David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 306-318).

CHAPITRE XIV.

Mes amis.


Jusqu’au jour où je reçus à table mes anciens amis retrouvés, je vécus presque exclusivement de café et de l’image de Dora. Dans ma mélancolie amoureuse, mon appétit languissait. Je m’en réjouis comme si c’eût été un acte de trahison envers Dora d’avoir du plaisir à dîner. Les promenades que je faisais n’avaient pas, sous ce rapport, la conséquence naturelle de l’exercice, le désappointement contrariant l’effet du grand air ; et puis, je ne sais vraiment si l’estomac peut exercer librement ses fonctions quand les pieds subissent la torture d’une chaussure étroite : il doit exister une sympathie entre cet organe et nos extrémités.

Pour traiter mes convives, je ne renouvelai pas les frais que j’avais faits pour Steerforth et ses deux condisciples d’Oxford. Je commandai deux belles soles, un gigot de mouton et un pâté aux pigeons. Je réduisis dans les mêmes proportions la fourniture du marchand de vin, mais je me procurai tous les éléments d’un bowl de punch, pour être composé par M. Micawber, et, ayant mis le couvert de mes propres mains, parce que je supprimai le laquais de louage, j’attendis mon monde de pied ferme.

Je ne puis dire que tout fût excellent ou servi à point ; mais nous n’en dînâmes pas moins gaîment, et le punch nous inspirait les plus joyeux propos, lorsque je vis apparaître Littimer, chapeau bas.

« — Je vous demande pardon, Monsieur, » dit-il, « c’était mon ordre de venir ici : mon maître y est-il ?

» — Non.

» — Ne l’avez-vous pas vu, Monsieur ?

» — Non ; où l’avez-vous laissé ? à Oxford ?

» — Je vous demande pardon, Monsieur, » répéta-t-il, éludant une réponse directe ; « mais s’il n’est pas ici aujourd’hui, il y sera demain, sans doute, je me serai mépris. »

Il se retirait respectueusement.

« — Littimer ! » lui dis-je.

» — Monsieur !

» — Êtes-vous resté long-temps à Yarmouth, après nous ?

» — Non, pas précisément.

» — Vous avez vu le bateau remis à neuf ?

» — Oui, Monsieur, j’étais resté exprès pour cela. Je vous souhaite bien le bonjour, Monsieur. »

Il comprit tous mes convives avec moi dans son humble salut et sortit. Je ne fus pas le seul à respirer plus librement quand il eut disparu ; mais c’était moi surtout qui avais subi la sensation singulière de sa présence ; car, outre ma contrainte habituelle, ma conscience me disait tout bas que j’avais, depuis quelque temps, entretenu quelques soupçons contre son maître et je ne pouvais réprimer la peur vague d’être sondé et deviné par son impassible coup d’œil.

Si cette apparition me préoccupa un peu, la gaieté générale reprit bientôt son cours. Mrs  Micawber elle-même nous tint tête pour le punch et la conversation, discutant librement toutes les chances de fortune qui souriaient encore à son mari si, abandonnant l’ingrate profession de commissionnaire en céréales, il parvenait à exercer ses rares talents à faire la banque et l’escompte. Malheureusement, elle ne dissimula pas qu’il devait commencer par liquider un certain arriéré en signant lui-même un billet qui ne trouverait peut-être un escompteur régulier dans la Cité que moyennant un sacrifice considérable. À cette parenthèse succédèrent l’éloge des vertus de mon ami Traddles, et la proposition faite par M. Micawber de boire au tendre objet de ses affections. Une allusion délicate à l’état de mon cœur me força de livrer à un autre toast l’initiale D., qui fut saluée avec acclamation.

Le thé termina la soirée ; entre deux tasses Mrs  Micawber daigna nous chanter deux ballades : le Beau Sergent et le Petit Tufflin. Ces deux ballades avaient fait la célébrité de Mrs  Micawber du temps qu’elle était jeune fille chez son papa et sa maman. M. Micawber nous dit lui-même : « La première fois que je vis ma bien-aimée compagne sous le toit paternel, le Beau Sergent, chanté par elle, avait attiré mon attention d’une manière extraordinaire ; mais quand j’entendis le Petit Tufflin, je résolus de devenir l’époux de la chanteuse ou de mourir ! »

Entre dix et onze heures, Mrs  Micawber passa dans ma chambre pour replier son bonnet dans la feuille de papier qui lui avait servi à l’apporter sans être chiffonné, et pour remettre son chapeau de paille. Un moment après, j’éclairais mes amis pour qu’ils descendissent mon escalier sans accident, et comme M. et Mrs  Micawber avaient ouvert la marche, je retins Traddles un moment sur le palier pour lui dire :

« — Traddles, mon cher ami, M. Micawber est un homme sans malice, le pauvre diable ! mais, si j’étais vous, je ne lui prêterais rien.

» — Mon cher Copperfield, » répondit Traddles en souriant, « je n’ai rien à lui prêter.

» — Vous avez votre signature.

» — Oh ! appelez-vous cela quelque chose, » reprit Traddles d’un air pensif.

» — Certainement.

» — Merci, mon cher ami, » dit Traddles, mais j’ai peur d’être averti trop tard.

» — Quoi ! vous auriez endossé le billet dont l’escompte ne peut être obtenu qu’au prix d’un grand sacrifice !

» — Pas encore, c’est un autre ; mais M. Micawber m’a assuré, hier encore, que les fonds étaient faits : telle fut son expression. »

En ce moment, M. Micawber levant la tête vers le palier, je n’eus que le temps de souhaiter le bonsoir à Traddles, en prévoyant que le brave garçon serait bientôt dans l’embarras.

Je venais de m’asseoir auprès de mon feu, ne sachant trop jusqu’à quel point il fallait rire d’un caractère tel que celui de M. Micawber : un bruit de pas dans l’escalier me fit penser que c’était Traddles qui remontait pour chercher quelque article de toilette de son hôtesse ; mais, à mesure que ce pas se rapprocha, je le reconnus mieux, je sentis battre mon cœur et le sang me monter au visage : c’était le pas de Steerforth.

Je ne perdais jamais de vue l’image d’Agnès ; elle ne cessait d’occuper le sanctuaire de mon cœur, si je puis ainsi parler ; mais, lorsque Steerforth entra et me tendit la main, le nuage qui, depuis quelque temps, s’épaississait sur lui, se changea en auréole de lumière, et je fus honteux d’avoir douté d’un ami que j’aimais si tendrement. Je n’en aimai pas moins Agnès ; je pensai toujours à elle comme à l’ange bienfaisant de ma vie : ce ne fut pas à elle que je reprochai l’outrage fait à Steerforth, mais à moi, et je lui en eusse volontiers demandé pardon.

« Eh bien ? Pâquerette chérie, » me dit-il en riant, « j’ai donc failli vous surprendre dans un autre festin ! Sybarite que vous êtes ! Ces procureurs en droit canon sont des viveurs, et, auprès d’eux, nous ne sommes plus que de sobres philosophes, nous autres mauvais sujets d’Oxford.

» — J’avoue, » lui répondis-je, « que je viens encore de traiter trois convives.

» — Je viens de les rencontrer sortant de chez vous et chantant tout haut votre munificence d’amphitryon. Quel est celui qui porte la tête encadrée dans un col si empesé ? »

Je lui fis de mon mieux, en quelques mots, l’histoire du couple Micawber.

« — Et l’autre ?

» — Devinez : c’est Traddles !

» — Qu’est-ce que c’est que cela ? » dit Steerforth de son air indifférent.

« — Traddles ! notre ancien condisciple de Salem-House !

» — Ah ! cette poule mouillée, » reprit-il ; « et où l’avez-vous ramassée ? »

Je lui parlai de Traddles en l’exaltant autant que possible, car je sentais que Steerforth aurait pu se le rappeler moins dédaigneusement ; il m’interrompit en me demandant si je ne pourrais pas lui donner quelque chose à manger.

Il restait par bonheur, entre autres débris de notre gala, la moitié du pâté aux pigeons.

« — Ah ! ma Pâquerette ! » s’écria Steerforth en se mettant à table, « voilà un souper de roi ! je lui ferai honneur, car j’arrive de Yarmouth.

» — Je croyais que vous veniez d’Oxford ? » lui dis-je.

« — Moi ! » dit Steerforth, « je viens de naviguer ; j’ai mieux employé mon temps qu’à l’Université.

» — Littimer est venu il y a deux heures, » repris-je, « pour savoir si vous étiez arrivé, et j’ai cru comprendre que vous étiez à Oxford, quoique, à présent que j’y pense, il ne me l’ait pas dit.

» — Littimer est un sot, plus sot que je ne le croyais, d’être venu ici s’enquérir de moi, » répondit Steerforth se versant gaiement un verre de vin et le buvant à ma santé ; « mais si vous connaissez le caractère de Littimer, ma chère Pâquerette, vous êtes plus habile que moi et que la plupart d’entre nous.

» — C’est assez vrai, » dis-je en rapprochant ma chaise de la table ; « et laissons là Littimer pour parler de ce qui m’intéresse davantage : ainsi donc, vous avez été à Yarmouth. Y êtes-vous resté long-temps ?

» — Non, » répliqua-t-il, « une escapade d’une semaine ou deux.

» — Et comment se portent-ils tous ? je présume que la petite Émilie n’est pas encore mariée ?

» — Pas encore ; mais sur le point de l’être, dans huit jours, dans quinze, dans un mois, ou plus tard. Je n’ai pas vu les Peggoty, soit dit en passant ; mais, » ajouta-t-il en déposant sa fourchette et son couteau pour fouiller dans ses poches… « j’ai une lettre pour vous ?

» — De qui ?

» — Eh ! de votre vieille bonne… Où est donc la lettre ? Il s’agit de ce pauvre Barkis, qui est, j’en ai peur, bien près de sa fin. J’ai vu là, cher ami, un apothicaire ou un chirurgien, celui qui mit Votre Seigneurie au monde, et, après une profonde dissertation, il conclut en disant que l’honnête messager était à la veille de faire son dernier voyage. Ah ! je me rappelle : la lettre est dans ma grosse redingote ; cherchez-la vous-même, mon cher ami. La trouvez-vous ?

» — Oui. »

C’était, en effet, une lettre de Peggoty, moins lisible que d’habitude, très brève, et m’annonçant l’état désespéré de son mari.

Pendant que je la déchiffrais, Steerforth continuait à souper.

« — Steerforth, » lui dis-je, « je crois que j’irai à Yarmouth, moi aussi, pour voir ma vieille bonne. Ce n’est pas que je puisse lui être d’aucun service réel, mais elle m’est si attachée, que ma visite lui fera du bien ; ce sera une consolation pour elle, et c’est le moins que je puisse faire, dévouée comme elle a toujours été. Si vous étiez à ma place, ne feriez-vous pas de même ? »

Son regard devint pensif, et il réfléchit quelque temps avant de me répondre :

« — Oui, allez ; vous ne pouvez faire mal.

» — Puisque vous arrivez de Yarmouth, » repris-je, « ce serait inutile de vous prier de m’accompagner.

» — Tout-à-fait impossible, » répliqua-t-il ; je vais cette nuit même à Highgate. Il y a long-temps que j’ai vu ma mère, et ma conscience me le reproche ; car c’est quelque chose d’être aimé comme son enfant prodigue l’est par elle… Bah ! quelle absurdité !… Vous avez l’intention de partir demain, je présume ?

» — Oui, mon ami.

» — Eh bien ! différez d’un jour. Je venais vous prier de passer quelques jours avec nous : me voici, et justement vous prenez votre volée pour Yarmouth.

» — C’est bien à vous, Steerforth, de parler ainsi, vous qui êtes toujours au moment d’entreprendre une expédition ou une autre. »

Il resta un moment comme interdit avant de répondre.

« — Allons, Davy, retardez votre voyage de vingt-quatre heures, et passez la journée de demain avec nous. Qui sait quand nous nous reverrons ? Allons, accordez-moi cette journée. J’ai besoin de vous pour ne pas me trouver en tête-à-tête avec Rosa Dartle.

» — Prendriez-vous trop d’amour l’un pour l’autre si je n’étais pas entre vous deux ?

» — Oui, trop d’amour ou trop de haine, n’importe lequel ; » dit Steerforth en riant, et il insista si bien que je ne pus lui refuser. Il passa alors sa redingote, alluma son cigare, et partit avec l’intention, de faire à pied la route jusqu’à Highgate. Je passai ma redingote aussi, et l’accompagnai jusqu’à la dernière maison de Londres ; mais je n’allumai pas de cigare. J’en avais assez depuis que j’avais fumé pour la première fois.

Le lendemain matin, au moment où je m’habillais, je reçus le billet suivant de M. Micawber :

« Monsieur (car je n’ose dire mon cher Copperfield),

» Le soussigné s’est efforcé hier de vous dérober la connaissance anticipée de sa position calamiteuse ; mais l’espérance s’est évanouie à l’horizon ; l’échéance fatale était déjà arrivée, comme l’atteste un inventaire de saisie dans lequel se trouve malheureusement compris le mobilier de M. Thomas Traddles, Esq., membre de l’Honorable Société d’Inner-Temple.

» S’il manquait une goutte d’amertume à la coupe du soussigné, il la trouverait dans le fait que le susdit Thomas Traddles a endossé par complaisance un mandat de 23 liv. 4 s. 9 d. sterling, dont les fonds ne sont pas faits !

» Après une telle accumulation de fatales circonstances, n’est-il pas superflu d’ajouter que les cendres et la poussière de l’humiliation sont à jamais répandues
sont à ja» Sur
sont à jamais» la
sont à jamais ré» tête
sont à jamais répan » du
sont à jamais répandue » soussigné,


sont à jamais répan » Wilkins Micawber. »

Pauvre Traddles ! malgré la tragique conclusion de ce billet, je connaissais trop M. Micawber pour ne pas savoir que cette tête humiliée se relèverait bientôt malgré les cendres et la poussière qui la couvraient ; mais mon pauvre condisciple, que deviendrait-il, et, avec lui, celle des dix filles du vicaire qui (phrase de triste augure) l’aimait assez pour l’attendre jusqu’à sa soixantième année !

Séparateur