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David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 292-306).

CHAPITRE XIII.

Tommy Traddles.


Le lendemain, je me souvins que Traddles devait être de retour de son voyage, et je résolus d’aller le trouver à l’adresse qu’il m’avait donnée : c’était à Cambden-Town, près le Collège des vétérinaires, faubourg de Londres où je fus orienté par un de nos clercs qui habitait dans ce quartier.

La rue de Traddles n’était pas aussi agréable que je l’eusse souhaitée pour lui. Les habitants semblaient avoir une propension à jeter par la fenêtre tout ce qui leur était inutile ; ce qui comprenait force feuilles de choux, un soulier dépareillé, une casserole sans manche, un chapeau noir et un parapluie dans les diverses phases de leur décomposition organique.

L’aspect général des lieux me rappela forcément ce temps de ma vie où j’étais l’hôte de M. et Mrs Micawber. Ces dignes amis de mon enfance me revinrent surtout à la mémoire quand, sur le seuil même de la maison dont Traddles m’avait indiqué le numéro, maison remarquable entre toutes les autres par son caractère de destruction et de ruine, j’entendis ce dialogue entre le laitier et une très jeune servante :

« — Eh bien ! mon petit mémoire, y songe-t-on ?

» — Oh ! Monsieur dit qu’il va le solder immédiatement, » fut la réponse de la jeune servante.

« — C’est que, » dit le laitier poursuivant comme si on ne lui avait pas répondu et parlant plutôt pour l’oreille de quelqu’un qui était dans la maison que pour celle de la jeune servante, « — c’est que ce petit mémoire a si long-temps attendu qu’il semble être oublié ; or, je vous déclare que je commence à perdre patience.

Ces dernières paroles furent prononcées avec un accent farouche qui contrastait avec la profession de marchand de lait. Le geste de l’homme eût parfaitement convenu aussi à un boucher ou un débitant d’eau-de-vie en colère.

La jeune servante, intimidée, ne savait plus que dire, lorsque le laitier, lui prenant le menton :

« — Aimez-vous le lait, ma petite ? » lui demanda-t-il.

« — Oui, je l’aime, » répondit-elle.

« — Eh bien ! » dit le laitier, « vous n’en aurez pas demain ; pas une goutte, voyez-vous ! »

Heureusement, la jeune servante était d’un âge où les menaces qui ne doivent se réaliser que demain n’effraient qu’à demi, et elle fut rassurée en voyant que le laitier, lâchant son menton, ouvrit son seau et versa la dose quotidienne de lait qu’il portait chaque matin à la famille. Cela fait, il alla devant la maison voisine répéter, sur un ton de vengeance, le cri de son métier.

« — M. Traddles demeure-t-il ici ? » demandai-je alors.

Une voix mystérieuse répondit au fond du couloir : « Oui. » Et, là-dessus, la jeune servante me dit aussi : « Oui.

» — Est-il chez lui ? »

Nouvelle réponse affirmative de la voix mystérieuse, répétée par la jeune servante comme par un écho, et elle ajouta : « Vous pouvez monter, Monsieur. » Ce que je fis, certain d’être épié par un œil mystérieux qui appartenait probablement à la voix mystérieuse.

Traddles vint me recevoir sur le palier de l’escalier ; il fut enchanté de me voir, et m’introduisit cordialement dans sa chambre. Elle était sur le devant de la maison et parfaitement propre, quoique économiquement meublée. Traddles n’avait que cette pièce unique ; son sopha était un sopha-lit ; sur une tablette, sa brosse à souliers et son cirage étaient parmi ses livres, derrière un dictionnaire. Des papiers couvraient la table, et tout annonçait qu’en reconnaissant ma voix il avait interrompu le travail qu’il faisait en robe de chambre, c’est-à-dire vêtu d’une vieille redingote. Sans être trop curieux, j’embrassai tout le mobilier d’un coup d’œil, y compris le croquis d’un clocher sur l’écritoire. Tous les ingénieux artifices de Traddles pour déguiser les meubles qu’il possédait et figurer ceux qu’il ne possédait pas, me rappelèrent Traddles qui, dans notre pensionnat, fabriquait des cavernes d’éléphant en papier pour y enfermer des mouches, et se consolait de ses disgrâces d’écolier par les mémorables croquis dont j’ai tant parlé ailleurs.

Dans un coin, une large serviette blanche couvrait proprement quelque chose que je ne pus deviner.

« — Copperfield, je suis heureux de vous voir, » dit mon ancien condisciple, « et c’est parce que j’étais certain que vous seriez heureux vous-même de renouveler connaissance, que je vous ai donné cette adresse au lieu de mon adresse à mon étude.

» — Ah ! vous avez une étude ? lui dis-je.

» — Comment donc ! » répliqua-t-il, « j’ai le quart d’une chambre et d’un couloir avec le quart d’un clerc[1]. Nous avons une étude à quatre pour donner un air de clientèle, et le clerc me coûte pour mon quart une demi-couronne par semaine. »

La simplicité naïve de Traddles, son bon caractère, et quelque chose aussi de son ancien guignon, se retrouvaient dans le sourire dont il accompagna cette explication.

« — Ce n’est pas le moins du monde par vanité, mon cher Copperfield, voyez-vous, » me dit-il, « que je ne donne pas habituellement cette adresse-ci ; mais je ne serais pas sûr que tous ceux à qui je la donnerais fissent volontiers une si longue course. Quant à moi, je me fraie mon chemin dans le monde à travers les obstacles de ma destinée, et je serais ridicule si je voulais le dissimuler.

» — Vous faites votre stage d’avocat, à ce que m’a dit M. Waterbrook ?

» — Oui, » répondit Traddles en se frottant doucement les mains, « je fais mon stage ; ce n’est que depuis peu que j’ai pu payer mon inscription ; mais il s’agissait de cent livres sterling, et c’était une grosse somme ! une grosse somme ! » répéta-t-il avec la grimace qu’il eût pu faire si on lui avait arraché une dent.

« — Savez-vous, » lui dis-je, « à quoi je pense en vous regardant, mon cher Traddles ?

» — Non.

» — À cet habit bleu de ciel que vous portiez au pensionnat.

» — Ah ! je m’en souviens, » s’écria Traddles en riant, « cet habit aux manches étroites ! L’heureux temps que celui-là !

» — Je crois, » lui dis-je, « que notre maître aurait pu le rendre plus heureux s’il avait voulu être un peu moins prodigue de coups de canne.

» — Peut-être, en effet, » dit Traddles ; « mais cela n’empêchait pas que nous avions nos bons moments. Vous rappelez-vous les séances du dortoir ? vous rappelez-vous nos soupers ? et les histoires que vous nous racontiez. Ah ! ah ! ah ! et les coups de canne que je m’attirai pour avoir pleuré quand M. Mell fut congédié. Le vieux Creakle ! j’aimerais à le revoir, lui aussi.

» — Il fut un brutal pour vous, Traddles, » lui dis-je avec indignation comme si c’était hier qu’il eût été battu.

« — Le croyez-vous ? » reprit-il ; « réellement ? C’est possible ; mais il y a long-temps de cela ! Le vieux Creakle !

» — C’était un oncle qui payait votre éducation ? » lui dis-je.

« — Oui ! celui à qui je devais toujours écrire quand j’étais battu, et à qui je n’écrivais jamais. Ah ! ah ! oui, j’avais un oncle alors. Il mourut peu de temps après ma sortie de l’école. C’était un marchand drapier retiré. Il m’avait fait son héritier ; mais il cessa de m’aimer quand je fus un grand jeune homme ; il prétendit que je n’avais pas répondu à ses espérances, et il épousa sa ménagère.

» — Et que fîtes-vous ?

» — Je ne sais trop si je fis une chose plutôt qu’une autre. Je restai chez mon oncle, attendant qu’il m’établît dans le monde, jusqu’à ce que sa goutte lui étant remontée dans l’estomac, il mourut, et sa veuve se remaria avec un jeune homme, sans songer à m’établir.

» — Quoi, votre oncle ne vous avait rien laissé à vous ?

» — Au contraire, il m’avait laissé cinquante livres sterling ; mais, n’ayant étudié aucun état, je ne sus d’abord que devenir. Plus tard, grâce à un condisciple de Salem-House, dont le père était avocat, je fis des copies de mémoires. Cela me rapportait fort peu de chose, et comme je suis un piocheur, je me mis à faire aussi des extraits et des analyses de plaidoiries ; c’est ce qui me donna l’idée de faire aussi mon cours de droit. L’inscription absorba ce qui me restait de mes cinquante livres et tout ce que j’avais pu économiser sur le produit de mes copies. J’ai eu depuis quelques bonnes recommandations, entre autres celle de M. Waterbrook, et j’en ai profité pour gagner quelques guinées. Enfin, j’ai fait connaissance d’un éditeur qui publie une encyclopédie par livraisons, et il a bien voulu m’y employer. C’était à un article que je travaillais ce matin ; je ne suis pas un mauvais compilateur, mon cher Copperfield ; mais je n’ai pas la tête inventive. Je suppose qu’il n’y eut jamais la moindre originalité dans cette tête-là, » ajouta-t-il avec le même ton de joyeuse confiance.

Pour lui faire plaisir, je ne le contrariai pas, et il poursuivit en ces termes :

« — J’espère un de ces jours être attaché à un journal, et ce sera presque une source de fortune ; mais j’ai tant de plaisir à vous retrouver toujours le même depuis le pensionnat, que je ne vous cacherai rien, mon cher Copperfield. Apprenez donc que je suis amoureux. »

Amoureux ! ah ! Dora !

« — Ma future, » dit Traddles, « est la fille d’un vicaire, père de dix enfants, dans le Devonshire. Oui, » poursuivit-il en me voyant regarder involontairement le croquis du clocher que j’avais remarqué sur son écritoire, « oui, vous avez deviné, c’est l’église de mon futur beau-père, et, tournez à gauche, vous arrivez au presbytère, là où je pose ma plume ! »

Le bonheur qu’il avait à entrer dans ces détails me frappe plus aujourd’hui qu’alors ; car, en l’écoutant, mon égoïste réflexion faisait le plan de la villa de M. Spenlow et de son jardin.

« — Celle que j’aime est une si bonne personne ! » dit Traddles, « un peu plus âgée que moi ; mais si aimable fille ! Je vous ai dit, chez M. Waterbrook, que j’allais à la campagne ? C’est dans le Devonshire que je suis allé. J’y suis allé à pied et je suis revenu de même. Quel mois délicieux j’ai passé là ! Il nous faudra attendre long-temps, j’en ai peur ; mais notre devise est patience et espérance ! Nous répétons sans cesse : « Patience et espérance ! » Oui, mon cher Copperfield, elle m’attendrait, s’il le fallait, jusqu’à l’âge de soixante ans ! »

À ces mots, Traddles se leva avec un sourire triomphant, et, mettant la main sur la serviette blanche que j’avais observée en entrant :

« — Cependant nous préparons déjà les éléments de notre entrée en ménage. Voici deux articles essentiels (Il souleva la serviette avec orgueil et précaution). Elle a acheté elle-même ce vase à fleurs. Vous garnissez cela d’une plante et le placez sur une fenêtre ; vous avez presque un petit jardin. J’ai acheté moi-même cette petite table à dessus de marbre. Quand vous prenez le thé, n’est-ce pas commode de pouvoir y poser votre tasse ? C’est un meuble admirable, très bien travaillé et solide comme un roc !… »

J’admirai le vase et la table. Traddles les recouvrit l’un et l’autre avec soin.

« — C’est peu de chose encore, » dit-il, « mais c’est un commencement. Ce qui m’effraie le plus, Copperfield, ce sont les nappes, les taies d’oreiller et autres articles de lingerie ; ce sont encore les ustensiles de cuisine, les chandeliers, les bougeoirs, les grils et autres ferrailles indispensables. Il en faut je ne sais combien, et cela coûte ; mais patience et espérance. Je vous assure que c’est la plus aimable fille du monde.

» — Je n’en doute pas, » lui dis-je.

« — En attendant, pour conclure sur ce qui me concerne, » reprit Traddles, je vis comme je peux. Je ne gagne pas beaucoup ; mais je ne dépense guères. Généralement, je prends mes repas avec la famille du rez-de-chaussée. M. et Mrs Micawber ont vécu dans le monde et sont d’une société agréable.

» — M. et Mrs Micawber ! mais je les connais intimement, mon cher Traddles ! m’écriai-je. »

Un double coup à la porte, auquel Traddles répondit : « Vous pouvez entrer, » vint à propos résoudre toutes mes incertitudes.

« — Je vous demande pardon, M. Traddles, » dit M. Micawber, « j’ignorais que vous ne fussiez pas seul, et, en parlant ainsi, M. Micawber relevait le collet de sa cravate, col empesé comme autrefois, et il saluait avec son lorgnon sur l’œil droit. C’était toujours le même Micawber, affectant l’air jeune et distingué.

« — Comment vous portez-vous, M. Micawber ? » lui demandai-je.

» — Monsieur, » répondit M. Micawber, « vous êtes bien poli ; je suis in statu quo.

» — Et Mrs Micawber ?

» — Monsieur, elle est aussi, Dieu merci, in statu quo.

« — Et les enfants, M. Micawber ?

» — Monsieur, je suis heureux de pouvoir répondre qu’ils jouissent également d’une florissante santé. »

Ici, me voyant sourire, M. Micawber examina mes traits avec plus d’attention, et dit :

« — Est-il possible ? ai-je le plaisir de revoir Copperfield, le compagnon, l’ami de ma jeunesse ! » Me secouant les deux mains avec un véritable enthousiasme, et se tournant vers l’escalier : « Ma chère amie ! » cria-t-il, « montez, je veux avoir le plaisir de vous présenter quelqu’un qui est dans l’appartement de M. Traddles !

» — Mon jeune ami, » reprit M. Micawber, « vous allez bien surprendre ma chère moitié ; vous me retrouvez, je dois vous le dire, dans une des crises solennelles de la vie où un homme est sur le bord d’un précipice ; mais vous savez si, dans les occasions, je sais prendre mon élan et faire le saut périlleux. »

Avant que j’eusse répondu à cet avant-propos, Mrs Micawber entrait à son tour, et je vis avec peine que son costume était un peu plus négligé qu’autrefois. Son émotion à ma vue mit aussi ses nerfs à l’épreuve, et elle faillit s’évanouir dans mes bras, ce qui ne l’empêcha pas de se joindre bientôt à la causerie de notre groupe, jusqu’à ce que M. Micawber parlât de m’inviter à dîner. Malgré son aplomb, je compris à l’embarras de sa nerveuse moitié que je serais très imprudent d’accepter. Je répondis que j’étais engagé ailleurs, mais que je voulais, avant que la quinzaine fût expirée, traiter chez moi tous mes anciens amis.

Lorsque je partis, sous prétexte de me montrer un chemin plus court que celui par lequel j’étais venu, M. Micawber m’accompagna jusqu’au coin de la rue :

« — Je veux, » dit-il, « faire ma confidence à un ancien ami ; c’est une grande consolation de loger sous le même toit que votre condisciple Traddles, quand on n’a pour voisins, porte à porte, qu’une blanchisseuse à main droite et un agent de police à main gauche. Je suis en ce moment commissionnaire en blé ; mais c’est une profession peu lucrative, et il en est résulté pour moi quelques difficultés pécuniaires. C’est la crise à laquelle j’ai déjà fait allusion ; j’ajoute que j’ai heureusement en perspective un moyen de fortune qui me mettra en état d’assurer enfin mon avenir et même celui de votre ami Traddles, qui est devenu le mien. Enfin, vous avez pu vous apercevoir que Mrs Micawber est dans une situation de santé qui rend assez probable une addition à ces gages d’affection conjugale que… bref à nos enfants… que je vous ferai voir une autre fois. Les parents de Mrs Micawber ont bien voulu exprimer leur déplaisir de cet état de choses. Je ne crois pas que cela soit leur affaire, et je repousse ce sentiment avec mépris. »

Après cette explication confidentielle, M. Micawber me donna une dernière poignée de mains et me laissa.

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  1. Chambers est l’expression anglaise : les avocats stagiaires ont une chambre dans une des Inns of court.