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David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 257-285).

CHAPITRE XIV.

Suite des mêmes explications.


Ayant réfléchi à ce que je venais d’apprendre, je crus devoir en faire part à M. Daniel Peggoty, et, le lendemain, j’allai à Londres pour le voir. J’ai déjà dit que je le rencontrais quelquefois dans les rues ; car, au moindre indice, il reprenait son sac avec son bâton, et, quelle que fût la distance, se transportait partout où il espérait retrouver sa nièce bien-aimée ; mais c’était toujours à Londres qu’il revenait après une recherche vaine. Il avait conservé, près du marché Hungerford, ce petit logement dont j’ai fait mention plus d’une fois. Ce fut là que je dirigeai mes pas, et j’appris des gens de la maison qu’il n’était pas encore sorti. Je montai donc jusqu’à sa chambre.

Il était assis, occupé à lire près d’une fenêtre, sur le rebord de laquelle il élevait quelques plantes dans un vase. La chambre était propre et parfaitement soignée. Je vis du premier coup d’œil qu’il voulait qu’elle fût toujours préparée pour la recevoir, ne s’en éloignant jamais qu’avec l’espoir de la ramener avec lui. Il ne m’avait pas entendu frapper à la porte, et il ne leva les yeux qu’en sentant ma main posée sur son épaule.

« — M. Davy ! merci, Monsieur, merci de tout cœur pour cette visite ; asseyez-vous. 

» Monsieur Daniel, » lui dis-je en prenant la chaise qu’il m’offrait, « ne vous flattez pas beaucoup, mais je vous apporte quelques nouvelles. 

» — D’Émilie ? »

Il ne put prononcer ce nom sans trouble ; il porta la main à ses lèvres et pâlit en me regardant.

« Ce que j’ai appris ne vous révèle pas où elle est… mais elle n’est plus avec lui. »

Il m’écouta en silence, sans m’interrompre, et il était facile de voir que son regard sérieux suivait dans mon récit l’image que j’évoquais.

« — Et que pensez-vous de cela, M. Davy ? » me demanda-t-il.

« — J’espère qu’elle vit encore.

» — Monsieur Davy, elle vit… j’en ai la certitude… Je ne saurais vous expliquer comment cette certitude m’est venue, mais je ne puis en douter. » 

En parlant ainsi, il avait presque l’air d’un homme inspiré.

« — Merci donc, mon cher Monsieur Davy, » ajouta-t-il ; « car ce que vous venez de me communiquer me confirme encore, je ne sais comment, dans la foi que j’ai en son retour. Elle n’est plus avec lui… il est probable, trop probable, qu’elle se dirigera sur Londres… Hélas ! où une jeune fille égarée achève-t-elle fatalement de se perdre, si ce n’est dans cette vaste cité ? où celle qui n’ose plus retourner sous le toit de sa famille espérerait-elle pouvoir mieux cacher sa honte ?… 

» — Je pense comme vous, » lui dis-je ; « c’est pourquoi je suis venu vous communiquer, outre mes nouvelles, une idée qui m’occupe depuis hier. Il existe à Londres une personne qui peut nous aider à découvrir l’infortunée, si sa destinée l’y conduit… Ayez le courage de m’entendre, Monsieur Daniel… n’oubliez pas quel est le but sacré que nous poursuivons… Vous vous rappelez Martha ?… 

» — Martha Endell, de Yarmouth ? » répondit-il avec une expression de physionomie qui trahissait l’impression pénible que ce nom produisait sur lui.

J’ai déjà parlé de Martha Endell, qui avait été, en même temps qu’Émilie, une des ouvrières de M. Omer et son amie à l’école. Enlevée par un séducteur, puis abandonnée par lui, elle était, revenue à Yarmouth pour s’y voir repoussée avec outrage et mépris. M. Daniel Peggoty ne s’était pas montré plus indulgent que les autres pour Martha Endell, et j’ai dit qu’il avait fallu qu’Émilie prit une voie détournée pour donner à son ancienne compagne des paroles de compassion et quelques secours.

« — Martha Endell est à Londres ! » lui dis-je.

« — Je l’ai vue, » me répondit M. Peggoty avec un frisson. 

« — Mais vous ignorez que, long-temps avant qu’Émilie partît de Yarmouth, elle avait été charitable pour Martha, d’accord avec Cham, et, si elle venait à Londres, n’est-il pas à présumer qu’elle y chercherait son ancienne compagne ?…

» — M. Davy, vous avez raison, il faut parler à cette fille, lui parler d’Émilie. Ah ! il fut un temps où elle eût été, pour moi, comme la boue que mon Émilie foulait aux pieds… Dieu me pardonne !… Mais la nuit est venue : voulez-vous, sortir avec moi, M. Davy ? 

» — J’allais vous le proposer, » lui dis-je.

Sans paraître l’observer, je vis avec quel soin il mettait tout en ordre dans sa chambre préparait une lumière, arrangeait le lit, et enfin tirait d’un tiroir un costume de femme (que je reconnus avoir été porté par Émilie) ; je n’eus pas l’air de faire attention à ce costume proprement plié qu’il déposait sur une chaise.

En descendant l’escalier, je lui demandai des nouvelles de Cham, et il me dit qu’il était toujours le même, supportant tranquillement la vie, sans se plaindre, sans murmurer, chéri de tous.

Nous suivîmes, depuis Hungerford-Market, cette longue artère de Londres qu’on appelle le Strand, jusqu’à Temple-Bar, que nous franchîmes pour parcourir les quartiers de la Cité où j’avais plusieurs fois rencontré Martha Endell. Aux abords du pont de Blackfriars, M. Daniel fut le premier à me désigner une femme qui cheminait solitaire sur le trottoir parallèle à celui où nous étions. Je reconnus celle à qui nous désirions parler, et traversai la rue pour la joindre… Nous avait-elle aussi vus et reconnus ?… car au même instant elle hâtait le pas. Nous ne pûmes l’atteindre que sur le parapet du pont, et, lorsque ma main saisit son bras, elle se retourna en poussant un cri. À l’accent de cette voix, au trouble de sa physionomie, il n’y avait pas à en douter, un dessein funeste avait précipité la course de Marthe Endell vers la Tamise.

Comment ne pas croire à une intervention providentielle ? Parmi les malheureuses victimes de la séduction, trop souvent, hélas ! celles qu’une première faute a fait tomber aussi bas que Martha, désespèrent d’elles-mêmes, et elles cherchent dans le suicide le terme de leurs misères. Lorsque, un peu calmée par nos paroles, Martha sut que ce n’était pas le hasard seul qui nous l’avait fait suivre, lorsqu’elle eut surtout remarqué la bienveillance avec laquelle M. Daniel Peggoty en appelait à ses meilleurs sentiments et la suppliait de s’associer à lui pour retrouver son ancienne compagne et la sauver peut-être d’un désespoir aussi horrible que le sien, elle versa d’abondantes larmes autant sur Émilie que sur elle-même :

« — Ah ! » dit-elle, « je serais un monstre d’ingratitude si je ne consentais pas à vivre pour celle qui resta mon amie malgré l’ignominie dont d’autres m’abreuvèrent… Vous ignorez tout ce qu’Émilie fit pour moi ; vous ignorez qu’il y a trois mois encore, son amitié avait su me découvrir dans Londres et me faire parvenir de nouvelles preuves de son souvenir généreux ; et moi qui l’accusais de m’avoir enfin oubliée comme les autres. Ah ! je vois pourquoi ses dons ont cessé ; à son tour, elle a donc subi le lâche abandon qui attend celles qui se croient aimées pour elles-mêmes ; mais Dieu est juste : Émilie a déjà assez expié une unique faiblesse, et moi j’espère racheter une partie de ma honte en contribuant à la ramener à son second père, pour qui, soyez-en certains, elle a conservé tous les sentiments de sa reconnaissance filiale. Oui, je me dévoue à cette tâche, et, si j’y étais infidèle, puissé-je connaître un désespoir plus amer encore que celui dont vous venez de me préserver. »

Nous voulûmes, en ramenant Martha à la chambre qu’elle habitait près de Golden Square, lui faire accepter tout ce que contenaient ma bourse et celle de M. Peggoty ; elle ne consentit à prendre que la somme nécessaire au paiement de son loyer :

« — Pour le reste, je travaillerai, » nous dit-elle ; « je veux me rendre digne de la confiance qu’on me témoigne, digne du bien qu’on consent à attendre de moi, toute misérable que je suis ! Recevoir votre argent, ce serait gâter la première bonne pensée qui soit née depuis long-temps dans mon cœur ! À compter d’aujourd’hui, la chambre que je vais occuper encore n’est pas la mienne, mais celle d’Émilie. Si elle vient m’y trouver, ce qui est probable, ne serait-ce que pour y savoir des nouvelles de Yarmouth, elle y sera chez elle pendant que je courrai vous prévenir de son arrivée. »

Nous la quittâmes après lui avoir laissé nos deux adresses, doutant aussi peu d’elle que si c’était une sainte qui nous eût dit : « Fiez-vous à moi. »

Plusieurs semaines s’écoulèrent sans que je revisse Martha ; mais M. Peggoty continuait d’être en communication avec elle. Bientôt la mort franchit le seuil de ma demeure, et au milieu des lugubres images qui en peuplèrent la solitude, je me figurai de nouveau qu’Émilie aussi avait cessé de vivre et que M. Peggoty s’était flatté d’une vaine espérance ; lui, cependant, inébranlable dans sa foi au retour de la fugitive, il l’attendait toujours.

J’étais un matin, avec ma tante, dans son jardin, lorsqu’on me remit un billet contenant ces lignes, signées des initiales R. D., sans lesquelles j’aurais bien reconnu le style de Rosa Dartle :

« Le respectable hypocrite que nous vous fîmes entendre a gagné son argent. Hier, il avait retrouvé les traces de la vile créature dont vous êtes le féal champion ; mais, avant de vous écrire, j’avais voulu m’assurer, par moi-même, que c’était bien elle, et peut-être aussi, je l’avoue, me donner le plaisir de l’humilier de mon mépris… Je suis arrivée trop tard ; j’ai à peine aperçu cette odieuse idole de James Steerforth, que déjà l’insolent marinier de Yarmouth l’emportait dans ses bras jusqu’à la voiture de place qui les a emmenés tous deux je ne sais où. Nous avons quelques motifs de croire que le Littimer employé par nous à découvrir cette misérable, agissait en même temps dans un autre intérêt : James Steerforth revient aussi de la côte d’Espagne. Que la vile créature et ses amis n’oublient pas qu’elle ne pourrait impunément lui inspirer un second caprice… Vous avez vous-même déclaré que l’oncle et la nièce avaient renoncé à cette proie de haute volée. Si le refus d’épouser le valet cachait l’arrière-pensée de voir revenir le maître à ses pieds, je n’arriverais plus trop tard cette fois, je vous le jure. »

» R. D. »

J’aurais été plus indigné du style outrageant d’une pareille lettre, sans l’heureuse nouvelle que j’apprenais ainsi à travers les menaces et les mépris de cette femme indéfinissable. J’allais la communiquer à ma tante, qui se rapprochait de moi après être allée donner un ordre à Jeannette pendant que je la lisais, lorsque Jeannette elle-même vint nous annoncer que M. Daniel Peggoty désirait me parler. — « Qu’il entre ! » m’écriai-je, et, courant au-devant lui, je lui serrai cordialement la main.

Après quelques paroles rapidement échangées entre nous, ma tante, non moins curieuse que moi du récit que M. Daniel Peggoty venait nous faire, passant son bras dans le sien, le conduisit sous un berceau où nous nous assîmes, elle à sa droite, moi à sa gauche.

« — Martha nous a tenu parole, M. Davy, » dit-il, « c’est elle qui est venue hier au soir me chercher. Émilie était depuis quelques heures chez elle, où elle l’avait laissée toute tremblante encore à l’idée de se savoir si près de moi. Je courus, et, pressant ma chère fille sur mon cœur sans qu’il nous fût possible à elle ni à moi de proférer deux paroles, je l’emmenai au logement où je l’ai si long-temps attendue. Ce n’est que là qu’elle m’a, je crois, complètement reconnu en tombant tout-à-coup à mes pieds et m’adressant ses prières comme à Dieu. Je n’étais guère moins troublé qu’elle, je vous assure, Monsieur Davy, d’entendre cette voix si douce à mon cœur, et de voir celle qui, enfant, était l’ange de la maison, s’humiliant, s’accusant, implorant mon pardon ! Malgré ma reconnaissance pour le ciel qui me la rendait, je sentais là, je l’avoue, comme une cruelle blessure. »

M. Peggoty passa sa main sur ses yeux pour les essuyer sans chercher à dissimuler ses larmes, et il reprit :

« — Mais cette douleur ne pouvait durer ; mon Émilie était retrouvée ; ne suffisait-il pas de me dire : c’est elle, la voilà ? Excusez-moi si je me laisse aller à parler ainsi de moi… cela m’est échappé avant que je m’en fusse aperçu. 

» — Vous êtes le dévouement même, » lui dit ma tante, « et vous aurez votre récompense. 

» — Lorsque mon Émilie, » poursuivit-il, « prit la fuite de la maison où elle était retenue prisonnière par ce venimeux serpent que M. Davy connaît bien, et Dieu le confonde, — il faisait nuit, une nuit noire, avec un ciel étoilé. Émilie, dans un accès de délire, courut le long de la plage, se croyant sur nos sables de Yarmouth, cherchant notre barque et nous criant de tourner la tête vers elle, parce qu’elle revenait à nous. Elle s’entendait crier elle-même, comme si c’eût été une autre, et, quoique les galets de la grève lui eussent cruellement meurtri les pieds, elle courait toujours ne les sentant pas. Tout-à-coup, le jour se leva, un jour de pluie et de vent ; Émilie était tombée sur un tas de pierres, une femme lui parlait et lui demandait dans le langage du pays ce qui lui était arrivé. Émilie, ouvrant les yeux, la reconnut pour une de celles à qui elle avait souvent parlé sur ce rivage ; car, quoiqu’elle eût couru long-temps pendant la nuit et qu’elle fût tombée loin de la maison d’où elle fuyait, ses promenades à pied, en voiture ou en bateau, l’avaient maintes fois conduite jusque-là, et toute cette plage lui était devenue familière, si bien que la femme qui la rencontrait en cet état la reconnut aussi et se souvint même qu’un jour Émilie avait fait quelques petits présents à ses enfants. Elle l’aida à se relever et la recueillit dans sa chaumière. Que le ciel la bénisse, elle et ses enfants ! Le mari de cette brave femme était à la mer ; elle garda le secret sur l’étrangère, dont elle prit soin pendant plusieurs semaines qu’elle resta malade chez elle ; car bientôt Émilie eut une fièvre, une fièvre étrange, que les savants expliquent sans doute mieux que moi, et qui lui fit soudain oublier la langue de ce pays. Elle ne pouvait plus parler que la sienne, que personne autour d’elle ne comprenait. Émilie se rappelle comme un rêve le temps qu’elle resta là, parlant toujours sa propre langue, se croyant toujours sur la plage de Yarmouth, disant à ceux qui l’entouraient d’aller avertir son oncle qu’elle se mourait et le suppliait de lui envoyer une seule parole de pardon. Il lui semblait aussi entendre sous la fenêtre, tantôt l’homme qui l’avait voulu retenir prisonnière et qui voulait la ramener, tantôt l’autre qui la cherchait aussi ; mais tout ce qu’elle entendait et tout ce qu’elle voyait, c’était confusément, comme assourdie par un bruit lointain, éblouie par une rouge lueur de flamme, sans pouvoir s’en rendre compte et sans savoir si elle devait rire ou pleurer. Après ce long délire survint un sommeil, et, après ce sommeil, un réveil si paisible qu’elle ne distinguait plus d’autre son que le murmure de la mer bleue et sans marée du pays où elle se trouvait. Un moment, elle se serait encore figurée être à Yarmouth un dimanche matin ; mais la treille qui projetait ses pampres à la croisée, ainsi que les collines qu’elle aperçut au-delà de la mer, la détrompèrent, et la brave femme qui l’avait soignée dans sa fièvre s’approchant du lit, elle vit bien qu’elle était loin de Yarmouth. Bientôt un des enfants vint à elle, et, lui donnant le nom qu’elle avait voulu autrefois, elle-même, que les enfants lui donnassent, au lieu de l’appeler dame, comme dans ce pays : « fille de pêcheur, » lui dit-il, je vous ai apporté un coquillage. » À ces mots, Émilie fond en larmes, toute sa mémoire lui est revenue.

» Quand Émilie se sentit assez forte, » poursuivit M. Peggoty après avoir encore essuyé ses yeux en silence, « elle résolut de partir pour l’Angleterre. Le mari de l’excellente créature qui lui avait donné asile était de retour. Avec son aide, elle s’embarqua sur un bâtiment de commerce pour Livourne, et de Livourne, pour la France. Elle avait trop peu d’argent pour récompenser grandement ses hôtes, mais j’en suis presque bien aise, tout pauvres qu’ils étaient. Ce qu’ils avaient fait pour elle est enregistré dans le ciel, M. Davy, et y survivra à tous les trésors de ce monde. 

» À peine débarquée à un port du midi de la France, Émilie aperçut, à quelques pas d’elle, celui qui nous l’avait enlevée. Saisie de terreur, elle sortit aussitôt de la ville et ne s’arrêta plus que dans un port sur l’Océan où elle s’embarqua de nouveau pour Douvres. Ce qui, jusque-là, avait soutenu son courage, était la pensée de se rendre à Yarmouth, et cependant, en mettant le pied sur le sol d’Angleterre, le cœur lui manqua ; la peur de ne pas être pardonnée, la peur d’être montrée au doigt, la peur que la douleur de son départ n’eût tué quelqu’un de nous, la peur de mille choses ébranla sa résolution : « Oncle, » m’a-t-elle dit, « la pire de toutes les peurs était celle de ne pas être digne de faire ce que désirait tant mon pauvre cœur saignant ! Je me détournai du chemin, tout en priant Dieu de m’accorder la grâce de me traîner jusque sur votre seuil, de le baiser pendant la nuit, et d’y être trouvée morte le lendemain matin.

» Elle vint à Londres ! » reprit M. Peggoty avec l’accent d’un homme qui vient d’échapper à un horrible danger; « figurez-vous mon Émilie seule dans Londres le soir, n’ayant plus une pièce d’argent, jeune et belle, s’adressant à une femme d’un air décent, qui promet de la conduire le lendemain chez Martha de qui elle espère avoir des nouvelles de sa famille, et, en attendant, lui offrant son propre logement pour y passer la nuit. Le lendemain, cette même femme la retenait sous divers prétextes, en la flattant de la promesse de lui procurer un honnête travail… Ce fut en ce moment que Martha, qui ne connaissait que trop cette perfide femme, arrive dans la maison afin d’acquitter une ancienne dette ; elle y trouve Émilie, devine le complot infâme tramé contre elle, lui crie de la suivre, l’emmène, accourt m’avertir ; et me rend ma fille bien-aimée ! Toute cette nuit, dit M. Peggoty, nous avons veillé ensemble, mon Émilie et moi ; elle n’a reposé sa tête que sur mon épaule ; mais ses larmes se sont mêlées aux miennes, et nous savons désormais que nous pouvons avoir confiance l’un en l’autre. »

En laissant parler M. Peggoty, il m’a été impossible de reproduire son langage de simple pêcheur, tour à tour naïf et pathétique, qui toucha souvent ma tante au point de la faire sangloter comme un enfant[1].

Elle n’avait point encore essuyé ses larmes que je dis à M. Peggoty : « — Mon vieil ami, avez-vous pris une décision pour l’avenir ? » Je pensais, en le questionnant ainsi, à ce que je répondrais à la lettre de Miss Rosa Dartle, non pour elle, mais pour Mrs Steerforth.

« — Monsieur Davy, » me répondit-il, « il est une autre patrie pour Émilie et pour moi ; nous irons la chercher bien loin sur la mer. Notre avenir est là.

» — Ma tante, » dis-je en traduisant sa réponse, « ils émigreront ensemble. 

» — Oui, » répondit M. Peggoty avec le sourire de l’espérance. « Personne n’aura de reproches pour ma bien-aimée Émilie en Australie. Nous y commencerons une vie nouvelle.

» — Et avez-vous fixé, » lui demandai-je encore, « une époque pour votre départ ? 

» — Déjà ce matin, au point du jour, » nous dit-il, « je suis allé aux bassins du port et j’ai vu un navire en partance qui doit mettre à la voile avant quinze jours. Nous arrêterons notre passage. 

» — Émilie et vous seulement ? 

» — Oui, » répondit-il ; « ma sœur, voyez-vous, M. Davy, vous est trop attachée à vous et aux vôtres, elle est trop peu accoutumée à l’idée de quitter jamais son pays pour que je voulusse lui faire entreprendre un pareil voyage… et puis… M. Davy, elle a quelqu’un dont elle prend soin… il ne faut pas l’oublier. 

» — Le pauvre Cham ! » dis-je.

« — Ma sœur, » continua M. Peggoty, « est devenue pour lui une autre mère, et lui, le pauvre garçon, il lui ouvre volontiers son cœur… sans elle, il serait trop seul. 

» — Et Mrs Gummidge ? 

» — Ah ! j’ai pour la brave Mrs Gummidge toute la considération possible : c’est la veuve d’un vieil ami, et je sais combien elle a raison de le regretter, quoique ceux qui n’ont pas connu l’ancien comme moi puissent trouver qu’elle en parle un peu trop souvent. La pauvre femme, si elle était plus jeune, je n’hésiterais pas à l’emmener avec nous ; mais je ne partirai pas sans lui avoir fait un sort confortable. »

Il n’oubliait personne.

« — Il est encore une chose, M. Davy, dont je voulais vous prier, » dit-il en tirant de son gilet une enveloppe qu’il me remit ; « vérifiez si ce papier contient cinquante-deux livres sterling en billets de banque : à cette somme, j’ajouterai celle qu’Émilie avait au moment de sa fuite et dont je lui ai demandé le compte sans lui expliquer pourquoi… Je désire que vous remettiez le tout à la mère de vous savez qui, pour lui être rendu quand nous serons partis et trop loin pour qu’on nous le renvoie. 

» — Puisque vous pensez que vous devez en agir ainsi, » lui dis-je, « je le pense comme vous, et je remplirai fidèlement votre commission. 

» — Maintenant, » dit-il, « je ne savais pas encore ce matin si j’aurais le courage d’aller raconter moi-même à Cham le retour d’Émilie ; cependant je lui ai écrit quelques lignes, en lui promettant d’aller prendre congé de lui… Or, je réfléchis que je n’ai pas de temps à perdre, et je me mettrai, dès demain, en route pour Yarmouth. 

» — Désirez-vous que je vous accompagne ? » lui demandai-je voyant bien qu’il n’avait pas exprimé toute sa pensée.

« — Si vous pouviez m’accorder cette faveur, M. Davy, » répondit-il, « j’avoue que je me sentirais moins triste d’aller avec vous ! »

Je n’étais que trop libre !… Nous étions le lendemain ensemble sur la route de Yarmouth. En arrivant, je ne voulus pas assister à la première entrevue de M. Peggoty avec sa sœur et son neveu. J’exprimai donc pour excuse, en passant dans la rue de M. Omer, le désir de lui faire une visite et je laissai mon compagnon prendre les devants. M. Omer, qui était devenu grand-père, se consolait avec ses petits-enfants des accès plus fréquents de son, asthme : il me présenta toute sa petite famille. Ma visite terminée, je fis encore un assez long détour pour me rendre à la demeure de Cham. Ma bonne Peggoty y avait fixé son domicile, ayant loué sa propre maison au successeur de M. Barkis, lequel lui payait une rente en outre de ce qu’il avait donné pour la clientèle, la voiture et le cheval… le même cheval, je crois, que M. Barkis conduisait si lentement.

Je les trouvai réunis dans la cuisine avec Mrs Gummidge, que M. Peggoty était allé chercher d’abord à la maison-navire. Je doute qu’elle eût quitté son poste si tout autre que lui était venu la relever. M. Peggoty ayant fait son récit, ma bonne Peggoty et Mrs Gummidge tenaient leurs mouchoirs sur les yeux : Cham, qui venait de rentrer, avait été obligé, pour résister à son émotion, d’aller faire une courte promenade sur la plage. Ma présence qui, une heure auparavant, les eût peut-être gênés, leur était d’un vrai secours à tous. Cham me serra affectueusement la main et me parla du voyage de son oncle ainsi que des merveilles qu’il raconterait dans ses lettres ; mais il éluda de nommer Émilie, paraissant d’ailleurs plus calme que son oncle lui-même.

J’admirai plus encore sa force d’âme lorsque, le soir, ma bonne Peggoty, en m’installant dans une petite chambre où le volume des crocodiles m’attendait sur la table, m’assura que Cham était toujours de même. « Je le crois bien triste au fond du cœur, » dit-elle, « mais il est d’une douceur d’ange et il travaille avec plus de courage qu’aucun des ouvriers du chantier. Le soir, nous nous entretenons souvent de notre ancienne vie dans la maison-navire, et il parle d’Émilie enfant… jamais d’Émilie parvenue à l’âge de femme. »

Il m’avait semblé que Cham désirait causer avec moi seul à seul, et je résolus d’aller à sa rencontre le lendemain soir lorsqu’il rentrerait du chantier. Pendant toute cette journée, M. Peggoty, qui avait dormi dans son hamac — après avoir éteint pour la première fois depuis long-temps la lumière placée à la fenêtre, — s’occupa de mettre à part tout ce qu’il voulait envoyer à Londres, ayant décidé de vendre le reste ou de le donner à Mrs Gummidge. Celle-ci l’aida du matin au soir et, sur les six heures, je me dirigeai du côté du chantier. L’expression de la physionomie de Cham ne m’avait pas trompé la veille. Cham vint à moi du plus loin qu’il m’aperçut et me dit en baissant les yeux :

« — M. Davy, l’avez-vous vue ?

» — Non, » lui répondis-je.

« — La verrez-vous, M. Davy ? 

» — Cela lui serait peut-être trop pénible. 

» — Oui, je le crains, » dit—il.

« — Mais Cham, mon ami, s’il était quelque chose que vous voulussiez lui faire savoir, je pourrais le lui écrire : ce serait pour moi une mission sacrée.

» — J’en suis certain. Merci, M. Davy… » et, après que nous eûmes quelque temps marché ensemble en silence : « — Je voudrais qu’elle sût, » reprit-il, « que je lui pardonne… ou plutôt que je la supplie de me pardonner elle-même de lui avoir imposé mon fidèle attachement ; car plusieurs fois je me le reproche et je pense que si je ne l’avais pas forcée de promettre qu’elle m’épouserait, sa confiance en moi était telle qu’un jour ou l’autre elle m’eût révélé ce qui se passait dans son cœur… elle eût accepté mes conseils et j’aurais pu la sauver. »

Je lui serrai la main : — « Est-ce là tout, mon cher Cham ? 

» — Quelque chose encore, » reprit-il après un autre intervalle de recueillement silencieux ; — je l’aimais… j’aime encore son image et son souvenir — trop profondément pour espérer lui persuader que je suis un homme heureux. Je ne pourrais l’être qu’en l’oubliant… et en même temps je ne sais si je consentirais à lui laisser croire que je l’oublie ! mais, M. Davy, vous qui avez étudié, si vous pouviez lui faire savoir que, quelque malheureux que je sois, je puis encore endurer la vie et mon malheur, avec l’espoir de la retrouver un jour là où il n’y a plus de coupables ni de méchants ; — si vous pouviez la consoler à mon endroit en lui expliquant comment je ne serai jamais le mari d’une autre et que je prierai toujours pour elle… Oui, M. Davy, dites-lui ou écrivez-lui cela. »

Je lui serrai de nouveau la main.

« — Je vous remercie, » me dit-il, « c’est bien à vous d’avoir cherché à me voir et à m’entendre au milieu de vos propres chagrins… et maintenant, je ne pourrai aller jusqu’à Londres dire adieu à celui qui a été plus qu’un père pour les deux orphelins ; mais vous serez là quand il s’embarquera : chargez-vous à ce dernier moment d’être l’interprète de ma reconnaissance pour lui. »

Je le lui promis.

Il me réitéra tous ses remerciements et me dit :

« — Bonsoir, je sais où vous allez. »

Et son geste m’expliquant qu’il ne pouvait plus mettre les pieds dans la vieille maison-navire, il s’éloigna. Mon regard le suivit, et je le vis se tourner vers la mer, où une bande de lumière à l’horizon devait avoir frappé sa vue comme la mienne.

La porte de la maison-navire était entr’ouverte. En entrant, je la trouvai vide de tout son mobilier, excepté un des vieux coffres sur lequel était assise Mrs Gummidge, avec une corbeille sur ses genoux et contemplant M. Daniel Peggoty ; lui, un coude sur le manteau de la cheminée, il regardait la flamme expirante de quelques charbons dans la grille du foyer ; mais, à mon arrivée, il releva la tête et me dit gaiement :

« — Vous venez, M. Davy, prendre congé de la vieille barque, n’est-ce pas ? elle est assez nue comme cela ? 

» — En effet, » lui répondis-je, « vous n’avez pas perdu votre temps. 

» — Nous l’avons du moins bien employé ; Mrs Gummidge a travaillé comme… en vérité, je ne sais pas comme quoi, » dit M. Peggoty en la regardant sans pouvoir trouver une métaphore qui exprimât suffisamment la louange qu’il voulait lui décerner.

Mrs Gummidge, penchée sur sa corbeille, ne fit aucune observation.

« — Voici, » me dit tout bas M. Peggoty, « le petit coffre sur lequel vous aimiez à vous asseoir à côté d’Émilie ; je veux l’emporter avec moi, et voici votre ancien petit lit, M. Davy ! »

Ces souvenirs du passé me firent soupirer. Je me rappelai ma première nuit dans la maison-navire ; je me rappelai mes promenades sur la plage avec la petite fille aux yeux bleus ; puis je me rappelai Steerforth, et je ne sais quelle folle imagination m’attrista comme s’il n’était pas loin, comme s’il allait tout-à-coup m’apparaître.

« — Quel vent s’est élevé ce soir ! » remarqua M. Peggoty.

En effet, le vent, sans souffler avec violence, avait une voix solennelle et qui gémissait comme une plainte mélancolique autour de la maison à la veille d’être déserte.

« — Il se passera du temps, » continua M. Peggoty en me parlant presque à l’oreille, « avant que le vieux navire trouve de nouveaux locataires : on le regarde, à Yarmouth, comme une habitation qui porte malheur. 

» — Appartient-il à quelqu’un de la ville ? » demandai-je.

« — Oui, à un constructeur de mâtures, et je dois lui en remettre la clé ce soir. »

Je suivis M. Peggoty, qui se levait pour donner un coup d’œil à la petite chambre, et nous revînmes à Mrs Gummidge, toujours assise sur le coffre. M. Peggoty, posant la lumière sur la cheminée, la pria de lui laisser emporter ce siège en dehors de la porte.

« — Daniel, » dit Mrs Gummidge abandonnant soudain la corbeille et s’attachant à son bras, « Daniel, mes dernières paroles prononcées dans cette maison sont celles-ci : Je ne dois pas être laissée ici ; ne pensez pas me laisser après vous, Daniel ! oh ! ne le pensez pas, Daniel ! »

M. Peggoty, surpris par cette apostrophe imprévue, semblait sortir d’un rêve ; ses yeux allaient de Mrs Gummidge à moi, et de moi à Mrs Gummidge, tandis que celle-ci lui répétait avec une véritable véhémence :

« — Non, mon cher Daniel, vous ne me laisserez pas ; vous me prendrez avec vous, Daniel, vous me prendrez avec vous et avec Émilie. Je serai votre servante constante et fidèle ; s’il y a des esclaves dans les pays où vous allez, je m’engage à en être une auprès de vous, et je serai heureuse… Ne me laissez donc pas, Daniel ! mon cher et bon Daniel ! 

» — Ma chère amie, » dit enfin M. Peggoty retrouvant la parole, « vous ne savez pas quel long voyage ce sera et quelle vie dure il nous faudra mener. 

» — Oui, je le sais, Daniel, oui, je le devine, » s’écria Mrs Gummidge ; « mais ma dernière parole sous ce toit est que je mourrai si vous ne m’emmenez pas. Je puis manier une bêche, Daniel ; je sais travailler, je sais mener use vie dure, je sais être douce et patiente… plus que vous ne le croyez, Daniel… Vous voulez me faire une rente en partant, mais je ne la toucherai pas, devrais-je mourir de faim. J’irai avec vous et avec Émilie, si vous me le permettez, jusqu’au bout du monde ! Je sais ce qu’il en est ; je sais que vous craignez mon humeur triste et plaintive ; mais, mon vieil ami, ce n’est plus cela ; je ne suis pas restée seule et si long-temps à veiller et à rêver à vos peines, sans qu’il en soit résulté quelque bien. M. Davy, je vous en supplie, parlez pour moi ; je connais le caractère de Daniel et celui d’Émilie, je connais leurs chagrins et je pourrai leur être utile. Daniel ! mon cher Daniel ! permettez-moi d’aller avec vous ? »

Mrs Gummidge saisit la main de M. Daniel, la baisa avec la plus touchante ferveur, l’inondant des larmes de sa reconnaissance et de son affection.

Nous emportâmes le petit coffre, nous éteignîmes la lumière, nous verrouillâmes la porte en dehors et laissâmes la vieille maison-navire fermée, comme une tache noire sur l’ombre de la nuit. Quand nous retournâmes à Londres, Mrs Gummidge et sa corbeille étaient avec nous sur l’impériale de la diligence… Mrs Gummidge était heureuse.

Séparateur

  1. note du traducteur. L’auteur fait parler à M. Daniel Peggoty le dialecte des mariniers de Yarmouth, et il a fallu éluder en français quelques expressions qui n’auraient d’équivalents que dans la substitution d’un patois à l’autre. Si, ici comme ailleurs, le traducteur a pris avec M. Ch. Dickens certaines libertés volontaires, il doit avouer que c’est malgré lui qu’il a été parfois infidèle sinon à l’esprit du moins à la lettre du texte.