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David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 105-132).


CHAPITRE VI.

Notre ménage.


Étrange situation que la mienne lorsque, le mois de la lune de miel expiré, je me trouvai assis dans ma petite maison avec Dora, n’ayant plus rien à faire, — si je puis parler ainsi, — relativement à la délicieuse occupation de faire l’amour.

Cela me semblait si extraordinaire d’avoir Dora toujours là ! C’était pour moi si inexplicable de n’être plus obligé de sortir pour aller la voir, de ne plus avoir besoin de me tourmenter à son sujet, de ne plus lui écrire, de ne plus inventer ou combiner les occasions d’un tête-à-tête avec elle ! Quelquefois, le soir, si j’interrompais mon travail et si, levant les yeux, je l’apercevais assise en face de moi, je me renversais sur ma chaise pour penser combien c’était singulier que nous fussions là tous les deux, naturellement seuls ensemble, — tout à nous-mêmes, — pouvant laisser sur les rayons de la bibliothèque le roman de notre tendre engagement, — n’ayant plus personne à gagner à notre cause, — n’ayant désormais qu’à nous plaire l’un à l’autre pour toute la vie.

Les soirs où, les débats se prolongeant au Parlement, je ne rentrais que tard, il me paraissait si étrange encore, tout le long du chemin, de songer que Dora était à la maison ! Je m’étonnais sans cesse et toujours de la voir descendre sans bruit de sa chambre pour assister à mon souper. Enfin, comment ne pas croire aux prodiges, quand là, chez moi, dans ma chambre, elle mettait ses papillottes avant de se coucher ?

Je doute que jamais deux jeunes mariés aient été aussi novices à tenir un ménage que ma jolie Dora et moi. Nous avions une servante, il est vrai, et elle faisait le ménage pour nous ; — mais je croirais volontiers que c’était une fille déguisée de Mrs Crupp, tant elle nous joua de mauvais tours, cette chère Marianne.

Son nom était Marianne Parangon. Quand nous la prîmes à notre service, elle nous fut recommandée comme si ses excellentes qualités étaient exprimées faiblement par son nom. Quel Parangon, en effet ! elle avait un certificat aussi pompeux qu’une proclamation officielle, et, d’après ce document écrit, elle savait faire tout ce qui est essentiel dans la vie domestique avec bien d’autres choses encore. Âgée de vingt-cinq ans à peine, agréable de figure, quoique sérieuse et sujette à une espèce d’éruption scarlatine à peu près perpétuelle, surtout sur les bras, elle avait un cousin, soldat aux gardes, avec de si longues jambes qu’il semblait s’allonger comme l’ombre que le corps projette le soir : sa veste de petit uniforme était aussi courte pour lui qu’il était lui-même trop grand pour notre domicile, car le cottage se rétrécissait tout-à-coup par la disproportion de sa haute taille, d’autant plus que les murailles et les cloisons de notre intérieur n’étant pas épaisses, s’il venait passer la soirée avec Marianne, nous en étions avertis par le grondement du géant dans la cuisine.

Notre trésor de cuisinière était garantie sobre et honnête : si donc nous la trouvions parfois étendue sous la marmite, il fallait bien croire que c’était un accès de vertige causé par la vapeur du charbon, — et, si quelques cuillers à thé manquaient de temps en temps, que le voleur était le balayeur de la rue. Mais elle troubla cruellement notre repos. Nous sentions notre inexpérience et ne pouvions nous secourir nous-mêmes. Nous nous serions mis à sa merci ; — mais c’était une femme sans merci, sans remords, — et elle fut la cause de notre première querelle.

« — Ma chère amie, » dis-je un jour à Dora, « pensez-vous que Marianne ait aucune idée du temps et des heures ? 

» — Pourquoi cela, Davy ? » demanda naïvement Dora qui interrompit un dessin de fleurs.

« — Mon amour, parce qu’il est cinq heures et que nous aurions dû avoir dîné à quatre. »

Dora examina attentivement la pendule et insinua qu’elle avançait probablement.

« — Au contraire, mon amie, » répliquai-je en consultant ma montre : « la pendule retarde de quelques minutes. »

Ma petite femme vint s’asseoir sur mon genou pour me calmer en jouant, et avec son crayon elle traça une ligne sur mon nez ; mais cette charmante plaisanterie ne put me faire oublier que je n’avais pas dîné, et quand j’en eus ri, je lui dis :

« — Ne pensez-vous pas, ma chère Dora, qu’il faudrait que vous fissiez quelques remontrances à Marianne ? 

» — Oh ! non, je vous en prie, Davy, je ne le pourrais pas, » répondit Dora.

« — Et pourquoi ? » repris-je tendrement,

« — Oh ! parce que je suis vraiment une petite oie, et que Marianne le sait. » Il me sembla que cet aveu modeste était incompatible avec la nécessité d’en imposer un peu à Marianne, et je fronçai le sourcil.

« — Oh ! quelle vilaine ride j’aperçois sur le front de mon méchant garçon ! » s’écria Dora, et comme elle était encore sur mon genou, elle porta son crayon à ses lèvres de rose pour le faire mieux marquer, puis se mit à corriger les traits de mon visage, se disant un artiste incomparable pour modifier une physionomie : bref, elle m’amusa en dépit de moi-même.

« — À la bonne heure, » dit Dora, « voilà un bon garçon : je voudrais que vous puissiez vous voir… rien ne vous rend gentil comme de rire. 

» — Mais, mon amie, » répondis-je à ce compliment…

« — Non, non ! » s’écria Dora après m’avoir embrassé, « ne soyez pas un méchant Barbe-Bleue, laissez-là vos airs sérieux. 

» — Ma femme adorée, » dis-je, « il faut bien être sérieux quelquefois. Allons, asseyez-vous sur cette chaise, tout près de moi : donnez-moi le crayon ; là, très bien ! parlons à présent en gens sensés. Savez-vous, ma chérie… (je lui pris la main… et quelle jolie petite main ! comme l’anneau de mariage allait bien à son joli petit doigt !) Savez-vous, ma chérie, que ce n’est pas tout-à-fait agréable de sortir de chez soi sans avoir dîné. Voyons, est-ce agréable ?

» — N… n… non, » répondit Dora tremblante.

« — Mon amour, comme vous tremblez ?

» — Parce que je sais que vous allez me gronder, » s’écria Dora d’une voix piteuse.

« — Mon amie, je vais parler raison.

» — Oh ! mais parler raison est pire que gronder ! » s’écria-t-elle au désespoir. « Je ne me suis pas mariée pour m’entendre parler raison. Si vous aviez l’intention de parler raison à une pauvre enfant comme moi, vous auriez dû me le dire, cruel que vous êtes ! »

J’essayai d’apaiser Dora ; mais elle détourna la tête et me répéta tant de fois : « Cruel que vous êtes ! » que, ne sachant plus comment faire, je me levai et fis quelques tours dans la chambre avant de revenir à elle :

« — Dora, ma bien-aimée !

» — Non, je ne suis pas votre bien-aimée, parce que vous devez être fâché de m’avoir épousée, ou autrement vous ne me parleriez pas raison. »

L’injustice de cette accusation illogique me donna le courage d’être grave.

« — Ah ! vraiment, ma chère Dora, » dis-je, « vous êtes une enfant et vous parlez contre toute espèce de bon sens. Vous devez vous rappeler, j’en suis certain, que je fus obligé de sortir hier au milieu du dîner, et qu’avant-hier je fus indisposé pour avoir mangé à la hâte du veau à moitié cuit. Aujourd’hui, je ne dîne pas du tout… Je ne sais plus combien de temps nous avons attendu le déjeuner ce matin, et puis, quand nous nous sommes mis à table, l’eau n’était pas chaude pour le thé. Je ne prétends pas vous faire de reproches, ma chère, mais ce n’est pas agréable.

» — Ô cruel ! cruel que nous êtes, de dire que je suis une femme désagréable, » s’écria Dora.

« — Ah ! ma chère Dora, vous savez bien que je n’ai jamais dit cela. 

» — Vous avez dit que je n’étais pas agréable ! 

» — J’ai dit que la maison comme elle est tenue n’était pas agréable.

» — C’est exactement la même chose ! » s’écria Dora, et évidemment elle le croyait, puisqu’elle pleura à chaudes larmes.

Je fis un autre tour dans la chambre, plein d’amour pour ma jolie petite femme, et m’accusant moi-même de l’avoir fait pleurer : je me serais, par moment, cogné la tête contre la porte ; mais je finis par me rasseoir, et, tout en m’expliquant pour me justifier, je voulus faire un dernier effort de raisonnement :

« — Je ne vous blâme pas, Dora, » dis-je, « nous avons beaucoup à apprendre l’un et l’autre : je cherche seulement à vous prouver que vous devriez… que vous devriez réellement… vous accoutumer à surveiller Marianne… comme aussi à agir un peu par vous-même… pour vous et pour moi. 

» — Je m’étonne, oui, je m’étonne, » répondit Dora en sanglotant, « que vous parliez avec cette ingratitude, quand vous savez que l’autre jour, vous ayant ouï dire que vous mangeriez volontiers un peu de poisson, j’allai moi-même, loin, bien loin, et ordonnai un plat de poisson pour vous faire une surprise. 

» — Et ce fut très aimable à vous, ma bien-aimée. Je trouvai cela si aimable, que pour rien au monde je n’aurais voulu vous rappeler que vous achetâtes un saumon… beaucoup trop gros pour deux, ni qu’il vous coûta une livre sterling six shellings… ce qui est cher pour notre fortune. 

» — Vous le trouvâtes excellent, » sanglota encore Dora, « et vous m’appelâtes votre petite amie. 

» — Je vous appellerai encore de même mille et mille fois, ma chère Dora, » répliquai-je.

Mais j’avais blessé le tendre petit cœur de Dora, et elle était inconsolable. Elle sanglota et pleura tant que j’éprouvai un véritable remords. Je sortis avec ce sentiment d’amertume pour me rendre au Parlement, et, tout le temps de la séance, j’en fus malheureux.

Il était près de trois heures quand je rentrai. Je trouvai dans le cottage ma tante qui m’attendait.

« — Qu’est-il donc arrivé, ma tante ? » lui demandai-je avec alarmes.

« — Rien, Trot, » répondit-elle, « asseyez-vous. Petite-Fleur a eu du chagrin, et je lui ai tenu compagnie… voilà tout. »

J’inclinai ma tête sur ma main, et, assis devant la cheminée, je me sentis plus triste et plus découragé que je n’aurais cru possible de l’être à si peu de distance de l’accomplissement de mes plus brillantes espérances. En relevant les yeux, je rencontrai ceux de ma tante attachés sur moi avec une expression d’anxiété.

« — Je vous assure, ma tante, » lui dis-je, « que j’ai été bien malheureux moi-même toute la soirée en pensant que Dora avait du chagrin ; mais je n’avais pas d’autre intention que de lui parler affectueusement de notre intérieur. »

Ma tante me regarda alors d’un air plus encourageant,

« — Vous devez avoir de la patience, Trot, » me dit-elle.

« — Sans contredit. Le ciel sait que je ne voudrais pas être déraisonnable, ma tante. 

» — Non, non, » répondit ma tante ; « mais Petite-Fleur est bien délicate, et il faut que le souffle du vent soit doux pour elle. »

Je remerciai cordialement ma tante de ses sentiments tendres pour ma femme, et elle vit bien que j’étais sincère.

« — Ne pensez-vous pas, ma tante, » ajoutai-je après avoir encore contemplé le feu d’un air rêveur, « que vous pourriez conseiller un peu Dora de temps en temps, pour notre avantage mutuel ?

» — Trot, » répondit ma tante avec émotion, « non ! n’exigez pas cela de moi. »

Son ton sérieux excita ma surprise.

« — Quand je reviens sur ma vie passée, » continua-t-elle, « je me rappelle quelques-uns de ceux qui ne sont plus et à qui j’aurais pu témoigner plus d’indulgence. Si je jugeai sévèrement les erreurs des autres en fait de mariage, ce fut, peut-être, parce que j’avais de sévères motifs pour juger sévèrement les miennes. Qu’il n’en soit plus ainsi. J’ai été autrefois une femme bizarre, brusque et grondeuse… Je le suis encore et le serai toujours. Mais, Trot, vous et moi nous nous sommes fait un peu de bien l’un à l’autre… À tout événement, vous m’avez fait du bien, mon enfant, et il ne faut pas que la discorde naisse entre nous à cette heure. 

» — La discorde entre nous ! » m’écriai-je.

« — Enfant ! enfant que vous êtes, » reprit ma tante, « Dieu sait comme elle naîtrait vite et comme je rendrais notre Dora malheureuse si je me mêlais de vos petits différends. Non ! non ! j’ai besoin que notre favorite m’aime et soit aussi gaie qu’un papillon ! Souvenez-vous de la maison de votre mère après son second mariage, et gardez-vous bien de me compromettre, je vous en prie. »

Je compris que ma tante avait raison, et je compris aussi toute l’étendue de sa générosité pour ma femme chérie !

« — Votre mariage date d’hier, Trot, » poursuivit-elle, « et Rome n’a pas été bâtie en un jour ni en une année. Vous avez choisi librement, pour vous-même ! (ici il me sembla qu’un nuage passait sur son visage) et vous avez choisi une jolie et affectueuse créature… C’est votre devoir… — et ce sera votre bonheur aussi, je le sais, je ne vous débite pas un sermon, — de la juger (comme vous l’avez choisie) par les qualités qu’elle a et non par les qualités qu’elle ne peut pas avoir. Pouvez-vous lui donner celles-ci ou les développer en elle, faites-le. Si vous ne le pouvez pas… eh bien ! mon enfant, il faut vous accoutumer à vous en passer. Mais, mon cher ami, souvenez-vous que votre avenir ne dépend que de vous deux. Personne ne peut vous aider ; vous avez à le faire vous-même. Tel est le mariage, Trot, et que le ciel vous bénisse l’un et l’autre, mes chers petits enfants dans les bois. »

Ma tante, en prononçant ces derniers mots, sourit de sa propre allusion à la ballade des enfants abandonnés, et m’embrassa pour ratifier sa bénédiction.

« — Maintenant, » dit-elle, « allumez ma lanterne et conduisez-moi jusqu’à ma loge par le sentier du jardin (car il y avait de ce côté-là une porte de communication entre les deux cottages). Une caresse pour moi à Petite-Fleur quand vous reviendrez, et, quoi qu’il arrive, Trot, ne vous avisez jamais de faire de votre vieille tante un épouvantail ; car si je l’ai bien regardée dans la glace, elle est assez farouche et refrognée comme la nature l’a faite, »

Là-dessus, ma tante noua un mouchoir sous son menton, et je l’escortai jusque chez elle. Je crois bien que de là, en se retournant avec sa lanterne pour m’éclairer jusqu’à nos limites, elle dut me regarder encore avec son air d’inquiétude ; mais je n’y fis pas beaucoup attention, tout préoccupé de ce qu’elle m’avait dit et bien convaincu, pour la première fois, qu’en effet c’était à Dora et à moi de nous créer notre avenir sans le secours de personne.

Dora vint au-devant de moi en pantouffles, me sachant seul : elle pleura sur mon épaule, m’appela un cœur dur, mais s’accusa d’être elle-même une méchante ; puis nous fîmes la paix en nous jurant que notre première querelle serait aussi la dernière, devrions-nous vivre cent ans !

Notre seconde épreuve domestique fut lorsque nous changeâmes enfin de servante. Le cousin de Marianne déserta, et, à notre grande surprise, il fut découvert dans notre trou à charbon par un piquet de ses frères d’armes, qui l’emmenèrent avec des menottes. Le défilé de tous ces soldats couvrit d’ignominie le parterre sur lequel s’ouvraient les fenêtres de notre façade. Cet évènement me donna le courage de me débarrasser de Marianne, qui partit si pacifiquement après avoir reçu son compte, que je n’y compris rien jusqu’au jour où je sus la vérité sur les cuillers à thé et où l’on me présenta le mémoire des petites sommes empruntées par elle, en mon nom, à tous nos fournisseurs. Après un intérim rempli par Mrs Kidgerbury, la plus vieille femme de ménage de notre banlieue, nous trouvâmes un autre trésor, qui était la plus gracieuse des servantes, mais qui, généralement, tombait le long des escaliers de sa cuisine avec la bouilloire pleine et se précipitait dans le salon comme on plonge dans un bain, avec le plateau à thé devant elle. Les ravages causés par cette malheureuse, ayant rendu son congé nécessaire, elle fut successivement remplacée (toujours avec les intérims de Mrs Kidgerbury) par une liste d’incapacités prises à l’essai, et dont la dernière fut une jeune personne à l’air distingué, qui s’en alla à la foire de Greenwich parée du chapeau de Dora. Celles qui vinrent ensuite n’eurent rien de remarquable dans leur commune médiocrité.

Tout le monde semblait se faire un jeu de nous attraper. Notre entrée dans un magasin était le signal pour étaler sur le comptoir toutes les denrées avariées. Achetions-nous un homard, il était plein d’eau. Toutes nos pièces de viande étaient coriaces et notre pain avait à peine de la croûte. J’avais beau consulter moi-même le Manuel de la Cuisinière bourgeoise pour savoir ce qu’il fallait de temps pour qu’un gigot sortît rôti à point de la broche ou de la rôtissoire, la pratique trahissait sans cesse la théorie, et nous ne pouvions jamais obtenir un juste-milieu entre un gigot saignant et un gigot calciné !

Ce qu’il y avait de pire, c’est que nos dîners manqués nous coûtaient beaucoup plus cher que ne nous auraient coûté les meilleurs dîners du monde. J’étais effrayé des masses de beurre fondu dont nous avions ou étions supposés avoir arrosé nos légumes ; quant au poivre et aux autres épiceries, ce que j’en payai aurait dû affecter sensiblement le marché des denrées coloniales. Eh bien ! nous n’avions jamais la moindre provision à la maison !

Je présume qu’il est arrivé à bien d’autres que nous de voir entrer la blanchisseuse en pleurs pour s’excuser d’avoir porté au préteur sur gages le linge qu’elle aurait dû nous rendre depuis quinze jours. Le feu mis à la cheminée de la cuisine et l’invasion des pompiers, ce sont encore là des accidents de tout ménage ; mais ce qu’il y eut de cruel, ce fut d’apprendre un jour que Mrs Copperfield… Dora, ma céleste Dora, avait envoyé chercher par sa cuisinière je ne sais combien de bouteilles de rhum et d’eau-de-vie au cabaret voisin pour son usage particulier… Je soldai cette dette, trop heureux que, pour la réputation de ma femme, la servante avouât que c’était une autre que Dora qui avait consommé ces liquides alcooliques.

Un de mes premiers exploits dans l’art de tenir maison, fut un petit dîner offert à Traddles, qui l’avait accepté avec la pensée de prendre modèle sur nous quand il serait dans son ménage avec sa fidèle Sophie.

Nous nous mîmes à table : certes, je n’aurais pu souhaiter avoir en face de moi une plus jolie petite femme que Dora ; mais il me sembla, pour la première fois, que nous n’avions pas tous les aises qu’il est permis de désirer dans un dîner sans façon. Comment cela se faisait-il ? je n’en savais rien ; alors même que nous n’étions que nous deux, nous manquions de place, et cependant nous en avions toujours assez pour tout égarer. Je soupçonne que ce pouvait bien être parce que rien n’était à sa place, excepté la pagode de Jip, qui bloquait invariablement le passage le plus large de toute la maison. En cette circonstance, Traddles se trouva si serré entre ladite pagode et l’étui à guitare, le chevalet de peinture de Dora et mon bureau à écrire, que je doutais qu’il fût en état de se servir de son couteau et de sa fourchette ; mais, sur l’observation que j’en fis, il protesta avec sa bonne humeur habituelle : « Non, non, Copperfield, j’ai de la place de reste, je vous assure, de la place à faire manœuvrer un vaisseau de guerre. »

J’aurais désiré encore que Jip ne fût pas encouragé à se promener sur la table pendant le dîner ; c’était vraiment peu convenable, quand bien même il n’eût jamais mis la patte dans la salière ou dans la saucière au beurre. Le jour où Traddles dînait avec nous, Jip sembla se figurer qu’il avait la consigne de le tenir en respect : il fit tant d’incursions au bord de son assiette et il aboya contre mon vieil ami avec une telle opiniâtreté, que je peux bien dire qu’il monopolisa toute la conversation.

Cependant, sachant jusqu’à quel point ma chère Dora était susceptible et combien elle eût été contrariée de la moindre réflexion contre son favori, je me gardai d’en exprimer aucune. Pour rien au monde je n’aurais voulu remarquer les plats écornés, l’huilier branlant sur sa base, les carafes et les saucières bravant toutes les lois de la symétrie, etc.

Le gigot se trouva si dur, qu’il fallut remplacer cette pièce de résistance par un reste de jambon qui était, par hasard, dans le buffet depuis la veille : Traddles, si je le lui avais permis, aurait mangé de la viande crue comme un vrai sauvage, pour faire honneur au repas ; mais je n’autorisai pas ce sacrifice sur l’autel de l’amitié, d’autant plus que ma pauvre Dora ayant voulu le régaler d’huîtres, qu’il aimait beaucoup, avait oublié de les faire ouvrir, et qu’il n’y eut pas moyen de les ouvrir nous-mêmes, faute de couteaux à cet usage.

Enfin, le dîner terminé, pendant que nous vidions un carafon de vin de Xérès, Dora prépara le thé et nous le servit avec une grâce ravissante ; puis elle prit sa guitare et chanta de sa voix de sirène ses plus douces romances, me ramenant en imagination à la première soirée où je la vis et devins amoureux d’elle.

Lorsque Traddles eut pris congé de nous, ma petite femme vint planter sa chaise près de la mienne, et me remerciant, de ne pas avoir fait semblant de m’apercevoir qu’elle avait traité si mal mon ami : — « Davy, » me dit-elle, « c’est bien gentil à vous de ne pas me gronder ce soir ; mais c’est moi qui viens vous prier de me donner des leçons. 

» — Il me faudrait, » lui répondis-je, » « ma chère amie, commencer par en recevoir moi-même : je n’en sais pas plus que vous. 

» — Oui, mais vous pouvez apprendre, vous qui avez tant d’esprit et de talent. 

» — Absurde ! mon petit rat 

» — Je regrette, » reprit Dora après un long silence, « de n’être pas allée à Cantorbéry pendent un an pour y demeurer avec Agnès. »

En parlant ainsi, les mains jointes sur mon épaule et le menton appuyé sur ses mains, elle me regardait tendrement avec ses charmants yeux bleus.

« — Pourquoi ? » lui demandai-je.

« — Je pense qu’elle aurait pu me former, et qu’avec elle j’aurais pu apprendre. 

» — Il faut le temps à tout, mon amour ; souvenez-vous qu’Agnès fut élevée par son père, qui, pour en faire une femme de ménage, s’occupa d’elle pendant des années ; tout enfant, elle était l’Agnès que nous connaissons aujourd’hui. 

» — Voulez-vous, » dit Dora sans changer de place, « me donner un nom que je désire que vous me donniez ? 

» — Quel nom ? » dis-je en souriant.

« — C’est un nom bien naïf, » répliqua-t-elle en branlant la tête : « femme-enfant

» — Quelle idée ! ma femme-enfant ! 

» — Je ne prétends pas, Monsieur le sot que vous m’appeliez ainsi au lieu de m’appeler Dora ; mais je veux que vous pensiez à moi sous ce nom. Quand vous êtes sur le point de me gronder, dites-vous à vous-même : — « Ce n’est que ma femme-enfant ! » Quand je vous cause quelque vif désappointement, dites : « Je savais bien qu’elle ne serait qu’une femme-enfant ! » Quand vous ne me trouvez pas telle que vous voudriez me voir, et ce que je ne serai jamais, j’en ai peur, dites : « Après tout, ma femme-enfant m’aime… car je vous aime, Davy ! »

J’acceptai de si bon cœur cette idée, qu’elle en pleura de joie et puis rit avant d’avoir essuyé ses larmes. Bientôt elle entra tout de bon dans son rôle de femme-enfant, s’assit sur le parquet près de la pagode et fit retentir toutes les clochettes aux oreilles de Jip pour le punir de sa mauvaise conduite à table. Jip avança la tête hors de sa niche, en clignotant, mais sans trop s’effaroucher du bruit, qui interrompit à peine son indolent sommeil.

Quelques jours après, Dora, comme si elle avait fait de sérieuses réflexions et s’était décidée à tenter un dernier effort, me dit qu’elle allait devenir une merveilleuse maîtresse de maison : « Vous allez voir comme je serai sage, Davy ! » s’écria-t-elle. Elle acheta elle-même un énorme registre, et prit la peine de recoudre toutes les feuilles que Jip avait détachées du manuel de cuisine, etc. Mais, hélas ! les chiffres refusèrent, comme auparavant, de s’additionner, et, après deux ou trois laborieux items que Jip effaçait chaque fois avec sa queue, Dora y renonça en me montrant un de ses doigts tout noirci d’encre.

Quand je commençai à être connu comme auteur, je passais plus souvent la soirée au logis, occupé à écrire. De temps en temps, je laissais ma plume oisive pour observer ma femme-enfant qui voulait décidément « être sage. » Elle apportait le registre sur la table, avec un profond soupir, l’ouvrait à la page que Jip avait rendue illisible, et appelait Jip pour lui montrer ses sottises : Jip était grondé ou recevait en punition quelques gouttes d’encre sur le nez. Après cette diversion, Dora disait à Jip : « Couchez-vous là, Monsieur, comme un lion ; « Jip obéissait ou n’obéissait pas, selon son humeur. Dora choisissait une plume et l’essayait : « justement, la plume avait un cheveu ; » une seconde, « elle éclaboussait le papier ; » une troisième, « : elle faisait un tel bruit, qu’elle empêcherait Davy de travailler. » Dora emportait le registre après avoir menacé d’écraser le lion sous sa lourde masse, et le jeu était fini.

Ou si Dora voûtait sérieusement faire acte de courage, elle allait chercher une corbeille remplie de mémoires, factures acquittées, notes et documents, qui ressemblaient plus à du papier à papillotes qu’à autre chose ; elle les compulsait et les comparaît ; elle comptait sur ses doigts de la main gauche et sur ceux de la main droite ; mais le résultat était toujours le même : Dora s’arrêtait si découragée et si malheureuse, que, désolé de la voir s’imposer pour moi une tâche ingrate, je m’approchais tout doucement, et lui disais :

« — Dora, ma chère, faites-moi un plaisir : laissez-là vos comptes pour ce soir et prenez votre guitare ; je suis fatigué, moi aussi : un peu de musique me reposerait l’imagination. »

J’étais réellement fatigué parfois, et plus tard j’eus aussi mon tourment d’esprit ; mais je ne me plaignais jamais que de cette manière. Avais-je tort ? Peut-être ; mais qu’aurais-je gagné à être plus exigeant envers ma femme-enfant ? Et, quant à mes réflexions, je n’aurais certes pas pu alors les exprimer aussi clairement que sur cette feuille de papier où je dépose sans réserve tous les secrets de mon cœur. — Avais-je obtenu la complète réalisation de l’idéal de ma jeunesse ? N’avais-je pas quelquefois rêvé une compagne qui m’inspirerait de ses conseils, qui suppléerait à mon caractère faible par la force du sien, qui, enfin, remplirait, par quelques pensées sérieuses, le vide que l’homme le plus occupé éprouve par moment autour de lui ? — Oui, j’avais fait ce songe, mais ce n’était qu’un songe ; et, me disais-je aussi, à qui est-il donné de trouver, sur cette terre, l’idéal de ses romanesques visions ? Dora est heureuse, heureuse comme une enfant ; elle m’aime, elle a foi en moi, elle m’admire : quelle autre destinée pourrait exciter mes regrets ou mon envie ?

Quand les débats du Parlement étaient lourds — je veux dire longs, car lourds ils le sont presque toujours — et que je rentrais tard, Dora se réveillait au premier bruit de mes pas et descendait toujours de sa chambre pour me revoir plus tôt. Quand le Parlement était en vacances et que je restais à la maison pour écrire, elle restait constamment assise à mes côtés, quelque tard qu’il fût, et si muette, que je croyais souvent qu’elle s’était endormie. Mais, en général, je ne pouvais lever les yeux sans rencontrer les siens fixés sur moi avec la paisible attention dont j’ai parlé.

« — Oh ! que vous êtes fatigué, » me dit-elle un soir au moment où je fermais mon pupitre.

« — C’est vous qui l’êtes, Dora, » répondis-je ; « et vraiment, ma chérie, il faudra vous coucher une autre fois : je veille trop tard dans la nuit pour vous. 

» — Oh ! ne m’envoyez pas me coucher, je vous en prie, David ! 

» — Dora ! » m’écriai-je.

À ma surprise, elle venait de se jeter à mon cou en pleurant.

« — Chère amie, qu’avez-vous ? êtes-vous souffrante ? n’êtes-vous pas heureuse ? 

» — Très heureuse, au contraire ; mais, David, promettez-moi de me laisser avec vous pour vous voir écrire. 

» — Oui, en vérité !… Comme cela fait du bien de veiller ainsi jusqu’à minuit, avec des jolis yeux comme les vôtres ! 

» — Sont-ils donc si jolis ? » reprit Dora en riant. « Je suis si charmée qu’ils soient jolis. 

» — Petite vaniteuse ! » lui dis-je ; mais ce n’était pas vanité chez elle, ce n’était que l’innocent plaisir que lui causait mon admiration. Je le savais bien avant qu’elle ne me le dît en ajoutant :

« — Si vous trouvez mes yeux jolis, dites que je pourrai toujours rester là et vous regarder écrire. Voyons, les trouvez-vous jolis ?

» Très jolis !

» Eh bien ! alors, laissez-moi toujours veiller à côté de vous, ou je serai jalouse de celles dont vous parlez dans vos romans… puis, accordez-moi quelque chose encore, quand même cela vous paraîtrait bien absurde…

» — Et quoi donc ?

» — De tenir les plumes, » poursuivit Dora. « Je veux être pour quelque chose dans ces belles compositions qui vous font veiller si tard.

» — Accordé, » lui dis-je en riant. « Vous tiendrez les plumes, Dora. »

Et, à compter du lendemain soir, Dora vint reprendre sa place habituelle avec un paquet de plumes : chaque fois que j’en avais besoin d’une neuve, Dora s’empressait de me la fournir, se déclarant toute glorieuse de cette fonction ; ce qui me suggéra une nouvelle idée pour procurer un nouveau plaisir à ma femme-enfant. Je la priais parfois de me recopier une page ou deux de mon manuscrit. Il fallait voir quels préparatifs pour ce grand travail, le soin et le temps qu’elle y mettait, la communication de certaines phrases faite à Jip, comme si Jip les comprenait et pouvait en rire avec elle, son triomphe enfin, quand elle m’apportait une belle page sans faute ni rature, qu’elle signait de tous ses noms pour constater sa collaboration ! Ce sont là des souvenirs bien simples et bien naïfs peur d’autres, sans doute ; mais qu’ils sont touchants pour moi !

Je ne dois pas oublier d’ajouter que Dora imagina aussi de réunir toutes nos clefs en un trousseau qu’elle attachait à sa ceinture : il était rare que les armoires auxquelles appartenaient ces clefs fussent fermées, et, à vrai dire, c’était là un joujou pour Jip sinon pour sa maîtresse elle-même ; mais, si ce semblant de précaution, et de surveillance amusait Dora, pourquoi n’en aurais-je pas été amusé avec elle ? nous jouions donc ensemble au ménage comme deux enfants.

Dora n’était guère moins affectueuse pour ma tante que pour moi, et elle lui avouait quelquefois qu’elle avait eu d’abord peur d’elle. De son côté, ma tante se prêtait de grand cœur à tous ses charmants caprices. Elle faisait la cour à Jip… à l’ingrat Jip, qui ne la payait pas de retour ; ma tante ne se lassait pas d’écouter la guitare, quoique ayant peu de goût pour la musique ; elle ne critiquait jamais nos incapacités domestiques, quoique la tentation dût lui paraître difficile à surmonter ; elle parcourait tous les magasins de Londres pour en rapporter les fantaisies dont il lui semblait que Dora avait besoin, et jamais elle ne passait de son cottage au nôtre sans s’écrier au bas de notre escalier, avec une voix qui réjouissait toute la maison :

« — Eh bien, où est Petite-Fleur ? »

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