David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 1

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 5-34).

TROISIÈME PARTIE.

SUITE DES SOUVENIRS DE MA JEUNESSE.


Séparateur

CHAPITRE Ier.

Une dissolution de société.


J’ai dit avec quelle ardeur j’avais adopté l’idée de sténographier les débats du Parlement pour un journal quotidien. « Il faut battre le fer quand il est chaud. » Imbu de cette maxime proverbiale, je me mis à l’œuvre, et il doit m’être permis d’admirer ma persévérance. J’achetai d’abord un traité du noble art de la sténographie, qui me coûta dix shellings et six pence ; armé de cet ouvrage, je me plongeai dans un océan de difficultés qui, au bout de quelques semaines, avaient failli me faire perdre la raison. Ce n’était pas seulement pendant mes veilles, mais encore pendant mon sommeil, que j’étais poursuivi par les figures de cette vraie science hiéroglyphique, dans laquelle les points, les virgules, les accents circonflexes et autres signes, gros comme des pattes de mouche, changent continuellement de sens en changeant de position. Enfin, cependant, je possédai mon alphabet ; hélas ! alors commencèrent des horreurs nouvelles : caractères arbitraires, les plus despotiques caractères du monde, exigeant, par exemple, qu’une chose assez semblable au premier fil d’une toile d’araignée, signifiât attente, et qu’une fusée, faite avec un trait de plume, signifiât défavorable. Malheureusement, à mesure que j’apprenais un de ces mystères, j’en oubliais un autre, j’aurais désespéré de connaître jamais l’ensemble du système, sans le courage que m’inspirait la pensée de Dora. Ce courage me trompa même sur mes progrès, au point qu’après trois ou quatre mois d’étude, j’arrivai un jour au Parlement avec la confiance que je pouvais faire mon premier essai. Un de nos grands orateurs monte à la tribune et je me crois en mesure… hélas ! le grand orateur avait déjà regagné sa place, que mon crayon courait encore sur le papier à la recherche de son exorde !

Il était clair que j’avais voulu trop brusquer le succès, et qu’il me fallait encore un peu de travail et de patience. J’allai consulter Traddles, qui me proposa de me dicter quelques harangues avec un lent débit, en ménageant des haltes et des repos à ma faiblesse ; reconnaissant de ce secours offert, je l’acceptai, et pendant long-temps, tous les soirs, nous eûmes une espèce de Parlement au petit pied dans ma rue de Buckingham.

Je voudrais bien voir partout ailleurs un Parlement pareil. Ma tante et M. Dick représentaient le gouvernement ou l’opposition (selon la circonstance), et Traddles, armé des « Extraits d’Enfield » ou d’un volume de discours complets, les accablait de ses invectives. Debout contre la table, un doigt de la main gauche sur la page, pour y avoir recours de temps en temps, faisant le moulinet au-dessus de sa tête avec son bras droit, mon ami, tour à tour M. Pitt, M. Fox, M. Sheridan, M. Burke, lord Castlereagh, vicomte Sidmouth ou M. Canning, entrait dans de vertueuses colères, et dénonçait en tonnantes diatribes la corruption de ma tante et de M. Dick, tandis qu’assis à quelques pas de lui, mon cahier sur mon genou, je me traînais péniblement après ce foudre d’éloquence. L’inconséquence et la mobilité des opinions de Traddles surpassaient celles de tous les politiques. Dans le cours d’une semaine il changeait dix fois de parti, et clouait toutes sortes de pavillons à toutes sortes de mâts. Ma tante, avec la grave impassibilité d’un chancelier de l’Échiquier, l’interrompait par quelques écoutez, oui, non, etc., selon les indications probables du texte, et c’était toujours un signal pour M. Dick, parfait membre ministériel, de répéter les mêmes monosyllabes. Cependant, le digne homme ne pouvait toujours échapper au remords d’une pareille servilité, et je voyais à sa physionomie qu’il se reprochait de concourir au renversement de la vieille constitution britannique.

Plus d’une fois ces débats se prolongèrent jusqu’à minuit, et je serais devenu expert si j’avais pu déchiffrer mon manuscrit quand il était terminé ; je passai, en un mot, par toutes les difficultés de l’art, et j’eus d’autant plus de mérite à ne pas désespérer, que ce travail n’était pas le seul qui m’occupât ; mais, dans mon zèle, les journées me semblaient toujours trop courtes.

Un matin que je me rendais au tribunal des Doctors’ Commons avec mon exactitude habituelle, je trouvai, sous le porche, M. Spenlow qui avait l’air pensif et se parlait à lui-même ; comme il se plaignait fréquemment de maux de tête et que ses cols de chemise empesés dissimulaient mal son cou pléthorique, je craignis d’abord qu’il ne fût menacé de quelque attaque d’apoplexie ; mais il ne tarda pas à me tirer de cette inquiétude.

Au lieu de me répondre bonjour pour bonjour, avec affabilité, comme d’usage, il me regarda d’un air cérémonieux, et me pria froidement de le suivre à un certain café qui, dans ce temps-là, avait une issue sur les Doctors’ Commons, juste à côté de la petite arcade du cimetière Saint-Paul. Comme il me précédait, à cause de l’étroit passage, je remarquai alors qu’il marchait raide et hautain, ce qui me parut de très mauvais augure ; mes pressentiments m’avertissaient déjà qu’il avait découvert quelque chose de ma liaison avec Dora.

Il n’y eut plus moyen d’en douter quand il me fit entrer dans une chambre du premier étage, où j’aperçus Miss Murdstone assise contre un buffet de forme antique ; elle me tendit ses maigres et froides phalanges de la main droite, avec un air de sévérité qui me rappela une autre époque ; M. Spenlow ferma la porte, et, debout devant la cheminée dit à Miss Murdstone :

« — Ayez la bonté, Miss Murdstone, de montrer à M. Copperfield ce que vous avez dans votre réticule. »

Je crois que c’était le même sac à fermoir qu’elle avait chez ma mère : elle l’ouvrit en se pinçant les lèvres, et en tira ma dernière lettre à Dora, lettre brûlante de mes expressions de dévouement et d’adoration.

« — Je crois que c’est votre écriture, M. Copperfield ? » dit M. Spenlow.

Je sentis comme un accès de fièvre ardente, et répondis d’une voix qui ne me parut plus être la mienne :

« — Oui, Monsieur.

» — Si je ne me suis pas trompé, » ajouta M. Spenlow tandis que Miss Murdstone amenait du fatal réticule tout un paquet d’épîtres nouées ensemble par le plus joli des rubans bleus, « ces lettres sont encore à vous. »

Je pris tristement le paquet des mains de Miss Murdstone, et, donnant un coup d’œil à son contenu, je ne répondis qu’en baissant les yeux et rougissant.

« — Non, merci, » me dit M. Spenlow lorsque je voulus lui rendre le paquet sans trop savoir ce que je faisais, « non, je ne veux pas vous en priver. Miss Murdstone, ayez la bonté de tout dire ». »

Cette disgracieuse créature, après avoir promené un regard réfléchi sur le tapis de la pièce, s’exprima sèchement en ces termes :

« — Je dois avouer que j’ai, pendant quelque temps, soupçonné Miss Spenlow relativement à David Copperfield ; j’avais, observé Miss Spenlow et David Copperfield, lorsqu’ils se virent pour la première fois, et l’impression ne fut pas agréable. Telle est la dépravation du cœur humain, que…

» — Vous m’obligerez Madame, » interrompit M. Spenlow, « en vous bornant aux simples faits. »

Miss Murdstone baissa les yeux hocha la tête comme pour protester contre cette inconvenante interruption, et reprit avec une dignité blessée :

« — puisque je dois me borner aux faits, je les exposerai aussi sèchement que je le pourrai. J’ai dit que j’avais eu mes soupçons ; mais je voulus attendre qu’ils fussent confirmés pour en faire part au père de Miss Spenlow, sachant combien, dans ces cas-là, on est peu porté à reconnaître le consciencieux accomplissement du devoir… »

L’air sévère de Miss Murdstone et cette remontrance indirecte, eurent leur effet sur M. Spenlow lui-même, qui, d’un geste conciliant, l’encouragea à poursuivre, ce qu’elle fit d’un accent dédaigneux :

« — À mon retour à Norwood, après l’absence occasionnée par le mariage de mon frère, et le retour de Miss Spenlow, qui était allée de son côté faire une visite à son amie Miss Julia Mills, il me sembla que Miss Spenlow justifiait mes premiers soupçons. J’épiai donc Miss Spenlow de plus près. »

Dora, chère et tendre Dora, qui ne se doutait pas que cet œil de dragon était fixé sur elle…

« — Toutefois, » continua Miss Murdstone, « les preuves m’ont manqué jusqu’à hier au soir ; je pensais bien que Miss Spenlow recevait trop de lettres de son amie Miss Julia ; mais Miss Julia étant son amie, avec l’approbation entière de son père (autre coup de patte à M. Spenlow), ce n’était pas à moi d’intervenir ; s’il ne m’est pas permis de faire allusion à la dépravation naturelle du cœur humain, je puis… je dois même être autorisée à faire allusion à une confiance mal placée. »

M. Spenlow murmura tout bas son assentiment et Miss Murdstone ajouta :

« — Hier au soir, après le thé, j’observai le petit chien qui tantôt mordait et tantôt roulait avec ses pattes quelque chose autour du salon ; je dis à Miss Spenlow : « Dora, qu’est-ce que le chien a dans sa gueule ? c’est du papier. » Miss Spenlow mit aussitôt la main à sa robe, poussa un cri et courut au chien. Je la prévins en lui disant : « Dora, ma chère, permettez… »

Oh ! Jip, misérable épagneul, cette catastrophe fut donc votre ouvrage !

« — Miss Spenlow, » dit Miss Murdstone, « essaya de me séduire par des caresses, de me corrompre par des bijoux, etc., je passe cela sous silence. Le petit chien, de son côté, s’était réfugié, à mon approche, sous le sopha, et il fallut les pincettes et la pelle pour le déloger ; même alors, ce ne fut pas facile de lui arracher la lettre des dents, et quand, au risque d’être mordue, je la saisis, il y resta suspendu avec une obstination remarquable ; à la fin, maîtresse de ce document, je le lus, et ayant reproché à Miss Spenlow de posséder de pareilles lettres, j’obtins le paquet, Monsieur, celui que vous avez remis à David Copperfield. »

Après ce récit, Miss Murdstone ferma son réticule et serra les dents avec une physionomie qui semblait dire : on peut me briser, mais me plier, jamais !

« — Vous avez entendu Miss Murdstone, » dit M. Spenlow se tournant vers moi, « qu’avez-vous à répondre, M. Copperfield ? »

Le tableau que je venais d’avoir devant les yeux m’avait laissé tout tremblant ; quoi ! cette méchante femme avait pu faire peur au cher trésor de mon âme ; elle avait laissé ma Dora éplorée, au désespoir peut-être… Je voulus en vain déguiser mon émotion.

« — Monsieur, » répondis-je, « je n’ai rien à dire, excepté que je suis le seul à blâmer ; Dora…

» — Miss Spenlow, s’il vous plaît, » interrompit le père majestueusement.

» — Miss Spenlow, repris-je, subissant cette froide qualification, « Miss Spenlow ne vous a rien caché que parce que je l’ai persuadé qu’il fallait se taire… je le regrette amèrement.

» — Vous-êtes donc grandement à blâmer, Monsieur, » dit M. Spenlow avec la solennité d’un juge, « vous avez fait une action coupable et frauduleuse, M. Copperfield. Quand je reçois chez moi un homme d’honneur, qu’il ait dix-neuf-ans, vingt-neuf ou quatre-vingt-dix, je lui témoigne une loyale confiance ; s’il en abuse, il commet un acte contre l’honneur, M. Copperfield.

» — Je le sens, Monsieur, je vous assure ; mais je n’y avais pas pensé encore ; je vous le déclare sincèrement et en honnête homme, M. Spenlow ; j’aime tant Miss Spenlow…

» — Bah ! quelle absurdité ! » dit M. Spenlow en rougissant, « je vous prie de ne pas prétendre devant moi que vous aimez ma fille, M. Copperfield.

» — Pourrais-je justifier ma conduite, Monsieur, si je ne l’aimais pas ? » répliquai-je très humblement.

« — Pouvez-vous la justifier, si vous l’aimez, Monsieur ? » s’écria brusquement M. Spenlow ; » — avez-vous réfléchi à votre âge et à l’âge de ma fille ? avez-vous pesé ce qu’il y a de grave à miner la confiance qui doit régner entre ma fille et moi ? avez-vous examiné le rang et la fortune de ma fille, mes projets d’établissement pour elle, mes intentions testamentaires à son égard ? avez-vous examiné tout cela, M. Copperfield ?

» — Je vous proteste, Monsieur, » répondis-je, « que votre fille et moi nous nous étions parlé et écrit avant que je vous eusse expliqué le changement qui s’est fait dans mes chances d’avenir ; depuis ce jour-là, je n’ai reculé devant aucun effort, devant aucun travail pour modifier mes désavantages du côté de la fortune ; j’espère y parvenir, Monsieur, avec le temps ; oui, accordez-moi du temps ; le temps que vous voudrez… nous sommes tous les deux si jeunes, Monsieur…

» — Vous avez raison, » interrompit encore M. Spenlow fronçant toujours le sourcil… vous êtes tous les deux bien jeunes ; que cet enfantillage finisse : détruisez ces lettres en les jetant au feu ; rendez-moi celles de Miss Spenlow que je ferai disparaître de même, et, quoique désormais nous ne devions plus nous voir qu’à l’étude ou à la cour, nous serons d’accord en ne parlant plus du passé ; allons, M. Copperfield, vous ne manquez pas d’esprit ni de bon sens, acceptez cet arrangement.

» — Non ! impossible ! Il existe quelque chose au-dessus de l’esprit et du bon sens : l’amour ! l’amour est au-dessus de toutes les considérations de ce monde ; j’aime, j’idolâtre Dora, et Dora m’aime ! » — Telle ne fut pas exactement ma réponse, tel en fut le sens, car j’en adoucis les termes pour ne pas paraître ridicule ; mais je me montrai résolu.

« — Très bien, M. Copperfield, » dit M. Spenlow, « j’essayerai mon influence sur ma fille. »

Miss Murdstone, après une sorte de gémissement expressif, remarqua ici que M. Spenlow aurait dû commencer par là.

« — Oui, » répéta M. Spenlow, fort de cet appui, « j’essayerai mon influence sur ma fille ; gardez ces lettres, je vous prie… » car je les avais laissées sur la table.

« — J’espère, Monsieur, » répliquai-je, « que vous ne trouverez nullement mauvais que je ne les reprenne pas des mains de Miss Murdstone.

» — Ni des miennes ? » demanda M. Spenlow.

» — Non, » répondis-je avec le plus profond respect, « non, Monsieur, ni des vôtres, quelqu’égard que je vous doive.

» — M. Copperfield, » dit alors M. Spenlow, « je vois que vous avez besoin d’être laissé à vos réflexions, ou de consulter vos amis, votre tante, par exemple, ou toute autre personne qui a l’expérience de la vie et du monde. Je vous donne une semaine, et j’espère que vous ne me réduirez pas à prendre, contre ma fille, des précautions qui coûteraient à mon cœur de père, mais qui me seraient dictées par le devoir et la raison. Je regarde tout ce qui s’est passé comme un enfantillage ; avant peu, cette folie de deux enfants sera oubliée comme un rêve ; mais, s’il en était autrement, je vous préviens que rien ne m’empêcherait d’en prévenir les conséquences en changeant les articles testamentaires qui laissent après moi, à ma fille, la libre disposition de ma fortune. Ceci est grave, M. Copperfield : j’aime à croire que vous y penserez sérieusement. »

Il y avait dans cette déclaration une sérénité si digne, une résignation si touchante, que je fus réellement affecté ; je ne pus donc refuser de réfléchir pendant une semaine, et me retirai avec l’expression d’un amour désolé et d’une constance au désespoir qui auraient dû aussi faire impression Sur un père ; mais, en me retirant, je ne vis que le regard de cette sombre et maligne Miss Murdstone qui me suivit jusqu’à la porte, et ce regard me rappela les cruelles humiliations que me valaient les leçons de son frère dans notre salon de Blunderstone.

Installé sur ma chaise de l’étude, devant le pupitre, je me cachai le visage dans mes deux mains, et, ne voyant ni le vieux Tiffey, ni les autres clercs, je restai une heure entière absorbé par le sentiment de la catastrophe qui venait de m’assaillir si soudainement. Je maudis encore Jip ; mais bientôt la situation de Dora me tourmenta à un tel point et si exclusivement, que je ne sais comment je fis pour ne pas courir en vrai fou jusqu’à Norwood. Je n’échappai quelques moments à cette torture qu’en écrivant une lettre délirante à M. Spenlow, pour le supplier de ne pas punir sa fille de ma malheureuse destinée. Je lui représentais la frêle nature de Dora… pauvre cœur qu’un coup trop dur pouvait anéantir… Bref, autant que je puis me souvenir de cette lettre, je m’adressai à M. Spenlow, comme si, au lieu d’être son père, il eût été un ogre ou le fameux dragon de Wantley. Je cachetai mon épître et la déposai sur son bureau avant qu’il fût rentré. Je le vis ensuite, à travers la porte entrebâillée de son cabinet, qui l’ouvrait et la lisait.

Il ne m’en parla que le soir ; avant de quitter l’étude, il m’appela pour me dire que je ne devais pas m’inquiéter du bonheur de sa fille. « Je l’ai assurée, » ajouta-t-il, « que tout cela n’était qu’un enfantillage, une niaiserie sans conséquence, et je n’ai plus à lui en parler. Je crois être un père indulgent (et il l’était en effet) ; vous pouvez donc être tranquille et vous épargner toute sollicitude, Monsieur Copperfield… Un mot encore. J’espère que vous ne me forcerez pas d’envoyer de nouveau ma fille en France ou ailleurs. Vous serez plus raisonnable dans quelques jours. Quant à Miss Murdstone (car je parlais d’elle aussi dans ma lettre), j’approuve la vigilance de cette dame ; mais je lui ai recommandé de se taire sur un sujet que je désire qu’on oublie de part et d’autre, et vous le premier, Monsieur Copperfield. »

Moi le premier oublier Dora ! quel amer sarcasme ! J’appuyai principalement sur cette injonction de M. Spenlow, en écrivant ce soir-là à Miss Julia Mills, à qui je demandai la faveur d’un entretien, soit dans son salon, soit dans son arrière-cuisine, si elle était obligée de se cacher de M. Mills, son père… car il me fallait cet entretien, il me le fallait, ou je devenais tout-à-fait insensé… Après avoir signé de mon nom cette supplique, je ne pus m’empêcher de trouver qu’elle était un peu dans le style épistolaire de M. Micawber.

Je l’envoyai cependant. La nuit venue, je courus à la rue de M. Mills, où je me promenai jusqu’à ce qu’on m’introduisit dans l’arrière-cuisine. J’ai eu depuis des motifs pour croire que j’aurais fort bien pu être introduit dans le salon, n’eût été le goût de Miss Julia Mills pour le romanesque et le mystérieux.

Je ne décrirai pas la scène de démence qui eut lieu dans l’arrière-cuisine de M. Mills. Julia avait reçu un billet écrit à la hâte par Dora, qui lui apprenait que tout était découvert et la suppliait de venir la voir ; mais Miss Julia, se défiant de l’autorité supérieure en un pareil moment, ne s’était pas rendue encore chez M. Spenlow, et, selon son expression favorite, « nous étions tous dans le sombre désert de Sahara. »

Miss Julia avait une merveilleuse abondance de paroles, et quoiqu’elle mêlât ses larmes aux miennes, je ne pus m’empêcher de sentir qu’elle trouvait une cruelle volupté dans nos douleurs. Elle se plaisait à dire avec une tendre emphase qu’un gouffre profond s’était ouvert tout-à-coup entre Dora et moi, un gouffre sur lequel l’amour seul pouvait jeter le pont de son arc-en-ciel. Les amants, ajoutait-elle, sont condamnés à souffrir dans ce monde égoïste. Ce fût toujours ainsi, ce sera toujours ainsi ; mais qu’importe ? remarquait-elle, toutes les chaînes dont on veut enchaîner des cœurs se briseront un jour comme fils d’araignées et amour sera vengé.

Faible consolation, sans doute ; mais Miss Julia ne voulait pas encourager de fallacieuses espérances. Elle me rendit encore plus malheureux que je n’étais avant de la voir, et je sentis, (ce que je lui dis avec la plus vive reconnaissance) qu’elle était une véritable amie. Nous décidâmes qu’elle irait trouver Dora le lendemain matin, afin de l’assurer, soit par un signe, soit par une parole, de mon dévouement. Nous nous séparâmes accablés de chagrin, et je crois que Miss Julia Mills était contente d’elle-même, que dis-je ? aussi heureuse qu’elle pouvait l’être.

Je racontai tout à ma tante en rentrant rue Buckingham, et, en dépit de toutes ses remontrances, je me couchai au désespoir, je me levai au désespoir, je sortis au désespoir ; c’était le samedi matin, et je me rendis tout droit à l’étude.

Je fus surpris d’apercevoir, sur le seuil de la porte, les porteurs d’assignations qui parlaient entre eux avec un certain air, et cinq à six curieux qui regardaient les croisées encore fermées. Je hâtai le pas et franchis le vestibule. Les clercs étaient à leur poste, mais personne ne travaillait. Le vieux Tiffey, pour la première fois de sa vie, je pense, était assis sur un autre tabouret que le sien, et il n’avait pas ôté son chapeau.

« — C’est un affreux malheur, Monsieur Copperfield ! » me dit-il en me voyant entrer.

« — Qu’est-ce ? » m’écriai-je, « de quoi s’agit-il ?

» — Ne le savez-vous pas ? » me dirent le vieux Tiffey et les autres clercs qui m’entourèrent tous.

« — Non, » répondis-je, les examinant les uns après les autres.

« — M. Spenlow… » dit Tiffey.

« — Eh bien ! que lui est-il arrivé ?

» — Il est mort. »

J’eus un vertige. Je tombai évanoui dans les bras des clercs qui m’assirent dan un fauteuil, dénouèrent ma cravate et me jetèrent de l’eau froide au visage.

« — Mort ! » m’écriai-je en reprenant connaissance sans savoir combien avait duré mon évanouissement.

Tiffey me raconta alors que M. Spenlow était allé, la veille, dîner en ville, et qu’il avait voulu conduire lui-même le phaéton jusqu’à Norwood après avoir fait partir son groom par la voiture publique, comme il faisait quelquefois. Or, le phaéton était retourné à Norwood sans lui. Les chevaux s’étaient arrêtés devant la porte de l’écurie. Le palefrenier était accouru avec sa lanterne. Personne dans la voiture.

« — Les chevaux s’étaient-ils emportés ? 

» — Les chevaux, » reprit Tiffey, « n’étaient pas en transpiration, ou du moins pas plus que s’ils étaient revenus au pas ordinaire. Les rênes étaient rompues, mais avaient traîné par terre. L’alarme fut donnée à la maison. Trois domestiques, déjà couchés, se levèrent et parcoururent la route. Ils trouvèrent leur maître à la distance d’un mille.

» — Plus d’un mille, Monsieur Tiffey, » interrompit un des plus jeunes clercs.

« — Oui, je crois que vous avez raison, » dit Tiffey, « à plus d’un mille, près de l’église… étendu en partie sur le chemin, en partie sur le revers du fossé, la face contre le sol. Était-il tombé dans un accès d’apoplexie ? était-il descendu en sentant l’accès venir ? était-il tombé de la voiture déjà mort ?… On l’ignore. S’il respirait encore, il ne parlait plus, et ce fut en vain qu’on alla quérir le chirurgien le plus voisin, tout secours fut inutile. »

On peut deviner l’impression que me fit un événement si imprévu, qui m’était annoncé sans la moindre préparation, et arrivé à celui avec qui j’avais eu, la veille, une explication si délicate. N’était-ce pas un rêve ? Cette place habituelle où je croyais tout à l’heure le retrouver comme toujours, était-elle réellement vide ? La porte de ce cabinet n’allait-elle pas se rouvrir pour lui ? Mais comment faire comprendre au lecteur l’espèce de jalousie secrète de la mort que je surpris dans les replis profonds de mon cœur ? Je cherchai en vain à repousser ce sentiment de l’égoïste passion qui enviait à celui qui n’était plus, à un père, la douleur de sa fille ; comme si j’avais seul le droit, même en ce moment solennel, d’absorber toutes les pensées de Dora !

Dans ce trouble de mon esprit, qui, j’espère pour mon honneur, n’est pas inconnu à d’autres que moi, je me rendis à Norwood le soir de ce jour-là, et, apprenant d’un des domestiques que Miss Julia Mills y était, je revins à Londres pour dicter à ma tante une lettre par laquelle j’exprimais mes regrets, sincères du moins, du fatal événement. Mais je suppliais aussi Miss Julia de dire à Dora, si elle était en état de l’entendre, que M. Spenlow, avant de mourir, m’avait parlé avec une bonté parfaite, et n’avait surtout attaché au nom de sa fille aucun reproche… Je l’avoue, je cédais encore à un instinct d’égoïsme, je voulais avant tout que mon nom pût être mis sous les yeux en larmes de Dora ; mais je m’efforçais aussi de croire que j’accomplissais un acte de justice envers la mémoire d’un père… peut-être même le croyais-je réellement.

Le lendemain, ma tante reçut quelques lignes de réponse, qui lui étaient adressées à elle en apparence et à moi indirectement Dora était accablée de sa douleur, et quand son amie lui avait demandé si elle voulait me faire savoir qu’elle éprouvait toujours les mêmes sentiments à mon égard, elle n’avait répondu que ces mots, répétés sans cesse par elle depuis qu’elle se savait orpheline : « Ô mon cher papa ! mon pauvre papa ! » Elle n’avait pas du moins dit non… M. Jorkins, qui était allé à Norwood depuis la mort de son confrère, vint à l’étude trois jours après. Il s’enferma quelques minutes avec Tiffey dans le petit cabinet, et puis Tiffey, entr’ouvrant la porte, me fit signe d’entrer.

« Monsieur Copperfield, » me dit M. Jorkins, « Tiffey et moi nous allons fouiller les tiroirs du défunt pour y sceller ses papiers personnels et chercher son testament. On n’a pu te découvrir jusqu’ici ailleurs ; il n’en est pas de trace. Vous ferez tout aussi, bien de nous aider, si vous le voulez. »

Moi qui, tout à l’heure, brûlais de savoir la situation nouvelle où Dora allait être placée et quel serait son tuteur ! J’acceptai donc la proposition. Nous nous mîmes tous les trois à l’œuvre, triant les pièces appartenant à l’étude, les lettres particulières, etc. Cela se faisait en silence, excepté quand mous rencontrions quelque cachet de montre, quelque étui à crayon, quelque bague ou tout autre article que nous pouvions associer à la personne de M. Spenlow et que nous nous montrions en prononçant quelques réflexions à voix basse.

Nous avions scellé divers paquets, et nous poursuivions la même tâche en soulevant la poussière, quand M. Jorkins nous dit, appliquant à feu son confrère les mêmes expressions que celui-ci lui appliquait de son vivant :

« — M. Spenlow était un homme qu’on faisait difficilement dévier du sentier battu. Vous savez ce qu’il était. Je suis porté à croire qu’il n’avait fait aucun testament.

« — Oh ! je sais qu’il en avait fait un, » dis-je.

M. Jorkins et Tiffey s’arrêtèrent en me regardant.

« — Lors de ma dernière conversation avec lui, la veille même de sa mort, » poursuivis-je, « il me parla de son acte testamentaire comme d’une chose faite depuis long-temps. »

M. Jorkins et le vieux Tiffey hochèrent la tête en murmurant.

« — Voilà qui est de mauvais augure, » remarqua Tiffey.

« — De très mauvais augure ! » répéta M. Jorkins.

« — Sûrement, » dis-je, « Messieurs, vous ne mettrez pas en doute…

» — Mon bon Monsieur Copperfield, » dit Tiffey hochant encore la tête et clignant de l’œil d’un air significatif, « si vous aviez été aussi long-temps que moi dans l’étude, vous muriez qu’il n’est aucun sujet sur lequel les hommes montrent autant d’inconséquence et méritent le moins qu’on s’en rapporte à eux.

» — Sans doute, et M. Spenlow me fit à moi-même cette observation, » repris-je en persistant dans ma confiance.

« — En ce cas, » dit Tiffey, « je n’hésite plus : mon opinion est que le patron… n’a pas laissé de testament. »

La chose m’étonna toujours ; mais il n’y avait pas de testament de M. Spenlow. Rien n’indiquait même qu’il eût l’intention d’en faire un ; ni brouillon, ni note, ni memorandum testamentaire d’aucune sorte. Ce qui m’étonna bien plus encore, fut l’extrême désordre de ses affaires. Il était difficile d’établir ce qu’il devait, ce qu’il avait payé et ce qu’il possédait. Probablement lui-même avait-il une idée très peu claire de tout cela. S’étant laissé entraîner à l’émulation de prodigalité qui distinguait alors les procureurs des Doctors’ Commons, ne voulant pas paraître moins honorable et moins grand seigneur que les autres, non-seulement il avait dépensé au-delà de son revenu professionnel, qui n’était pas très élevé, mais encore il avait réduit au chiffre le plus bas son avoir patrimonial, s’il avait jamais été considérable (chose plus que douteuse). Six semaines après son décès, Tiffey, pensant peu jusqu’à quel point il m’intéressait, m’apprit que la villa et l’ameublement de Norwood étaient aux enchères, et que, les dettes de M. Spenlow payées, déduction faite des créances de l’étude, la plupart très mauvaises, il ne donnerait pas mille livres sterling de ce qui resterait à l’héritage du patron.

Six semaines après ! J’avais, pendant ces six semaines, subi des tortures et plus d’une fois je me serais suicidé, quand Miss Julia me répétait que mon inconsolable petite Dora continuait de répondre à toute mention de mon nom par son cri de douleur : « Ô pauvre papa ! pauvre cher papa ! » Le même intermédiaire m’avait dit aussi que Dora n’avait d’autres parents que deux tantes, sœurs de M. Spenlow, vieilles filles toutes les deux qui vivaient à Putney et qui ne voyaient que par hasard leur frère depuis longues années : non qu’il y eût une querelle de famille, mais justement, lorsqu’avait été célébré le baptême de Dora, n’ayant été invitées qu’au thé et se croyant faites pour être invitées au dîner, elles avaient écrit que, pour le bonheur des uns et des autres, elles préféraient se tenir à l’écart.

Ces deux dames sortirent de leur retraite à la mort de leur frère, et proposèrent d’emmener Dora avec elles à Putney. Dora, s’attachant à elles en pleurant, avait dit : « Oh ! oui, tantes emmenez-moi avec Julia Mills et Jip à Putney ! » En conséquence, elle était à Putney depuis la semaine des funérailles.

Je ne sais trop comment j’eus le temps de fréquenter Putney autant que je le fis, mais on me rencontra maintes fois errant dans le voisinage. Miss Julia Mills, amie fidèle et exacte à remplir tous les devoirs de l’amitié, tenait un journal : elle venait de temps en temps à un rendez-vous sur le bord d’une prairie et me le lisait, ou, si elle était empêchée de le faire, elle me le prêtait. Précieux, document dont je copiais chaque article, si bien que je puis en transcrire quelques échantillons :

Lundi. Ma chère Dora encore très abattue. Mal à la tête, — Appelé son attention sur Jip et sur la beauté de son poil lisse et soyeux. Dora a caressé Jip. Retour d’anciens souvenirs et écluses ouvertes à la douleur. Larmes abondantes. (Les larmes ne sont-elles pas la rosée du cœur ? J. M.)

Mardi. Dora faible et nerveuse, — belle dans sa pâleur. — (Ne remarque-t-on pas la même chose de la lune ?. J. M.) Dora, Julia Mills et Jip ont pris l’air en voiture. Jip ayant regardé par la portière et aboyé violemment contre un cantonnier, a fait naître un sourire sur les traits épanouis de Dora. (De quels faibles anneaux se compose la chaîne de la vie ! J. M.)

Mercredi. Dora comparativement gaie. — Je lui ai chanté, comme mélodie sympathique à sa situation, les Cloches du soir ; effet peu favorable… au contraire, Dora émue au-delà de toute expression. Surprise à sangloter un peu après dans sa chambre. — Cité des vers sur elle et sur une jeune gazelle — impression nulle ; — fait allusion à l’image de Shakspeare, la Patience sur un tombeau. (Question : pourquoi sur un tombeau ? J. M.)

Jeudi. Dora certainement mieux. Nuit meilleure. Légère teinte d’incarnat revenue sur les joues. Décidé que je parlerais de David C. Ce nom ayant été amené avec précaution dans le cours de notre promenade, Dora s’est montrée aussitôt accablée : « Oh ! Julia, chère Julia ! j’ai été une fille insouciante et ingrate ! » — Douces paroles et caresses. — Portrait idéal de David C. sur le bord de sa tombe. Dora accablée encore : « Oh ! que faire, que faire ? ah ! Julia ! emmenez-moi quelque part. » Grande alarme, évanouissement de Dora, verre d’eau demandé à une auberge. (Affinité poétique : enseigne bariolée : Les bigarrures de la vie humaine. Hélas ! J. M.)

Vendredi. Jour d’incidents ; un homme entre dans la cuisine avec un sac bleu et demande les souliers que la dame de la maison a laissés pour être ressemelés. La cuisinière répond qu’il n’y a pas de souliers à ressemeler ; — l’homme insiste. La cuisinière monte pour s’informer et laisse l’homme seul avec Jip ; quand elle revient, l’homme insiste encore, puis s’en va. On ne trouve plus Jip. Dora est désolée. On s’adresse à la police : on reconnaîtra l’homme à un gros nez et à ses jambes très arquées. Perquisitions multipliées. Plus de nouvelles ni de traces de Jip. Dora pleure et ne peut se consoler. Nouvelle allusion à une jeune gazelle. Allusion faite à propos, mais inutile. Vers le soir se présente un garçon inconnu : gros nez, mais jambes droites. Il dit avoir besoin d’une livre sterling et savoir où est un chien. Il refuse de s’expliquer davantage quoiqu’on le presse beaucoup. La livre sterling étant donnée par Dora, le garçon inconnu conduit la cuisinière à une maison où l’on trouve Jip seul attaché au pied d’une table. Joie de Dora qui danse autour de Jip pendant que le chien soupe. Enhardie par cet heureux changement, je parle de David C. ; Dora pleure encore et se récrie : « Non, non… ce serait si mal que de penser à tout autre que pauvre papa. » Elle embrasse Jip avant de se coucher et s’endort en sanglotant. (David C. ne doit-il pas se confier aux ailes rapides de ce vieillard qui s’appelle le Temps ? J. M.)

Julia Mills et son journal étaient mon unique consolation à cette époque. Qu’il m’était doux de penser en la voyant, qu’elle avait vu Dora, qu’elle la quittait à peine ; quel charme de lire le nom ou les initiales de Dora ! quelle volupté d’être rendu plus malheureux encore par ses entretiens ! il me semblait que j’avais vécu jusque-là dans un château de cartes qui venait de tomber ne laissant que Miss Julia Mills et moi debout sur ses ruines. C’était comme si un noir enchanteur avait tracé un cercle magique autour de l’innocente déesse de mon cœur. — Et, pour franchir le cercle fatal, je n’avais réellement que ces rapides ailes du vieillard à la faulx qui porte le monde entier dans leur immense envergure !

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