David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 19

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 354-390).
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CHAPITRE XIX.

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Je débarquai à Londres par une soirée d’automne. Après le coucher du soleil, le ciel était devenu pluvieux, et je vis en une minute plus de brume et de boue que je n’en avais vu en une année ; il me fallut aller à pied de la Douane jusqu’au Monument avant de trouver un fiacre, et, quoique les vieilles maisons du quartier m’apparussent comme d’anciennes amies, je fus forcé de convenir que c’étaient des amies fort sales extérieurement.

J’ai souvent fait cette remarque, — et tout le monde a dû la faire, — qu’il semblerait qu’en quittant une ville que nous avons long-temps habitée, notre départ fût le signal de quelque changement : en mettant la tête à la portière du fiacre, je vis qu’en mon absence on avait abattu une antique maison sur la hauteur de Fish-Street, qui, depuis un siècle, n’avait oncques été touchée par le peintre, le charpentier ou le maçon. Une autre rue du voisinage, fameuse par son irrégularité et son insalubrité, avait été élargie et assainie. Je n’aurais pas été surpris, après de pareils travaux, si la cathédrale de Saint-Paul m’avait paru plus vieille.

J’étais mieux préparé à trouver quelques changements aussi dans la destinée de mes amis. Ma tante était retournée à son cottage de Douvres, et Traddles, trois mois après mon départ, avait commencé à avoir une petite clientèle. Il avait pris enfin une étude dans Gray’s-Inn, et ses dernières lettres m’annonçaient qu’il espérait être bientôt uni à celle qui était toujours « la meilleure fille du monde. »

On m’attendait en Angleterre avant la Noël ; mais on ne se doutait pas que je revinsse plus tôt. J’avais fait exprès de le laisser ignorer, afin de surprendre les uns et les autres. Cependant j’eus presque de l’humeur en n’apercevant personne qui vînt au-devant de moi… seul, errant et silencieux, à travers les rues humides.

Peu à peu, néanmoins, l’éclairage des boutiques, que je reconnus, fit luire à mes yeux une clarté amie, et, lorsque je descendis au café-hôtel[1] de Gray’s-Inn, je ne boudais plus mon pays natal. Je me souvins du temps où j’avais mis pied à terre dans l’auberge de la Croix-d’Or… Que d’événements et de vicissitudes dans mon existence depuis lors !…

« — Savez-vous où demeure, ici près, dans l’enceinte de Gray’s-Inn, M. Thomas Traddles, avocat ? » demandai-je au garçon en me réchauffant au feu de la salle à manger.

« — Cour d’Holborn, Monsieur, n° 2. 

» — M. Traddles, je crois, est un des avocats qui commencent à avoir du renom ? » demandai-je encore.

« — Probablement, Monsieur, « répondit le garçon ; « mais quant à moi je l’ignore. »

Ce garçon, homme maigre, d’une quarantaine d’années, eut recours à un garçon de plus d’autorité que lui, à un vieillard corpulent, à double menton, en bas noirs et culotte noire, qui sortit d’une espèce de comptoir, assez semblable à un banc d’église, où il faisait société avec une caisse, un dictionnaire d’adresses, un annuaire judiciaire et autres livres ou registres.

« — M. Traddles, » répéta le garçon maigre, « n° 2, cour d’Holborn ? »

Le garçon bien portant et important écarta l’autre d’un geste, et se tourna vers moi d’un air grave.

« — Je demandais, » répétai-je, « si M. Traddles, au n° 2, dans la cour ici près, n’était pas un avocat qui commençait à jouir d’une certaine réputation ? 

» — Je n’ai jamais ouï prononcer son nom, » répondit le garçon en grossissant la voix.

Je vis qu’il fallait être modeste en parlant de Traddles.

« — C’est un jeune homme, très probablement ? » dit le garçon en fixant sur moi des yeux sévères. « Combien y a-t-il qu’il est dans la corporation des Gray’s-Inn ? » — Il n’y a pas plus de trois ans. »

Le garçon, que je supposai avoir vécu quarante ans au moins dans son banc de marguillier, ne pouvait fixer davantage son attention sur un sujet aussi insignifiant ; il me demanda ce que je désirais pour dîner.

Je sentis que j’étais tout de bon en Angleterre, et fus réellement humilié pour le compte de Traddles. Il semblait que tout espoir était perdu pour lui. Ayant commandé humblement un beefsteak et un morceau de poisson, je m’assis devant le feu, méditant sur l’obscurité de mon pauvre ami.

De temps en temps je suivais des yeux le principal garçon, et je ne pouvais m’empêcher de penser que ce n’était pas chose facile de s’élever dans un pays où la coutume et la routine vous opposent une solennité si raide et une lenteur si formaliste. La salle même où j’attendais mon dîner exprimait le respect du passé et de la régularité traditionnelle ; le parquet était sablé exactement, comme il avait dû l’être quand le principal garçon n’était qu’un petit enfant… (si jamais il fut enfant, ce qui paraissait improbable). Plus je regardais les lourdes tables d’acajou qui reflétaient mon visage comme des miroirs, les lampes d’une propreté éblouissante, les rideaux verts suspendus à des rouleaux d’un cuivre reluisant comme l’or pur et décorant les compartiments en forme de boite où chaque hôte prenait solitairement son repas ; les deux grandes grilles des cheminées garnies de charbons ardents, les carafons, d’un cristal si poli qu’on eût dit qu’ils avaient la conscience du vieux et coûteux vin de Porto que contenaient les celliers ; plus, en un mot, je cherchais à admirer ce confort et cette régularité britanniques qui distinguent nos cafés, nos tavernes et nos hôtels, plus je comprenais qu’il est difficile, en effet, de prendre d’assaut l’Angleterre et le Barreau. Je montai dans ma chambre pour changer mes habits, qui avaient reçu la pluie, et là encore, après avoir traversé un long corridor lambrissé, l’immensité du lit à colonnes sculptées, la forme des armoires et la pesanteur des tiroirs me révélèrent encore la présomption de Traddles et les obstacles qu’il aurait à surmonter avant de faire fortune : la même réflexion me poursuivit quand je fus redescendu et pendant mon triste quoique excellent dîner. Les vacances d’automne duraient encore et la salle était naturellement plus silencieuse que d’habitude. Bref, je plaignis de tout mon cœur mon ami Traddles, comme un homme qui attendrait plus de vingt ans avant de gagner sa vie.

Le principal garçon avait assez de mes questions sur Traddles, et il ne daigna plus s’approcher de moi, se consacrant à un vieux Monsieur en guêtres qui n’avait pas eu besoin de parler pour qu’une pinte de vin de Porto, première qualité, lui fût servie immédiatement. Le second garçon m’apprit tout bas que ce vieux Monsieur était un notaire retiré, demeurant dans le square voisin, riche à millions, et qu’on croyait qu’il laisserait tout ce qu’il possédait à la fille de sa blanchisseuse. « On prétend, ajouta le second garçon, qu’il garde dans un bureau le plus beau service de vaisselle plaie, tout terni faute d’usage, car on n’en a jamais vu qu’une cuiller et une fourchette… » — Décidément Traddles était un homme perdu !

Cependant, très désireux de revoir ce cher ami, je dînai d’une façon si expéditive que je ne dus pas gagner beaucoup dans l’opinion du principal garçon, et je m’esquivai du côté de la cour d’Holborn. Le n° 2 fut bientôt découvert, et une inscription sur la porte m’indiquant que M. Thomas Traddles avait son étude à l’étage le plus élevé, je m’élançai dans l’escalier. C’était malheureusement un vieil escalier un peu en ruine et faiblement éclairé par une mèche à quinquet emprisonnée dans une sale lanterne. J’avais à peine gravi quelques marches, que je crus entendre un joyeux éclat de rire… non pas le rire d’un avocat ou d’un procureur, d’un clerc d’avocat ou d’un clerc de procureur, mais celui de deux ou trois joyeuses demoiselles. Au moment même je posais le pied sur une marche si dégradée que je fis une bruyante chute, et, quand je me relevai, tout était silencieux.

Continuant plus prudemment cette ascension, aussi périlleuse pour le moins que celle du Mont-Blanc, que j’avais récemment faite sans un faux pas, j’arrivai à tâtons jusqu’à une porte sur laquelle je ne pus lire sans un battement de cœur le nom de M. Traddles. Je frappai. Pour toute réponse, j’entendis qu’une espèce de lutte avait lieu de l’autre côté. Je frappai donc une seconde fois. La porte fut entr’ouverte alors par un petit garçon à l’œil narquois, moitié groom et moitié clerc, qui était essoufflé, mais qui, à l’air dont il me regarda, semblait me défier de le lui prouver légalement.

« — M. Traddles y est-il ? » demandai-je.

» — Oui, Monsieur ; mais il est en affaires. 

» — J’ai besoin de le voir. »

Après m’avoir examiné un moment, le petit garçon à l’œil narquois se décida à me laisser entrer, et m’introduisit d’abord dans une sorte d’antichambre étroite, puis dans un cabinet où je me trouvai en présence de mon vieil ami (essoufflé lui aussi), assis à une table et penché sur des paperasses.

« — Bonté du ciel ! » s’écria Traddles en levant les yeux ; « c’est Copperfield ! » Il se jeta dans mes bras.

« — Tout le monde va bien, mon cher Traddles ?

» — Oui, tout le monde, mon cher, mon très cher Copperfield, et rien que de bonnes nouvelles. »

Nous pleurâmes de joie et de plaisir tous les deux.

« — Mon cher ami, » dit Traddles en rabaissant ses cheveux (opération nécessaire, car ils se hérissaient plus que jamais), mon bien cher Copperfield, si long-temps perdu, si heureusement de retour… que je suis aise de vous revoir ! comme vous avez bruni ! mais que je suis donc content ! Sur ma vie et mon honneur, je n’ai jamais éprouvé une joie pareille, mon bien cher Copperfield, jamais ! »

Je n’étais guère moins à court de paroles que lui pour exprimer mon attention : je restai même un moment sans pouvoir en articuler une.

« — Mon cher ami ! » répéta Traddles, « et devenu si célèbre ! mon glorieux Copperfield ! Mais, bonté du ciel ! quand êtes-vous donc arrivé ? d’où venez-vous ? et qu’avez-vous fait ? »

Sans attendre la réponse à toutes ces questions, Traddles m’installait dans un fauteuil au coin du feu, et, s’armant du fer à tisonner, bouleversait les charbons, me donnait des poignées de main, essuyait ses larmes, riait, parlait toujours :

« — Quand je pense, » me dit-il, « que vous étiez si près de revenir en Angleterre, mon cher ami, et que vous n’avez pas assisté à la cérémonie ! 

» — Quelle cérémonie, mon cher Traddles ? 

» — Eh ! bon Dieu ! » s’écria Traddles écarquillant les yeux, « n’avez-vous pas reçu ma dernière lettre ? 

» — Certainement non, mon ami, s’il y était question d’une cérémonie.

» — Eh bien ! mon cher Copperfield, je suis marié ! 

» — Marié ! » m’écriai-je joyeusement.

« — Le ciel me bénisse ! Oui, » répondit Traddles, « marié par le révérend M. Horace à Sophie. Je suis allé l’épouser dans le Devonshire ; et, mon cher ami, elle est là, derrière le rideau de la croisée, regardez ! »

À ma grande surprise, la meilleure fille du monde sortit alors, riant et rougissant, de sa cachette… Jamais on ne vit, je crois (et je ne pus m’empêcher de le dire), une nouvelle mariée plus gaie, plus aimable, plus douce, plus vermeille et plus radieuse. Je l’embrassai du droit d’une ancienne connaissance et félicitai l’heureux couple de tout mon cœur.

« — Mon cher Copperfield, » dit Traddles, « quelle délicieuse réunion ! Que vous avez bruni, mon ami… mais que je suis content de vous voir ! 

» — Je ne le suis pas moins que vous, » répondis-je.

« — Et je suis contente aussi de vous voir, » dit Sophie riant et rougissant de plus belle.

« — Nous sommes tous aussi heureux que possible, » dit Traddles, « les chères filles aussi… et, Dieu me pardonne, je déclare que je les oubliais. 

» — Qui oubliez-vous ? 

» — Les sœurs de Sophie, » répondit Traddles. « Elles sont ici avec nous ; elles sont venues pour visiter Londres. Le fait est que lorsque… est-ce vous qui êtes tombé dans l’escalier, Copperfield ? 

» — C’est moi, » répondis-je en riant. 

» — Eh bien ! donc, » reprit Traddles, « lorsque vous êtes tombé dans l’escalier, nous étions à jouer aux quatre coins. Mais, comme cela ne serait pas d’un bon effet si on le savait au Palais-de-Justice, et qu’il ne fallait pas se laisser surprendre par un client, elles se sont esquivées en entendant le bruit… Ma foi ! je ne doute pas qu’elles ne soient encore là à écouter à cette porte, » ajouta Traddles en tournant la tête.

« — Je suis fâché, » dis-je en riant de nouveau, « d’avoir été cause de cette déroute. 

» — Sur ma parole ! » s’écria Traddles enchanté, « vous n’auriez pas dit cela si vous aviez pu les voir courant tout effarées, se heurtant comme des folles, les cheveux en désordre, et revenant chercher leurs peignes qu’elles avaient laissé tomber… Ma Sophie, voulez-vous aller dire à vos sœurs que Copperfield est ici ? »

Sophie entra dans la chambre voisine, où nous entendîmes qu’elle était reçue avec un grand éclat de rire.

« — N’est-ce pas une vraie musique que ce rire joyeux, mon cher Copperfield ? » dit Traddles. « C’est ravissant pour moi, infortuné vieux garçon, qui ai si long-temps vécu seul ; c’est délicieux ! Pauvres filles, elles ont fait une grande perte en perdant Sophie… qui est toujours, je vous assure, mon cher Copperfield, la plus excellente et la plus chérie des sœurs ! Quel plaisir de les voir toutes de si bonne humeur ! C’est une délicieuse chose que la société des jeunes filles, Copperfield. Ce n’est pas selon les us et coutumes de notre profession, mais c’est délicieux. »

Observant qu’il balbutiait un peu en se souvenant de ma perte et craignait de réveiller mes regrets par l’expression si franche de sa joie, je lui répondis cordialement qu’il avait raison, et je rassurai de mon mieux cet excellent cœur.

« — D’ailleurs, » poursuivit-il, « pour parler vrai, tout notre ménage, mon cher Copperfield, est en désaccord avec ces us et coutumes… même la présence de Sophie ici n’est pas selon la règle. Qu’y faire ? nous n’avons pas d’autre domicile que mon étude. Nous nous sommes embarqués sur un petit bateau, mais nous n’en braverons pas moins courageusement la mer ; Sophie est une femme de ménage extraordinaire ; vous serez étonné de voir comme toutes ses sœurs sont arrimées. Je ne sais trop comment elle s’y est prise. 

» — Avez-vous plusieurs de ces jeunes personnes avec vous ? » demandai-je.

« — L’aînée, la Beauté de la famille, est ici, » répondit Traddles en baissant la voix jusqu’au ton confidentiel, « Caroline, puis Sarah… celle dont je vous parlais comme ayant quelque chose dans l’épine dorsale, vous savez, Sarah, est ici ; et nous avons encore avec nous les deux plus jeunes, que Sophie a élevées ; nous avons Louisa… 

» — En vérité ! » m’écriai-je.

« — Oui, » dit Traddles ; « or, tout l’appartement consiste en trois pièces ; mais Sophie arrange merveilleusement les choses… sas sœurs dorment aussi confortablement que possible : trois dans une chambre, deux dans l’autre. »

Je ne pus m’empêcher de chercher des yeux ce qui pouvait rester de place à M. et à Mrs Traddles. Mon ami me comprit.

« — Eh bien ! » dit-il, « je le répète, nous sommes prêts à toutes les exigences de la vie : nous improvisâmes d’abord, la semaine dernière, un lit ici sur le parquet ; mais Sophie me ménageait une surprise. Il y a là-haut une chambrette sous le toit, — une chambrette, très gentille quand une fois vous y êtes : Sophie y colla elle-même du papier de tenture, et c’est là que nous couchons à présent. Nous y sommes on ne peut mieux, et la vue est superbe. 

» — Enfin, vous voilà donc marié, mon cher Traddles ? » dis-je. « Quel plaisir j’en ressens ! 

» — Merci, mon cher Copperfield, » répondit Traddles en me tendant encore la main ; « oui, je suis aussi heureux qu’on peut l’être. Regardez donc. Reconnaissez-vous ce vieil ami, le fameux pot à fleur ? et la table au dessus de marbre ? Les reconnaissez-vous ? Eh ! tout le reste de notre ameublement ! c’est simple, mais commode, comme vous voyez. Il nous manque encore de l’argenterie, c’est vrai… pas une seule cuiller à thé, j’en conviens. 

» — Un bon procès vous en donnera, » dis-je gaîment.

« — C’est cela, » répliqua Traddles ; « nous gagnerons un bon procès, et il nous en donnera. En attendant, nous prenons le thé avec des cuillers en métal anglais. 

» — L’argenterie en paraîtra plus brillante quand elle viendra, » dis-je.

« — C’est ce que nous disons ! » s’écria Traddles. Et puis, avec son accent confidentiel, il ajouta : « — Ma foi, mon ami, je me décidai à aller dans le Devonshire après mon plaidoyer en faveur de Jipes contre Wigzell, plaidoyer qui me posa parmi mes confrères du Barreau. Je pris mon courage à deux mains, et j’eus une conversation sérieuse avec le révérend M. Horace. Je lui fis observer que Sophie… la meilleure fille du monde… 

» — Je le sais… 

» — C’est qu’elle l’est réellement… oui, j’insistai auprès du révérend M. Horace en lui représentant que nous nous étions promis de nous épouser du consentement de ses parents ; que cet engagement datait déjà de plusieurs années ; que Sophie consentait à devenir Mrs Traddles, et… à entrer en ménage avec… comment dirai-je ?… avec des couverts en métal anglais. Le révérend M. Horace… c’est un excellent vicaire, je vous assure, Copperfield, qui devrait être évêque, ou, du moins, qui devrait avoir un bénéfice suffisant pour vivre sans être réduit à je ne sais combien d’expédients… Je lui fis comprendre que, pouvant enfin gagner de cent à cent cinquante livres sterling par année, louer un appartement comme celui-ci et le meubler, il était juste de nous marier. Sophie était utile chez son père et sa mère, sans doute ; mais était-ce une raison pour qu’elle ne s’établît pas ? était-ce juste ? 

» — Certainement ce ne l’était pas, » dis-je.

« — Je suis bien aise que vous le pensiez ainsi, mon cher Copperfield, » répliqua Traddles ; « parce que, sans vouloir faire aucune insinuation contre le révérend M. Horace, je crois que les parents, les frères et cætera sont quelquefois un peu égoïstes dans ces occasions. Et d’ailleurs, » ajoutai-je, « mon plus sincère désir serait d’être utile, moi aussi, à la famille, et si, lorsque j’aurai fait mon chemin dans le monde, il lui arrivait quelque chose… au révérend M. Horace, vous comprenez ?… 

» Je comprends… 

» — Ou à Mrs Crewler… ce serait la plus douce satisfaction de mes vœux que de servir de père à leurs filles. Le révérend M. Horace me répondit admirablement, se montra favorable à mes sentiments, et entreprit d’obtenir le consentement de Mrs Crewler. Ce ne fut pas si facile : c’est une femme supérieure, mais il faut ménager son extrême sensibilité ; tout ce qui la contrarie lui cause une perturbation dans les jambes… 

» — Dans les jambes ? 

» — Oui ; ne vous ai-je pas raconté qu’elle avait perdu l’usage de ses jambes ? 

» — Eh bien ! alors… 

» — Justement, c’est là que le chagrin se fait sentir d’abord, puis lui remonte à la poitrine, et de la poitrine à la tête ; non-seulement cela ne manqua pas cette fois, mais, pour comble de malheur, tout son système en fut ébranlé d’une manière alarmante. Ce ne fut qu’à force de petits soins et d’attentions affectueuses qu’on parvint à la réconcilier avec le mariage de Sophie. Bref, nous avons été unis il y a eu hier six semaines. Vous ne pouvez vous imaginer, Copperfield, quel monstre je parus être à mes propres yeux, quand je vis toute la famille pleurer et s’évanouir autour de moi. Mrs Crewler ne voulut pas me voir avant notre départ ; elle ne pouvait me pardonner de lui dérober sa fille… mais c’est une bonne femme, et elle a fini par ne plus m’en vouloir. Pas plus tard que ce matin, j’ai reçu d’elle une délicieuse lettre. 

» — En un mot, cher Traddles, » lui dis-je, « vous vous sentez aussi heureux que vous méritez de l’être. 

» — Vous êtes partial pour moi ! mon ami, » répondit Traddles ; « mais le fait est que je pourrais exciter l’envie. Je travaille durement, je lis et relis mes livres de droit, je me lève à cinq heures du matin et je n’en dors que mieux quand je me couche. Pendant le jour, je cache mes belles-sœurs et me divertis avec elles le soir. En vérité, il m’en coûte de penser qu’elles vont nous quitter mardi matin, époque où finissent les vacances. Mais les voici, » ajouta Traddles terminant là ses confidences et parlant haut pour me présenter : « Miss Caroline Crewler, Miss Sarah, Miss Margaret, Miss Louisa et Miss Lucy, je vous présente mon ami M. Copperfield. »

Quelles figures éblouissantes de fraîcheur ! on eût dit un bouquet de roses. Elles étaient toutes jolies, et l’une d’elles était même très belle ; mais il y avait dans la physionomie de Sophie une expression de douce gaieté et de grâce affectueuse qui m’assurait que mon ami avait choisi la plus capable de le rendre heureux. Nous nous assîmes tous autour du feu, et le petit garçon à l’œil narquois vint enlever de la table les papiers qu’il y avait à la hâte apportés tout à l’heure, — d’où provenait son essoufflement, comme je le devinai alors. Le même page reparut un moment après avec un plateau contenant les tasses et la théière, puis il se retira jusqu’au lendemain matin. Mrs Traddles, toute radieuse de complaisance et de satisfaction domestique, fit le thé et les rôties, qu’elle distribua à tout son monde.

Pendant ce temps-là, elle me dit qu’elle avait vu Agnès, « Tom » l’ayant conduite dans le comté de Kent la première semaine de la lune de miel ; elle avait vu aussi ma tante : Agnès et ma tante se portaient bien toutes les deux, et elles n’avaient parlé que de moi avec Tom et elle. « Tom » n’avait jamais cessé de penser à moi, croyait-elle, pendant tout le temps de mon absence. « Tom » était sa grande autorité en toutes choses. « Tom » était évidemment l’idole de sa vie, une idole qu’aucune commotion ne pouvait ébranler sur son piédestal, une idole toujours adorée et vénérée avec toute la foi de son cœur, quelque chose qui pût arriver.

La déférence que Sophie et Traddles témoignaient à celle des sœurs qui était la Beauté de la famille, me plut beaucoup. Je ne sais si je trouvai cet hommage très raisonnable, mais je le trouvai charmant et caractérisant à merveille l’heureux couple. Si Traddles s’aperçut qu’il manquait de petites cuillers d’argent, — ces cuillers qu’un procès devait lui procurer un jour, — je suis certain que ce fut quand il offrit la tasse à la Beauté de la famille. Si sa femme si douce avait pu se croire un moment en droit d’avoir un avis à elle ou de contredire le vôtre, je suis certain que c’eût été uniquement parce qu’elle était la sœur de la Beauté de la famille. Quelques légers indices d’une humeur capricieuse que je crus surprendre chez la Beauté de la famille, étaient manifestement considérés par Traddles et sa femme comme son droit de naissance et son apanage naturel. Si elle avait été une reine-abeille, et ses sœurs des abeilles ouvrières, Traddles et sa femme ne se seraient pas montrés plus docilement soumis à son privilège royal.

Je le répète, leur abnégation complète me ravit. Dans l’orgueil que leur inspiraient toutes les sœurs, dans leur complaisance inépuisable pour elles, je reconnaissais leur propre mérite et j’étais heureux de l’admirer. Plus de douze fois dans la même heure, ce soir-là, Traddles entendit tantôt l’une et tantôt l’autre lui dire : « Frère chéri, apportez-moi ceci, ou ôtez-moi cela ; frère chéri, allez-moi chercher telle chose, ou faites disparaître telle autre. » La douzième fois, le frère chéri était aussi empressé que la première. Sophie ne leur était pas moins indispensable ; elles ne faisaient rien que par Sophie. Les cheveux de Miss Caroline se dénouaient-ils, Sophie seule pouvait les relever artistement sur sa tête ; Miss Sarah ne se rappelait-elle plus certain air, Sophie seule pouvait le fredonner correctement. Miss Louisa cherchait-elle le nom d’un endroit du Devonshire, Sophie seule le savait. Miss Margaret désirait qu’on écrivît quelque chose à son père : Sophie seule pouvait la contenter en promettant d’écrire le lendemain matin avant le déjeuner. Miss Lucy avait manqué un point dans sa broderie : Sophie seule pouvait réparer cette faute. Elles étaient les maîtresses de la maison, Sophie et Traddles les servaient. Je ne saurais imaginer de combien d’enfants Sophie avait pris soin dans son temps, mais elle semblait connaître tous les refrains qu’on a jamais chantés aux enfants d’Angleterre, et elle en chantait une douzaine dès qu’on les lui demandait, l’un après l’autre, chaque sœur réclamant son refrain favori, et la Beauté de la famille exigeant le sien pour la clôture. Aussi fus-je fasciné par sa voix souple et claire. Le mieux de tout cela, c’est qu’avec toutes leurs exigences, toutes les sœurs avaient réellement beaucoup d’affection et d’égards pour Sophie et Traddles. Quand je pris congé et que Traddles se leva pour m’accompagner jusqu’à mon café-hôtel, c’était à qui l’embrasserait, sans avoir peur de sa chevelure hérissée. Ce fut littéralement une averse de baisers qu’il reçut de la meilleure grâce du monde.

Je lui avais dit bonsoir moi-même que la scène dont j’avais été témoin me charmait encore. La vue de toutes ces têtes fraîches et rieuses dans une étude d’avocat, avait tout-à-coup enchanté pour moi non-seulement ce réduit privilégié, mais tout le quartier de la chicane, avec ses cabinets d’affaires et ses boutiques de livres de droit. Je les ai déjà comparées à un bouquet de roses ; mais un millier de rosiers en fleurs auraient jeté leurs guirlandes sur tous les murs de Gray’s-Inn, que cette décoration printanière ne les eût pas autant embellis aux yeux de mon imagination que les visages vermeils et le caquetage joyeux de ces aimables filles du Devonshire ; c’était pour moi le contraste le plus original que d’avoir pris le thé avec elles et entendu chanter des refrains de nourrice au milieu d’un chaos de plumes et d’encre, de parchemins et de papiers poudreux, de cire à cacheter et de ficelle à lier les copies, de brefs d’avocat et de mémoires à consulter, de sommations et d’assignations, de rapports et de coûts, etc. J’aurais été moins amusé par un songe où j’aurais vu la famille du fameux sultan des contes arabes se faire inscrire sur le tableau des procureurs et apporter à l’audience l’oiseau parlant, l’arbre chantant et la fontaine d’or liquide. Pour parler sérieusement, je m’aperçus que Traddles m’avait laissé beaucoup moins découragé relativement à lui. Je commençai à penser qu’il finirait par faire fortune, en dépit de tous les principaux garçons des cafés-hôtels de la Grande-Bretagne.

Avant de monter dans ma chambre, je m’assis devant une des cheminées de la salle commune, afin de me livrer à cette nouvelle rêverie ; mais après avoir joui ainsi du bonheur de mon ami, je fis un retour sur moi-même et sur les vicissitudes de ma propre existence. Depuis trois ans que j’avais quitté l’Angleterre, je revoyais pour la première fois un feu de charbon de terre ; mais, devant les cheminées du continent, j’avais trop souvent pu comparer mes espérances détruites à cet amas de cendres qui tombe des bûches du foyer.

Ah ! du moins, je pouvais enfin me retracer le passé avec tristesse, mais sans amertume, et contempler l’avenir avec courage. Plus de foyer domestique pour moi dans l’acception la plus douce du mot ; celle à qui j’aurais pu inspirer une affection plus tendre, n’avait pour moi, et parce que je l’avais voulu, qu’une affection de sœur ; elle se marierait, elle aimerait un mari et des enfants, en ignorant toujours mon amour secret pour elle. Il était juste que je portasse la peine de ma passion irréfléchie. Je ne récoltais que ce que j’avais semé.

C’est ainsi que je raisonnais avec moi-même, me fortifiant dans la résolution de prendre mon parti, de dompter mon cœur, de me réduire, auprès d’Agnès, au rôle calme qu’elle avait rempli auprès de moi, — lorsque, tournant la tête, je crus reconnaître un personnage que j’aurais pu croire tout-à-coup sorti du feu avec les autres fantômes de ma mémoire.

Dans la pénombre du coin opposé à celui où j’étais, le petit docteur Chillip lisait un journal, le même docteur qui figure dans le premier chapitre de mon histoire. Il avait passablement vieilli depuis tant d’années ; mais, d’un tempérament doux et placide, il portait si bien son âge, que je me figurais qu’il n’avait guère changé depuis la nuit où il attendait, dans le salon de ma mère, que je fusse venu au monde.

M. Chillip avait quitté Blunderstone il y avait six ou sept ans, et je ne l’avais plus revu depuis. Il était tranquillement assis, occupé de sa lecture, la tête inclinée sur le journal et le coude sur la table où le garçon venait de lui verser un verre de vin chaud. Telle était l’expression conciliatrice de sa physionomie, qu’il semblait demander pardon au journal lui-même de la liberté qu’il prenait de le lire.

Je m’approchai de lui et lui demandai :

« — Comment vous portez-vous, M. Chillip ? »

Troublé par cette apostrophe d’un inconnu, il répondit avec sa lenteur polie :

« — Je vous rends grâces, Monsieur ; vous êtes bien honnête. Grand merci, Monsieur. Et vous-même ? Bien, je l’espère. 

» — Vous ne vous souvenez pas de moi ? » lui dis-je.

« — Franchement, Monsieur, » reprit M. Chillip en hochant la tête et souriant avec complaisance, « j’ai une sorte d’idée qu’il y a quelque chose en vous qui me rappelle une ancienne connaissance ; mais, réellement, je ne saurais retrouver votre nom. 

» — Et cependant vous le saviez long-temps avant qu’il fût su de moi-même ; » repris-je.

« — Est-ce bien possible, Monsieur ? Serait-il vrai que j’aurais eu l’honneur de fonctionner lorsque vous… ? 

» — Oui, Monsieur. 

» — Je ne le nie pas ! » s’écria M. Chillip ; « mais certainement que vous êtes bien changé depuis ce jour-là. 

» — Probablement. 

» — Eh bien ! Monsieur, » ajouta M. Chillip, « j’espère que vous m’excuserez si je suis obligé de vous demander en grâce de m’apprendre votre nom. 

» Je me nommai. Il fut réellement ému et serra ma main dans la sienne, contrairement à son habitude, qui était de vous tendre un doigt ou deux et de paraître déconcerté si on les saisissait par une étreinte un peu vive. Alarmé lui-même de son premier mouvement, il rentra bien vite sa main droite dans sa poche, comme si elle venait d’échapper à un piége.

« — Bonté du ciel ! » dit M. Chillip en m’examinant, la tête inclinée sur son épaule ; est-ce donc là M. Copperfield ? Eh bien ! Monsieur, je crois que je vous aurais reconnu si j’avais pris la liberté de vous regarder avec plus d’attention. Il existe une ressemblance frappante entre vous et votre pauvre père, Monsieur. 

» — Je n’ai jamais eu le bonheur de voir mon père, » observai-je.

« — C’est vrai, Monsieur, » reprit M. Chillip avec un air d’apologie ; « et c’est très malheureux sous tous les rapports. Nous n’ignorons pas, Monsieur, votre réputation brillante dans la partie de notre province que j’habite… Il doit y avoir là, Monsieur, une grande surexcitation, » ajouta-t-il en portant le doigt au front « Ce doit être pour vous une tâche pénible d’écrire comme vous faites, Monsieur. 

» — Quelle partie de la province habitez-vous à présent ? » lui demandai-je en prenant un siége à côté de lui.

« — Je suis établi à quelques milles de Bury-Saint-Edmond, Monsieur, » me répondit-il. « Mrs Chillip ayant hérité d’une petite terre de ce canton à la mort de son père, j’y acquis une clientèle, et vous apprendrez avec plaisir que j’y réussis assez bien. Ma fille devient tout-à-fait une grande fille, Monsieur ; sa mère a encore été obligée de lui abaisser deux plis de ses robes, la semaine dernière. Comme le temps passe, n’est-ce pas, Monsieur ? »

Après cette réflexion, le petit docteur ayant porté son verre vide à ses lèvres, je lui proposai de le remplir de nouveau et d’en boire un moi-même avec lui.

« — Eh bien ! Monsieur, » dit-il, « c’est plus que je n’ai l’habitude de faire ; mais je ne puis me refuser le plaisir de votre conversation. Il me semble que c’est hier que j’avais le plaisir de vous donner des soins pour la rougeole. Et vous vous tirâtes admirablement de cette maladie éruptive, Monsieur ? »

Je le remerciai de ce compliment médical, et commandai le vin chaud, que le garçon eut bientôt servi. — « C’est une débauche que vous me faites faire, » dit M. Chillip en remuant le sucre avec sa cuiller ; « mais comment résister à une occasion si extraordinaire ? Avez-vous des enfants, Monsieur ? »

Je secouai la tête négativement.

« — J’ai su que vous avez été éprouvé par un grand malheur, Monsieur, » dit M. Chillip. « — C’est la sœur de votre beau-père qui me l’apprit. Caractère décidé que celui-là, Monsieur ! 

» — Oui, » répliquai-je, « passablement décidé. Où l’avez-vous vue, Monsieur Chillip ? 

» — Ignorez-vous donc, » reprit M. Chillip avec son sourire le plus placide, « que votre beau-père est redevenu mon voisin ? 

» — Je l’ignorais, » répondis-je.

« — Eh bien ! Monsieur, il est mon voisin ! Il a épousé une jeune personne de cette province qui possédait en dot une jolie petite propriété, la pauvre femme. Mais parlons de la surexcitation de votre cerveau, Monsieur. N’en éprouvez-vous pas quelque fatigue ? » dit M. Chillip en me contemplant avec un air d’admiration.

J’éludai cette question et revins aux Murdstones.

« — Je savais, » lui dis-je, « que M. Murdstone s’était remarié. Êtes-vous le docteur de la famille ? 

» — Non, pas régulièrement, » répondit M. Chillip. « J’ai été appelé en consultation. Quel développement phrénologique de l’organe de la fermeté chez M. Murdstone et sa sœur, Monsieur ! »

Je lui adressai un coup d’œil si significatif, que M. Chillip, enhardi par ce coup d’œil et un second verre de vin chaud, s’écria avec expression :

« — Ah ! Monsieur Copperfield, quels souvenirs d’autrefois vous réveillez !

» — Et le frère et la sœur, » dis-je, « sont toujours ce qu’ils furent, toujours les mêmes, n’est-ce pas ?

» — Monsieur, » repartit M. Chillip, « un médecin, introduit par son état dans la famille, doit n’avoir des oreilles et des yeux que pour ce qui intéresse l’art médical. Cependant, je dois dire, Monsieur, que le frère et la sœur sont des personnes bien sévères, — relativement à ce monde et à l’autre. 

» — Je doute qu’ils aient un grand rôle à jouer dans l’autre, » dis-je ; « mais que font-ils encore dans celui-ci ? »

Après avoir siroté son vin chaud et hoché la tête, M. Chillip observa d’un ton plaintif :

« — C’est une femme charmante, Monsieur ! 

» — La présente Mrs Murdstone ?

» — Oui, Monsieur, je vous assure, aussi aimable que possible. L’opinion de Mrs Chillip est que, depuis son mariage, elle a perdu toute la vivacité de son esprit et qu’elle a des accès de folie mélancolique. Or, les dames, » ajouta M. Chillip, « ont un rare talent d’observation, Monsieur. 

» — Je suppose, » dis-je, « qu’il a été décidé qu’il fallait dompter et refondre cette infortunée. Dieu ait pitié d’elle, puisqu’elle est tombée en de si cruelles mains ! 

» — Il paraît, Monsieur, » poursuivit M. Chillip, « qu’elle voulut d’abord résister. Il y eut de violentes querelles ; mais elle ne fut pas la plus forte : la sœur vint en aide au frère, et je puis vous dire confidentiellement, Monsieur, que la pauvre femme a été presque réduite à un état d’imbécillité… Ce n’est plus qu’une ombre. 

» — Je n’ai pas de peine à le croire.

» — Je n’hésite pas à dire, entre nous, Monsieur, que sa mère en est morte, et que Mrs Murdstone est sérieusement devenue imbécile par suite de cette tyrannie sous laquelle il lui a fallu plier. C’était une jeune femme vive et gaie avant le mariage, Monsieur ; mais la sombre austérité de son mari et de sa belle-sœur ont étouffé sa vivacité et sa gaieté naturelles. Ils l’escortent à présent plutôt comme ses surveillants que comme son mari et sa belle-sœur. Je vous cite textuellement la remarque que Mrs Chillip faisait encore la semaine dernière, et je vous assure, Monsieur, que les femmes sont des observatrices sagaces. Mrs Chillip est personnellement une grande observatrice. 

» — A-t-il encore, » demandai-je, « la prétention d’être un homme aussi austèrement religieux, quoique j’aie honte de me servir de ce mot en parlant de M. Murdstone ? »

Le vin chaud avait délié la langue de M. Chillip, en même temps que ce stimulant inaccoutumé avait rougi le bord de ses paupières.

« — Monsieur, » me répondit-il, « vous me rappelez par votre question une autre remarque caractéristique de Mrs Chillip. Elle m’électrisa, je vous assure, en définissant la religion de M. Murdstone comme une des formes de l’adoration de soi-même : cet homme met sa propre image sur l’autel et l’appelle orgueilleusement la nature divine. Je fus électrisé, je le répète, par cette expression pittoresque de la pensée de Mrs Chillip. Les dames sont de grandes observatrices…

» — Par intuition, » répondis-je ; et M. Chillip fut ravi.

« — Je suis heureux, » répliqua-t-il, « de l’autorité que vous prêtez à mon opinion sur les dames ; je hasarde rarement une opinion non médicale, je vous assure, Monsieur. Pour en revenir à M. Murdstone, sa dévotion a fait de tels progrès, qu’il prononce quelquefois des discours publics dans les assemblées de paroisse, et l’on dit… c’est Mrs Chillip qui le dit, Monsieur, — on dit que plus sa tyrannie domestique est sombre, plus farouche est sa doctrine religieuse.

» — Je crois que Mrs Chillip a parfaitement raison. »

Le plus doux des petits hommes, de plus en plus encouragé, poursuivit :

« — Mrs Chillip va jusqu’à prétendre, Monsieur, que ce que certains hommes veulent appeler leur religion, n’est qu’un prétexte pour donner carrière à leur mauvaise humeur et à leur arrogance ; et, franchement, je ne saurais trouver dans le Nouveau-Testament rien qui puisse justifier la prétendue religion de M. Murdstone et de sa sœur. 

» — Ni moi non plus, Monsieur Chillip. 

» — En attendant, Monsieur, ils sont très détestés, et, comme ils sont bien libres de consigner à l’enfer quiconque ne les aime pas, le diable a de nombreux clients dans notre voisinage. Néanmoins, comme l’observe encore Mrs Chillip, ils subissent un châtiment continuel ; car ils sont réduits à dévorer leurs propres cœurs, et ils doivent trouver cette nourriture bien amère. Et maintenant, Monsieur, revenons à votre cerveau, si vous voulez excuser la liberté que j’ose prendre… Ne l’exposez pas à une surexcitation trop excessive, Monsieur. »

Grâce à la surexcitation du propre cerveau de M. Chillip, il ne me fut pas très difficile d’éluder de nouveau ce sujet et de ramener l’entretien sur ses propres affaires, qu’il me raconta avec une gracieuse loquacité, me donnant à entendre, entre autres renseignements qu’il se trouvait au café-hôtel de Gray’s-Inn, parce qu’il venait à Londres faire sa déposition, comme médecin, sur l’état d’un malade qu’il était question d’interdire depuis qu’un excès de boisson avait dérangé ses facultés mentales.

« — Je vous assure, Monsieur, » me dit-il, « que ces commissions judiciaires qui interrogent les docteurs sont quelquefois un peu rudes. Je n’aime pas, à être brusqué, Monsieur ; je suis extrêmement nerveux quand on me malmène, et si l’on me parle sans ménagements, Monsieur, on risque de m’interloquer. Savez-vous que je fus long-temps à me remettre de la peur que me fit cette terrible dame qui vint chez votre mère la nuit de votre naissance, Monsieur Copperfield ? »

Je lui appris que j’allais le lendemain matin, de bonne heure, voir ma tante, le dragon de cette nuit, et qu’elle était une des meilleures femmes du monde, comme il en serait parfaitement convaincu s’il la connaissait mieux. La simple possibilité de la revoir encore parut le terrifier.

« — Est-ce vrai ? » s’écria-t-il. « Quoi ! réellement, Monsieur ? »

Mais, en même temps, il demanda sa bougie et monta dans sa chambre, très peu rassuré. Le bon petit docteur n’était pas précisément grisé par le vin chaud ; mais je suis persuadé que son pouls paisible avait accéléré son mouvement régulier de deux ou trois pulsations de plus par minute. Pareille chose ne lui était certes pas arrivée depuis la mémorable nuit où ma tante, désappointée, accueillit si mal la grande nouvelle de ma venue au monde.

Un peu fatigué et entendant sonner minuit, j’allai aussi me coucher.

Le lendemain, je passai toute la journée sur l’impériale de la diligence de Douvres. Ma tante (elle portait des lunettes à présent) prenait le thé lorsque je tombai en quelque sorte des nues au milieu de son ancien salon, où je fus reçu par elle, par M. Dick et ma bonne Peggoty, à bras ouverts et avec des larmes de joie. Peggoty était devenue la femme de charge de la maison. Quand l’ardeur des premières démonstrations fut un peu calmée et que nous pûmes causer tranquillement, ma tante s’amusa beaucoup du récit de ma rencontre avec M. Chillip et du souvenir formidable qu’il avait conservé d’elle. Dieu sait comme elle parla du second mari de ma pauvre mère et de cette sœur meurtrière que, pour rien au monde, ma tante n’eût appelée d’un autre nom chrétien ou païen. Dieu sait si ma chère Peggoty fit volontiers écho à tout ce que disait sa maîtresse du frère et de la sœur.

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  1. Coffee-House. Dans l’origine, les coffee-houses de Londres n’étaient généralement, comme ceux de Paris, que des cafés où l’on allait prendre le café, le thé, le chocolat, causer, lire les nouvelles, etc ; ils sont devenus des hôtels depuis que les clubs se sont multipliés.