David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 2
CHAPITRE II.
L’association de M. Wickfield et de Heep.
Ma tante commençant à s’inquiéter, j’imagine, de mon désespoir prolongé, prétexta désirer savoir ce qui se passait à son cottage de Douvres, et m’envoya avec les pouvoirs nécessaires pour renouveler le bail si le locataire était convenable. Sa fidèle servante ayant passé au service de Mrs Strong, n’habitait plus Douvres, où elle aurait fini comme toutes les autres servantes de ma tante, si elle eût trouvé de son goût un pilote qui l’avait demandée en mariage.
Quoiqu’il me fallût un effort peur renoncer à voir Miss Julia Mills pendant quelques jours, je pris mon courage à deux mains et obtins un nouveau congé de M. Jorkins. Celui-ci me l’accorda d’autant plus facilement que les affaires de l’étude avaient bien diminué depuis la mort de son confrère, dont il n’avait ni l’activité ni ces habitudes magnifiques qui éblouissaient toujours quelques clients. En le voyant priser son tabac d’Espagne et laisser aller les choses par elles-mêmes sans s’alarmer de la concurrence, je regrettai plus que jamais les mille livres sterling de ma tante.
Je trouvai tout dans un état satisfaisant au cottage de Douvres. Je crus surtout ravir ma tante en lui écrivant que son tenancier avait hérité de son antipathie et faisait comme elle une guerre incessante aux baudets. Ayant réglé le peu d’affaires qui m’avaient été confiées, je ne fis qu’un court séjour à Douvres et partis pour Cantorbéry.
Il me sembla, en entrant de bonne heure dans cette ville par une belle matinée d’hiver, que le calme de ses vieilles rues apaisait déjà mon imagination et consolait mon cœur comme si la douce influence que j’attribuais à la présence d’Agnès, se répandant sur les lieux mêmes quelle habitait, ajoutait encore à l’impression solennelle que font éprouver la vénérable cathédrale, les silencieuses demeures qui forment son enceinte extérieure, les vieux lierres qui garnissent les remparts en ruine, les maisons séculaires qu’on rencontre à chaque pas, le caractère enfin du paysage agreste et pastoral au milieu duquel repose l’auguste métropole du comté de Kent.
Dans la maison de M. Wickfield, la petite pièce basse où naguère travaillait humblement Uriah Heep, était occupée par M. Micawber, transformé en clerc, et qui s’acquittait de sa tâche laborieusement. Il me fit un accueil cordial ; mais je m’aperçus que son nouvel état ne lui avait rien ôté de son importance pompeuse ; il eut soin de me répéter deux ou trois fois, entre parenthèse, que ses fonctions étant des fonctions de confiance, elles lui imposaient la plus sévère discrétion, même à mon égard, moi qui naguère recevais la communication empressée de tous ses secrets. Je me contentais cependant de lui demander des nouvelles des personnes de la maison en général.
« — Mon cher Copperfield, » me dit-il, « un homme qui a subi des embarras financiers comme les miens, n’a pas naturellement le bon côté dans ses rapports avec un patron tel que mon patron et ami Heep… Je l’appelle mon ami, car il a fait honneur à son cœur comme à sa tête en m’avançant maintes fois lues émoluments avant qu’ils fussent légalement dus. »
Il me sembla que M. Micawber voulait ainsi prévenir toute question que j’aurais pu lui foire sur son patron ou son ami, et je m’empressai de l’assurer que je ne venais nullement avec l’intention de mettre sa discrétion à l’épreuve. Alors, des louanges équivoques d’Uriah Heep, il passa, presque sans transition, à celles d’Agnès, et, sur ce sujet, sa verve fut plus naturelle.
« — Miss Wickfield est, je vous le déclare, mon cher Copperfield, une personne supérieure, accomplie en vertus et en attraits. Sur mon honneur, » ajouta-t-il avec un air de suprême galanterie, «, je rends hommage à Miss Wickfield !
» — Je suis charmé de vous l’entendre dire, » répondis-je.
« — En vérité, » continua-t-il, « si, lorsque nous soupâmes ensemble la dernière fois à Londres, vous ne m’aviez pas juré que D était votre lettre favorite, j’aurais cru positivement que c’était la lettre A. »
Il est de ces échos qui tout-à-coup révèlent des sentiments, que nous éprouvâmes dans un passé si lointain, que nous croirions volontiers avoir parcouru autrefois toutes les phases d’une première existence ou avoir apporté dans ce monde-ci quelques réminiscences vagues et indéfinies d’un autre. Ces paroles de M. Micawber me troublèrent comme quelque chose d’analogue à l’impression mystérieuse à laquelle je fais ici allusion.
Pour changer d’entretien, je voulus mettre M. Micawber sur le chapitre de sa propre famille, et, pour la première fois, sur ce chapitre-là encore, il s’exprima avec une singulière réserve. Enfin, dans la journée, ayant vu Mrs Micawber un moment, je remarquai aussi que cette dame se plaignait que son mari avait avec elle des réticences qui blessaient, selon elle, toutes les convenances conjugales.
En quittant M. Micawber, je montai au premier étage, j’entrai sans être annoncé dans la chambre d’Agnès, qui écrivait, assise à son petit bureau, près du feu.
Elle leva la tête et m’aperçut. Quel bonheur de causer le changement qui se fit sur ce doux visage, que je venais de surprendre sérieux et préoccupé, mais animé soudain, à ma vue, par un sourire d’émotion et de plaisir !
« — Agnès, » lui dis-je en me plaçant à son côté, « combien je vous ai regrettée, tout récemment.
» — En vérité ! » répliqua-t-elle, « encore et si tôt ? »
Je secouai la tête et j’ajoutai :
« — Je ne sais comment cela se fait, Agnès, il me semble être privé d’une des facultés de l’intelligence que je devrais avoir comme tout le monde. Vous pensiez pour moi si habituellement, dans notre heureuse vie du premier âge ; je venais si naturellement vous demander conseil et appui, que j’ai perdu ainsi, probablement, l’occasion d’acquérir ou d’exercer cette faculté.
» — Et quelle est-elle ? » demanda Agnès en riant.
« — Je ne sais comment l’appeler. Je crois être sérieux et persévérant.
» — J’en suis certaine, » dit Agnès.
« — Et patient, Agnès, » poursuivis-je avec un peu d’hésitation.
« — Oui, pas mal ! » reprit-elle riant toujours.
« — Et cependant je me sens si misérable et si tourmenté, je suis si irrésolu et si indécis, qu’il doit me manquer… une confiance en moi-même, une volonté ou une force morale… si je puis l’appeler ainsi.
» — Appelez-la comme vous voudrez, » dit Agnès.
» — Par exemple, » poursuivis-je, « voyez : vous venez à Londres, je m’appuie sur vous, tout de suite j’ai un but et une direction ; puis m’en voilà écarté, je ne sais plus où je vais. Je viens ici, en un moment je me sens tout autre ; les circonstances n’ont pas changé depuis que je suis entré dans cette chambre, mais une influence s’est déjà exercée sur moi… quelle est-elle ? Apprenez-moi quel est votre secret, Agnès ? »
Elle baissa la tête en regardant le feu.
« — C’est toujours la vieille histoire, » dis-je… Ne riez pas si je prétends que ce qui m’arrivait pour les petites choses m’arrive encore pour les grandes : mes anciens ennuis étaient des enfantillages, ceux d’à présent sont sérieux ; mais toutes les fois que je m’éloigne de ma sœur adoptive… »
Agnès leva les yeux… ah ! quels yeux célestes ! et elle me tendit sa main, que je baisai en disant :
« — Toutes les fois, Agnès, que je ne vous ai pas eue pour me conseiller et m’approuver avant d’entreprendre une chose, les ennuis et les difficultés m’ont assailli à me faire perdre la raison. Quand je suis venu à vous enfin (car j’ai toujours fini par là), j’ai senti renaître la paix de l’âme et le bonheur. Aujourd’hui encore, je me comparerais à un voyageur qui aperçoit ses foyers et y éprouve d’avance le repos de toutes ses fatigues. »
Je sentais si vivement ce que je disais, j’en étais affecté si sincèrement, que la voix expira sur mes lèvres ; je me couvris le front de mes mains et fondis en larmes. Je n’écris que ce qui est vrai. Quelques contradictions, quelques inconséquences qu’il y eût en moi, comme on en trouve dans tous les fils d’Adam, quoi que j’eusse fait jusque-là, quelque sourd que j’eusse été à la voix de mon propre cœur, je ne soupçonnais pas mon erreur ; tout ce que je savais, c’est que j’étais de bonne foi en répétant à Agnès que j’éprouvais le calme du vrai bonheur auprès d’elle.
Elle eut bientôt arrêté mes larmes, et me fit raconter tout ce qui m’était advenu depuis notre dernière rencontre.
« — Oui, » dis-je en terminant ma confidence, « je ne puis plus m’appuyer que sur vous, Agnès !
» — Mais ce ne doit pas être sur moi, Trotwood, » reprit-elle avec son sourire de sœur, « ce doit être sur une autre.
» — Sur Dora, voulez-vous dire ?
» — Assurément.
» — Quoi donc, Agnès, » répondis-je avec un peu d’embarras, « ne vous ai-je pas avoué que Dora est un peu… En vérité, je cherche une expression difficile à rencontrer ; car je ne voudrais pour rien au monde que mes paroles fussent interprétées contre sa charmante nature… Si, moi, je suis d’une irrésolution désespérante, elle est, elle, d’une timidité qui s’effraie de tout… Il y a quelque temps, avant la mort de son père, j’avais cru à propos de lui faire part de ma situation de fortune… Tenez, il vaut mieux que je vous raconte cette scène en détail. »
Et je racontai à Agnès ce qui s’était passé pour le manuel de cuisine, la leçon des comptes de ménage, et cœtera.
« — Oh ! Trotwood, » me dit Agnès, « vous voilà bien avec toute votre précipitation habituelle. Vous aviez raison, sans doute ; mais pourquoi, sans précaution ni préparation, faire peur vous-même à une fille aimante, timide et sans expérience ? Pauvre Dora ! »
Jamais voix humaine n’exprima une si affectueuse bienveillance ; c’était comme si je l’avais vue embrasser Dora avec tendresse et admiration, pour la protéger contre ma brusquerie. C’était comme si j’avais vu Dora, avec sa naïve fascination, caresser Agnès, la remercier, et en appeler de moi à elle sans cesser de m’aimer avec son innocence enfantine.
Ah ! que je me sentis reconnaissant envers Agnès ; que je l’admirai, elle aussi, en voyant, dans une perspective enchantée, ces deux femmes devenues amies intimes et s’adorant l’une l’autre. « — Que dois-je donc faire, Agnès ? » demandai-je docilement et sans regret d’être ainsi grondé.
« — Je pense, » répondit Agnès, « que ce qu’il y aurait de plus honorable serait d’écrire aux tantes de Dora. Ne pensez-vous pas vous-même qu’il est peu digne de vous et de votre candeur, de prétendre clandestinement à la main de Dora. À votre place donc, j’écrirais à ces dames, je souscrirais d’avance à toutes leurs conditions, je leur apprendrais franchement tout ce qui s’est passé, je solliciterais la permission de leur rendre quelquefois visite, je les prierais de discuter avec Dora elle-même le moment où je pourrais me présenter chez elle sans blesser aucune convenance… Je ne serais pas trop véhément, je n’exigerais pas trop… j’aurais confiance en ma fidélité, en ma persévérance et… en Dora.
» — Mais si elles allaient encore effrayer Dora ; si Dora ne leur répondait que par ses larmes et ne parlait pas en ma faveur…
» — Est-ce probable ! » répliqua Agnès… » Et, d’ailleurs, réfléchissez encore, consultez votre propre tante… ou peut-être vaut-il mieux ne consulter que votre droiture, et si votre conscience était de mon avis… suivre l’inspiration de votre conscience… »
Tous mes doutes étaient levés.
« — C’en est fait, Agnès, j’écrirai… Et, maintenant, parlons de vous, de votre père. »
Mais, à l’instant même, la porte s’ouvrit, et je vis survenir la mère d’Uriah. À compter de ce moment, avec une importunité adroitement calculée et dictée par Uriah lui-même, qui venait de temps à autre relever sa mère. Mrs Heep, sous un prétexte ou un autre, ne nous laissa plus seuls. Affreux espionnage, qui prenait quelquefois les formes de la prévenance obséquieuse, de l’affection même ; mais dont nous n’osâmes nous affranchir, étant d’accord, Agnès et moi, pour ménager ceux sous la dépendance de qui s’était de plus en plus engagé le malheureux M. Wickfield. Uriah fit si bien encore, que je ne pus voir celui-ci qu’à table ; mais là, quand Agnès se fut retirée pour aller préparer le thé avec Mrs Heep, je fus témoin d’une scène qui me révéla qu’Uriah se croyait enfin assez indispensable à son ancien patron pour exprimer tout haut sa dernière espérance. Après avoir insidieusement proposé plusieurs toasts, auxquels M. Wickfield ne pouvait refuser de faire honneur le verre à la main :
« — Allons, mon cher associé, » dit Uriah, « il faut couronner tous ces toasts par un autre qui réclame plusieurs rasades ; car je vous demande humblement de boire à la plus divine des femmes ! »
M. Wickfield le comprit si bien, que je le vis déposer son verre sur la table, lever les yeux vers le portrait dont Agnès était la parfaite ressemblance, porter sa main à son front, et s’affaisser en quelque sorte dans son fauteuil.
« — Je suis un bien humble individu pour proposer cette santé, » poursuivit Uriah ; « mais je l’admire… je l’adore. »
On eût frappé devant moi ce vieillard, que je n’aurais pas souffert un contre-coup plus terrible qu’en devinant la douleur morale dont ses deux mains nous dérobaient l’expression.
« Agnès, » continua Uriah sans le regarder ou ignorant quel sentiment l’agitait, « Agnès Wickfield, je puis bien le dire, est la plus divine des femmes. Pourquoi n’oserais-je pas parier devant ses amis ? Être son père est une haute distinction ; mais être son époux… »
Que le ciel ne me fasse jamais entendre un cri comme celui que poussa ici le père d’Agnès en se levant de table.
« — Qu’y a-t-il ? » demanda Uriah qui pâlit ou plutôt devint livide. « Vous n’avez pas perdu la raison, M. Wickfield, j’espère ? Après tout, si je prétendais à faire d’Agnès l’épouse de votre associé, j’aurais une ambition qui serait aussi juste que celle de personne… J’ajoute que j’y aurais plus de droits qu’un autre. »
J’arrêtai M. Wickfield dans mes bras, le suppliant, par tous les noms les plus sacrés qui me vinrent à l’esprit, et le plus souvent par son amour pour sa fille, de se calmer un peu ; il était littéralement tombé dans un accès de démence ; il s’arrachait les cheveux, se frappait la tête, cherchait à se dérober à mon étreinte, sans répondre un mot, sans voir personne, sans savoir lui-même à quoi tendaient ses efforts convulsifs… Horrible spectacle !
Je ne saurais dire si je réussis à être enfin entendu de lui, ou si, en effet, sa fureur s’épuisa par sa violence même. Peu à peu il me regarda, d’abord d’un air effaré, puis comme s’il me reconnaissait, en s’écriant :
« — Ah ! c’est vous, Trotwood ! Oui, c’est vous qui êtes là… mais il est là, lui aussi… voyez… »
Il me montra Uriah, qui se mordait les lèvres dans un coin, évidemment honteux d’avoir trop compté sur son triomphe. J’avais, un moment auparavant, repoussé rudement Uriah qui voulait s’approcher de nous, et je crois même que mon geste aurait pu être assimilé à un soufflet.
« — Voyez mon bourreau… » poursuivit M. Wickfield. « Poussé par lui, j’ai pas à pas déserté ma bonne réputation, le bonheur domestique…
» — C’est moi, au contraire, » dit Uriah avec un air sombre, début qui démentait ce qu’il y avait de conciliant dans ses paroles ; « c’est moi qui vous ai conservé votre réputation, votre bonheur domestique et votre maison même… Soyez plus raisonnable, M. Wickfield, si je suis allé trop loin, je puis reculer, je suppose. Il n’y a pas de mal de fait, il me semble. » — Et comme M. Wickfield allait répliquer : — « Empêchez-le de parler, Copperfield, si vous le pouvez… il dira quelque chose dont il aura regret ensuite… croyez-moi… et vous serez désolé vous-même de l’avoir entendu.
» — Je dirai tout ! » s’écria M. Wickfield avec désespoir. « Si je suis en votre pouvoir, pourquoi ne serais-je pas au pouvoir de tout le monde…
» — Faites-y bien attention, » répéta Uriah en étendant vers moi son maigre doigt indicateur, « si vous ne lui fermez pas la bouche, vous n’êtes pas son ami. Et vous, M. Wickfield, pourquoi ne seriez-vous pas au pouvoir de tout le monde ? Pourquoi ? parce que vous avez une fille. Vous et moi nous savons ce que nous savons. Ne réveillez pas le chat qui dort. Ne voyez-vous pas que je suis aussi humble que possible ? Si j’ai été trop loin, encore une fois, j’en suis fâché, que voulez-vous de plus ?
» — Ah ! Trotwood, Trotwood ! » s’écria M. Wickfield en se tordant les mains, « que suis-je devenu depuis le premier jour où je vous vis dans cette maison ? Sur quelle pente fatale je me suis égaré ; comme tout s’est perverti en moi, tout, jusqu’à ma douleur si naturelle, tout, jusqu’à mon amour pour ma fille ! Mon lâche cœur m’a trahi… Je n’ai pas su porter mon deuil en homme, aimer ma fille en homme… Haïssez-moi, Copperfield, haïssez-moi et fuyez-moi ! »
Il se laissa tomber dans un fauteuil et sanglota. L’exaspération de son délire se calmait… Uriah s’approcha de nous.
« — Je ne sais tout ce que j’ai fait dans ma folle impuissance, » poursuivit M. Wickfield en étendant les mains comme pour m’implorer après m’avoir dit de le haïr, et de l’éviter… Il le sait mieux que moi, lui, qui a toujours été à mon côté, me partant à l’oreille… Vous voyez la pierre que je me suis attachée au cou. Vous trouvez cet homme dans ma maison, vous le trouvez dans mes affaires ; il voudrait encore… vous l’avez entendu il n’y a qu’un moment. Qu’ajouterais-je ?
» — Vous n’avez nul besoin de parler tant, ni de parler du tout… » dit Uriah avec un accent conciliant qui ne cachait qu’à demi sa menace… Vous n’auriez pas pris les choses si vivement sans le vin qui vous a monté la tête. Vous y réfléchirez d’ici à demain, Monsieur. Quant à moi, si j’ai été trop loin aussi, ne me suis-je pas rétracté ?
La porte s’ouvrit… Agnès, pâle comme la mort, se glissant près de son père, lui passa un bras autour du cou et lui dit avec fermeté : « Vous n’êtes, pas bien, venez avec moi. » Il inclina sa tête sur l’épaule de sa fille, comme oppressé du poids de sa honte, et sortit avec elle. Les yeux d’Agnès ne rencontrèrent les miens qu’un seul instant ; mais, ce regard suffit pour me révéler qu’elle avait entendu une partie au moins de ce qui venait de se passer.
« — Je ne m’attendais pas, » dit Uriah, « à celle rude rebuffade, Monsieur Copperfield ; cependant ce n’est rien : nous serons bons amis demain matin. Je ne fais rien que dans ses intérêts, je suis humblement jaloux de ses intérêts. »
Je ne répondis pas et montai dans la chambre paisible où Agnès était venue, si souvent s’asseoir à côté de moi tandis que j’étudiais. J’avais accepté l’offre que M. Wickfield m’avait faite au commencement du dîner, d’occuper cette chambre pendant mon séjour à Cantorbéry, Uriah n’osant pas le contredire ; je pris un livre et essayai de lire. Au moment où l’horloge sonnait minuit, Agnès entra.
« — Trotwood, » me dit-elle, « vous repartirez demain de bonne heure ; recevez mes adieux. »
Elle avait pleuré ; mais son visage avait toujours son charme de beauté calme. « — Ma chère Agnès, je vois que vous me priez de ne pas parler de ce qui a eu lieu ce soir… Mais n’y a-t-il rien à faire ?
» — Il y a, » reprit-elle, « à espérer en Dieu.
» — Mais ne puis-je rien, moi, qui suis venu à vous pour me consoler de mes pauvres chagrins ?
» — Et pour adoucir les miens… » ajouta-t-elle ; « cher Trotwood, non ! »
J’insistai : « Chère Agnès, c’est présomptueux à moi, qui ai si peu de ce qui vous rend si riche, si peu de votre vertu, de votre décision, de toutes vos nobles qualités… c’est présomptueux de douter de vous ou de vouloir vous diriger ; mais vous savez combien je vous aime et tout ce que je vous dois… Promettez-moi, Agnès, de ne jamais vous sacrifier à un sentiment erroné du devoir. »
Plus émue que je ne l’avais jamais vue être, elle retira sa main de la mienne et fit un pas en arrière. Je continuai.
« — Dites-moi, Agnès, que vous n’avez jamais eu une pensée semblable : chère sœur, plus chère qu’une sœur ! songez au prix d’un cœur tel que le vôtre, d’un amour tel que le vôtre. »
Ah ! long-temps, long-temps après, je la revis telle qu’elle me regarda alors sans laisser échapper un mot de surprise, d’accusation, de regret… Ah ! long-temps, long-temps après, je la revis m’adresser ce rapide et indéfinissable coup d’œil, puis retrouver aussitôt son céleste sourire en me disant : « Si je n’ai aucune crainte pour moi… n’en ayez aucune… Adieu, mon frère ! » et elle se retira.
Il faisait noir encore, le lendemain matin, quand je pris ma place sur la diligence à la porte de l’auberge, pensant à Agnès… le signal du départ n’était pas donné. Entre la nuit mourante et le jour naissant, je vis apparaître au-dessus de moi la tête d’Uriah.
« — Copperfield ! » me dit-il en se suspendant à la rampe de l’impériale, « j’ai cru que vous seriez charmé d’apprendre, avant de partir, que le bon accord est rétabli entre nous. Je suis allé le trouver le matin même dans sa chambre et j’ai arrangé la chose. C’est que, tout humble que je suis, voyez-vous, je lui suis utile, et il entend ses intérêts quand il n’est pas sous l’influence de la liqueur. Quel homme aimable, après tout, Monsieur Copperfield ! »
Je fis un effort pour lui dire que j’étais charmé, en effet, qu’il eût fait ses excuses à M. Wickfield.
« — Oh ! sûrement, » répondit-il. « Quand on est humble, que sont des excuses ?… c’est si aisé à prononcer… Écoutez donc Encore, Monsieur Copperfield, à propos de ce qui s’est passé ; vous avez, je suppose, cueilli quelquefois une poire avant qu’elle fût mûre ?
« — C’est possible.
» — Eh bien ? » répliqua Uriah, « c’est ce qui m’est arrivé hier au soir. Mais elle peut mûrir encore… il ne s’agit que d’attendre… j’attendrai. »
Prodigue de ses adieux, il ne mit pied à terre que lorsque le cocher eut donné le coup de fouet aux chevaux. À voir sa grimace, on eût dit qu’il avait déjà sa poire entre les dents.