore, » dit Mrs Strong tout naturellement.

Nous cherchâmes partout, moi comme les autres personnes présentes, — mais nous ne trouvâmes rien.

Pendant ce temps-là, Mrs Strong avait repris ses sens et n’était plus que très pâle. Chacun se retira.

Nous rentrâmes lentement chez nous, M. Wickfield, Agnès et moi ; — Agnès et moi admirant le clair de lune, M. Wickfield les yeux baissés vers la terre.

Je raconterai un jour, peut-être, pourquoi j’ai tenu note de toutes ces petites circonstances et de quelques autres qu’il m’eût été difficile d’expliquer clairement alors, quoiqu’elles fissent quelque impression sur moi.

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