David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 15

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 285-309).


CHAPITRE XV.

Une tempête.


J’aborde maintenant cette catastrophe si imposante, si terrible et tellement liée à tous les autres événements de mon enfance, que, dès les premières pages de ces Mémoires, je n’ai pas cessé un moment de l’avoir présente devant les yeux, projetant de loin son ombre sinistre sur les vicissitudes de ma vie.

Depuis qu’elle s’est accomplie, j’en ai rêvé souvent, et ses horreurs ont plus d’une fois troublé mon sommeil au milieu du silence des nuits. Par une indestructible association de pensées et de sensations, je tressaille quand certain vent souffle de la mer.

Le navire qui devait transporter les émigrants allait mettre à la voile sous huit jours au plus tard. Ma vieille bonne vint à Londres, et, le soir, me trouvant seul avec elle et son frère, à la suite d’une conversation où il avait été beaucoup question de Cham leur neveu, me rappelant ce que je lui avais promis, je changeai d’avis relativement à la lettre que je devais remettre ou faire remettre à Émilie lorsque je prendrais congé de M. Daniel. Je pensai qu’il serait mieux de ne pas attendre ce moment suprême, afin qu’Émilie eût le temps, si elle le désirait, d’écrire elle-même quelques lignes d’adieu à l’infortuné, dont la résignation, m’assurait ma vieille bonne, ne s’était pas démentie depuis ma dernière entrevue avec lui sur la plage d’Yarmouth.

Je m’assis donc à mon bureau avant de me coucher, et, dans une lettre aussi simple que possible, sans chercher aucune phrase, je rendis fidèlement les propres paroles de Cham. Ma lettre finie et cachetée, je la descendis pour qu’elle fût portée le lendemain matin à l’adresse de M. Peggoty, et, par un billet sous la même enveloppe, je priai celui-ci de la remettre à sa nièce.

Plus faible alors de santé que je ne me figurais l’être, je ne m’endormis qu’au point du jour, et il était tard quand je me sentis réveillé par la présence muette de ma tante auprès de mon lit. Je sentis dans mon sommeil qu’elle était là, et c’est une sensation qui n’est pas inconnue, je suppose, à d’autres.

« — Trot, mon cher ami, » me dit-elle dès que j’ouvris les yeux, « je n’ai pu prendre sur moi de troubler votre sommeil ; M. Peggoty est ici, faut-il le faire monter ? 

» — Oui, » répondis-je ; et il parut bientôt. Il me serra la main et me dit ; « — J’ai remis votre lettre, et je vous apporte la réponse d’Émilie à Cham. Elle m’a prié de vous la faire lire, et, si vous le pouvez, de la lui faire parvenir vous-même. 

» Je lus ce qui suit :

« On m’a communiqué vos paroles. Ah ! que puis-je écrire pour vous remercier de vos sentiments bienveillants à mon égard ! 

» J’ai mis ces paroles contre mon cœur ; je les conserverai là jusqu’à ma mort ; elles le déchireront, mais elles le consoleront aussi. J’ai prié sur cette expression de votre bonté, j’ai prié avec ferveur. Quand je réfléchis à ce que vous êtes, à ce qu’est notre oncle, je comprends ce que Dieu doit être, et j’ai le courage de l’implorer. 

» Adieu pour toujours… à vous, mon ami, adieu pour toujours en ce monde ! si, dans l’autre, je suis pardonnée, je ressusciterai enfant et reviendrai à vous. Reconnaissance et bénédiction ! Adieu, adieu pour toujours ! »

C’était la réponse d’Émilie avec les traces de ses larmes.

« — Puis-je lui dire, » me demanda M. Peggoty, « que vous vous chargez de la lui faire parvenir, M. Davy ? 

» — Sans doute, » répondis-je, « mais je réfléchis… 

» — Eh bien ! M. Davy ? 

» — Je réfléchis que je vais retourner à Yarmouth. J’ai tout le temps d’y aller et de revenir avant le départ du navire. Ma pensée est sans cesse occupée de Cham dans sa solitude. Lui remettre moi-même cette lettre d’Émilie et pouvoir lui faire savoir par vous, au moment de l’embarquement, qu’il l’a reçue, ce sera une bonne action. J’ai accepté solennellement le message dont Cham me chargea, et je ne puis m’en acquitter trop complètement. Le voyage n’est rien pour moi. Dans l’agitation et le trouble de mon esprit, le mouvement m’est nécessaire. Je partirai ce soir. »

Quoique M. Daniel Peggoty cherchât franchement à me dissuader, je vis qu’il était, au fond, de mon avis, et si j’avais eu besoin d’être confirmé dans ma résolution, cela eût suffi. À ma prière, il alla au bureau de la malle-poste, et y retint, pour moi, une place sur le siège. Le soir, j’étais encore sur cette route que j’avais parcourue tant de fois.

Au premier relai après Londres, je ne pus m’empêcher de dire au cocher : « Ce ciel-là ne vous semble-t-il pas remarquable ? je ne me rappelle pas en avoir vu un pareil. 

» — Ni moi, » me répondit-il ; « c’est signe de gros temps, Monsieur, on ne tardera pas à entendre parler d’avaries sur mer. »

C’était une masse flottante et confuse de nuages dont la couleur rappelait celle de la fumée qui s’échappe du bois humide. Dans la ténébreuse profondeur de ce chaos, la lune semblait plonger par moments, comme si, au milieu d’un horrible dérangement des lois de la nature, elle avait perdu sa route et la cherchait épouvantée. Le vent, qui avait soufflé depuis le matin, s’élevait alors avec un bruit extraordinaire. Au bout d’une autre heure, il augmenta encore ; le ciel s’obscurcit de plus en plus, et les chevaux de la diligence avaient peine à avancer. Plus d’une fois (nous étions en septembre, époque où les nuits ne sont pas encore longues), les deux chevaux de volée s’arrêtèrent tout court et détournèrent la tête ; nous craignîmes que la voiture ne fût emportée ; aux rafales se mêlaient aussi des ondées à gouttes serrées qui nous forçaient de faire halte si nous pouvions atteindre un couvert d’arbres ou l’abri d’un mur.

Quand le jour parut, la violence du vent ne fit que s’accroître. Je m’étais trouvé à Yarmouth par des gros temps qui faisaient dire aux marins que le vent tirait des coups de canon, mais je n’avais rien vu qui approchât de celui-ci. Nous arrivâmes tard à Ipswich, ayant eu à conquérir en quelque sorte pied à pied tout le parcours de la route depuis le premier relai à quinze milles de Londres. Nous aperçûmes sur la place du marché une foule de gens qui s’étaient sauvés de leurs lits pendant la nuit, de peur que les cheminées ne leur tombassent sur la tête. Quelques-uns de ceux qui se groupèrent dans la cour de l’auberge où nous changions de chevaux, nous dirent que de larges lames de plomb avaient été enlevées d’un des clochers de la ville et précipitées au milieu d’une rue de traverse qu’elles bloquaient encore. D’autres racontaient que les paysans des villages voisins avaient vu de grands arbres déracinés et des meules de blé éparpillées à travers les champs et les chemins. La tempête cependant ne diminuait pas et le vent mugissant de plus fort en plus fort.

À mesure que nous approchions de la mer d’où ce terrible vent soufflait contre le rivage, et long-temps avant que nous vissions la mer elle-même, nous sentîmes à nos lèvres son écume âcre, et une pluie salée tomba sur nous. L’eau couvrait l’espace de plusieurs milles dans le pays plat qui avoisine Yarmouth. Il n’était pas une mare qui ne fouettât ses bords et ne soulevât son inondation de petits brisants dans notre direction. Quand nous fûmes en vue de la plage, les vagues montant à l’horizon maritime y figuraient au-dessus de l’abîme les accidents d’un rivage supérieur avec des tours et des édifices ; quand enfin nous entrâmes dans la ville, les habitants accoururent sur les portes des maisons, l’air effaré, ne pouvant concevoir comment la malle avait pu voyager par une nuit pareille.

Je descendis à la vieille auberge et me dirigeai vers la mer, pensant rencontrer Cham sur la plage. Ce ne fut pas sans efforts que je franchis la rue, parsemée de graviers et d’algues, sous une pluie de flocons d’écume, sous une grêle de tuiles et d’ardoises, louvoyant d’une maison à l’autre, me heurtant avec tous ceux qui se cramponnaient comme moi aux angles pour résister aux rafales. Sur la plage même, je ne vis pas seulement les marins, mais la moitié des hommes de la population, s’abritant derrière les constructions du quai, quelques-uns s’avançant de temps en temps pour regarder la mer, et, repoussés bientôt par la fureur de l’ouragan, trop heureux de pouvoir rétrograder à pas obliques jusqu’au point d’où ils s’étaient écartés en osant le braver.

Ayant joint ces groupes, j’y trouvai des femmes en pleurs dont les maris étaient à la mer sur des barques à pêcher les harengs ou les huîtres, et qu’on avait trop raison de croire avoir sombré avant de s’être réfugiés dans aucun port ; j’y trouvai des vieillards hochant la tête, regardant tantôt le ciel, tantôt la mer, et se parlant tout bas les uns aux autres ; des armateurs se communiquant leurs inquiétudes ; des jeunes gens consultant le visage des hommes plus âgés qu’eux, et enfin de robustes marins braquant leurs lunettes pour examiner les vagues comme si c’eût été une invasion ennemie.

Le terrible élément lui-même, lorsque, entre deux rafales, au milieu du bruit étourdissant et de l’agitation générale, je pouvais saisir un moment pour le contempler, me remplissait de trouble. On eût dit, en voyant les lames s’amonceler puis retomber soudain, qu’elles allaient submerger la ville ; en se retirant avec fracas, elles se creusaient de profonds ravins sur la plage, comme si elles eussent voulu miner la terre. À peine quelques-unes s’étaient-elles brisées avant d’atteindre le rivage, que leurs fragments semblaient animés par la même fureur de destruction qui les rassemblait pour former un nouveau monstre : c’était une rapide succession de métamorphoses tumultueuses, d’humides montagnes changées en vallées, de vallées changées en montagnes, de sons effrayants qu’on aurait pris pour le craquement d’un monde ; — le rivage fantastique de l’horizon tombait et se relevait avec ses tours et ses remparts de vapeurs, les nuages pourchassaient les nuages, les vagues pourchassaient les vagues, et la nature entière paraissait au moment d’être engloutie par l’abîme.

Ne rencontrant pas Cham parmi les spectateurs de cette tempête mémorable, — car on s’en souvient encore à Yarmouth et on la cite comme la plus grande qui ait jamais soufflé sur la côte, — je revins sur mes pas vers sa demeure : elle était fermée. Personne ne répondant à mes coups de marteau, je me rendis, par des passages et des ruelles, au chantier où il travaillait. On m’apprit là qu’il était allé à Lowestoft pour y exécuter quelques travaux de son état, mais qu’il serait de retour le lendemain matin de bonne heure.

Je rentrai alors à mon auberge, où je changeai de linge et essayai de dormir, mais en vain. À cinq heures de l’après-midi, je m’étais assis près du feu dans la salle commune. Le garçon vint tisonner le charbon, cherchant un prétexte pour engager la conversation ; il me dit que deux bâtiments de Newcastle avaient coulé bas à quelques milles de Yarmouth avec leurs équipages, et qu’on signalait d’autres navires dans la rade, luttant encore, mais dont la perte était à peu près certaine :

« — Dieu ait pitié d’eux et de tous les pauvres marins, » ajouta-t-il, « si nous avons une seconde nuit comme la dernière ! »

J’éprouvais un grand accablement, le vide de la solitude, une sorte de vague inquiétude relativement à l’absence de Cham, que je ne m’expliquais pas bien. Mon malheur récent me disposait sans doute à ces accès d’amère tristesse ; mais à mes impressions du passé se mêlait une émotion présente qui, peu à peu, bouleversa l’ordre de mes idées et de mes souvenirs : je ne concevais plus que confusément les époques et les distances. Si j’étais sorti dans les rues de Yarmouth, j’aurais sans surprise rencontré quelqu’un que je savais être à Londres. C’était, sous ce rapport, une curieuse inattention qu’il y avait dans mon esprit, et cependant la vue des lieux où je me trouvais y avait réveillé toutes les images du passé, singulièrement vives et distinctes.

Les causes physiques exercent une telle influence sur notre moral, que sans doute le vent violent auquel j’avais été si long-temps exposé n’était pas étranger au trouble de mon esprit, et naturellement encore, les lugubres détails que le garçon d’auberge me donna sur la perte de deux navires, se lia malgré moi à mon inquiétude sur ce que Cham était devenu. Je me disais que peut-être il aurait voulu revenir par mer de Lowestoft, et qu’il se serait noyé. Cette crainte s’empara tellement de moi, que je résolus de retourner au chantier avant mon dîner et d’y demander au chef constructeur s’il pensait qu’il y eût quelque vraisemblance que Cham pût songer à s’embarquer. S’il avait le moindre motif de le supposer, je partirais pour Lowestoft afin de l’en empêcher en le ramenant avec moi.

Je commandai à la hâte mon dîner, et retournai au chantier. Je n’y arrivai pas trop tôt, car le chef constructeur, une lanterne à la main, fermait la porte de la cour. Il rit de ma question, et répondit qu’il n’y avait pas à craindre que, par un temps pareil, un homme de sens ou même un fou prît la voie de mer, encore moins Cham Peggoty, élevé à bord d’un bateau.

Je comptais si bien sur cette réponse, que je m’étais senti vraiment honteux de la question, et cependant je l’avais faite malgré moi.

Je rentrai à l’auberge. En ce moment le vent redoublait de violence, sifflant, hurlant, mugissant sur tous les tons par les fentes des portes et des fenêtres ou par les tuyaux des cheminées. Ajoutez à ce vacarme le tumulte de la mer, le tremblement de la maison qui m’abritait sous son toit, l’obscurité de la nuit, en un mot, tout ce qui revêt une tempête de ses terreurs réelles ou imaginaires.

Je ne pouvais achever mon repas, je ne pouvais rester assis, je ne pouvais me fixer sur rien. Quelque chose au-dedans de moi-même, répondant à la tempête extérieure, y excitait un tumulte moral. Cependant, au milieu du désordre de mes idées, d’accord avec le désordre des éléments, — c’était toujours la tempête elle-même et mon inquiétude pour Cham qui revenaient sur le premier plan.

Ayant laissé desservir la table sans avoir presque mangé un morceau, j’essayai de me reconforter avec un ou deux verres de vin. Cela ne me réussit pas davantage. Je m’assoupis un moment devant le feu, sans perdre, dans ce lourd sommeil, la conscience de ce qui se passait autour de moi, ni celle des lieux où je me trouvais. Une nouvelle horreur indéfinissable m’enveloppa, et quand je me réveillai… tout mon être frémissait d’une appréhension inexplicable.

Je me levai, j’allai et je vins ; je voulus lire un de ces vieux dictionnaires topographiques qu’on place dans les salles d’auberge ; j’écoutai les bruits imposants de la tempête ; je me rapprochai du feu et j’essayai de me distraire en y contemplant les figures et les scènes que l’imagination y évoque si facilement. À la fin, le monotone mouvement du balancier de l’horloge d’Allemagne qui décorait la muraille, me tourmenta à ce point que je résolus d’aller me mettre au lit.

On aimait à savoir, dans une nuit semblable que quelques-uns des domestiques de l’auberge étaient convenus de veiller ensemble jusqu’au lendemain matin. Je montai pour me coucher, excessivement fatigué et accablé ; mais, à peine étais-je déshabillé, que cette fatigue et cet accablement se dissipèrent comme par magie, et je demeurai éveillé avec toute la vivacité de mes perceptions.

Pendant des heures entières je restai ainsi, écoutant le vent et les vagues, m’imaginant tantôt que j’entendais des cris sur la mer tantôt que je distinguais le bruit d’un canon d’alarme, tantôt la chute de maisons dans la ville. Je me levai plusieurs fois et regardai ; mais je ne pouvais rien voir, excepté sur les vitres de ma fenêtre où j’apercevais les rayonnements de la bougie que j’avais laissée allumée et la réflexion de ma figure égarée se retrouvant seule dans le vide des ténèbres.

Mon agitation finit par s’exaspérer à un tel point, que je me revêtis précipitamment de mes habits et descendis dans la cuisine. Là, à travers les provisions culinaires suspendues aux solives du plafond, j’aperçus les domestiques de la veillée groupés ensemble dans diverses attitudes autour d’une table écartée à dessein de la grande cheminée et placée près de la porte. Une jolie fille qui se couvrait les oreilles avec son tablier, se mit à crier, me prenant pour un spectre ; mais les autres eurent plus de présence d’esprit et furent charmés de se voir un de plus. Je sus bientôt quelle était la conversation interrompue par mon apparition soudaine… On me demanda si je pensais que les âmes des hommes d’équipage des navires naufragés la veille parcouraient les airs sur les ailes de la tempête ?

Je dus rester là environ deux heures. Une fois j’ouvris la porte de la cour et allai donner un coup d’œil à la rue. Le sable, les herbes marines, les flocons d’écume voltigeaient de tous côtés : je fus obligé d’appeler à mon aide pour refermer la porte contre le vent.

Je remontai alors dans ma chambre : les ténèbres y régnaient, des ténèbres lugubres ; mais, cette fois, j’étais fatigué tout de bon, et, m’étant remis au lit, je tombai du haut d’une tour au fond d’un précipice… dans le rêve que je fis. C’était le vent qui causait cette horrible chute, et dans tous les autres rêves que je fis cette nuit-là, le vent soufflait toujours. Ce dernier rapport entre mes visions et la réalité n’existait plus cependant lorsque je me trouvai avec deux amis, deux amis que je n’aurais pu nommer, au siège d’une ville canonnée par de la grosse artillerie.

Le tonnerre du canon était si assourdissant, que je ne pouvais entendre quelque chose que j’aurais beaucoup désiré entendre, et l’impatience me réveilla. Il était grand jour… huit ou neuf heures du matin. Au lieu de la canonnade, c’était la tempête qui rugissait toujours. Quelqu’un frappait et appelait à ma porte.

« — Qu’y a-t-il ? » demandai-je ?

« — Un naufrage tout près d’ici. »

Je sautai en bas du lit et m’écriai : « Quel naufrage ? 

» — Celui d’un schooner venant d’Espagne ou de Portugal, chargé de fruits et de vins. Dépêchez-vous, Monsieur, si vous voulez le voir. On pense, sur la plage, que le navire va être bientôt fracassé. » 

La même voix répéta la même chose tout le long de l’escalier : je m’habillai au plus vite, et courus dans la rue.

Devant moi bien d’autres couraient aussi, et tous dans la même direction, celle de la plage. Je n’en arrivai pas moins un des premiers et me trouvai de nouveau en face de la mer toujours furieuse.

Le vent pouvait bien cependant n’être plus aussi fort, quoique la diminution de sa violence ne fût guère plus sensible que ne l’eût été l’effet de quelques bouches à feu réduites au silence dans la canonnade grandiose de mon rêve. Mais la mer ayant subi additionnellement l’agitation de toute la nuit, était infiniment plus terrible que lorsque je l’avais vue la veille. Les brisants s’élevaient plus haut encore et retombaient avec plus de fracas l’un sur l’autre, tantôt roulant séparément, tantôt se confondant en une masse gigantesque.

Il était si difficile d’entendre autre chose que le vent et les vagues ; il fallait de tels efforts pour tenir tête aux bourrasques qui repoussaient la foule au milieu de laquelle je m’arrêtai pour fixer les yeux sur le navire menacé de naufrage, que je ne pus d’abord apercevoir que la crête écumante des lames. Un marinier habillé à demi, debout à côté de moi, étendit vers la gauche son bras nu, sur lequel il avait tatoué la figure d’une flèche…

Je vis enfin le malheureux navire, là, tout près de nous, ô ciel !

Un de ses mâts avait été coupé net à six ou huit pieds du niveau du pont ; il pendait par dessus le bord, empêtré dans une complication de cordages, de voiles et d’agrès. À mesure que le bâtiment courait des bordées, — et il en courait sans cesse avec une impétuosité inconcevable, — ce mât battait à grands coups un des côtés de la carène comme s’il eût voulu l’enfoncer. On faisait à bord quelques tentatives pour se délivrer de ce fatal débris de naufrage ; car, lorsque le bâtiment vira vers nous dans une de ses interminables bordées, je distinguai parfaitement les hommes de l’équipage armés de haches, et surtout un homme à longs cheveux bouclés, remarquable par son activité entre tous les autres. Mais, en ce moment même, un grand cri s’éleva du rivage, un cri dominant même le vacarme du vent et des vagues. La mer avait balayé le pont et enlevé hommes, esparres, planches, bref tout ce qui s’y trouvait.

Le second mât était encore debout avec les lambeaux d’une toile déchirée et des cordages embrouillés qui le fouettaient en tous sens : « Le navire a déjà touché fond une fois, » me dit le matelot qui me l’avait montré tout à l’heure, « et il se relève pour toucher fond encore. » Il ajouta qu’il se partagerait par le travers, et je le compris aisément, car il était impossible qu’une œuvre de la main des hommes résistât à de pareilles secousses. Le matelot me parlait encore de sa voix enrouée, lorsqu’un autre grand cri lamentable retentit sur la plage : quatre hommes sortirent de la mer avec la carcasse du navire, se cramponnant aux agrès du mât restant. Parmi les quatre, je remarquai de nouveau le personnage si actif à la chevelure bouclée.

Il y avait à bord une cloche : à mesure que le navire se démenait comme une créature que le désespoir frappe de démence, tantôt nous faisant voir tout son pont balayé lorsqu’il se tournait vers le rivage, tantôt ne présentant plus que sa quille lorsqu’il rebondissait et se retournait vers la mer, la cloche sonnait… et le vent nous portait ce glas de mort des infortunés naufragés ; le navire plongea, et puis reparut avec deux survivants de moins. L’angoisse était croissante sur la place. Les hommes joignaient les mains, gémissant, se désolant ; les femmes pleuraient, criaient et détournaient la tête : quelques-uns se prirent à courir de côté et d’autre, appelant du secours là où aucun secours ne pouvait être donné. Je fus de ce nombre, suppliant un groupe de matelots, que je reconnus, de ne pas laisser ainsi périr ces deux créatures qui allaient être englouties devant nos yeux.

Dans le trouble de mon esprit, je crus comprendre qu’ils me répondaient avec émotion qu’une heure auparavant on avait tenté de mettre à la mer le canot de sauvetage et qu’il n’y avait plus rien à espérer, à moins qu’un homme fût assez hardi pour se jeter à l’eau, attaché à une amarre, afin d’établir une communication avec la terre ferme. Tout-à-coup une sensation nouvelle se manifesta parmi les gens accourus sur la plage, et, de leurs rangs entr’ouverts, je vis sortir Cham lui-même. Je m’élançai vers lui, autant que je pus m’en rendre compte, pour le supplier, lui aussi, de porter secours à ceux qui périssaient ; mais, quel que fût le désordre de mes sens à la vue d’un spectacle si nouveau et si effrayant, je revins presque en même temps à la conscience du danger que Cham allait courir, frappé à la fois par l’air résolu de sa physionomie et le regard qu’il fixa sur la mer… le même regard que j’avais remarqué le jour de la fuite d’Émilie. Je voulus le retenir en l’embrassant, et, changeant de langage, je conjurai ceux qui m’entouraient de ne pas le laisser s’exposer à une mort inévitable.

Un troisième cri s’éleva sur le rivage… nous vîmes la cruelle voile fouettant à coups répétés le moins grand des deux naufragés, le précipiter dans l’abîme et menacer du même sort le survivant.

En présence de cette nouvelle scène, Cham, inébranlable dans le calme désespoir qui inspirait son courage, me repoussa doucement. Je n’aurais pas plus obtenu de la tempête si je m’étais adressé à elle, que de cet homme qui avait déjà une habitude d’autorité sur les autres là présents : « Monsieur Davy, » me dit-il en me serrant cordialement les deux mains, « si mon heure est venue, elle est venue ; si elle n’est pas venue, je puis tout braver. Que Dieu là-haut vous bénisse et qu’il bénisse… vous savez qui. Camarades, disposez tout, je pars ! »

On m’emmena à quelque distance, et là ceux qui, en m’emmenant, avaient obéi à un geste de Cham, me représentèrent qu’il était déterminé à se jeter à la mer avec ou sans les précautions qui pouvaient diminuer le danger et que je ne ferais que troubler celles qu’on allait prendre. Je ne sais ce que je répondis et ce qu’on me répliqua, mais je vis confusément des matelots accourir avec la corde déroulée d’un cabestan qui était sur le rivage ; puis je vis Cham, seul, debout, en avant, une corde à la main ou autour de son poignet, une autre autour de son corps, et les plus robustes de ses camarades tenant l’extrémité de cette dernière corde qui traînait à ses pieds.

Cependant le débris du bâtiment allait se partager encore par le milieu ; cela était évident même pour ceux qui n’avaient pas l’habitude de la mer, et le dernier naufragé, cramponné au mât, ne pouvait tarder à disparaître. Il portait sur la tête un singulier bonnet de couleur rouge, — d’un rouge plus brillant que les bonnets dont se coiffent quelquefois les matelots. Nous le vîmes tous prendre ce bonnet à la main et l’agiter comme un signal. Il s’apercevait lui-même, tout en se rapprochant de la plage, qu’il n’y avait plus que quelques faibles planches entre la mort et lui ; son glas funèbre sonnait, par anticipation. À ce geste… était-ce une hallucination de mes sens ? avais-je réellement reconnu l’ami autrefois si cher à mon cœur.

Cham épiait le moment favorable pour s’élancer : profitant du reflux d’une immense lame, s’étant tourné une dernière fois vers ceux qui restaient derrière lui et qui retenaient le corde qu’il avait autour du corps, il s’élança avec cette lame, la lutte commençant entre lui et les vagues, qui tantôt l’emportaient sur leurs crêtes, tantôt le repoussaient au rivage. Dans cette lutte, il fut blessé : de l’endroit où j’étais, je vis du sang à son visage ; mais Cham n’y faisait pas attention, et il me sembla que son geste indiquait à ceux qui tenaient la corde qu’il fallait le laisser plus libre de ses mouvements.

Le voilà de nouveau replongeant à travers les lames, perdu sous leur écume, avançant ou reculant alternativement vers le débris du bâtiment et redoublant d’effort chaque fois qu’il se voyait repoussé. La distance n’était rien : c’était la force du vent et de la mer qui rendait la lutte mortelle. À la fin, il s’était rapproché du but, tellement rapproché que d’un de ses bonds vigoureux il aurait pu l’atteindre… lorsque tout-à-coup, par delà le débris, une haute et vaste lame se lève et retombe dans la direction du rivage… l’intrépide Cham s’élance… il disparaît dans cette masse d’eau et, avec lui, tout ce qui restait du navire…

La consternation était sur tous les visages…

On dépose à mes pieds Cham, insensible, sans vie ; on le porte ensuite à la maison la plus voisine, et là, personne ne m’empêche plus de demeurer à ses côtés, tandis qu’on emploie tous les moyens pour le ranimer. Mais la vague l’avait frappé à mort, son cœur généreux avait à jamais cessé de battre.

J’étais auprès du lit où il était étendu ; on avait renoncé à tout espoir, c’en était fait, ce n’était plus qu’un cadavre : un pêcheur qui m’avait connu enfant, au temps où je parcourais la plage avec Émilie, entre et prononce tout bas mon nom sur le seuil de la porte.

« — Que me veut-on ? 

» — Monsieur, » me dit cet homme la pâleur au front et les lèvres tremblantes, « voudriez-vous venir ? »

Il avait connu aussi l’ami qui m’était apparu tout à l’heure, et, dans son regard, je retrouvais cet autre souvenir. Je m’appuyai sur le bras qu’il me tendit, et, terrifié, je lui demandai :

« — Un corps est-il abordé au rivage ? 

» — Oui, » dit-il.

« — Le corps de… ? » Je n’achevai pas, et le pécheur ne répondit rien ; mais il m’entraîna sur la plage, et sur ce sable même où Émilie et moi, enfants folâtres, avions cherché des coquillages, — sur ce sable où la tempête de la dernière nuit avait arraché et éparpillé quelques fragments de la maison-navire… parmi les ruines du foyer profané par lui… je le vis la tête appuyée sur son bras, comme je l’avais souvent vu dormir de son sommeil d’écolier.

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