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David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 20

La bibliothèque libre.
Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 391-412).

CHAPITRE XX.

Agnès.


Ma tante et moi, quand on nous laissa seuls, nous prolongeâmes la causerie bien avant dans la nuit. Les lettres que j’avais reçues pendant mon absence m’avaient tenu à peu près au courant de ce qui m’intéressait ; mais j’étais curieux de détails. Ainsi, nous nous entretînmes des émigrants australiens, qui n’avaient pas cessé de donner de leurs nouvelles, et elles étaient toutes excellentes. M. Micawber, entre autres, réussissait au-delà de ses espérances, et, fidèle à ses engagements, il s’acquittait avec une régularité exemplaire envers ceux dont les avances lui avaient ouvert la voie de la fortune dans le Nouveau-Monde. « Jeannette, » me dit ma tante, « était rentrée à mon service, comme vous savez ; elle revint avec moi à Douvres persuadée qu’elle avait renoncé au mariage ; mais cela ne l’a pas empêchée d’épouser enfin un tavernier faisant bien ses affaires. Vous l’avouerai-je, j’ai moi-même, en cette occasion, manqué à mon grand principe en conduisant la fiancée à l’autel et en lui donnant une petite dot. » M. Dick ne pouvait être oublié. Ma tante m’apprit qu’il n’avait pas cessé de faire des copies, cherchant par ce semblant d’occupation à tenir éloigné le roi Charles Ier. « Mais c’est un des dédommagements les plus doux de l’ennui de ma vie, » dit-elle, « de voir le brave homme heureux et libre, au lieu de gémir dans la retraite monotone d’une maison d’aliénés… D’ailleurs, personne ne peut savoir comme moi tout ce qu’il y a de sain encore dans cette tête. »

J’hésitais à faire une question sur mon vénérable maître, le docteur Strong et sa femme ; mais ma tante me rassura complètement. Jack Maldon n’était qu’un fat qui avait pris trop à la lettre les maladroites allusions que Mrs Markleham faisait sans cesse à l’affection enfantine de sa fille pour son cousin. Mrs Strong elle-même s’était aperçue à la longue qu’elle était compromise par la légèreté du Vieux-Général et par ce besoin de distraction qu’on lui attribuait. Elle avait fini par avoir une explication avec sa mère et son mari, se montrant sous un jour tout nouveau à l’un et à l’autre. Tous les nuages s’étaient évanouis : M. Wickfield avouait qu’il avait autrefois été bien trompé sur cette jeune femme, digne désormais à ses yeux de l’amitié d’Agnès.

« — Mais, Trot, mon ami, » dit enfin ma tante, « quand irez-vous à Cantorbéry ? 

» — Ma tante, demain matin ; je me procurerai un cheval. À moins que vous ne vouliez venir avec moi. 

» — Non, » répondit ma tante avec sa précision un peu brusque ; « je prétends rester où je suis. 

» — Alors, je ferai la course à cheval. Je n’aurais pu traverser aujourd’hui Cantorbéry sans m’y arrêter, si c’eût été tout autre que vous que je venais voir à Douvres. 

» — Merci, cher Trot ; mais votre vieille tante aurait pu attendre jusqu’à demain. »

Ce disant, elle porta une main caressante sur la mienne pendant que je regardais le feu d’un air pensif et mélancolique.

Pensif et mélancolique ; car je ne pouvais me retrouver là et si près d’Agnès, sans sentir renaître les regrets qui m’occupaient depuis si long-temps. Il me semblait encore entendre ma tante me répéter : « Aveugle ! aveugle ! aveugle ! » et je la comprenais mieux à présent.

Quand je levai les yeux, après quelques minutes de silence, je m’aperçus qu’elle m’observait avec attention. Peut-être avait-elle suivi le cours de mes pensées… Ah ! il me semblait qu’il était bien facile de le suivre désormais !

« — Vous trouverez son père un vieillard à cheveux blancs, » dit ma tante, « quoique, sous tous les autres rapports, il ait gagné au changement qu’amènent les années. Il s’est bien corrigé de ce qui fit le malheur de sa vie, et ce n’est plus cet homme qui mesurait à une règle étroite et unique tous les motifs, tous les instincts, tous les plaisirs, tous les chagrins. Quant à Agnès, vous la verrez toujours la même, toujours aussi bonne, aussi belle, aussi affectueuse, aussi désintéressée. Je voudrais la louer plus encore si je savais comment. »

Il n’était pas de plus haute louange pour elle ni de reproche plus cruel pour moi. Ah ! comment m’étais-je fourvoyé si loin ?

« — Que, grâce à ses leçons, les jeunes filles qui lui sont confiées lui ressemblent, » dit ma tante attendrie jusqu’aux larmes, « et Dieu sait si sa vie aura été bien employée ! » « Je serai utile et heureuse ! » nous disait-elle, vous le rappelez-vous ! Comment pourrait-elle être autre chose qu’utile et heureuse ? 

» — Agnès a-t-elle ?… » J’interrompis la question que j’allais faire, m’apercevant que je venais de penser tout haut.

« — Eh bien ? qu’alliez-vous me demander ? » s’écria ma tante vivement.

« — A-t-elle… quelqu’un qui soit amoureux d’elle ? » dis-je.

« — Elle en a vingt ! » s’écria ma tante avec une fierté indignée. « Elle aurait pu se marier vingt fois, mon cher Trot, depuis votre absence ! 

» — Sans doute, » répliquai-je, « sans doute ; mais en a-t-elle un qui soit digne d’elle ? Agnès ne pourrait faire attention à celui qui ne le serait pas. »

Ma tante se mit quelques moments à rêver, avec son menton appuyé sur sa main ; — puis, relevant lentement la tête et me regardant, elle me dit :

« — Je soupçonne qu’elle a un attachement, Trot. 

» — Un attachement heureux ? » demandai-je.

« — Trot, » répondit ma tante d’un air grave, « je ne sais pas. Je n’ai pas le droit de vous le dire : c’est une chose qu’elle ne m’a jamais confiée, mais que je soupçonne. »

Elle me regarda avec une telle attention et une telle inquiétude (elle tremblait même), que je ne doutai plus qu’elle n’eût deviné et surpris tout à l’heure ma secrète pensée. Pour rester maître de moi-même, j’eus besoin d’appeler à mon secours les résolutions énergiques que j’avais formées après tous mes jours et toutes mes nuits de lutte contre mon propre cœur.

« — Si cela est, » commençai-je, « et j’espère que cela est… 

» — Je ne le sais pas précisément, » dit ma tante vivement. « Vous ne devez pas vous en rapporter à mes soupçons, il faut les garder pour vous ; ils n’ont peut-être qu’un fondement bien léger. Je n’ai pas le droit de parler. 

» — Si cela est, » répétai-je, « Agnès m’en fera part quand elle le croira convenable. Une sœur à qui j’ai fait tant de confidences, ma tante, n’aura pas d’objection à m’en faire une à son tour. »

Ma tante détourna les yeux, demeura quelques minutes pensive et me mit la main sur l’épaule. Nous continuâmes ainsi, elle et moi, à méditer le passé, sans prononcer une parole, jusqu’au moment où nous nous séparâmes pour monter chacun dans notre chambre.

Le lendemain matin, de très bonne heure, j’étais à cheval, me rendant à la ville où j’avais passé mes belles années d’écolier. Je ne peux dire que je me sentisse parfaitement heureux, malgré la victoire remportée sur moi-même… malgré même l’espoir de revoir bientôt Agnès.

Je parcourus cette route si connue et je revis ces rues si paisibles dont chaque pierre était comme une page de mes souvenirs. Laissant ma monture dans une auberge à la porte de la ville, j’allai pédestrement jusqu’à la vieille maison gothique. En arrivant devant la porte, je n’osai pas entrer encore, tant j’avais le cœur gros. Je passai et repassai sous la croisée de la tourelle où j’avais vu successivement installés Uriah Heep et M. Micawber. Je remarquai qu’on avait transformé ce cabinet de clerc en un petit salon. Sauf ce changement, la vieille maison offrait toujours le même aspect d’ordre et de propreté que lorsque je l’avais vue pour la première fois. Une nouvelle servante m’ouvrit. Je la priai d’aller prévenir Miss Wickfield qu’un étranger désirait lui donner des nouvelles d’un ami qu’il avait rencontré dans ses voyages. — Je fus introduit dans le salon du premier étage, par l’antique escalier dont les marches m’étaient si bien connues, quoique je n’en voulusse rien dire à celle qui me priait de faire attention à mes pas. Sur les rayons de la bibliothèque étaient les mêmes livres qu’Agnès et moi nous avions lus ensemble. Dans le même coin, j’observai le pupitre sur lequel je m’étais appuyé pour apprendre mes leçons par cœur. Les changements causés par le séjour des Heep n’existaient plus. Tout avait été rétabli comme au temps où j’étais le seul hôte de M. Wickfield.

Je me plaçai dans l’embrasure d’une fenêtre et regardai à travers la rue les maisons du côté opposé, me rappelant que je les regardais souvent de même par une journée pluvieuse. Combien de fois ce fut une distraction pour mon impatience d’écolier, d’observer de là les voisins et les voisines, de deviner leurs occupations intérieures et de les suivre des yeux lorsqu’ils sortaient ou rentraient, s’éloignaient le long du trottoir ou franchissaient le ruisseau grossi par les cascades des gouttières. Une autre sensation réveilla en moi le souvenir de l’intérêt particulier avec lequel je guettais jadis à cette même fenêtre les vagabonds qui, traversant la ville avec leur bagage au bout d’un béton, m’apportaient par leur simple passage les émanations de la terre humide, le parfum des feuilles et des buissons, jusqu’à la fraîcheur de la brise que j’avais respirée dans ma fuite de Londres aux bords de la mer.

Soudain le bruit de la petite porte qui s’ouvrait dans un panneau de ce salon me fit tressaillir et tourner la tête. C’était elle ! mes yeux rencontrèrent ses yeux sereins et purs ; elle s’arrêta en m’apercevant et porta une de ses mains à son cœur. Je la pris dans mes bras.

« — Agnès ! ma chère Agnès ! j’ai eu tort de vous surprendre. 

» — Non, non ! Je suis si heureuse de vous voir, Trotwood ! 

» — Chère Agnès ! c’est moi qui suis heureux ! »

Je la tins embrassée sur mon sein, et pendant quelques instants nous restâmes silencieux. Puis nous nous assîmes à côté l’un de l’autre, et je pus contempler ce visage d’ange qui me sourit de ce sourire qui charmait mes songes depuis des années.

Si dévouée, si belle, si tendre et si bonne ! — Je lui devais tant de reconnaissance, elle m’était si chère, que je ne pouvais trouver une parole pour exprimer ce que j’éprouvais. J’aurais voulu la bénir, j’aurais voulu la remercier, j’aurais voulu lui dire de vive voix, comme je l’avais fait dans mes lettres, quelle influence elle exerçait sur moi… vains efforts ! mon amour et mon bonheur étaient muets.

Sa douceur calme apaisa peu à peu mon agitation ; elle me ramena à l’heure de nos adieux, et me parla de tout ce qui m’intéressait avec cette délicatesse dont les nobles cœurs ont seuls l’instinct ; sa voix avait la vertu de ces harmonies mélancoliques qui charment les douleurs en les réveillant. Ce fut ainsi qu’elle m’entretint d’Émilie, qu’elle avait visitée secrètement avant son départ ; — ce fut ainsi qu’elle m’entretint de la tombe de Dora. Je la regardais et je l’écoutais avec une tristesse silencieuse.

« — Et vous, Agnès, » lui dis-je enfin, voulant aussi qu’elle me parlât d’elle, « et vous, pourquoi ne me dites-vous presque rien de ce que vous avez fait pendant ce laps de temps ? 

» — Que vous dirais-je ! » répondit-elle avec son céleste sourire ; « mon père est bien ; vous nous retrouvez ici, tranquilles, dans notre maison qui nous est rendue ; toutes nos anxiétés se sont évanouies ; sachant cela, Trotwood, vous savez tout.

» — Tout, Agnès ! » dis-je.

Elle me regarda avec une expression fugitive de surprise, et peut-être une légère pâleur.

« — Est-ce bien tout, ma sœur ? rien de plus ? » osai-je ajouter.

Les couleurs revinrent sur ses joues et puis elle pâlit : elle sourit mélancoliquement, à ce qu’il me sembla, et secoua la tête.

J’avais tenté, par ma question, de l’amener à la confidence que j’attendais d’elle, après ce que ma tante m’avait dit ; car, quelque pénible que dût être cette confidence pour moi, je voulais discipliner mon cœur et faire mon devoir courageusement ; mais, voyant qu’elle éprouvait un certain embarras, je passai outre :

« — Vous avez beaucoup à faire, chère Agnès ? 

» — Avec mon école ?… » répondit-elle ayant recouvré toute la sérénité de son regard.

« — Oui, c’est une tâche fatigante, n’est-ce pas ? 

» — Mais non, elle est plutôt agréable, » répliqua-t-elle.

« — Rien ne vous coûte quand il s’agit de faire du bien. »

Elle pâlit et rougit encore comme tout à l’heure, et je remarquai le même sourire mélancolique qui avait provoqué ma première question ; mais cela ne fut que passager.

« — Vous attendrez pour voir mon père, » dit-elle, « et vous nous donnerez au moins toute la journée, peut-être même consentirez-vous à dormir dans votre chambre… Nous l’appelons toujours votre chambre. »

Je lui répondis que je ne le pouvais pas, ayant promis à ma tante de retourner ce même soir auprès d’elle ; mais que je resterais volontiers jusqu’à la nuit.

« — Il faut, » dit Agnès, « que je me rende prisonnière pour quelques heures encore ; mais voici vos anciens livres, Trotwood, et notre ancienne musique. 

» — Même les anciennes fleurs, ou du moins les mêmes espèces de fleurs que je revois dans cette corbeille ! » m’écriai-je en promenant mes regards autour du salon.

« — Oui, » répondit-elle, « en votre absence je me suis donné le plaisir de tout arranger ici comme lorsque nous étions enfants… car nous étions heureux alors, je pense. 

» — Si nous l’étions ! Dieu le sait, » dis-je.

« — Et la plus insignifiante des choses qui pouvaient me rappeler mon frère, » ajouta Agnès avec son regard le plus affectueux, « a été pour moi un objet précieux ; même ce petit panier, qui contient encore les clefs de la maison. Je l’ai toujours porté à la ceinture, parce qu’il semble faire résonner un air d’autrefois. »

À ces mots, Agnès, me disant adieu pour retourner à son école, ouvrit la porte par où elle était entrée, et se retira.

Ah ! pensai-je, je dois conserver cette affection de sœur avec un soin religieux ! c’est tout ce qui me reste, par ma faute, mais c’est encore un trésor ; si j’ébranlais les fondements de cette sainte confiance qu’Agnès a en moi, je la perdrais… à jamais. Oui, oui, je le jure, je saurai la respecter… plus je l’aime, moins je l’oublierai.

J’allai parcourir les rues de la ville, et j’aperçus mon ancien ennemi le boucher ; il était devenu un des constables, et son bâton, l’insigne de sa charge, pendait à l’un des crocs de son étal. Je dirigeai ma promenade vers le rempart au pied duquel j’avais lutté avec lui deux fois, tour à tour vaincu et vainqueur. Là, je me rappelai Miss Shepherd, Miss Larkins l’aînée, toutes mes folles amours, toutes mes antipathies ; mais rien ne semblait avoir survécu aux sentiments de cette époque, rien, excepté celui que m’inspirait Agnès… rien, excepté Agnès elle-même qui brillait au-dessus de moi comme une étoile, toujours plus belle dans la haute sphère où mon regard ne pouvait renoncer à la suivre.

Quand je revins, M. Wickfield était rentré. Il passait une grande partie de la journée dans un jardin situé à deux ou trois milles de Cantorbéry. Je le trouvai tel que ma tante l’avait décrit ; il n’était plus que l’ombre de son beau portrait qui décorait toujours la salle à manger.

Nous nous mîmes à table, pour dîner, avec sept ou huit jeunes filles ; mais, sous l’influence d’Agnès, ce petit monde ne troublait nullement le calme d’une demeure où ma mémoire s’était si souvent réfugiée comme dans un sanctuaire. Le dîner fini, M. Wickfield ne buvant plus de vin et moi n’en désirant pas, nous montâmes au salon du premier étage, où Agnès et ses petites élèves touchèrent du piano, chantèrent, jouèrent et travaillèrent à broder ou à coudre. Après le thé, les jeunes filles nous laissèrent tous les trois, et nous nous mîmes à causer du temps passé.

M. Wickfield me dit : « — Mon rôle, dans le temps qui n’est plus, m’a laissé bien des regrets… d’amers regrets, des remords même, Trotwood, sachez-le bien ; mais je ne voudrais pas… le pourrais-je vouloir… que ce temps-là n’eût jamais existé. »

Je le crois bien, pensai-je en regardant Agnès.

« — En anéantissant le passé, » poursuivit-il, « j’anéantirais le souvenir de tant de patience et de dévouement, de tant de piété et de tendresse filiales… que je ne saurais m’en priver à aucun prix… non, non, à aucun. 

» — Je vous comprends, » lui dis-je, « je vous comprends. Ce passé est pour moi… ce passé a toujours été l’objet de ma vénération. 

» — Mais personne ne sait, pas même vous, » reprit M. Wickfield, « tout ce qu’elle a fait, tout ce qu’elle a souffert, tous les combats qu’elle a livrés. Chère Agnès ! »

Elle avait posé sa main sur son bras, d’un air suppliant, pour l’empêcher d’en dire davantage… et elle était pâle, très pâle.

M. Wickfield soupira, et je crus deviner qu’il avait fait allusion à un sujet pénible qui devait avoir quelque rapport direct ou indirect avec ce que ma tante m’avait dit :

« — Trotwood, » reprit-il, « vous ai-je jamais parlé de sa mère, et quelqu’un vous en a-t-il parlé ?

» — Non, jamais. 

» — Ce n’est pas une longue histoire… quoiqu’elle résume de longues douleurs. Elle m’avait épousé en opposition à la volonté de son père, qui la renia pour sa fille. Elle n’avait plus de mère depuis long-temps, et lui, c’était un homme inflexible. Vainement fit-elle tout pour l’attendrir, il la repoussa. Avant qu’Agnès vint au monde, elle implora de nouveau son pardon : il la repoussa encore et lui brisa le cœur. »

Agnès se pencha sur l’épaule du vieillard et passa son bras autour de son cou.

« — Ma pauvre femme, » poursuivit M. Wickfield, « avait un cœur affectueux. Personne ne savait, comme moi, jusqu’à quel point ce cœur était aimant et sensible. Elle avait pour moi un attachement sincère ; mais elle ne connut jamais le bonheur, et elle gémissait toujours en secret de la dureté de son père. Elle languit et mourut, me laissant Agnès, âgée de deux semaines… et ces cheveux blancs que vous remarquâtes lorsque vous vîntes ici pour la première fois. »

Il embrassa Agnès sur le front.

« — Ah ! » dit-il, « j’aimais mon enfant ; mais mon amour pour elle se ressentait du trouble de mon esprit. La perte de sa mère avait altéré ma raison, et je ne sus pas me gouverner moi-même… Mais pourquoi parler de moi ! c’est d’Agnès et de sa mère que je dois vous parler, mon cher Trotwood : vous ne savez que trop ce que j’étais, et ce que je voulais dire d’Agnès, c’est que j’ai toujours retrouvé quelque chose des malheurs de sa mère dans son caractère. Je n’ajouterai rien de plus. »

Il baissa la tête, et ce qu’il venait de dire me sembla rendre plus touchante encore l’expression de la figure angélique d’Agnès, et plus sainte sa piété filiale. Elle se leva, et, allant se placer devant son piano, elle y joua quelques-pua des airs qu’elle nous avait si souvent fait entendre dans le même lieu.

Je m’approchai et me tins debout auprès d’elle

« — Avez-vous l’intention d’aller voyager encore ? » me demanda Agnès dans l’intervalle de deux airs.

« — Qu’en pense ma sœur ? 

» — J’espère que vous ne voyagerez plus. 

» — Alors, je n’en ai pas l’intention. 

» — Puisque vous voulez savoir ce que j’en pense, » dit-elle, « je crois que vous auriez tort de repartir. Votre réputation croissante et votre succès agrandissent la sphère de votre talent : vous pouvez le diriger vers un noble but, et, si je puis me passer, moi, de mon frère, vos contemporains ne le pourraient pas. 

» — Ce que je suis, c’est vous qui l’avez fait, Agnès, vous le savez bien. 

» — Je vous ai fait ce que vous êtes, moi, Trotwood ? 

» — Oui, Agnès, ma chère sœur, » répondis-je en me penchant sur elle. « Je n’ai pu, ce matin, dans mon émotion, vous exprimer une pensée qui ne m’a plus quitté depuis la mort de Dora. Vous vous souvenez lorsque vous descendîtes de sa chambre et vîntes me trouver, me montrant du doigt le ciel, Agnès ? 

» — Ah ! mon ami, » dit-elle les yeux pleins de larmes, « pourrais-je l’oublier jamais ; pauvre Dora ! si aimante, si confiante et si jeune !

» — Telle que vous m’apparûtes en ce moment, telle que vous fûtes pour moi, ma sœur, telle vous êtes toujours restée depuis pour mon âme, toujours me montrant du doigt le ciel ! toujours me guidant à quelque chose de meilleur, à quelque chose de plus noble et de plus élevé ! »

Elle me répondit par un sourire qui brilla à travers ses larmes, et moi je poursuivis :

« — Et je vous suis si reconnaissant de cela, chère Agnès, je vous suis si dévoué, qu’il n’est pas de nom pour l’affection de mon cœur. Je veux que vous sachiez, quoiqu’il me soit si difficile de l’exprimer, que, tant que je vivrai, je vous chercherai pour me servir de guide dans l’avenir, comme vous m’en avez servi dans les ténèbres du passé. Quelque chose qui arrive, quelques nouveaux liens que vous formiez, quelques changements qui surviennent entre nous, je vous regarderai toujours avec les mêmes sentiments, je vous aimerai toujours de la même affection. Vous serez sans cesse ma conseillère et mon ange de bon secours : jusqu’à ce que je meure, ma sœur bien-aimée, je vous verrai toujours là, devant moi, me montrant du doigt le ciel ! »

Elle mit sa main dans la mienne, et me dit qu’elle était fière de moi et de ce que je venais de dire, quoique je lui donnasse une louange au-dessus de son mérite ; puis elle se mit à jouer un air sans cesser de me regarder.

« — Le croiriez-vous, Agnès ? » ajoutai-je, « ce que j’ai entendu ce soir, pour la première fois, de la bouche de votre père, m’explique le sentiment que vous m’inspirâtes tout d’abord et que j’éprouvais pour vous quand vous n’étiez que la compagne de mes études et de mes récréations d’écolier. 

» — Vous saviez que je n’avais pas de mère, » répondit-elle, « et j’intéressai votre bon cœur. 

» — Plus que cela, Agnès ! je devinai, sans connaître toute votre histoire, qu’il y avait autour de vous je ne sais quoi de tendre et de sympathique, quelque chose qui, dans une autre, n’eût été que l’expression d’une grande infortune, mais qui était plus que cela en vous… »

Elle se mit à jouer un air en me regardant encore.

« — Trouvez-vous que ce ne soit là qu’un caprice de l’imagination, Agnès !

» — Non !

» — Rêvais-je, quand je sentais déjà, tout enfants que nous étions vous et moi, que vous seriez un de ces cœurs fidèles qui savent triompher de toutes les épreuves de la vie, conservant jusqu’à la mort leur courage pour souffrir, leur dévouement pour consoler. Rirez-vous de ce rêve, Agnès ? 

» — Oh ! non, non ! »

Pendant un instant, un nuage de mélancolie voila son front serein, mais un nuage passager, et elle ne cessa ni de jouer son air, ni de me regarder avec son doux sourire.

Quand je repris la route de Douvres et que le vent de la nuit murmura à mon oreille comme la voix d’un souvenir d’inquiétude, je me rappelai le nuage et craignis qu’Agnès ne fût pas heureuse. Et moi, étais-je heureux ? non ; mais la conscience d’avoir loyalement apposé le sceau du devoir sur le passé me réconcilia avec mes regrets mêmes, et j’évoquai la noble image qui me montrait du doigt le ciel. « Oui, Agnès, me disais-je, « dans le ciel que tu me montres, je pourrai du moins t’aimer encore d’un amour inconnu sur la terre et te révéler sans péril le mystère des combats que mon cœur s’est livré quand il t’aimait du seul amour que les cœurs peuvent éprouver ici-bas.

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