David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 15
CHAPITRE XV.
Je fais une nouvelle visite à la maison de Steerforth.
Je prévins M. Spenlow, dans la matinée, que j’avais besoin d’un congé de quelques jours. Comme je ne recevais aucun salaire et qu’ainsi je ne nuisais en rien aux intérêts, de l’implacable M. Jorkins, cela ne souffrit aucune difficulté. Je profitai de l’occasion pour exprimer mon espérance que Miss Spenlow se portait bien : à ma voix tremblante, au trouble de ma vue, M. Spenlow répondit, sans plus d’émotion que s’il eût parlé d’une mortelle ordinaire, qu’il me remerciait, et que sa fille jouissait d’une santé excellente.
Nous autres clercs payants et non payés, en notre qualité de jeunes rejetons de l’ordre patricien des proctors, nous étions traités avec tant de considération, que j’étais presque toujours maître de mes actions et de mon temps. Comme je ne voulais pas cependant être rendu à Highgate avant une heure de l’après-midi, je passai une heure fort agréable avec M. Spenlow, à suivre un nouveau jugement d’excommunication. Il s’agissait de la querelle survenue entre deux bedeaux, dont l’un était accusé d’avoir poussé l’autre contre une pompe ; le balancier de ladite pompe se projetant dans la cour d’une école, et ladite école étant sous le pignon du toit de l’église, la poussée était un cas ecclésiastique. J’en trouvai les détails fort divertissants, et je partis sur l’impériale de la voiture publique de Highgate, après cette récréation matinale.
Mrs Steerforth fut charmée de me voir et Miss Dartle aussi. Je ne regrettai pas l’absence de Littimer, qui était remplacé dans son service par une modeste fille de chambre en bonnet à rosettes bleues, dont le regard était moins imposant et plus agréable que celui du respectable serviteur. Mais ce qui me frappa surtout au bout d’une demi-heure, fut la surveillance attentive que Miss Dartle exerçait sur moi, et la manière sournoise dont elle épiait la physionomie de Steerforth, la comparant avec la mienne, comme si elle s’attendait à surprendre une explication entre nous deux. Chaque fois que je me tournais de son côté, je voyais ses grands yeux noirs attachés invariablement sur Steerforth et sur moi, passant soudain de l’un à l’autre ou nous examinant tous les deux à la fois. Loin de dissimuler cette observation de lynx, lorsqu’elle voyait que je la remarquais, elle me contemplait alors avec une expression plus prononcée. Quelque innocent que je fusse et sûr de ma conscience relativement à aucun tort dont Miss Dartle pouvait me soupçonner, je finis par être intimidé par la flamme ardente de ces yeux étranges.
Toute la journée, Miss Rosa Dartle sembla remplir la maison de son ubiquité. Si j’étais à causer avec Steerforth dans sa chambre, j’entendais le frôlement de sa robe dans le corridor. Si nous faisions une partie de fleurets sur la pelouse derrière la maison, je l’apercevais allant d’une fenêtre à l’autre, comme une lumière errante, jusqu’à ce qu’elle s’arrêtât à celle d’où elle pouvait le mieux épier. Nous allâmes nous promener tous les quatre dans le parc ; elle appuya sa main légère comme un ressort sur mon bras pour me retenir à elle, laissant Steerforth et sa mère nous devancer hors de la portée de sa voix, et elle me questionna en ces termes :
« — Vous êtes resté long-temps sans venir ici ; votre profession est-elle réellement si séduisante et si absorbante qu’elle ne vous accorde aucun loisir ? Je le demande parce que je désire toujours savoir quand j’ignore : est-ce réellement ainsi ? »
Je répondis que j’aimais assez l’étude du droit canon, sans doute, mais que je ne pouvais lui attribuer tant d’attraits.
« — Ah ! » dit Rosa Dartle, « je suis charmée de l’apprendre, parce que j’aime toujours à être mieux informée quand je suis dans l’erreur. Vous voulez dire que votre profession est un peu aride, peut-être ? »
Je répondis qu’en effet elle était peut-être un peu aride.
« — Ah ! et c’est pourquoi vous aimez des distractions, des distractions excitantes même… n’est-ce pas ? c’est juste ; mais n’est-ce pas un peu trop… eh ? pour lui ? je ne dis pas pour vous. »
Un coup d’œil rapide vers Steerforth, qui nous précédait en donnant le bras à sa mère, me montra qui elle désignait par lui ; mais que voulait-elle dire ? je ne la compris pas et je dus avoir l’air de ne pas la comprendre.
« — Dites-moi, » ajouta-t-elle, « si les distractions de ce genre… je le demande parce que je l’ignore… ne l’occupent pas trop exclusivement ? n’est-ce pas ce qui rend de plus en plus rares ses visites à sa tendre et aveugle… eh ? » Ici un regard me montra Mrs Steerforth et un autre plongea dans les plus profonds replis de mon âme.
« — Miss Dartle, » répondis-je, « ne pensez pas que…
» — Moi, oh non ! » dit-elle, « ne supposez pas que je pense quelque chose ! je ne suis pas soupçonneuse ; je fais seulement une question. Je n’exprime pas mon propre avis ; je désire fonder une opinion sur ce que vous me répondez. Ce n’est pas cela ? très bien, je suis ravie de le savoir.
» — Certainement, » lui dis-je embarrassé, « ce n’est nullement de ma faute si Steerforth est resté plus long-temps absent que de coutume… si réellement il l’a été, car je l’ignorais encore, et moi-même, quand je l’ai revu hier, il y avait long-temps que je l’avais vu.
» — En vérité ?
» — En vérité, Miss Dartle. »
À cette affirmation, je la vis pâlir, et la cicatrice imprima son sillon plombé sur ses deux lèvres ; ses yeux, en même temps, fixèrent sur moi leur plus ardent regard et elle me demanda :
« — Que fait-il ?
» — Que fait-il ? » répétai-je après elle, plutôt pour moi que pour elle, tant je fus surpris.
« — Oui, que fait-il ? en quoi l’assiste cet homme qui ne m’apparaît jamais qu’avec un mensonge inscrutable dans son impassible physionomie ? si vous êtes honorable et fidèle, je ne vous demande pas de trahir votre ami ; tout ce que je vous demande c’est de m’apprendre ce qui l’entraîne et l’absorbe tout entier : est-ce la vengeance, la haine, l’orgueil, l’inquiétude d’esprit, un caprice, l’amour ?
» — Miss Dartle, » répliquai-je, « pourquoi ne pas vouloir me croire lorsque je vous déclare que je ne sais rien de nouveau sur Steerforth, que je n’ai aucune idée de ce qui vous préoccupe et que je vous comprends à peine. »
Une sorte de frémissement, qui me sembla devoir être douloureux, se fit remarquer dans la cruelle cicatrice de Miss Dartle et releva le bord de sa lèvre supérieure avec une expression de mépris ou peut-être de pitié ; elle y porta vivement la main… une main si fine et si délicate, que, lorsque je l’avais vue pour la première fois ouverte devant le feu pour protéger son visage, je l’avais, en moi-même, comparée à une belle porcelaine. Ce fut avec un accent de colère et de dépit qu’elle me dit alors : « Vous me jurez le secret sur tout ceci ; » et elle n’ajouta pas un mot de plus qui me fût adressé directement.
Mrs Steerforth était toujours heureuse dans la société de son fils, et, en cette occasion, Steerforth se montra particulièrement rempli de tendres attentions pour elle. Je prenais le plus vif intérêt à les voir ensemble, à cause, non-seulement de leur mutuelle affection, mais encore de leur ressemblance remarquable et de la différence que l’âge et le sexe faisaient ressortir entre la hauteur impétueuse de l’un et la gracieuse dignité de l’autre. Il me vint plus d’une fois la pensée qu’il était heureux qu’aucune cause sérieuse de désaccord n’eût jamais éclaté entre eux ; car deux caractères pareils — je devrais dire plutôt dire deux nuances si prononcées du même caractère — auraient été plus difficiles à se réconcilier que les extrêmes les plus opposés. Cette idée, je l’avouerai, me fut suggérée par une conversation de Rosa Dartle. Elle dit à dîner :
« — Oh ! je voudrais bien que quelqu’un consentît à m’apprendre ce qu’il en est d’une chose à laquelle j’ai pensé tout le jour.
» — Que voulez-vous savoir, Rosa ? » demanda Mrs Steerforth ; » je vous en prie, Rosa, ne soyez pas mystérieuse.
» — Mystérieuse ! » s’écria-t-elle ; « ah ! réellement ? me trouvez-vous mystérieuse ?
» — Ne suis-je pas constamment à vous supplier de parler simplement et naturellement, » dit Mrs Steerforth.
« — Quoi donc, je ne parle pas naturellement ? » répliqua Rosa. Eh bien ! je ne le pensais pas. Il faut être indulgente pour moi, nous ne nous connaissons pas nous-mêmes.
» — C’est devenu pour vous une seconde nature, » dit Mrs Steerforth sans humeur ; « cependant, je me souviens, et vous devez vous souvenir que vous aviez une autre manière d’être, Rosa ; vous étiez moins sur vos gardes et plus confiante.
» — Allons, je vois que vous avez raison, » reprit Rosa ; « c’est ainsi que les mauvaises habitudes s’enracinent en nous réellement. Moins sur mes gardes et plus confiante ? comment ai-je pu changer si imperceptiblement ? cela est singulier et je veux revenir à mon ancienne manière d’être.
» — Je le désire bien sincèrement ; » dit Mrs Steerforth avec un sourire.
« Oh ! réellement je tâcherai. J’apprendrai la franchise de… voyons, de qui ?… de James ? »
Mrs Steerforth entrevit le sarcasme qui se cachait sous l’air presque naïf de Miss Dartle et lui répliqua assez vivement :
« — Rosa, vous ne pourriez apprendre la franchise à une meilleure école.
» — Oh ! j’en suis bien sûre, » répliqua-t-elle avec animation : s’il est une chose dont je sois sûre, vous le savez, c’est celle-là. »
Mrs Steerforth parut regretter son mouvement d’humeur, et reprit d’un ton plus doux :
« — Mais, ma chère Rosa ! vous ne nous avez pas dit ce que vous voudriez tant savoir.
» — Ce que je voudrais tant savoir ? » répondit Rosa avec une indifférence provocante, « ah oui ! c’est seulement si les personnes qui sont semblables ou identiques dans leur constitution morale… n’est-ce pas la phrase reçue ?… ne sont pas exposées, si quelque motif sérieux les divise, à être brouillées plus dangereusement.
» — Je serais pour l’affirmative ; » dit Steerforth.
« — Réellement, » dit Miss Dartle ; « oh ! mon Dieu ! supposons, par exemple ; — une invraisemblance est aussi bonne qu’une autre quand il ne s’agit que d’une supposition, — supposons que vous et votre mère vous vinssiez à avoir une querelle sérieuse.
» — Ma chère Rosa, » interrompit Mrs Steerforth avec un sourire gracieux, « cherchez quelqu’autre supposition. Dieu merci ! James et moi nous connaissons trop bien nos devoirs réciproques.
» — Ah ! » dit Miss Dartle d’un air réfléchi, « assurément, c’est ce qui préviendrait la querelle… oh ! sans contredit… exactement. Je suis enchantée d’avoir été assez folle pour choisir cet exemple, tant il est doux de savoir que vos devoirs réciproques rendent la chose impossible… je vous remercie. »
Une autre circonstance relative à Miss Dartle ne doit pas être omise, car j’eus des raisons pour me la rappeler plus tard, quand l’irrémédiable passé fut connu. Pendant toute cette journée, et principalement à dater de ce moment, Steerforth s’étudia, avec toutes ces séductions qui lui coûtaient si peu, à jeter un charme sur cette singulière créature. Qu’il réussît, cela ne pouvait me surprendre ; qu’elle luttât contre la fascination ne me surprit pas non plus, car je savais qu’elle était quelquefois sous une influence maligne. Mais je vis graduellement changer ses traits et ses manières ; je la vis regarder Steerforth avec admiration sans dissimuler le dernier effort de sa résistance, comme si elle regrettait de se laisser vaincre, jusqu’à ce que, complètement dominée, elle n’eut plus qu’un agréable sourire pour tous, et je cessai d’avoir peur de ce regard qui m’avait tant effrayé jusque-là. Dans le courant de la soirée, nous nous assîmes auprès du feu, causant gaiement tous les quatre ensemble comme d’heureux enfants.
Soit parce que nous avions prolongé cette causerie, soit parce que Steerforth ne voulait pas perdre son avantage, nous ne restâmes pas plus de cinq minutes dans la pièce où elle avait eu lieu, après que Rosa se fut levée pour passer seule au salon.
« — Elle pince de la harpe, » me dit Steerforth tout bas en m’arrêtant sur la porte, « et c’est ce qu’elle ne faisait plus depuis trois ans, excepté quand elle était seule avec ma mère. »
Cela fut dit avec un sourire curieux ; immédiatement nous entrâmes dans le salon, et nous y trouvâmes, en effet, Miss Dartle.
« — Ne vous levez pas, ma chère Rosa, je vous en prie, » lui dit Steerforth ; « une fois au moins ayez la complaisance de nous chanter une ballade irlandaise.
» — Quel plaisir peut faire une ballade irlandaise ? » répondit Miss Dartle.
« — Un grand plaisir, je vous le jure, et voici mon ami Pâquerette qui aime la musique de toute son âme. Chantez-nous une ballade irlandaise, Rosa ; je veux m’asseoir près de vous et vous écouter comme autrefois. »
Il s’assit près de la harpe, et Miss Dartle promena quelque temps les doigts sur les cordes de l’instrument, comme si elle hésitait à en tirer un son ; puis, avec un geste soudain, elle chanta en s’accompagnant.
Je ne saurais dire si c’était l’air ou la voix qui prêtait à cette ballade quelque chose de surnaturel. Je n’ai jamais entendu rien de plus extraordinaire, rien qui ressemblât davantage à l’improvisation inspirée de la chanteuse, renonçant par moments à rendre ce qu’elle éprouvait autrement que par les notes basses d’un murmure articulé. Quand elle eut fini, je restais plongé dans une silencieuse rêverie, lorsque je fus témoin d’une autre scène inattendue. Steerforth avait quitté sa chaise ; il passait en riant un de ses bras autour de la taille de Miss Dartle, et il lui disait : « — Allons, Rosa, à l’avenir nous nous aimerons tendrement… »
Mais elle, en le repoussant avec la fureur d’un chat sauvage, l’avait frappé et s’était enfuie du salon.
« — Qu’est-il donc arrivé à Rosa ? » demanda Mrs Steerforth survenant.
« — Ma mère, » répondit Steerforth, « elle a été un ange pendant quelques instants, et tout-à-coup, par compensation, elle est devenue tout le contraire de l’ange.
» — James, vous devriez prendre garde de ne pas l’irriter ; son caractère a été aigri, souvenez-vous-en, et il ne faut pas s’y jouer. »
Rosa ne revint pas, et il ne fut plus question d’elle jusqu’au moment où j’entrai dans la chambre de Steerforth pour lui souhaiter le bonsoir.
« — Avez-vous jamais vu une créature plus incompréhensible ? » me dit-il en riant.
J’exprimai tout mon étonnement.
« — Dieu sait ce qu’elle avait, » poursuivit Steerforth ; « mais, je vous le répète, c’est une lame à deux tranchants : il est dangereux de la toucher de quelque façon que vous vous y preniez… Bonne nuit, mon cher Copperfield.
» — Bonne nuit, mon cher Steerforth… je partirai demain matin avant que vous soyez levé ; je vous dis donc adieu en même temps…
» — Adieu, Pâquerette, » me répondit-il avec un sourire… « car ce n’est pas le nom que vous donnèrent vos parrain et marraine, mais celui que j’aime le plus à vous donner, et je voudrais, oui, je voudrais que vous puissiez me le donner aussi.
» — Je ne vois pas pourquoi je ne vous le donnerais pas, » dis-je.
» — Pâquerette, » reprit Steerforth, « si quelque chose nous séparait un jour, vous devez me juger sous mes couleurs les plus favorables ; voyons, promettez-le moi, vous me jugerez sous mes couleurs les plus favorables, si les circonstances nous séparent jamais.
» — Vous n’avez pas à mes yeux, Steerforth, » lui répondis-je, « ni des couleurs plus favorables, ni des couleurs qui le seraient moins ; vous êtes toujours le même dans mon cœur. »
Tout en parlant ainsi, j’éprouvai un tel remords de lui avoir fait injure, même par une vague pensée, que l’aveu de cette pensée allait m’échapper, mais il m’en coûtait de trahir la confiance d’Agnès et je ne savais comment me justifier sans l’accuser : « Adieu, Pâquerette, » répéta Steerforth ; nous nous quittâmes en nous serrant affectueusement la main, et l’aveu expira sur mes lèvres.
Le lendemain matin je me réveillai au point du jour, et, m’étant habillé sans bruit, je me glissai dans la chambre de Steerforth ; il était profondément endormi : la tête inclinée sur son bras droit, endormi de son sommeil d’écolier.
Le moment approchait où je devais m’étonner de ce sommeil si paisible !
Je ne le réveillai pas, et je le quittai en silence.
Je vous quittai, Steerforth… ah ! Dieu vous pardonne ! pour ne plus serrer votre main dans ma main d’ami… non, jamais, jamais !