David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 12
CHAPITRE XII.
Je perds ma liberté.
Je ne revis plus Uriah Heep jusqu’au jour où Agnès partit de Londres. Je m’étais rendu au bureau de la diligence pour lui dire adieu et la voir monter en voiture. Uriah Heep retournait à Cantorbéry par la même voie ; ce fut une satisfaction pour moi d’observer son maigre individu, en grande redingote couleur de mûre, perché sur le rebord de l’arrière-siége, seul avec son parapluie, tandis qu’Agnès occupait une place dans l’intérieur. Je fus un peu dédommagé ainsi des efforts qu’il m’en coûta pour lui faire bon visage toutes les fois qu’Agnès nous regardait. Quant à lui, avant de s’installer, il n’avait pas cessé de s’approcher de nous, allongeant son cou de vautour et se repaissant de toutes les paroles que je disais à Agnès ou qu’Agnès me disait.
Pendant la confidence qu’il m’avait imposée au coin de mon feu, je m’étais souvenu, malgré mon trouble, des expressions dont Agnès s’était servie en me parlant de l’acte de société consenti par M. Wickfield : « J’espère avoir fait ce que je devais faire ; certaine que le sacrifice était nécessaire pour la tranquillité de mon père, je l’ai supplié de s’y décider. » Depuis, j’avais été tourmenté par le cruel pressentiment qu’elle céderait au même motif, quelque chose qui serait exigée d’elle. Je savais quel était son amour filial ! Je savais combien elle était naturellement dévouée, et elle m’avait dit elle-même qu’elle se regardait comme la cause innocente des erreurs de celui à qui elle désirait payer la dette de sa reconnaissance. Jamais deux créatures humaines ne se ressembleront moins qu’Agnès et cet odieux rousseau avec sa redingote couleur de mûre ; mais, hélas ! toutes leurs dissemblances ne faisaient que m’inquiéter davantage ; le danger venait justement de l’abnégation si pure de l’une et de la sordide bassesse de l’autre. Uriah, certainement, avait lui-même fait ce calcul.
Cependant la perspective d’un pareil sacrifice dans l’avenir aurait si fatalement détruit le bonheur d’Agnès, j’étais si sûr, en étudiant sa physionomie, que ce sacrifice était encore imprévu pour elle et qu’il n’avait jeté aucun nuage sur son esprit, que l’en avertir m’eût paru à la fois un acte de barbarie et une injure. Voilà pourquoi nous nous séparâmes sans cette explication ; elle me disait un dernier adieu de la main par la portière de la diligence, et son mauvais génie se tortillait sur le siège comme s’il la tenait déjà dans ses griffes et triomphait de sa victime.
Je fus long-temps à effacer de mon esprit l’impression, de cette scène. Lorsque je reçus une lettre d’Agnès qui m’écrivait pour m’apprendre son heureuse arrivée, je ressentis la même peine de cœur que lorsque je l’avais vue partir. Toutes les fois que je tombais dans une rêverie mélancolique, j’étais sûr de la réapparition des mêmes images et du redoublement de mon anxiété. J’en rêvais toutes les nuits ; ce devint une pensée inséparable de mon existence.
J’eus des loisirs pour nourrir mes noires réflexions, car Steerforth était à Oxford, comme il me l’écrivit, et quand je n’étais pas à l’étude de M. Spenlow je me trouvais bien seul. Je crois que j’eus, en ce temps-là, une secrète défiance de Steerforth. Je répondis affectueusement à sa lettre, mais je ne fus pas très fâché, sur le tout, qu’il ne vînt pas me rejoindre à Londres ; c’était l’effet de l’influence d’Agnès qui s’exerçait d’autant plus puissamment sur moi en l’absence de mon ami, que je ne cessais de m’occuper d’elle et de sa destinée.
Cependant, les jours et les semaines s’écoulaient. Je fus admis régulièrement à l’étude de MM. Spenlow et Jorkins. J’avais pour ma dépense annuelle quatre-vingt-dix livres sterling de ma tante, qui payait en outre mon loyer et divers autres articles de mon budget. Le bail de mon appartement devint un bail à l’année. Il me semblait un peu triste dans les longues soirées de mon isolement, mais je m’y accoutumai ainsi qu’au régime du café clair de Mrs Crupp, à ses accès de spasme qu’elle calmait avec des pastilles de menthe ou peut-être avec quelques verres d’eau-de-vie, tant mes bouteilles disparaissaient rapidement de mon office ; d’ailleurs, ma mélancolie même me révéla que je savais faire des vers.
Le jour de mon admission à l’étude, je payai à mes confrères un gala de sandwiches arrosées de quelques verres de Xérès. Le soir, je me régalai moi-même d’une partie de spectacle, en allant voir jouer l’Inconnu, fameux drame imité de Kotzebue[1] et qu’on dirait fait exprès pour les avocats et les procureurs du tribunal ecclésiastique où se plaident les causes d’adultère. J’en revins bouleversé par les émotions dramatiques. M. Spenlow daigna me dire, en cette circonstance, qu’il eût été enchanté de me recevoir à sa villa de Norwood pour célébrer notre contrat d’union ; mais son ménage était un peu dérangé par les préparatifs qu’on y faisait pour le prochain retour de sa fille qui finissait son éducation à Paris ; il ajouta qu’il aurait le plaisir de s’en dédommager dès que Miss Spenlow serait à la tête de sa maison. Je savais qu’il était resté veuf avec une fille unique et je le remerciai de ses aimables regrets.
M. Spenlow tint parole. Quelques semaines après, il me rappela l’engagement qu’il avait pris et m’invita à lui faire la faveur de passer avec lui quarante-huit heures à la campagne, depuis le samedi jusqu’au lundi. « Je vous conduirai, » dit-il, « dans mon phaéton et vous ramènerai. »
Le samedi venu, mon sac de voyage, apporté à l’étude, fut admiré avec une sorte de vénération par les clercs salariés, pour qui la villa de Norwood était un sanctuaire mystérieux. L’un d’eux m’informa qu’on lui avait dit que M. Spenlow y mangeait exclusivement dans de la vaisselle plate et de la porcelaine de Chine ; un autre, qu’on y buvait le champagne mousseux en guise de petite bière. Le vieux clerc à perruque, nommé M. Tiffey, était allé plusieurs fois à Norwood dans le cours de sa carrière, pour y soumettre des documents judiciaires au patron, et il avait pu pénétrer jusqu’à la salle des déjeuners. Il décrivait cette salle comme une pièce somptueuse, et prétendait y avoir bu d’un vin d’Espagne de qualité si supérieure qu’on clignait de l’œil en le dégustant.
Ce mémorable samedi, nous avions une cause dans le Consistoire : il s’agissait d’excommunier un boulanger qui avait fait des objections contre une taxe de pavage dans une assemblée de paroisse. La procédure avait une telle dimension que nous ne fûmes libres qu’assez tard dans la soirée ; toutefois, nous fîmes excommunier le boulanger pour six semaines, et il fut condamné à un mémoire de frais qui n’avait pas de fin. Après quoi, le procureur dudit boulanger, le juge, les avocats, (tous proches parents), quittèrent Londres ensemble : M. Spenlow et moi nous montâmes en phaéton.
Rien de plus élégant que le phaéton. Les chevaux relevaient la tête et piaffaient comme s’ils avaient la conscience d’appartenir à la cour ecclésiastique. Juges, avocats et procureurs rivalisaient alors de luxe : on s’en apercevait à leurs équipages comme à l’empois de leurs cols de chemises et de leurs cravates.
Nous fîmes très gaiement le trajet de Londres à Norwood, et M. Spenlow me donna quelques instructions sur notre profession.
« — C’est, » dit-il, « la plus noble du monde, et il ne faut, en aucune façon, la confondre avec celle d’avoué ou sollicitor ; c’est une toute autre chose, infiniment plus exclusive, moins mécanique et plus lucrative : nous formons une classe de privilégiés ; quoique nous dépendions des avoués pour avoir des causes, les avoués sont une race d’hommes inférieure.
» — Et quelle est, » lui demandai-je, « l’espèce de cause la plus avantageuse ?
» — La meilleure, » me répondit-il, « est peut-être un bon procès à propos d’un testament contesté dans une succession de trente à quarante mille livres sterling. La procédure peut impunément se prolonger ; on accumule les dépositions de témoins, les gros et menus frais, les appels à la Cour des Délégués, à la Chambre des Lords, etc. ; la succession solde tout largement. En dernière analyse, je ne sais aucune profession qui vaille la nôtre. On parle beaucoup, depuis quelque temps, de réformer le Consistoire, la Cour des Arches, la Cour des Délégués, tous les autres degrés de la juridiction ecclésiastique ; mais, je le déclare sans jeu de mots, ce serait toucher à l’arche sainte et risquer de révolutionner le pays. »
Ce n’est pas moi qui aurais voulu commettre un sacrilège ni changer la constitution de la vieille Angleterre. J’acquiesçai donc respectueusement, par mon silence, à l’opinion de mon éloquent patron, et nous parlâmes ensuite de la pièce de l’Inconnu, du théâtre en général, de l’attelage qui nous conduisait si bon train, etc., jusqu’à ce que nous fussions arrivés à la grille de la villa.
Le jardin était charmant, et, quoique ce ne fût pas la saison la plus favorable de l’année pour voir un jardin, il était si bien tenu que j’en fus ravi. Je ne pouvais assez admirer, au clair de lune, la pelouse, les bouquets d’arbres jetés çà et là, les points de vue, les berceaux de treillage, qui, en été, se tapissaient de fleurs, et je me disais : « C’est là, sans doute, que Miss Spenlow passe ses heures de solitude ! »
Nous entrâmes dans la maison, qui était bien éclairée, et traversâmes un vestibule où je remarquai toute sorte de chapeaux d’hommes et de capotes de dames, de redingotes et de manteaux, de cravaches et de cannes :
« — Où est Miss Dora ? » demanda M. Spenlow au domestique.
« — Dora ! » pensai-je, « quel joli nom ! »
Nous passâmes dans un premier salon (probablement la salle de déjeuner où M. Tiffey avait goûté le fameux vin d’Espagne !) et j’entendis une voix qui disait :
« — M. Copperfield, je vous présente ma fille Dora et l’amie confidentielle de ma fille Dora. »
Cette voix était sans doute celle de M. Spenlow, mais je n’aurais pu le savoir et peu m’importait. C’en était fait, un moment avait suffi pour consommer ma destinée ; j’avais perdu ma liberté ; je devenais le captif et l’esclave de Dora Spenlow ; j’étais amoureux fou.
Dora n’était pas pour moi une mortelle, c’était une fée, une sylphide, une divinité. Je me précipitai dans l’abîme d’amour qui s’ouvrait devant moi… j’y fus englouti sans pouvoir hésiter, sans tourner la tête, sans avoir prononcé une parole.
Une autre voix, une voix trop connue, lorsqu’enfin j’eus salué et bégayé je ne sais quoi, dit : « — J’ai vu déjà autrefois M. Copperfield. »
Cette voix n’était pas celle de Dora, non, mais celle de son amie confidentielle, Miss Murdstone !
Je ne pense pas avoir été bien étonné. Je crois vraiment que la faculté de l’étonnement venait de s’éteindre en moi ; il n’existait plus rien au monde qui méritât de l’exciter, si ce n’est Dora Spenlow.
« — Comment vous portez-vous, Miss Murdstone, j’espère que votre santé est bonne ? » répondis-je ; et Miss Murdstone répliqua : « Très bien. — Et M. Murdstone ? » ajoutai-je. — Et elle dit : « Je vous remercie, mon frère jouit d’une robuste santé. »
M. Spenlow, qui, je le suppose, avait été surpris de notre reconnaissance, plaça ici son mot :
« — Je vois avec plaisir, » dit-il, « Copperfield, que vous êtes d’anciennes connaissances Miss Murdstone et vous.
» — M. Copperfield et moi, » dit Miss Murdstone avec un calme austère, « nous sommes alliés ; mais nous avons vécu peu de temps ensemble. M. Copperfield n’était qu’un enfant. Les événements nous ont depuis séparés. Je ne l’aurais pas reconnu. »
Et moi je répondis que je l’aurais reconnue partout, ce qui était vrai.
« — Miss Murdstone, » me dit M. Spenlow, « a eu la bonté d’accepter les fonctions… si je puis les définir ainsi… d’amie confidentielle de ma fille Dora. Ma fille Dora n’ayant malheureusement pas de mère, Miss Murdstone a l’obligeance de lui servir de compagne et de protectrice. »
Je pensais, à part moi, que Miss Murdstone, semblable à certain instrument de poche appelé une arme de sûreté, était plus propre à l’attaque qu’à la défense ; mais, sans repousser cette pensée fugitive, je regardai Dora et je crus reconnaître à son joli petit air de tête qu’elle ne se sentait guère disposée à faire beaucoup de confidences à son amie confidentielle. En ce moment, un son de cloche retentit, et M. Spenlow m’ayant averti que c’était le premier coup de la cloche du dîner, m’emmena pour faire ma toilette.
M’occuper de ma toilette ou de n’importe quoi au moment où je venais de tomber dans ce nouvel état d’enchantement, était parfaitement ridicule. Tout ce que je pus faire fut de m’asseoir devant mon feu, de mordre la clef de mon sac de voyage, et de rêver à mon enchanteresse, l’adorable Dora. Quelle taille ! quelle physionomie ! quelle grâce ! que d’attraits !
Le second coup de la cloche me tira de mon extase, et je n’eus plus que le temps de m’habiller à la hâte, lorsque j’aurais dû prendre un soin si minutieux de tous les détails de mon costume. Je redescendis : il y avait du monde. Dora parlait avec un vieux Monsieur en cheveux blancs. Malgré ses cheveux blancs et le titre de grand-père dont il se vantait, je fus jaloux du vieux Monsieur.
J’étais jaloux de tout le monde. Je ne pouvais supporter l’idée que quelqu’un connût M. Spenlow plus intimement que moi. Ce m’était un supplice d’entendre quelqu’un parler d’événements auxquels j’étais étranger. Lorsqu’un aimable convive, chauve, assis en face de moi à table, me demanda si c’était ma première visite à Norwood, je crois que je l’aurais maltraité de bon cœur.
Au reste, je ne me souviens de personne excepté de Dora. Je ne sais ce qu’il y avait pour dîner ; il me semble que je ne dînai que de l’idée de dîner avec Dora et de dîner à côté d’elle ; je lui parlais ; elle avait la plus délicieuse petite voix, le plus mélodieux petit rire, les plus séduisantes petites manières qui aient jamais privé un pauvre jeune homme de sa liberté ; elle n’était pas grande, au contraire ; mais une perle, un diamant, tout ce qu’il y a de plus précieux au monde est petit, me disais-je.
Lorsqu’elle quitta la salle à manger avec Miss Murdstone (elles étaient les seules femmes à table), je tombai dans une profonde rêverie qui ne fut troublée que par la cruelle peur d’être desservi auprès d’elle par Miss Murdstone. L’aimable Monsieur chauve me raconta une longue histoire sur le jardinage, répétant plus d’une fois, je pense : mon jardinier. Mais j’avais beau paraître l’écouter avec la plus profonde attention, je m’égarais avec Dora dans un fantastique Éden.
Ma peur d’être desservi auprès de celle qui devenait la dame de mes pensées, se réveilla lorsque je retrouvai dans le salon Miss Murdstone avec son air sombre et hautain. Je fus un peu rassuré par une proposition inattendue.
« — David Copperfield, un mot, » me dit-elle en me faisant signe de venir lui parler dans une embrasure de fenêtre ; je la suivis et elle ajouta :
« — David Copperfield, je n’ai pas besoin de m’étendre sur les querelles de famille ; ce n’est pas un sujet séduisant.
» — Loin de là, Madame, » lui répondis-je.
« — Loin de là, en effet, » reprit-elle. « Je ne veux pas ressusciter la mémoire d’anciennes insultes… que j’ai reçues d’une personne… de mon sexe, j’ai honte de l’avouer pour l’honneur des femmes… mais je ne pourrai nommer qu’avec mépris et indignation cette personne… aussi, il vaut mieux que je ne la nomme pas.
» — Vous avez raison de ne pas la nommer, Madame, » repartis-je, « car je ne souffrirai pas qu’on lui manque de respect… »
Je n’aurais pas souffert, réellement, qu’on parlât mal devant moi de ma tante.
Miss Murdstone ferma les yeux et baissa la tête dédaigneusement, puis elle me dit :
« — David Copperfield, je ne chercherai pas à dissimuler que je vous jugeai fort mal dans votre enfance. Peut-être avais-je tort, peut-être avez-vous cessé de mériter d’être jugé ainsi. Ce n’est pas là une question à débattre entre nous. J’appartiens à une famille remarquable, je crois, par quelque fermeté. Je ne change pas volontiers d’opinion. Je garderai celle que j’ai conçue de vous et vous pouvez garder la vôtre. »
J’inclinai la tête à mon tour.
« — Mais il n’est pas nécessaire, » continua Miss Murdstone, « que les opinions s’entrechoquent ici ; le mieux, pour vous et pour moi, c’est de parler l’un de l’autre et du passé le moins possible. Approuvez-vous cet arrangement ?
» — Miss Murdstone, » répondis-je, « je crois que vous et M. Murdstone vous fûtes peu bienveillants pour moi et très cruels pour ma mère. Je m’en souviendrai toute ma vie ; mais j’accède à votre proposition. »
Miss Murdstone ferma encore les yeux en s’inclinant : puis, ayant touché du bout de ses longs doigts raides le dos de ma main, elle quitta l’embrasure de la fenêtre en arrangeant les anneaux des bracelets et du collier d’acier qui ornaient ses poignets et son cou ; les mêmes bracelets et le même collier que je lui avais connus autrefois. Ils me rappelèrent les chaînes emblématiques qui décorent le frontispice de Newgate, la prison de Londres.
Tout ce que je me rappelle du reste de la soirée, c’est que j’entendis la reine de mon cœur chanter de magiques romances en français, romances dont le refrain était généralement une invitation à danser et chanter quand même, ta ra la la, ta ra la la ! Elle s’accompagnait d’une petite harpe ; dans mon délire, j’eus la sobriété de m’abstenir de toute espèce de rafraîchissements et surtout de punch. Lorsque Miss Murdstone emmena Dora comme une princesse captive, elle me sourit et me donna sa divine main. Je me regardai dans une glace et me trouvai l’air d’un idiot, d’un hébété. J’allai me coucher dans le désordre d’esprit le plus complet, et le lendemain matin je me levai le plus insensé des amoureux.
La matinée était belle ; je crus pouvoir aller promener ma rêverie solitaire et adorer l’image de Dora sous un de ces berceaux en treillage qui attendaient les fleurs du printemps. En traversant le vestibule, je rencontrai son petit chien, qu’elle appelait Jip… abréviation de Gipsy. Je m’approchai de lui tendrement, car j’aimais aussi le chien de Dora… mais il me montra les dents, se glissa sous une chaise exprès pour grogner, et ne me permit pas la moindre familiarité.
Le jardin était frais et je m’y égarai en songeant aux béatitudes dont je jouirais si j’obtenais jamais l’amour de ma déesse. Quant au mariage, à la fortune et à tout le reste, je crois que j’étais alors tout aussi innocent et désintéressé que lorsque j’aimais la petite Émilie. Avoir la permission de l’appeler « Dora, » de lui écrire, de l’adorer, de pouvoir penser que j’occupais une place dans son souvenir, me semblait le plus haut degré de l’ambition humaine. C’était le plus haut degré de la mienne. Je n’étais qu’un novice bien sentimental et bien niais, sans doute… mais dans tout cela il y avait aussi une pureté de cœur qui m’empêche de me mépriser quoique je sois le premier à en rire.
Il n’y avait qu’un moment que je me promenais ainsi, lorsqu’au détour d’un sentier je rencontrai Dora. Je tremble encore des pieds à la tête en écrivant le souvenir de ce moment, et la plume frémit dans mes doigts.
« — Vous… vous êtes… bien matinale, Miss Spenlow, » lui dis-je.
« — Il est si ennuyeux de rester enfermée dans sa chambre, » répondit-elle, « et Miss Murdstone est si absurde avec ses idées sur l’air du matin, que j’ai prévenu papa que je voulais me promener. N’est-ce pas l’heure la plus brillante du jour ? »
Je hasardai une belle phrase et lui dis, non sans balbutier : « — La plus brillante, en effet, pour moi, Miss Spenlow, quoiqu’elle fût bien triste il n’y a qu’une minute.
» — Est-ce un compliment ? » dit Dora, « ou voulez-vous dire que le ciel est réellement changé ? »
Je balbutiai plus encore en répliquant :
« — Je ne fais pas un compliment, je dis la vérité la plus simple : le ciel n’a pas changé, que je sache ; mais c’est l’état de mon cœur. »
Je n’ai jamais vu de semblables boucles de cheveux… Comment en aurais-je vu, puisqu’il n’en a jamais existé de semblables ! Sous ces boucles Dora cherchait à cacher sa charmante rougeur. Quant au chapeau de paille et aux nœuds de rubans bleus qu’elle avait sur la tête, si j’avais pu les suspendre dans ma chambre de Buckingham-Street, je me serais cru le possesseur d’un trophée inestimable.
« — Vous arrivez de Paris ? » lui demandai-je.
« — Oui, » répondit-elle ; « y êtes-vous allé ?
» — Non.
» — Ah ! j’espère que vous irez. Vous l’aimeriez tant. »
Mon visage exprima la plus vive douleur. Elle espérait que je m’en irais, que je pourrais m’en aller, c’était désolant. Je dépréciai Paris, je dépréciai la France. Je dis que pour rien au monde je ne quitterais l’Angleterre dans les circonstances présentes : non, rien ne m’y déciderait… Bref, elle cachait encore sa rougeur sous ses boucles, quand le petit chien vint en courant à notre secours.
Il était mortellement jaloux de moi, et il ne cessait d’aboyer : elle le prit dans ses bras… Oh ! heureux et envié Jip !… elle le caressa, mais lui d’aboyer de plus belle. Je voulus le toucher pour faire ma paix avec lui ; il ne voulut pas ; et elle le châtia. Je fus très contrarié de lui voir administrer sur le nez de petites tapes qui lui faisaient cligner des yeux ; mais, tout en léchant la main qui le punissait, Jip grondait encore comme une contre-basse ; il se tut enfin et resta tranquille… Comment ne se serait-il pas calmé quand il sentit que sa maîtresse appuyait sur sa tête son joli menton ! — Nous allâmes alors tous les trois voir une serre.
« — Vous n’êtes pas un ami très intime de Miss Murdstone, n’est-ce pas ? » dit Dora… « Mon chéri ! »
Ces derniers mots s’adressaient au chien. Ah ! s’ils avaient été pour moi :
« — Non, » répondis-je, « en aucune manière.
» — C’est une ennuyeuse créature, » dit Dora avec une jolie moue ; « je ne sais à quoi songeait mon papa lorsqu’il m’a choisi une pareille compagne. Qui donc a besoin d’une protectrice ? Je m’en passerais très bien quant à moi. Jip me protégerait beaucoup mieux que Miss Murdstone ; n’est-ce pas, Jip chéri ? »
Jip se contenta de cligner de l’œil avec indolence, quand elle baisa sa ronde tête.
« — Papa l’appelle mon amie confidentielle, mais elle ne l’est pas assurément !… L’est-elle Jip ? Ni Jip, ni moi, nous ne sommes pas tentés de faire nos confidences à ces figures si revêches. Nous ferons nos confidences à qui il nous plaira de les faire, et nous choisirons nous-mêmes nos amis, au lieu de les laisser choisir pour nous, n’est-ce pas, Jip ? »
Jip, pour toute réponse, fit entendre un petit ronflement assez semblable à celui d’une bouilloire quand l’eau est en ébullition. Chaque mot qui sortait de ces lèvres adorées rivait ma chaîne.
« — Il est fort dur, parce que nous avons le malheur d’être privés d’une tendre mère, d’être condamnés à être continuellement suivis par une vieille fille grognon comme Miss Murdstone… n’est-ce pas, Jip ? Mais n’importe, Jip, nous ne lui ferons pas des confidences, et nous nous rendrons aussi heureux que possible en dépit d’elle ; nous la taquinerons, nous la ferons enrager, n’est-ce pas, Jip ? »
Si ce délicieux caquetage avait duré plus long-temps, je crois que je serais tombé à genoux sur le sable d’une allée du jardin, au risque de me faire chasser de cette villa, comme Adam du paradis terrestre ; mais, par bonheur, la serre n’était pas loin, et nous y entrâmes.
Elle contenait une splendide collection de géraniums ; nous les passâmes en revue, et Dora s’arrêtait souvent pour admirer tantôt l’un, tantôt l’autre ; je m’arrêtais aussi pour admirer de même, et Dora, riant d’un rire enfantin, approchait le nez de Jip des fleurs pour les lui faire sentir. Je ne sais si nous étions tous les trois dans le pays des fées ; j’y étais certainement, moi, et, jusqu’à ce jour, l’odeur d’une feuille de géranium a toujours évoqué devant mes yeux cette scène moitié comique, moitié sérieuse. Je revois une fée aux cheveux bouclés sous un chapeau de paille avec des rubans bleus, qui tient un petit chien noir dans ses bras gracieux et l’oblige à flairer une collection de fleurs brillantes artistement rangées sur les gradins d’une serre.
Miss Murdstone nous avait cherchés ; elle nous trouva là et présenta sa laide joue ridée aux lèvres de Dora. Puis elle prit le bras de Dora et nous ramena gravement à la salle du déjeuner, comme si elle nous avait conduits à un service funèbre.
Dora servait le thé ; aussi je ne sais combien de tasses de thé j’acceptai de sa main. Assurément, tout le thé que j’avalai ce matin-là eût suffi pour noyer mon système nerveux, si j’avais à mon âge un système nerveux. Après le déjeuner, nous allâmes à l’église. Miss Murdstone était assise entre Dora et moi dans le même banc ; mais je ne vis que Dora, je n’entendis qu’elle pendant le sermon et pendant le chant des hymnes.
La journée du dimanche n’eut rien d’extraordinaire. Tous nos plaisirs consistèrent en une promenade, et la soirée se passa à regarder des albums et des gravures. Miss Murdstone, une homélie devant elle, faisait une garde vigilante. Ah ! que M. Spenlow se doutait peu que je l’embrassais en imagination comme mon futur beau-père et que j’invoquais toutes les bénédictions du ciel sur sa tête !
Le lundi, nous repartîmes ensemble dans la matinée ; car nous avions à la Cour de l’Amirauté un cas de sauvetage qui exigeait une connaissance exacte de toute la science de navigation, et, pour venir au secours de notre ignorance, excusable chez les légistes de la cour ecclésiastique, le juge avait convoqué deux membres du comité de la Trinité[2]. Nous ne pouvions manquer au rendez-vous. J’eus cependant encore la félicité suprême de déjeuner avec Dora et de recevoir quelques tasses de thé de sa main, suivie du plaisir mélancolique de lui ôter mon chapeau de la portière du phaéton ; car, pour nous voir partir, elle était debout sur le seuil de la porte, avec Jip dans ses bras.
Inutile de chercher à décrire ce que, ce jour-là, fut pour moi la Cour de l’Amirauté, où, en voyant sur la table la rame d’argent, emblème de sa haute juridiction, je crus y lire le nom de Dora ! Hélas ! le samedi suivant, j’avais espéré un moment que M. Spenlow m’inviterait encore à passer le dimanche à sa villa ; il me sembla, quand il partit sans moi, que je restais abandonné dans une fie déserte.
Que de rêves je fis depuis en ayant l’air d’étudier une cause intéressante, et même celles où il s’agissait de mariage, mot qui signifiait pour moi bonheur céleste, parce que j’y rattachais ma plus douce espérance. Je rapportais tout à Dora, et pour elle, pour elle seule, non pour satisfaire ma vanité personnelle, j’achetai en huit jours quatre magnifiques gilets, une douzaine de gants jaunes et trois paires de bottes si justes, que je leur dois tous les cors aux pieds que j’ai eus depuis.
Il y avait quelque mérite, avec de pareilles bottes, à faire de longues excursions sur la route de Londres à Norwood, où je fus bientôt aussi connu que les postillons. Ces promenades ne m’empêchaient pas d’arpenter avec la même persévérance les rues fashionables de la capitale, les bazars, les parcs et tous les lieux où j’espérais apercevoir Dora. Je la rencontrai quelquefois, en effet, mais rarement, et toujours avec l’inséparable Miss Murdstone. Hélas ! en ces occasions, combien j’étais misérable en pensant que je n’avais rien dit qui fût à propos ou qui pût lui révéler l’ardeur de mon dévouement. J’attendais aussi toujours une nouvelle invitation de M. Spenlow… mais en vain, je n’en reçus aucune.
Mrs Crupp devait être douée d’une pénétration bien grande… Ma passion n’existait que depuis quelques semaines, je n’avais pas encore eu le courage d’écrire à Agnès autre chose que ces mots : « Je suis allé à la villa de M. Spenlow, qui n’a qu’une fille… » je dis que Mrs Crupp devait être douée d’une pénétration extraordinaire ; car déjà elle l’avait devinée.
Un soir que j’étais dans mes humeurs noires et qu’elle souffrait elle-même de son spasme, Mrs Crupp vint me prier de vouloir bien lui donner quelques cuillerées de cardamome, avec sept gouttes d’essence de clous de girofle, ou, à défaut de cette potion, un peu d’eau-de-vie ; cette liqueur, disait-elle, n’était ni aussi efficace ni aussi agréable à son palais, cependant elle s’en contenterait à défaut de la potion. Je connaissais à peine le nom de la cardamome, mais j’avais toujours trois ou quatre bouteilles de cognac dans l’office. Je lui en versai donc un verre, qu’elle dégusta en ma présence, comme pour me prouver qu’elle ne faisait aucun mauvais usage de ce remède, et elle me dit :
« — Allons, Monsieur, courage ; je ne puis vous voir ainsi ; j’ai un cœur de mère. Je suis certaine qu’il y a une jeune dame sur le tapis.
» — Mrs Crupp… » repris-je en rougissant.
« — Oh ! mon Dieu, » dit-elle, « pourquoi se désespérer ? Si elle refuse de vous sourire, est-elle la seule au monde ? Sachez ce que vous valez.
» — Qui vous fait supposer, Mrs Crupp, qu’il y a une dame sur le tapis, pour parler comme vous ? » lui dis-je.
« — Monsieur Copperfield, » répliqua-t-elle avec un ton presque sévère, « j’ai logé et blanchi d’autres jeunes gens avant vous. Un jeune homme peut avoir trop de soin de sa toilette ou ne pas en avoir assez ; il peut trop friser et pommader ses cheveux ou les négliger trop ; il peut porter des bottes trop étroites ou trop larges ; c’est selon le tempérament naturel du jeune homme ; mais, quel que soit l’excès auquel il se livre, Monsieur, il y a une jeune dame sur le tapis, dans l’un comme dans l’autre cas. »
Mrs Crupp hocha la tête d’un air si assuré, que je n’eus plus la force de nier, et elle poursuivit :
« — Le jeune homme qui est mort ici avant vous, était aussi amoureux d’une demoiselle de comptoir…
» — Mrs Crupp ! » m’écriai-je, « je vous prie de ne pas associer la jeune dame en question avec une demoiselle de comptoir ou toute autre demoiselle du même rang, s’il vous plaît !
» — Monsieur Copperfield, » reprit Mrs Crupp, « j’ai un cœur de mère, et je vous porte dans ce cœur ; ne vous fâchez donc pas, et surtout ne vous découragez pas ; je vous le répète, si celle qui vous a charmé vous refuse un sourire, elle n’est pas la seule au monde. Sachez ce que vous valez. »
Et, à ces mots, affectant de prendre soin de la bouteille d’eau-de-vie dont je lui avais versé un verre, elle me remercia avec une révérence majestueuse et se retira. Son ombre était encore sur le seuil de ma chambre, que je m’aperçus qu’elle avait pris un peu trop de liberté avec moi ; mais en même temps je lui sus gré de m’avoir donné cette leçon indirecte que je devais à l’avenir être un peu plus sur mes gardes, de peur de trahir mon secret.