David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 16
CHAPITRE XVI.
Nouvelle blessure et ancienne blessure.
Tu n’avais pas besoin, ô Steerforth ! de me recommander, à notre dernière entrevue, — à cette heure que j’étais si loin de croire être celle de nos éternels adieux… tu n’avais pas besoin de me recommander de penser à toi sous ton jour le plus favorable… je l’avais toujours fait, et pouvais-je ne pas le faire encore en te voyant sans vie devant moi !
On alla chercher un brancard, où l’y étendit, on le recouvrit d’un pavillon, et il fut transporté ainsi… du côté de la maison où était déjà une victime de la mort… Mais les hommes qui le transportaient l’avaient tous connu, ils avaient navigué avec lui… et lorsqu’ils eurent déposé le brancard sur le seuil de la porte, ils se regardèrent l’un l’autre, m’interrogèrent aussi des yeux, puis se parlèrent à l’oreille et je compris ce qu’ils se disaient : ils semaient qu’il ne serait pas convenable de le laisser dans la même chambre où Cham l’avait précédé.
Nous entrâmes dans la ville et déposâmes le naufragé à l’auberge : aussitôt que je pus recueillir mes idées, j’envoyai chercher Joram, le gendre de M. Omer, et le priai de me procurer une voiture avec un corbillard pour le transporter à Londres dans la nuit. Je sentis qu’il n’y avait que moi qui devais en prendre soin et me charger de préparer sa mère à le recevoir : je voulais m’acquitter fidèlement de ce devoir.
Je choisis l’heure de la nuit pour nous mettre en route, afin de moins éveiller la curiosité en quittant Yarmouth. Cependant, quoiqu’il fût près de minuit quand je partis dans une chaise de poste suivie de la voiture mortuaire, il y avait plusieurs personnes assemblées dans la cour de l’auberge : j’en vis d’autres sur les portes dans la rue et même hors la ville, jusqu’à ce qu’enfin je n’eus plus autour de moi que la campagne muette et, à quelques pas de ma chaise, les restes de mon ami d’enfance.
Il était midi quand j’arrivai à Highgate, par un beau jour d’automne : la terre était parsemée des premières feuilles tombées des arbres qui en conservaient encore le plus grand nombre, diaprées de teintes dorées, pourpres et brunes. Je fis à pied le dernier mille du chemin, réfléchissant à ce que j’avais à faire et ayant ordonné à la voiture qui me suivait de s’arrêter pour attendre là de nouvelles instructions.
La maison de Mrs Steerforth avait la même apparence : tous les volets étaient fermés ; pas le moindre signe de vie dans la triste cour pavée qui conduisait par le passage vitré à une porte rarement ouverte.
J’eus besoin de tout mon courage pour sonner à la grille, et il me sembla que la sonnette annonçait l’objet de ma visite. La jeune servante accourut une clef à la main, et, en m’ouvrant, elle me dit :
« — Pardon, Monsieur… êtes-vous malade ? » elle avait remarqué l’altération de mes traits.
« — J’ai été très agité et je suis fatigué, » répondis-je.
« — Qu’est-il arrivé, Monsieur ?… M. James… ?
» — Silence ! » lui dis-je… « oui, il est arrivé quelque chose que je dois communiquer à Mrs Steerforth ; est-elle chez elle ? » La jeune fille me répondit que sa maîtresse sortait rarement, même en voiture, gardant la chambre et ne voyant personne. — « Mais vous, Monsieur, elle vous recevra… elle est en haut et Miss Dartle est avec elle ? que dois-je lui dire ? »
Je lui recommandai la plus grande réserve dans ses paroles :
« — Ou plutôt, » repris-je, « remettez ma carte simplement et dites que j’attends. »
Je m’assis au salon et j’attendis. Le salon avait aussi un air de solitude et de tristesse, les volets étaient fermés à demi ; la harpe semblait muette et négligée depuis long-temps. Je remarquai encore le portrait de mon ami enfant, ainsi que le coffret où sa mère renfermait ses lettres… Mais les relisait-elle comme autrefois ? ah ! les relirait-elle jamais ? Tel était le silence de toute la maison, que j’entendis les pas de la jeune servante qui montait l’escalier.
Elle redescendit pour m’annoncer que Mrs Steerforth étant un peu souffrante, ne pouvait se rendre au salon ; mais que, si je voulais bien l’excuser, elle me recevrait avec plaisir dans sa chambre. Au bout de quelques moments, j’étais devant elle.
Sa chambre ! c’était celle de son fils et non la sienne. Je compris tout d’abord qu’elle s’y était installée en souvenir de lui. Là, elle était entourée de tout ce qui rappelait les goûts de son jeune âge, de ses premiers livres et des petits trophées de son adresse à tous les jeux. Toutefois, en me recevant, elle essaya de prétendre à demi-voix qu’elle occupait cette chambre parce qu’elle convenait mieux que la sienne à ses infirmités. Son regard imposant défendait qu’on discutât la vérité.
Derrière son fauteuil, comme d’ordinaire, était debout Rosa Dartle ; du moment où ses yeux noirs se fixèrent sur moi, je vis qu’elle devinait que j’étais porteur d’une mauvaise nouvelle ; sa cicatrice prit sa teinte la plus foncée : elle s’écarta du fauteuil pour tenir son visage hors de l’observation de Mrs Steerforth, et m’examina avec ce regard scrutateur que rien n’intimidait.
« — Je remarque avec peine, Monsieur, que vous êtes en deuil, » dit Mrs Steerforth.
« — J’ai le malheur d’être veuf, » répondis-je.
« — Vous êtes bien jeune pour éprouver une si grande perte ; je l’apprends avec peine… je l’apprends avec peine, » répéta-t-elle… « j’espère que le temps sera clément pour vous.
» — J’espère que le temps, » répondis-je en la regardant, « sera clément pour nous tous. Ma chère Mrs Steerforth, nous devons tous l’espérer dans nos plus grandes douleurs. »
Mon air et les larmes qui mouillaient mes yeux l’alarmèrent. Sa pensée changea tout-à-coup de direction.
J’essayai d’adoucir le son de mes paroles ; mais ce fut d’un accent tremblant que je lui dis : « Votre fils… »
Elle répéta deux ou trois fois à voix basse : « Mon fils ! mon fils ! » et puis d’une voix plus ferme : « Mon fils est malade ?
» — Très malade.
» — Vous l’avez vu ?
» — Je l’ai vu.
» — Êtes-vous réconciliés ? »
Je ne pus dire Oui, je ne pus dire Non. Elle tourna à demi la tête du côté où tout à l’heure Rosa Dartle était debout auprès d’elle, et, pendant ce moment, je dis à Rosa, par le mouvement de mes lèvres : « Mort ! » — De peur que Mrs Steerforth, n’apercevant plus contre son fauteuil celle que cherchait son regard, ne tournât tout-à-fait la tête et ne lût sur le visage de Rosa la nouvelle qu’elle n’était pas encore préparée à recevoir, j’arrêtai moi-même l’attention de ses yeux ; mais je n’avais pas vu Rosa étendre les mains et les croiser sur son front avec le geste du désespoir et de l’horreur.
La mère (cette noble et belle figure, si semblable à son fils… ah ! si semblable !) porta aussi, en me regardant, une main à son front. Je la suppliai d’être calme et de rassembler toutes les forces de son âme pour supporter ce que j’allais lui apprendre ; mais j’aurais pu tout aussi bien la supplier de pleurer, car elle resta devant moi comme une statue de marbre.
« — La dernière fois que je vins ici, » dis-je en balbutiant, « Miss Dartle me dit qu’il naviguait, et elle m’a écrit depuis qu’il se proposait de revenir en Angleterre. La nuit d’avant-hier a été terrible à la mer ; s’il avait été en mer cette nuit-là… près d’une côte dangereuse… et si le navire qu’on a vu était réellement celui…
» — Rosa, » dit Mrs Steerforth, « venez, approchez-vous de moi. »
Rosa s’approcha d’elle, mais sans sympathie, sans paraître touchée de son malheur ; ses yeux étincelaient comme le feu, et, en regardant cette mère privée de son fils, elle fit éclater un rire effrayant.
« — Maintenant, » s’écria-t-elle, « votre orgueil est-il satisfait, femme insensée que vous êtes ? maintenant qu’il a expié ses torts envers vous… au prix de sa vie ! Entendez-vous ? sa vie ! »
Mrs Steerforth, renversée raide dans son fauteuil et ne répondant que par un gémissement, contempla Rosa avec des yeux effarés.
« — Oui, » reprit Rosa se frappant violemment la poitrine, « regardez-moi ; gémissez et regardez-moi, et regardez aussi l’œuvre de votre fils mort… » ajouta-t-elle en touchant du doigt sa cicatrice.
Le gémissement répété de la mère me déchira le cœur ; gémissement toujours le même, toujours inarticulé et étouffé ; toujours accompagné d’un faible mouvement de la tête, mais sans aucune altération du visage ; toujours passant à travers les lèvres raides, les dents serrées.
« — Vous rappelez-vous quand il fit cela ? » poursuivit Rosa Dartle ; « vous rappelez-vous quand, fidèle au caractère à lui transmis par sa mère et qu’elle développa si bien en nourrissant son orgueil et sa violence, il me frappa et me défigura pour la vie ? Regardez-moi, portant jusqu’à la mort cette marque de sa colère ; gémissez sur ce qu’il est devenu, grâce à vous !
» — Miss Dartle, » dis-je en la suppliant, « pour l’amour du ciel !…
» — Je parlerai, » me répondit-elle se tournant vers moi avec ses yeux flamboyants. « Je veux parler, et vous, taisez-vous !… Regardez mon visage, orgueilleuse mère d’un orgueilleux et traître fils. Gémissez, oui, gémissez ; car c’est vous qui avez nourri ses mauvaises passions, corrompu son cœur ; gémissez sur votre perte et gémissez sur la mienne. »
À la crispation de ses mains, au tremblement de tous ses membres, je crus que la fureur allait la tuer sur place.
« — Vous, » s’écria-t-elle, « vous, lui faire un crime de son égoïsme ; vous, vous dire outragée par sa hauteur ; — vous, sa mère, qui l’aviez fait ce qu’il était ; vous qui, après avoir flatté son enfance, auriez voulu que, dans un âge plus mûr, il pliât docilement sous vos fières volontés !… Vous avez aujourd’hui votre récompense !
» — Ah ! Miss Dartle, quelle cruauté ! N’avez-vous pas honte ?
» — Je vous dis, » me répliqua-t-elle, « que je veux lui parler. Aucune puissance sur la terre ne me fermera la bouche. J’ai acheté ce droit par des années entières de silence. »
Et, se retournant encore vers la malheureuse mère :
« — Je l’aimais plus que vous ne l’aimâtes jamais, » reprit-elle. « J’aurais pu l’aimer sans être payée de retour, moi. Si j’avais été sa femme, j’aurais pu être l’esclave de ses caprices pour un seul mot de tendresse dans l’année. Oui, je l’aurais été ; qui le sait mieux que moi ? Vous fûtes une mère exigeante, orgueilleuse, égoïste. Mon amour eût été dévoué, il eût foulé aux pieds vos misérables doléances. »
En parlant ainsi, son geste ajoutait encore à l’expression de ce désespoir mêlé de rage.
« — Regardez ceci ! » s’écria-t-elle en montrant encore sa cicatrice. « Quand, après m’avoir frappée, il vit les marques de sa violence ; quand, plus calme, il comprit ce qu’il avait fait, il en éprouva un vrai repentir, et moi, je lui pardonnai. Je chantais pour lui plaire, je causais pour l’amuser. Il savait avec quelle ardeur tout ce qui le charmait me charmait aussi. J’étudiai même ; aucun travail ne me coûta pour acquérir les connaissances qui l’intéressaient le plus, et je parvins ainsi à l’attirer à moi. Oui, quand son cœur était encore naïf et jeune, il m’aima. Oui, maintes fois, quand, vous sa mère, il vous avait blessée par un mot dédaigneux, il venait me trouver et me pressait sur son cœur. »
Elle dit cela avec une sorte d’orgueil au milieu de sa frénésie ; car l’excitation du moment avait rallumé les cendres d’un sentiment plus tendre, et ce fut ce sentiment qui sembla tout-à-coup la dominer lorsqu’elle ajouta :
« — Ah ! lui aussi il me fascina avec son amour de jeunesse ; et j’oubliai en l’écoutant que j’aurais dû lui résister pour n’être pas un jour délaissée par son inconstance, mise de côté comme un jouet d’enfant, bon tout juste pour l’amusement d’une heure. Mais, du moins, je ne voulus pas m’imposer à lui. Quand il cessa de m’aimer, je fis taire mon propre amour ; — son caprice éteint, je n’aurais pas plus voulu faire valoir les droits de ma faiblesse, que je n’aurais voulu être sa femme s’il ne m’avait épousée que par force. Nous nous quittâmes sans un mot d’explication. Peut-être le vîtes-vous, et vous n’en fûtes pas fâchée. Je ne suffisais pas plus à votre ambitieux orgueil qu’au sien, et, depuis lors, je suis restée entre vous deux comme un meuble inutile de votre maison… Gémissez, — oui, gémissez sur ce que vous avez fait de votre fils, mais non sur votre tendresse pour lui ; car je vous répète que je l’ai aimé plus que vous ne l’avez jamais aimé. »
À cette nouvelle apostrophe, la mère ne répondit encore que par un gémissement.
« — Miss Dartle, » dis-je, « si vous avez le cœur assez dur pour être sans pitié devant cette mère affligée…
» — Et qui a pitié de moi ? » répliqua-t-elle en m’interrompant. « Elle récolte ce qu’elle a semé.
» — Et quant à lui, » repris-je, « si ses torts…
» — Des torts ! » s’écria-t-elle ; et, à ces mots, elle fondit en larmes. « Ses torts ! Qui ose l’accuser ? Ses amis ! Il valait mieux que tous ceux auxquels il daignait donner ce titre.
» — Personne ne peut l’avoir aimé plus que moi, » dis-je ; « personne ne conserve de lui un plus tendre souvenir. Ce que je disais, c’est que si vous n’avez aucune pitié pour sa mère, ou que si ses torts à lui… vous les avez rappelés avec amertume…
» — C’est faux ! » interrompit-elle encore en s’arrachant les cheveux. « — Je l’aimais !
» — Si ses torts à lui, » repris-je, « ne peuvent être bannis de votre souvenir en un pareil moment… regardez cette mère infortunée comme si vous la voyiez pour la première fois, et secourez-la. »
Toujours immobile, raide, les yeux hagards, Mrs Steerforth ne donnait d’autre signe de vie que le gémissement convulsif qui s’échappait par intervalle de ses lèvres. Miss Dartle, tout-à-coup, s’agenouilla auprès d’elle et se mit à délacer sa robe.
« — Malédiction sur vous ! » s’écria-t-elle en s’adressant à moi avec un mélange de rage et de douleur. « Fatale est l’heure qui vous a jadis conduit dans cette maison ! Malédiction sur vous ! Allez-vous en ! »
Avant de sortir de la chambre, je sonnai pour donner l’alarme aux domestiques, et, en me retirant lentement, je vis que Rosa Dartle avait pris Mrs Steerforth dans ses bras, l’y berçant comme un enfant, cherchant par tous les moyens possibles à ranimer ses sens éteints.
Un peu plus tard, le même jour, je revins avec le corps du naufragé, que nous déposâmes dans l’ancienne chambre de sa mère. On me dit qu’elle était dans le même état, que Miss Dartle ne la quittait pas, que des médecins avaient été appelés, mais que rien ne pouvait encore l’arracher à cette immobilité de statue : elle ne donnait d’autre signe de vie que son triste gémissement.
Je parcourus les diverses pièces de la maison et fermai les fenêtres, terminant par la chambre mortuaire. Là, je saisis la main glacée de l’ami de mon enfance et la tins un moment sur mon cœur. Puis je m’éloignai, laissant après moi un silence lugubre qui n’était interrompu que par le gémissement de la malheureuse mère.