David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 5
CHAPITRE V.
Un autre résumé rétrospectif.
Une fois encore, je veux récapituler les événements d’une époque mémorable de ma vie. Je me mettrai, de côté pour voir défiler les fantômes de cette époque, escortant en sombre procession le spectre de moi-même.
Semaines, mois, saisons, année passent vite. On croirait n’avoir joui que d’un jour d’été, puis d’une soirée d’hiver, et déjà la prairie de Putneys où je me promène avec Dora, est tout en fleurs, un vrai champ d’or… Déjà la neige la couvre ; un souffle avait rendu à la Tamise ses flots qui étincellent sous le soleil, un souffle les a enchaînés de nouveau.
Pendant cette succession rapide du printemps et de l’été, de l’automne et de l’hiver, rien n’a changé dans la maison des deux demoiselles-oiseaux. La pendule tinte sur la cheminée, le baromètre reste suspendu dans le vestibule ; pendule et baromètre ne marquent correctement ni les heures ni les variations de l’atmosphère, mais nous n’en croyons pas moins dévotement à l’un et à l’autre.
Je suis parvenu légalement à l’âge d’homme : j’ai mes vingt-un ans accomplis. Mais c’est une dignité qui peut être acquise sans qu’on fasse rien pour cela. Voyons ce que j’ai acquis par mes propres efforts.
J’ai enfin le secret de cet art difficile du sténographe. Je me fais, par ce moyen, un honnête, revenu. Je suis renommé par mon habileté, et, avec la collaboration de onze de mes confrères, je traduis les débats du Parlement pour un journal du matin. Chaque nuit de la semaine je recueille et rédige des prédictions qui ne s’accomplissent jamais, des professions de foi dont on ne tient pas compte, des explications qui n’ont d’autre but que de mystifier. Je nage dans les mots ; je suis trop derrière la coulisse pour ne pas savoir ce que vaut la comédie : athée en politique, je ne serai jamais converti.
Mon bon ami Traddles a essayé du même métier, mais il n’y a pas réussi, et, riant le premier de son insuccès, il me rappelle qu’il s’est toujours considéré comme ne sachant rien faire vite. Le même journal l’emploie à une autre besogne. C’est lui qui collige les faits qui ont besoin des ornements d’une plume plus fertile. Il a passé avocat et a su, à force d’esprit, amasser une seconde somme de cent livres sterling au profit d’un procureur dont il suit l’étude.
Je me suis frayé une autre route : non sans avoir peur et tout en tremblant, j’ai cru pouvoir être auteur. J’avais écrit en secret quelques petites bagatelles et les avais envoyées à un Magazine. Le Magazine les publia. Depuis lors, j’ai eu le courage d’écrire un assez bon nombre de nouvelles et de romans, qui me sont régulièrement payés. Tout ensemble, je m’assure un assez joli revenu, et quand je fais sur mes doigts l’addition des mille livres sterling qui le composent, je ne m’arrête qu’après avoir passé le troisième mille.
Nous avons quitté la rue de Buckingham pour un joli petit cottage tout près de celui que j’avais visité lorsque j’eus mon premier accès d’enthousiasme. Ma tante cependant ne compte pas y rester long-temps ; mais elle a vendu avec avantage sa maison de Douvres et se propose de rester notre voisine. Qu’est-ce que cela signifie ? mon mariage… Oui !
Oui ! je vais épouser Dora. Miss Lavinia et Miss Clarissa ont donné leur consentement, et il faut voir dans quelle agitation elles sont. Miss Lavinia, qui s’est chargée du trousseau de la fiancée, découpe et découpe sans cesse de nouveaux patrons en papier gris. Tantôt elle discute avec un courtaud de boutique qui vient armé de son aune et déploie des étoffes ; tantôt c’est avec une couturière qu’on a prise à la journée, et qui, lorsqu’elle arrive ou s’en va, se poignarde le sein avec une aiguille. On convertit ma chère Dora en vrai mannequin de toilette ; on la fait du matin au soir monter ou descendre pour essayer quelque chose. Nous ne sommes pas en tête-à-tête depuis cinq minutes, qu’une importune servante frappe à la porte, et dit : « S’il vous plaît, Miss Dora, voulez-vous avoir la bonté de venir ? »
Miss Clarissa et ma tante parcourent tous les magasins de Londres, pour nous raconter ensuite qu’elles ont trouvé tel ou tel meuble pour moi qu’il faut que nous allions voir. Mieux vaudrait qu’elles achetassent tout sans nous consulter ; car, lorsque nous entrons chez le quincaillier pour examiner un garde-feu de cuisine, Dora aperçoit un pavillon chinois avec des clochettes : ce pavillon n’est qu’une niche à chien, et elle veut l’acheter pour Jip. Le pavillon est acheté. Ce n’est pas tout de suite que Jip s’accoutume à sa nouvelle résidence : chaque fois qu’il y entre ou qu’il en sort, il ébranle toutes les clochettes et s’effraie de ce carillon.
Ma bonne Peggoty arrive pour se rendre utile et se met immédiatement à l’ouvrage. Son département spécial semble être de nettoyer et de frotter toutes choses : elle frotte et nettoie sans cesse. Ah ! voilà son frère infortuné qui fait parmi nous une apparition, et que je rencontre quelquefois dans les rues de Londres, suivant et regardant au visage les créatures errantes sur les trottoirs. Je ne lui parle jamais à cette heure… je sais trop bien, en reconnaissant sa grave figure, qui il cherche et qui il redoute de trouver.
Pourquoi Traddles a-t-il, ce soir, un air si important en venant me voir à l’audience du tribunal des Doctors’ Commons, où je vais encore de temps en temps pour la forme quand j’en ai le loisir. La réalisation de mon rêve de jeunesse est proche… je vais prendre une licence de mariage.
C’est un bien petit document pour un acte si essentiel. Le voilà sur mon pupitre, où Traddles le contemple avec un mélange d’admiration et de terreur. On y lit deux noms unis déjà depuis long-temps dans mon imagination : David Copperfield et Dora Spenlow ; dans un des coins est l’empreinte de cette institution du timbre si bénignement intéressée aux diverses transactions de la vie humaine. Salut aussi à l’approbation ou bénédiction imprimée de l’archevêque de Cantorbéry, bénédiction que Monseigneur ne délivre pas gratuitement, mais qu’il pourrait faire payer plus cher.
Cependant je crois faire un rêve, un rêve heureux et qui me semble près de s’évanouir. Est-ce bien la réalité, j’ai peiné à le croire… Mais pourquoi tous ceux que je rencontre ont-ils l’air de me regarder comme s’ils savaient qu’en effet c’est après-demain que je me marie. Oui, c’est bien après-demain. Le subdélégué de l’archevêque me reconnaît quand je vais pour prêter serment, et il m’expédie facilement, comme s’il y avait entre nous une intelligence maçonnique. Traddles est un témoin superflu ; néanmoins, il ne me quitte pas, tout prêt à me servir de caution.
« — J’espère, mon cher garçon, » dis-je à Traddles, « que la première fois que vous reviendrez ici, ce sera pour votre compte, et bientôt.
» — Merci de vos bons souhaits, mon cher Copperfield ; je l’espère aussi, » répondit-il ; « c’est une satisfaction de savoir que Sophie m’attendra aussi long-temps qu’il le faudra, et qu’elle est vraiment la plus aimable fille…
» — Quand allez-vous au-devant d’elle à la diligence ?
» — À sept heures, » répond Traddles en regardant sa vieille montre d’argent… la même dont il avait autrefois, à la pension, retiré une roue pour faire un moulin d’eau en miniature. « N’est-ce pas aussi l’heure à laquelle arrivera Miss Wickfield ?
» — Non, un peu plus tard, à huit heures et demie.
» — Je vous assure, mon cher David, » reprend Traddles, « que je suis presque aussi joyeux que si j’allais me marier moi-même. Le dénouement de vos amours me ravit, d’autant plus, que vous avez reconnu ma sincère amitié en associant ma Sophie à la cérémonie ; vous avez voulu qu’elle fût, avec Miss Wickfield, une des deux demoiselles d’honneur de votre Dora : c’est une attention délicate à laquelle je suis sensible. »
Je l’écoute, je lui serre la main ; nous parlons encore de mon mariage en nous promenant. Eh bien ! je n’y crois pas : je rêve toujours !
Sophie arrive naturellement chez les tantes de Dora : elle a une physionomie des plus agréables ; sans être précisément jolie, elle plaît, elle charme par ses franches et affectueuses manières. Traddles nous la présente avec une satisfaction orgueilleuse ; je l’attire dans un coin pour le féliciter : il se frotte les mains pendant dix minutes, et ses cheveux se redressent fièrement sur sa tête.
De mon côté, je suis allé recevoir Agnès à la diligence de Cantorbéry, et nous avons au milieu de nous l’influence de cet heureux visage : Agnès a une vive sympathie pour Traddles, et c’est un plaisir de voir le triomphe glorieux de celui-ci quand il fait faire à Sophie la connaissance d’Agnès.
Cependant je n’y crois pas encore. Nous avons une délicieuse soirée, une soirée de félicité suprême… n’importe, je n’y crois pas ; je ne puis me recueillir, ni raisonner mes émotions : je me sens dans un nuage, comme si, depuis huit jours au moins, je m’étais levé de bonne heure et je ne m’étais plus remis au lit. Je ne saurais dire quel jour était hier : il me semble qu’il y a plusieurs mois que j’ai ma licence dans la poche.
Le lendemain, nous allons tous ensemble voir la maison… notre maison… la maison de Dora et la mienne ; mais il m’est impossible de m’y regarder comme le maître. Je m’imagine rester là par la permission de quelqu’un autre ; j’attends presque que le vrai maître va rentrer et me dire : « Je suis enchanté de vous voir. » Quoi, ce serait à moi cette jolie petite maison, où tout est si brillant et neuf, avec ses tapis à fleurs, ses frais papiers de tenture, ses rideaux de mousseline blancs comme neige, ses meubles couleur de rose, sur l’un desquels Dora a déposé son chapeau, de jardin, un chapeau à rubans bleus comme celui qu’elle portait la première fois que je la vis… Mais voilà aussi sa guitare dans son étui et la pagode de Jip.
Une autre soirée de bonheur, ou une autre phase de mon rêve… et Dora m’a laissé seul avant que je parte. Je suppose qu’on n’a pas encore fini d’essayer. Miss Lavinia survient et me dit mystérieusement que Dora ne tardera pas à revenir. Elle a bien tardé cependant, lorsque j’entends un frôlement d’étoffe derrière la porte, et l’on frappe doucement.
« — Entrez, » dis-je ; mais on frappe encore.
Je vais à la porte, ne sachant qui ce peut être ; j’ouvre : c’est Dora, qui, escortée de Miss Lavinia, arrive avec sa toilette de demain pour que je la voie. J’attire ma petite femme sur mon cœur, et Miss Lavinia jette un cri parce que je chiffonne la robe et le chapeau : Dora crie aussi en riant de me voir si ravi d’elle… Mais ce n’est-ce pas toujours mon rêve ?
« — Me trouvez-vous belle, Davy ? » demande Dora.
« — Belle ! mais pas mal !
» — Suis-je à votre goût ? »
Cette autre question va compromettre encore le chapeau et la robe : Miss Lavinia m’arrête et me prie de comprendre qu’il faut admirer Dora sans la toucher. Dora reste donc là, délicieusement confuse, pour se laisser admirer pendant une minute ou deux, s’esquive tout-à-coup, et revient en sautant avec son costume ordinaire. Dora demande à Jip si je n’ai pas une belle petite fiancée : « J’espère, Jip, que vous me pardonnerez d’être mariée ? » dit-elle.
Le lendemain, je suis levé de bonne heure et je n’attends pas ma tante long-temps. Jamais cependant je ne vis ma tante ainsi parée : elle a une robe de soie couleur de lavande, un beau chapeau blanc, etc. ; — bref, elle est étourdissante. C’est Jeannette, rentrée à son service, qui l’a habillée, et qui est là pour nous regarder. Peggoty n’est pas loin non plus, et elle veut être placée à la galerie de l’église pour mieux voir toute la cérémonie. M. Dick, qui servira de père à Dora pour la remettre en mes mains d’époux, s’est fait friser ; Traddles a un superbe habit bleu, un gilet de satin blanc… Mais M. Dick et lui sont surtout remarquables par leurs gants !
Sans doute, je vois tout cela ; tout cela est devant mes yeux, mais je suis ébloui et j’ai l’air de ne rien voir… Je suis encore à penser que c’est toujours un rêve. Cependant quand, montés dans une voiture découverte, nous allons accomplir le dernier acte de ce mariage fantastique, je le trouve assez réel pour regarder avec une sorte de compassion les infortunés passants qui n’y prennent aucune part et qui se rendent, comme d’habitude, à leurs occupations de chaque jour.
Pendant tout le trajet jusqu’à l’église, ma tante tient ma main dans la sienne ; quand nous faisons une courte halte, en vue du porche, afin de faire descendre Peggoty qui était montée à côté du cocher : « — Dieu vous bénisse, mon cher enfant, » me dit ma tante en m’embrassant ; « mon propre fils ne me serait pas plus cher. Je pense, ce matin, à votre pauvre mère.
» — Et moi aussi, ma tante, ainsi qu’à tout ce que je vous dois.
» — Bah ! ne parlons pas de cela, mon cher Davy ; » et ma tante tend une main à Traddles, qui prend de même la main de Dick, et nous échangeons tous cordialement des poignées de main avant d’entrer dans l’église.
L’église est calme, certainement… mais il faudrait qu’elle fût mille fois plus calme encore pour apaiser mon agitation… toujours l’agitation d’un rêve plus ou moins incohérent.
Je rêve, en effet, que Dora est introduite après moi, que l’ouvreuse des bancs de la paroisse nous assigne nos places devant la rampe de l’autel ; que l’ecclésiastique et son clerc paraissent ; qu’un flot de peuple se presse dans la nef ; que le service commence ; que nous sommes tous attentifs ; que Miss Lavinia est la première à pleurer (hommage à la mémoire de Pidger) ; que Miss Clarissa lui fait respirer un flacon de sels ; qu’Agnès s’occupe de Dora ; que ma tante s’efforce d’affecter le sang-froid le plus austère, avec les larmes aux yeux, et que Dora tremble, balbutiant les réponses d’usage, ne quittant pas la main d’Agnès.
Le service s’est continué paisiblement et gravement. Nous nous regardons à travers nos sourires et nos larmes. Dans la sacristie, ma jeune fiancée a presque une attaque de nerfs et appelle en sanglotant son père ; mais déjà elle est revenue à elle. Chacun signe le registre ; je vais chercher Peggoty pour qu’elle signe aussi. Peggoty me saute au cou en me disant qu’elle vit marier ma mère.
Tout est fini : nous nous en retournons, et je franchis fièrement la nef avec ma petite femme au bras ; mais, malgré ma fierté, ce n’est toujours qu’à travers un brouillard que je vois les spectateurs de mon mariage, la chaire, les bancs, les monuments, les fonts baptismaux, l’orgue et les vitraux, dont les peintures me rappellent vaguement celles que j’admirais autrefois dans l’église où ma mère me conduisait dans notre village.
J’entends autour de moi répéter dans la foule : « Quel couple jeune… que la mariée est jolie ! » Ces mots résonnent encore à mon oreille quand nous prenons place dans la voiture. Là éclate soudain la gaieté ; nous parlons tous ensemble, et Sophie nous amuse tous en racontant que lorsqu’elle a demandé à Traddles la licence dont il s’était chargé, elle s’est presque trouvée mal de peur, persuadée que Traddles l’aurait perdue.
Un déjeuner nous réunit tous à une table sur laquelle abondent les mets substantiels et les friandises, les vins et les liqueurs. Je bois et mange, mais comme on mange et boit dans un rêve, sans la moindre perception de saveur ou de parfum.
Je fais un discours, mais un discours en rêve, sans la moindre idée de ce que je vais dire ou de ce que j’ai dit. Nous sommes tous heureux et joyeux, et Jip reçoit sa part du gâteau de noces (dont plus tard il aura une indigestion).
Les chevaux de poste sont à la voiture. Dora sort avec Miss Lavinia pour changer de robe. Ma tante et Miss Clarissa restent avec nous, et nous nous promenons dans le jardin. Dora est prête, et Miss Lavinia s’agite autour d’elle au moment de se priver du joli joujou qui l’a si agréablement occupée. Dora découvre une série de choses oubliées, et chacun court de tous côtés pour les lui apporter.
Enfin Dora prononce le mot d’adieu… on se groupe autour d’elle, et c’est moitié pleurant moitié souriant qu’elle s’arrache à cette émeute affectueuse pour se réfugier dans mes bras jaloux.
Je veux porter Jip ; mais Dora s’y oppose et veut le porter elle-même, de peur que Jip ne s’imagine avec désespoir qu’elle ne l’aime plus maintenant quelle est mariée. Nous sommes partis ; soudain Dora se retourne :
« — Si j’ai été boudeuse ou ingrate envers quelqu’un, qu’on me le pardonne, » dit-elle. Et elle fond en larmes ; puis, courant à Agnès, c’est à Agnès qu’elle prodigue de préférence ses derniers baisers et ses derniers adieux.
La voiture roule et je me réveille… c’est-à-dire je crois enfin que ce n’est pas un rêve : j’ai auprès de moi ma chère et jolie petite femme que j’aime tant.
« — Êtes-vous heureux, » me dit-elle, « et vous repentez-vous de votre folie ? »
Je viens de me mettre de côté pour voir défiler les images fantastiques de ce temps-là. Elles se sont évanouies, et je vais reprendre le fil de mon histoire.