De Boulogne à Austerlitz/01

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De Boulogne à Austerlitz
Revue des Deux Mondes5e période, tome 16 (p. 721-755).
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DE BOULOGNE Á AUSTERLITZ

I
LA COALITION

A considérer, en soi et à part des autres, chacune des coalitions qui se sont succédé de 1792 à 1815, on risque d’en confondre les prétextes d’apparat avec les causes réelles et, dans ce grand procès de la France, d’oublier le fond du litige pour ne juger que sur la procédure et sur les incidens. Il faut, pour comprendre les choses, les remettre dans leur chaîne et les considérer dans leur suite. En 1813, ce que vise la coalition, c’est le Grand Empire, la France élevée à 130 départemens, débordant au-delà des bouches de l’Elbe, embrassant la Hollande et Rome, dominant l’Allemagne par la Confédération du Rhin, poussant ses prises jusqu’à la Vistule par le duché de Varsovie, maîtresse de l’Italie par le royaume d’Italie, à Napoléon, et le royaume de Naples, à Murât, disposant de la Suisse, occupant l’Espagne. Soit ; mais, lors de la coalition précédente, en 1809, ni les villes hanséatiques et l’Allemagne du Nord, ni la Hollande, ni Rome ne sont annexées au Grand Empire : c’est donc parce que Napoléon a placé des frères à La Haye et à Madrid et un beau-frère à Naples, parce qu’il est protecteur de la Confédération du Rhin, et que la Pologne, par le duché de Varsovie, est une marche de l’Empire. Soit ; mais, lors de la coalition précédente, en 1806, il n’y a point de duché de Varsovie, ni de Bonaparte en Espagne : c’est donc la Confédération du Rhin, Louis en Hollande et Joseph à Naples. Soit ; mais, lors de la coalition précédente, en 1805, la Confédération du Rhin n’existe pas, les Bourbons règnent encore à Naples et même ils figurent parmi les coalisés ; les Autrichiens possèdent Venise, l’Istrie, la Dalmatie ; c’est donc le royaume d’Italie, Milan, les Légations, Gênes, le Piémont annexés. Soit ; mais, lors de la coalition précédente, en 1798, on ne voit ni de royaume d’Italie, ni de Piémont en départemens : ce sont donc les républiques, batave, helvétique, cisalpine, ligurienne. Soit ; mais, en 1795, les républiques n’existent pas, et si la guerre est poursuivie avec acharnement par l’Angleterre et par l’Autriche, c’est donc pour les Pays-Bas et la rive gauche du Rhin, les « limites naturelles. » Soit ; mais, en 1793, lorsque se forme la grande coalition, celle qui réunit toute l’Europe, non seulement la France n’envahit point, mais elle est envahie ; il ne s’agit point même de la refouler dans ses anciennes limites, il s’agit de l’y entamer : les Flandres, la Picardie jusqu’à la Somme, la Lorraine, l’Alsace, la Comté, le Dauphiné peut-être. C’est donc alors la propagande révolutionnaire et le régicide, le scandale donné à l’Europe monarchique, la sortie des conquérans de 1792, le péril de tous les trônes. Soit ; mais lorsqu’on février 1792, se noue entre l’Autriche et la Prusse la première alliance, matrice de toutes les coalitions futures, Louis XVI est sur le trône et la propagande n’est qu’un thème de harangues. C’est donc à la vieille France que l’on en veut, et il faut en venir là pour découvrir le fondement, et, comme on dit des navires, les œuvres vives de toutes les coalitions.

En 1791, Louis XVI est en péril et le principe monarchique est menacé, par la constitution même que les Français lui ont imposée ; or, quand ils parlent de le secourir, c’est-à-dire de se protéger eux-mêmes en sa personne, quels discours tiennent ceux qui cherchent à nouer l’alliance des rois contre ces Français turbulens ? Les mêmes que tenaient, quelque quatre-vingts ans auparavant, les coalisés d’alors, aux conférences de Gertruydenberg : rogner la France, lui enlever l’Alsace et la Lorraine. Louis XIV régnait alors : s’il menaçait quelque chose, ce n’était certes pas le « principe monarchique. » Les futurs coalisés, en 1791, songeaient si peu à défendre le « principe » qu’ils se félicitaient de voir cette monarchie française affaiblie par sa constitution nouvelle, se rongeant elle-même en son intérieur, en attendant qu’elle donnât l’occasion de l’entamer du dehors. « L’expérience de plus d’un siècle, écrivait Kaunitz, qui fit éprouver souvent à toute l’Europe la prépondérance que la situation physique et les ressources infinies de la France procuraient à ce royaume dans la balance générale sous le gouvernement d’un monarque absolu, a convaincu spécialement l’Autriche que rien n’était plus compatible avec la sûreté de ses propres États qu’un relâchement et une complication des ressorts internes de cette formidable monarchie, qui détourneraient à l’avenir son énergie des entreprises étrangères. »

Au lieu d’Autriche, lisez Europe, l’Angleterre y comprise, bien entendu, et, au cœur même de la ligue, vous connaîtrez l’esprit de toutes les coalitions, le lien qui les relie, depuis celle qui, du temps de François Ier, projetait déjà de refouler la France dans ses « anciennes limites, » jusqu’à celle qui l’y refoula en 1815 et ferma le cycle, soudant la maille rompue au point où, en 1792, les premiers coalisés auraient voulu la forger : la monarchie constitutionnelle, les limites de 1790 et la barrière des Pays-Bas.

La coalition de 1805 marque à peu près le milieu de cette histoire de vingt-trois années, 1792-1815. A saisir alors les affaires, au passage et dans le plein de leur croissance, on en discerne la direction et l’écoulement. Lunéville et Amiens se détruisent par les mêmes mouvemens qui les ont amenés : l’Europe, parce qu’elle ne veut, la France, parce qu’elle ne peut pas s’y tenir. Pour les imposer, il a fallu occuper l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, la Hollande, et, pour les conserver, il faut dominer ces pays, sans quoi les alliés s’y installent et, de là, mènent leurs parallèles et leurs approches sur la place conquise en 1801 et en 1802. Il faut donc suivre cette guerre de mines entre les alliés qui voulaient toujours refouler la France au-delà des limites qu’ils lui avaient reconnues, 1795, 1797, 1801 ; et la France, amenée sans cesse à pousser ses têtes de pont, ses avancées, ses forts détachés au-delà de ces mêmes limites, si elle voulait les défendre contre la marée contraire dont le flux, incessamment, les venait battre. Tout dépendit toujours, du commencement à la fin, de 1792 à 1815, d’un accident, du génie d’un homme, de la ténacité d’une armée et d’une journée de bataille.


I

La guerre de mai 1803, « suscitée presque sans prétextes par le haut commerce anglais[1], » ne fut une surprise pour personne en Europe ; mais elle parut prématurée à tout le monde. Personne n’y était prêt ; d’où la continuation des manœuvres diplomatiques, commencées auparavant, et qui se poursuivent toute une année, sourdement. C’est, de la part de Bonaparte, les préparatifs d’une sortie formidable, la recherche de diversions à longue portée ; de la part de l’Angleterre, de la Russie, de l’Autriche, un mouvement tournant, un investissement progressif de la France. L’Angleterre porta les premiers coups, frappa les alliés de la France, saisit les bâtimens hollandais, menaça les Espagnols et se mit en quête d’alliés, avant tout, la Russie. L’amiral Waren, envoyé anglais à Pétersbourg, fut chargé de démontrer aux Russes que « Malte devait rester pour toujours à la Grande-Bretagne, comme nécessaire à son commerce, à la sécurité de ses possessions indiennes et à son rapprochement avec le Sud de l’Europe. » Malte n’est pas moins nécessaire « au bonheur de l’Italie, à l’indépendance de la Méditerranée et du Levant. » Le ministre des Affaires étrangères, Hawkesbury, le déclare, en juin 1803, à l’ambassadeur de Russie, Simon Woronzof, et il ajoute : La France refuse cette île à l’Angleterre ; l’Angleterre s’obstine à la garder ; si les Français reprennent jamais « leurs vues d’usurpation » sur l’Egypte et la Syrie, Malte est sur la route, et, de Malte, une escadre anglaise pourra facilement les arrêter. « Cette île, entre les mains des Anglais, protégera l’Egypte, la Syrie, la Morée, l’Archipel, l’Italie méridionale et la Méditerranée entière des tentatives françaises. »

Cette ouverture à la Russie se faisait à propos. Alexandre se trouvait en humeur et en condition de l’accueillir. Il avait essayé de gouverner selon ses rêves et avec ses amis, Czartoryski, Kotchoubey, Novossiltsof, Stroganof : ils ne visaient à rien moins qu’à « réformer, disaient-ils, l’édifice informe du gouvernement de l’empire, » à « mettre fin au despotisme du gouvernement. » Le tsar promit de ne plus distribuer d’âmes, on parla de tolérance religieuse, on créa un ministère de l’Instruction publique. Il s’ensuivit, dans le vieux parti russe, une levée de boucliers de tous ceux qui profitaient des abus ou qui redoutaient les nouveautés. « Vous serez atterré en arrivant à Pétersbourg, » écrivait Rostopchine à un ami, « excepté les polissons,… on ne rencontre que des mécontens. » « L’empereur, mandait Joseph de Maistre, envoyé du roi de Sardaigne, n’a que deux idées : paix et économie… Toutes les nations ne peuvent pas supporter toutes les vertus. » Celles-là n’étaient point dans les traditions de la Russie. Donc, au bout de deux ans de règne, Alexandre devint parfaitement impopulaire. Ni l’orgueil national, ni l’avidité des grands, ni la turbulence de tous ne trouvaient leur compte à ce gouvernement de sensibles philanthropes. « Il se forme, mande un agent français, un parti autour de Constantin… Il pourrait bien encore arriver une révolution en Russie. » On colportait ce mot de Markof, ambassadeur à Paris, très anti-français, à propos de la politique étrangère de la Russie : « L’empereur a son opinion, les Russes ont la leur. » Alexandre n’avait pas seulement le goût de la popularité, il en avait la coquetterie. Il flaira le péril. Il ne renonça point à ses « belles idées ; » mais il les relégua. Ce fut, comme pour Louis XVI, son atelier de serrurerie et sa forge secrète ; ce devint surtout un instrument de prestige, un moyen de séduction sur les Français. Ajoutez sa rivalité croissante et toute personnelle avec Bonaparte.

Son ambition changea de cours ; il se guida sur d’autres étoiles. Faute de régénérer la Russie, il se fera le restaurateur de l’Europe. Le Saint-Empire s’écroule. L’empire des Gaules, dont on parle beaucoup[2], s’il sort jamais du chaos, y rentrera très vite. Le tsar de Russie a la mission de régénérer le vieux monde. A l’empire d’Occident, il opposera l’empire d’Orient ; au Charlemagne corse, l’autocrate slave. Cette politique sera aussi populaire en Russie que l’autre, celle de la paix et des réformes, l’est peu. « Nous sommes aujourd’hui tout à la guerre, écrit Kotchoubey, dès le mois d’avril 1803, et l’empereur y paraît tellement porté qu’il serait, je crois, fâché qu’elle n’eût pas lieu. Le mouvement guerrier peut produire un grand bien, celui de faire voir que l’empereur a plus d’énergie qu’on ne lui en suppose et que M. Duroc ne lui en attribue. » Les Russes font d’ailleurs bon marché de Bonaparte, de ses généraux et de ses grenadiers. S’il avait rencontré Souvorof, il était perdu. Joubert était plus fort que lui. « Il tire, écrit Simon Woronzof, toute sa gloire militaire et politique de l’absurde politique et trahison des cours de Berlin et de Vienne, de la stupidité mêlée de trahison des généraux autrichiens qu’il a eus à combattre… Quand on lui a montré de la fermeté, comme à Saint-Jean-d’Acre, il a échoué contre une poignée de monde qui défendait une misérable bicoque… Avec toutes les qualités d’un vrai scélérat, qu’il possède en perfection, il finira mal, faute de bon sens. » Et, lui disparu, rien ne subsistera de la France, de la révolution, de la république., « L’armée française, où règne une abominable corruption de mœurs, est une armée d’assassins et d’incendiaires, dont les soldats sont si peu braves que, quand les généraux voient qu’il faut combattre un ennemi résolu à outrance, ils les enivrent. »

C’est alors qu’arrivèrent les propositions des Anglais. S’ils redoutaient « l’injuste spoliation » de l’empire ottoman en Égypte, en Syrie, Alexandre la redoutait en Grèce, en Albanie, sur le Danube. Il voyait l’empire d’Allemagne réduit à la vassalité française, comme une autre Italie. La France devenait à ses yeux la « puissance monstrueuse, » — c’est un mot de Woronzof, — qu’était la maison d’Autriche aux yeux des Français du XVIIe et du XVIIIe siècle. Il était, en principe, résolu à la guerre ; mais il ne se sentait pas en mesure, et il lui fallait gagner le temps de rassembler ses armées et de nouer une coalition. Il proposa à l’Angleterre une « alliance sans traités, » propre à se transformer, l’heure venue, en « traité de subsides. » Il offrit, en attendant que l’heure vînt, une médiation qui se transformerait en intervention militaire lorsqu’on serait en armes. Puis il s’occupa d’entraîner le continent, et se tourna vers la Prusse.

La Prusse avait garanti à la France la neutralité de l’Allemagne du Nord, et la France, pour la récompenser, l’avait comblée d’abbayes et d’évêchés en Westphalie, compensation très disproportionnée aux territoires abandonnés par la Prusse sur la rive gauche du Rhin. Dès l’ouverture des hostilités avec l’Angleterre, Bonaparte occupa le Hanovre, domaine du roi George. Mesure de précaution toute classique et consacrée, en pareil cas. Frédéric la conseillait, en 1755, aux ministres de Louis XV, et le Premier Consul n’y avait pas manqué. Mais on s’en offusquait à Pétersbourg et l’on s’en effrayait à Berlin. Le Hanovre, c’était le salaire que la Prusse réservait à sa défection à la cause de l’Europe, si elle se tournait vers Bonaparte, ou à sa défection à la France, si elle se tournait vers la Russie. Elle y voyait les Français avec autant de jalousie que d’inquiétude. Installé dans ce pays, Bonaparte les tenait sous le canon. « Comment, disait Haugwitz, lorsqu’ils seront aux portes de Magdebourg, éviter le dangereux honneur de devenir l’alliée de la République ? » Il s’en ouvrit à Alopeus, ministre de Russie à Berlin : « Nous serons les derniers à être mangés, voilà le seul avantage de la Prusse. » Alexandre écrivit, le 4 juillet 1803, au roi de Prusse. Il adressa, le 3 juin et le 5 juillet, à Alopeus des instructions et des pouvoirs pour traiter d’une alliance « en vue d’un plan général d’action contre la France : » la Russie fournirait 25 000 hommes, au besoin 60 000 ; la Prusse, autant ; la Saxe, de 10 à 20 000, et d’autres Allemands en proportion. Les alliés se garantiraient l’inviolabilité de leurs territoires.

L’Autriche, sondée dans le même temps par les Anglais et par les Russes, atermoya. Elle demandait à la Russie de lui procurer le temps de s’armer, et à l’Angleterre, de lui en fournir les moyens. Jusque-là, elle ne pouvait que travailler à endormir, à force de protestations et d’effusions, la vigilance de Bonaparte.


II

Cette vigilance était toujours en éveil, et il aurait fallu marcher d’un autre pas pour la surprendre ou la prévenir. Bonaparte pressentit ces mouvemens ; il jugea que, s’il ne les rompait, la France se retrouverait aux prises avec la coalition de 1798. Il lui faudrait donc, pour conserver la paix de Lunéville, soutenir les mêmes luttes qu’alors pour conserver la paix de Campo-Formio. Malgré le remaniement de l’Allemagne et les fameuses sécularisations qui, d’après tant de docteurs, devaient cimenter la paix, la République se voyait au même point que cinq ans auparavant, lorsque Bonaparte, revenant de Rastadt, prenait le commandement de l’armée d’Angleterre. C’était, comme alors, l’Angleterre à envahir, la Russie à détourner, l’Autriche à terrifier, l’Italie à défendre, la Suisse à protéger, l’Allemagne à neutraliser, la Prusse à gagner, la Hollande et l’Espagne à enchaîner. Mais les positions prises par Bonaparte dans l’été de 1803 étaient autrement fortes que celles qu’occupait le Directoire en 1798, son activité autrement efficace. D’ailleurs, même échiquier, mêmes pièces, même jeu.

Il s’occupa d’agiter l’Irlande. Il transforma toutes les côtes de l’Ouest, de la Hollande à la Guyenne, en chantiers de bateaux plats. Il forma son camp à Boulogne et y réunit une armée d’invasion. A partir de la fin de mai 1803, cette opération envahit sa correspondance. Il croyait le succès possible. « C’est un fossé qui sera franchi lorsqu’on aura l’audace de le tenter, » disait-il[3]. Marmont, qui vivait alors dans sa confiance, l’atteste : il n’a jamais rien tant désiré au monde. La campagne de Russie, seule, à la fin de 1814 et au commencement de 1812, occupe dans ses lettres autant de place, en préparatifs multiples, infinis, en ordres minutieux et réitérés. Cette expédition, dans sa pensée, pouvait, d’un coup, couronner toutes ses entreprises.

Mais elle dépendait de la mer, du vent, choses indomptables et changeantes. Bonaparte, en poursuivant ce dessein hasardeux, en considérait l’avortement possible, les contre-manœuvres de Pitt, une contre-descente et une contre-invasion des Anglais sur les côtes de France, une diversion sur le continent, par l’Allemagne et par l’Italie. Le camp de Boulogne fut donc une mesure à double fin. Napoléon se prépara, en cas de coalition, à prévenir le rassemblement des coalisés, Autrichiens, Russes, Prussiens peut-être ; à porter son armée au-devant d’eux et à les battre en détail. Mais, de préférence, il songeait à former, contre l’Angleterre, un système continental ; l’empire d’Occident ne serait que le cadre magnifique d’une coalition. L’Angleterre conservait, sur la mer, la supériorité de l’offensive ; il s’agissait de la paralyser en lui fermant le plus possible de côtes, de ports, d’embouchures de fleuves. « L’Océan, formidable huissier du roi, semble lui ouvrir le chemin, » disait Shakspeare, du roi Henri V. Bonaparte allait établir aux points de débarquement de formidables barricades.

« Cette guerre, disait-il au ministre d’Autriche[4], Philippe Cobenzl, entraînera nécessairement après elle une guerre sur le continent ; pour ce cas, je devrai avoir de mon côté l’Autriche ou la Prusse ; il me sera toujours plus facile de gagner la Prusse en lui donnant un os à ronger ; je n’ai en Europe que l’Autriche à redouter… La Russie restera toujours inactive… Il ne viendra plus un Paul qui fasse la folie d’envoyer jusqu’au Piémont des troupes. »

En quoi il se trompait. L’ambassadeur du tsar à Paris, Mar-kof, fut rappelé le 28 octobre 1803, et il n’y eut plus en France qu’un chargé d’affaires, M. d’Oubril. Dix jours auparavant, le chancelier Woronzof mandait à l’envoyé russe à Vienne, Anstett, « d’entrer en pourparlers avec le gouvernement autrichien sur les mesures à prendre, de concert avec la Russie, contre l’ennemi commun. » Et à Simon Woronzof, à Londres, le 9 novembre : « Le danger que la France fait courir à toute l’Europe rend plus forte encore l’amitié qui unit la Russie à l’Angleterre. » Un agent de Talleyrand lui mande, de Pétersbourg, 8 novembre : « L’empereur lève deux hommes sur cinq cents. »

Bonaparte, dit Anstett à Louis Cobenzl, ministre des Affaires étrangères à Vienne, ne peut s’arrêter sur la pente où il s’emporte ; la force des choses l’oblige à avancer jusqu’à ce qu’il rencontre un obstacle insurmontable. La Russie offre de mettre sur pied 90 000 hommes, suivis d’une réserve de 80000. Il n’oublia point l’article essentiel, les dédommagemens ; il les offrit aux dépens des républiques d’Italie ; le roi de Sardaigne redeviendrait « le gardien des Alpes[5]. » Les Autrichiens, cependant, demandèrent à réfléchir. « Tous ces pays, sans doute, sont fatigués du joug français, disait Louis Cobenzl ; mais il faut que la musique soit commencée avant de les mettre en danse… » « Nous sommes à la bouche du canon ; nous serons anéantis avant que vous puissiez nous secourir[6]. » Néanmoins, ils se préparaient : au commencement de 1804, ils auraient 385 000 hommes ; mais, à la moindre menace de Bonaparte, les recrues se disperseront, sauf à se rassembler aussitôt ailleurs. Pour la Prusse, on lui forcera la main. Anstett le dit, rudement, à Cobenzl, en janvier 1804 : « Ni parenté, ni aucun lien n’empêchera la Russie de convenir de la façon dont, en cas de guerre, nos armées devraient opérer en Allemagne, c’est-à-dire, imiter les Français dans leur façon de vivre aux dépens du pays, et employer la force pour entraîner tout le monde dans notre parti. C’est surtout vis-à-vis du roi de Prusse… » Il ne faut pas négocier avec la Cour de Berlin, ne pas même lui parler d’avance, mais, lorsque les troupes russes seraient au moment de fondre sur son pays, « ne lui laisser que l’alternative d’être avec les deux cours impériales ou avec la France, sans admettre sa neutralité. »

A Pétersbourg, Czartoryski, adjoint au ministère des Affaires étrangères, titulaire en février 1804, dressa un plan de pacification. « Ce plan, dit-il, contenait des points qui se reproduisirent chaque fois qu’il fut question de reconstituer la carte de l’Europe. Soit du côté de l’Allemagne, soit du côté des Pays-Bas ou de l’Italie, on est revenu mainte fois à ces idées… Elles devaient se reproduire, étant dans la nature même des choses. » En ce qui concerne la France, l’accord s’établit de soi-même avec l’Angleterre. Pitt avait jeté ses idées sur le papier dans les derniers mois de 1803. Elles consistaient à refouler la France dans ses anciennes limites et à l’y « enchaîner » par de fortes barrières. C’étaient précisément les vues de la Russie. Les choses en étaient là quand survint le tragique incident du duc d’Enghien. Il ne décida ni la rupture entre la Russie et la France, qui était presque consommée, ni l’alliance entre la Russie et l’Angleterre, dont les premiers nœuds étaient formés, depuis juin 1803, mais il fournit à la Russie, pour briser avec la France et passer ouvertement à l’Angleterre, un beau prétexte de droit public, de justice et de générosité.

Bonaparte se fit empereur ; il reçut la consécration du peuple français par le plébiscite, et celle du pape par les onctions. Il se crut un instant inattaquable, protégé contre les révolutions populaires par le plébiscite et, par le sacre, contre les coalitions des rois. Il devenait l’un d’entre eux, et le peuple s’incarnait en lui ; mais le peuple se reprend toujours, les rois ne se donnent jamais. Napoléon, qui, pour son compte, n’y croyait guère, attribuait à la cérémonie du sacre une mystérieuse influence sur l’âme des autres ; une religion pour le peuple, un sacre pour les princes ! Il se trompa toujours sur l’état d’âme et les vertus professionnelles des monarques. Pour s’être déclaré Majesté sacrée, il se figura que la majesté résidait en autre chose qu’en les sept lettres d’un mot de protocole, et que ce terme de sacrée emportait une grâce politique capable d’opérer la soumission des hommes. Il se retrouva, le 3 décembre 1804, ce qu’il était la veille, en présence d’une Europe où rien n’avait changé. Le couronnement de Notre-Dame, aux yeux des rois et de leurs ministres, ne comptait que pour une cérémonie de plus après tant d’autres, aussi vaines, dont plus rien ne subsistait. Pour l’Anglais, pour le Prussien hérétiques, pour le Russe schismatique, l’évêque de Rome n’avait pu imprimer à l’empereur de Paris un caractère d’inviolabilité dont il ne disposait point. Pour les catholiques, ceux de Vienne, de Naples, de Madrid, de Lisbonne, c’était tout simplement l’acte de faiblesse d’un pontife déchu et la profanation d’un mystère. La Majesté de Napoléon n’en sortait pas plus sacrée que n’avait été celle de Charles Ier, de Jacques II, de Pierre III, de Louis XVI et de Paul Ier. Ce que le glaive avait élevé, le glaive l’abaisserait un jour, voilà toute la foi des princes de l’Europe, et ils ne connaissaient point d’autre signe manifeste des arrêts de la Providence, arrêts toujours frappés d’appel quand ils déclaraient leur défaite, et définitifs seulement, à leurs yeux, quand ils consacraient leur victoire.

Napoléon continua donc de régner par la seule force des armes françaises, le seul prestige de son génie et la seule habileté de ses combinaisons politiques. Si les complots royalistes s’arrêtèrent, c’est que l’acte de Vincennes terrifia les conspirateurs ; si les tentatives d’assassinat cessèrent, c’est que la tête des assassins tomba sur l’échafaud de Georges ; si la coalition ne se déclara point immédiatement, c’est que ni la Russie ni l’Autriche n’étaient prêtes ; quelles manquaient d’argent et que l’Angleterre ne leur voulait fournir ses livres sterling, sonnantes et trébuchantes, que contre des soldats en marche et des canons roulans sur les routes. Si enfin la guerre n’éclata point dans l’année 1804, c’est que l’Autriche multiplia les déclarations pacifiques, que, sans l’Autriche, la Russie n’osait se risquer, et que toute la diplomatie de Napoléon s’employait à tenir l’Europe en suspens jusqu’au jour où il se trouverait prêt à la grande aventure renouvelée de César et de Guillaume de Normandie, qui lui assurerait, sans conteste cette fois, la domination de l’Europe.


III

Les nœuds se formaient, cependant. Dès le 24 mai 1804, à Berlin, dans le plus profond secret, les Russes et les Prussiens échangèrent des déclarations ; elles équivalaient à une alliance, mais elles n’en revêtaient point la forme, elles n’en portaient point le titre, et ce masque suffisait à sauver l’honneur pour le cas où la politique exigerait que la Prusse attestât à Napoléon qu’il n’existait point de traité entre elle et la Russie. L’objet de l’entente était de s’opposer de concert « à tout empiétement du gouvernement français sur les États du Nord de l’Empire, étrangers à sa querelle avec l’Angleterre, » c’est-à-dire à l’occupation de tout autre pays que le Hanovre. Les deux États rappelaient l’alliance, toujours valide, conclue entre eux le 28 juillet 1800. Alexandre avait offert 50 000 hommes ; Frédéric-Guillaume prenait acte de la promesse.

Le jour où son ministre à Berlin s’assurait ainsi le concours éventuel de la Prusse, Alexandre écrivait à François II, lui proposant de concerter « incessamment » un plan d’opérations. La négociation traîna jusqu’en novembre. Le 6 de ce mois, elle se conclut, comme l’entente de Berlin et pour les mêmes motifs, en forme de déclaration d’alliance intime. Les deux États s’engagent à concerter un plan de guerre. Ils mettront en mouvement 350 000 hommes, dont 235 000 Autrichiens, 80 000 Russes et un corps russe d’observation sur les frontières prussiennes. Ils considèrent comme casus fœderis toute augmentation des forces françaises dans le royaume de Naples, toute extension de la France en Allemagne. Ils se garantissent l’intégrité de l’empire turc. La Russie s’engage à procurer des subsides anglais à l’Autriche. L’Autriche s’indemnisera en Italie et en Allemagne.

Dans le même temps, Oubril, définitivement rappelé, quittait le territoire français, et un des confidens du tsar, Novossiltsof, se rendait à Londres avec des instructions détaillées.

« Le premier objet, selon les idées de Sa Majesté Impériale, déclara-t-il à Pitt[7], est de faire rentrer la France dans ses anciennes limites, ou toutes autres qui paraîtront convenir le mieux pour la tranquillité de l’Europe ; le second, de mettre des barrières naturelles à l’ambition de Bonaparte, lesquelles, maintenant la France dans ses limites, s’opposeraient à son agrandissement futur, et finalement, le dernier est celui de consolider l’ordre des choses qu’on établirait, par une alliance des plus intimes, faite à perpétuité, entre la Russie et la Grande-Bretagne. » L’Europe, disait Pitt à Simon Woronzof, traverse une crise pareille à celle de la fin du XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIV. Le sauveur de l’Europe, à cette époque, fut Guillaume d’Orange, qui « électrisa toutes les cours » et arrêta la marche de Louis XIV entraîné « par la rage des conquêtes. » Seul, l’empereur Alexandre est capable de devenir un second Guillaume d’Orange pour l’Europe. C’est à lui d’électriser la Prusse et l’Autriche, les autres nations suivront ces puissances. Il insista sur la nécessité « d’enchaîner la France, » réintégrée dans ses anciennes limites, de « l’entourer de grands et puissans États : » une Italie confédérée, avec un Piémont agrandi et une Autriche plus étendue, une Allemagne confédérée, avec l’Autriche et la Prusse, ce dernier État augmenté de « toutes les terres situées au nord de la France entre la Meuse, la Moselle et le Rhin, y compris le Luxembourg. » Novossiltsof désirait tracer d’ores et déjà un plan « de réorganisation de l’Europe après sa libération du joug de Sa Majesté Corse, » « l’anéantissement de Bonaparte » étant chose inévitable à ses yeux. Mais Pitt ajourna ; il ajourna aussi la désignation de la personne qui régnerait en France. Il put deviner qu’Alexandre préférerait un candidat de sa main, un roi, ou un président de république, par exemple un Moreau, qui ferait de la France une autre Pologne sous la tutelle russe. Novossiltsof put pressentir que Pitt inclinait vers les Bourbons, qui représentaient un principe plus stable et lui paraissaient les seuls capables d’accepter sincèrement, de subir avec dignité le retour aux anciennes limites, condition qui primait toutes les autres.

Pour calmer les scrupules d’Alexandre, que l’idée de déclarer la guerre offusquait, que la chimère des arbitrages agitait, « en son âme de couleur changeante, » selon le mot de Czartoryski, on convint que le tsar tenterait une entremise entre la France et l’Angleterre. Pitt demanda, le 18 février 1805, au Parlement, cinq millions et demi sterling de fonds secrets « pour que Sa Majesté puisse apporter un concours efficace là où elle trouvera nécessaire de le prêter… Vous savez, messieurs, que nous avons été obligés d’entretenir des rapports et des correspondances sur le continent… »

L’échange des courriers était lent entre Londres et Pétersbourg. Les accords ne furent complets qu’au printemps. Le traité fut signé à Pétersbourg, le 11 avril 1805. « Ce traité, dit Alexandre, doit être considéré comme la pierre angulaire de l’édifice qui va s’élever par les soins communs de la Russie et de l’Angleterre pour la prospérité de l’Europe. » Il fut en effet, comme le moule de tous les autres, celui de Bartenstein en 1807, ceux de Kalisch et de Tœplitz en 1813 ; il en donne le prototype, il en trace la méthode, et il en découvre tout l’esprit. Les alliés formeront une ligue de 500 000 hommes effectifs, afin d’amener « de gré ou de force, le gouvernement français à souscrire au rétablissement de la paix et de l’équilibre de l’Europe. » L’Angleterre fournira ses flottes et un subside annuel de 1 250 000 livres sterling par 100 000 hommes. La Russie s’engage à porter 60 000 hommes sur la frontière d’Autriche, 80 000 hommes sur les frontières de Prusse, plus des corps de réserve et d’observation. L’Autriche sera invitée à adhérer à l’alliance et touchera, dès son adhésion, un million sterling, à titre d’entrée en campagne. La Prusse recevra la même invitation, sauf, si elle refuse, à voir les alliés faire cause commune contre elle, ainsi que contre tout État qui, « par l’emploi de ses forces ou par une union trop intime avec la France, prétendrait élever des entraves essentielles au développement des mesures » que prendront les alliés. L’Espagne et le Portugal seront invités au concert dans les trois mois qui suivront l’entrée en campagne. La Suède est comprise dans le traité. L’action commencera dès que l’on pourra opposer à la France une force active de 400 000 hommes, savoir : 250 000 Autrichiens, 115 000 Russes, plus les Napolitains, Hanovriens, Sardes et Anglais.

Des bases ostensibles de pacification seront notifiées à Napoléon, savoir : « une barrière entre la France et l’Italie, une barrière entre la France et la Hollande, la neutralité et l’indépendance absolue de la Suisse entière, de la Hollande, de l’Italie et de l’Empire germanique, » c’est-à-dire l’évacuation de ces pays par les troupes françaises. Mais ce n’est là qu’un minimum, ce ne sont que des bases de négociation susceptibles de développement selon les circonstances. Il est très vraisemblable que Napoléon ne les acceptera pas ; mais, s’il les accepte, ou si toute autre puissance l’engage dans une négociation sur des bases plus favorables pour lui, ni l’Angleterre, ni la Russie n’y seront tenues définitivement, car elles se promettent de ne traiter de la paix que « du consentement commun » et dans un congrès[8].

C’est en vue de ce congrès que les alliés ajoutent ce commentaire : « Ces points ne sauraient être pleinement obtenus tant que les limites de la France ne seront pas bornées à la Moselle et au Rhin, aux Alpes et aux Pyrénées. » Ainsi, les ci-devant Pays-Bas autrichiens, la Belgique, « en tout ou en partie, » seront réunis à la Hollande, qui s’étendra jusqu’à l’Escaut, possédera Anvers et formera une monarchie puissante avec une ligne de forteresses. La République helvétique sera augmentée de Genève et de la Savoie ; le Piémont le sera de la République italienne jusqu’au Pô, de Parme et de Plaisance, de Gênes ou tous autres territoires que l’on jugera opportun de lui attribuer. Les pays ci-devant prussiens de la rive gauche du Rhin seront restitués à la Prusse avec un arrondissement « qui pourrait même s’étendre jusqu’à la frontière qui serait laissée à la France du côté des Pays-Bas, » moyennant que la Prusse contribuerait à former une barrière « au débordement de la puissance française. » Ainsi enserrée, la France ne conserverait tout au plus, de ses conquêtes, que la ligne de l’Escaut au nord, et, à l’est, peut-être, le pays entre Rhin et Moselle. Quant à la République italienne, dépecée déjà au profit du Piémont, les alliés consentiraient à en composer un royaume pour un des frères de Napoléon, pourvu que l’Etat ainsi réduit jouît d’une indépendance absolue et ne pût jamais être réuni à la France[9].

Donc on n’exigera pour entrée de jeu et pour amorcer les négociations que l’évacuation de l’Allemagne, de l’Italie, de la Hollande et de la Suisse, c’est-à-dire de l’excédent et de l’excès qu’en France même nombre de personnes jugent dangereux et inutile. La négociation entamée de la sorte et l’opinion en France gagnée par la « modération des alliés, » on découvrira, par gradations, selon le progrès des affaires, selon le possible, les prétentions, jusqu’à la dernière : « les anciennes limites ou toutes autres qui paraîtront convenir le mieux. » Les conditions ostensibles semblent conserver à la France les limites naturelles, celles de Lunéville ; elles ne parlent que de barrière entre la France et la Hollande, et l’on peut se figurer qu’il ne s’agit, comme en 1713, que d’une barrière de forteresses ; les articles secrets refoulent la France derrière l’Escaut et la Moselle, tout au moins. Les arrière-pensées, qui sont les pensées directrices, vont plus loin.

Mais on n’a garde de le dire, afin de pouvoir insinuer, en équivoquant sur les termes, que les conditions offertes à Napoléon laissent à la France les limites naturelles ; afin, surtout, d’entretenir chez les Français cette illusion, nourrie par les amis de l’Angleterre et les amis de la Russie, flatteuse à l’amour-propre national, insidieuse aux intérêts, au désir de la paix, que les alliés ne combattent que la personne de Napoléon, ne veulent réprimer que ses ambitions personnelles ; qu’ils respectent, sans les définir d’ailleurs, et l’indépendance et l’intégrité de la France. Il en sera des frontières comme du gouvernement intérieur, dont on semble se désintéresser. « C’est, porte l’article Ier secret, par des proclamations publiées à mesure que les événemens de la guerre assureront leurs poids, que les souverains alliés chercheront à la disposer à écouter leurs conseils. » Et voilà par quelles nuances graduées ils arriveront, de l’offre ostensible à Napoléon de la paix dans les limites de Lunéville, au renversement de Napoléon et à la paix dans les anciennes limites. Cette procédure astucieuse, destinée à séparer la cause de Napoléon de celle du peuple français et à dépopulariser la guerre, se reproduira en 1813 et en 1814 ; elle se dévoile ici, tout crûment, dans les articles secrets du 11 avril 1805.

Les alliés trouveront leurs convenances où ils pourront les prendre. Ils posent en principe, — et ils en reconnaissent « la justice et l’avantage, » — une restauration générale des princes dépossédés, mais ils n’appliqueront ce principe « qu’autant que les circonstances et la sécurité future des différens États de l’Europe le permettront. » Dès à présent, l’Angleterre s’attribue Malte ; l’Autriche sera indemnisée « de ses immenses pertes, » dans le nord de l’Italie et à Salzbourg ; la Prusse pourrait obtenir Fulda et, s’il le fallait absolument et si l’Angleterre y consentait, le royaume de Hollande. La Russie se réservait de chercher ses satisfactions dans la Pologne, dont le tsar se ferait roi, et dans la Turquie, où il se taillerait un empire, avec un protectorat des Slaves d’Orient. Il se flattait de conquérir assez de terres en Italie et en Allemagne pour compenser les terres polonaises qu’il se ferait céder, de gré ou de force, par l’Autriche et par la Prusse. La Prusse sur le Rhin, l’Autriche à Milan et à Venise, les Russes à Varsovie, le Piémont accru de Gênes, le royaume des Pays-Bas garde-barrière de la France, la France dans ses anciennes limites, Alexandre arbitre du continent, c’est le fond des traités de Vienne et l’aboutissement destiné, dès 1805, à la coalition qui se noue.

Mais l’Autriche, qui en formait une des pièces principales, hésitait encore à se jeter dans la guerre. Toutes les forces de la Prusse lui semblaient nécessaires pour opérer la grande diversion, la seule puissante et décisive, l’attaque de la Hollande et des Pays-Bas, et la Prusse ne se prononçait pas. Il importait donc d’endormir Napoléon jusqu’à ce qu’on se crût en mesure de l’écraser. Louis Cobenzl, écrivant, le 4 décembre 1804, à l’archiduc Charles, considérait cette hypothèse : « Si l’empereur des Français soupçonne que l’union des puissances, — Angleterre, Russie, Autriche, — ne tend pas seulement à s’opposer à de nouveaux empiétemens de sa part, mais aussi à saisir la première occasion pour culbuter son gouvernement et pour réduire la France à ses anciennes limites, de sorte qu’il se verrait forcé de les prévenir en saisissant l’occasion de tomber sur nous comme la puissance la plus exposée à ses coups. Cette supposition exige que notre Cour… se conduise avec tant de prudence et de modération que Napoléon se persuade qu’elle n’entrera jamais dans des vues dirigées contre sa personne et son empire, » et que ce ne serait qu’en présence de nouveaux empiétemens de sa part, « par une sorte de désespoir et de nécessité absolue, » que l’Autriche se joindrait aux autres puissances. Cette lettre donne la clef de la politique autrichienne dans l’hiver de 1804-1805, et la mesure de ses protestations réitérées.

Au fond, la résolution est prise. Le 22 avril 1805, Mack, passé tout à fait grand homme et qui répond de tout, est nommé général quartier-maître. Les Autrichiens pressentent la Prusse. « Ce n’est que la Russie qui parviendra jamais à la forcer d’agir malgré elle, » écrit Metternich, envoyé à Berlin.

Mais comment la forcer ? Alliance ou contrainte militaire ? Les vues différaient singulièrement sur cet article entre le tsar et son ministre, Czartoryski. Alexandre préférait l’alliance avec ses spectacles chevaleresques, une entrée impériale dans Berlin, une chevauchée triomphale en Allemagne, avec, à ses côtés, son ami du cœur, la chère Majesté, le roi Frédéric-Guillaume, et la belle reine de Prusse, l’héroïne de la croisade. Czartoryski pensait d’abord et surtout à la Pologne. Il préférait la contrainte, qui permettrait, sous le prétexte de connivences de la Prusse avec Napoléon, d’envahir les provinces polonaises réunies en 1793 et on 1795, d’arracher Varsovie à ces Prussiens plus exécrables aux Polonais que les Russes mêmes, pour le traité fallacieux de 1790 et l’illustre félonie de 1793, et de restaurer le royaume des Jagellons : Alexandre donnerait, en sa personne, un roi à la Pologne et laisserait espérer aux Polonais des institutions nationales, la réparation de la grande iniquité des partages. Depuis près d’une année, Czartoryski dénonçait la duplicité prussienne, les armemens prussiens, les machinations suspectes avec les Français ; il poussait aux réclamations, aux menaces, aux mises en demeure. Cependant Alexandre, méfiant des ministres de Berlin, mais confiant en « son frère et ami, » désireux de l’associer à sa gloire, travaillait directement, par ses lettres intimes, à nouer une alliance que son ministre, par les négociations officielles, travaillait à empêcher. Ce n’est pas qu’Alexandre se désintéresse de la Pologne, mais, au lieu de forcer les Prussiens à évacuer leurs provinces de l’Est, la ligne de la Vistule, il les recevrait de leurs mains, les occuperait en allié, les garderait en ami, et, le jour de la paix, il en compenserait la cession aux dépens de la France, sur la rive gauche du Rhin.

« Sire, écrit Frédéric-Guillaume à Alexandre, il n’y a pas une arrière-pensée pour vous dans ma politique… Mes engagemens sont formels, je suis incapable d’y manquer[10]. » Toutefois il s’alarme de l’approche des troupes russes, de ces rumeurs singulières au sujet de la Pologne. La Prusse ne songe point à perdre, elle songe à gagner. Neutralité, déclare le roi ; lucrative, ajoutent les ministres. Ils prendraient volontiers le Hanovre en dépôt, ce qui serait un moyen d’expulser les Français de l’Allemagne du Nord, et ils troqueraient volontiers contre cet électorat leurs possessions dispersées de Westphalie. Le roi de Suède s’est engagé à livrer Stralsund et Rügen aux Anglais. Le roi de Prusse occupe la Poméranie suédoise, c’est une façon d’assurer la neutralité de l’Allemagne du Nord, et aussi de s’y nantir. « Il fallait agir en grande puissance, déclare Frédéric-Guillaume au tsar. Occuper la Poméranie, c’était la défendre. » Et Hardenberg à Lucchesini, pour qu’il le répète à Talleyrand : « Jetons les yeux sur la carte, la Prusse ne peut pas s’arrêter là où elle est sans compromettre son existence. Plus de concentration, une autre frontière qui écarte toute collision avec la France, dont nous voulons faire notre amie :… voilà à quoi nous devons tendre, si nous ne voulons reculer rapidement. »

Alexandre, afin d’éprouver le zèle de son ami et aussi de l’engager dans l’engrenage, le charge d’une démarche pacifique à Paris : « Informer Bonaparte que, s’il transmet des passeports nécessaires à cet effet, une personne qui jouit de ma confiance particulière sera envoyée à Paris pour lui offrir la paix, mais directement à lui-même, sans intermédiaire[11]. » C’est Novossiltsof qui présentera les conditions ostensibles du traité du 11 avril. Si, comme on s’y attend, Napoléon refuse, le roi de Prusse se trouvera, bon gré mal gré, compromis dans l’affaire et rejeté, par ce refus de Napoléon, du côté de la Russie. Et le voilà réduit, pour « agir en grande puissance, » à remplir l’office de parlementaire aux avant-postes. Tandis qu’il s’occupe d’amorcer cette négociation fallacieuse, 80 000 Russes s’approchent de ses frontières, prêts à défendre ses provinces polonaises, comme il défend la Poméranie suédoise, à le protéger ou à le démembrer, amis ou ennemis, selon l’occurrence, en tout cas, résolus à exiger le passage et à passer quand même.


IV

Napoléon connaissait le jeu des Prussiens ; il ne s’y abusait pas, mais il avait trop d’intérêt à s’assurer leur neutralité pour ne point chercher à les gagner et à les lier. Il le tenta jusqu’à la dernière heure. Convaincu de l’astuce des Autrichiens, il perçait leur politique ; il ne se laissa ni « endormir » par leurs protestations ni surprendre à leurs insinuations d’entente. Elles revenaient toutes, d’ailleurs, à se faire attribuer un lot de l’Italie. Si Napoléon le leur concédait, ils le prendraient, sans doute, mais ils passeraient aussitôt aux alliés, afin de régulariser la cession et d’enlever le reste ; puis, ils tourneraient contre la France les forces qu’elle aurait eu l’imprudence de leur procurer. L’intérêt de Napoléon n’était pas de leur assurer des avantages réels, en compensation de promesses trompeuses sur un papier d’Etat discrédité, des traités qui valaient des assignats ; son intérêt était de les affaiblir et, s’il le pouvait, de les obliger à désarmer. Ce serait un coup de prestige, une victoire sans combat qui dépasserait en conséquences la victoire la plus chèrement payée, et qui déconcerterait la coalition, livrerait la Prusse et l’Allemagne à la France, obligerait la Russie à s’arrêter en route. Il sommera donc l’Autriche de mettre bas les armes, de disloquer ses corps d’armée, de renvoyer ses recrues dans leurs villages. Si l’Autriche refuse, il l’abat avant qu’elle ne soit prête. Il lève son camp, passe le Rhin et marche sur Vienne. Si le prestige opère, il passe la Manche et marche sur Londres.

En vue de l’une comme de l’autre conjoncture, il machine des diversions contre la Russie et contre l’Angleterre. Il tire aux extrémités. Il écrit au roi de Perse : « J’ai partout des agens qui m’informent de tout ce qu’il m’importe de connaître. Je sais à quels lieux et dans quels temps je puis envoyer aux princes, aux peuples que j’affectionne, les conseils de mon amitié et les secours de ma puissance. » Les secours, il pense sérieusement à une expédition ; les conseils, c’est de s’armer contre le Russe et contre l’Anglais. Il écrit au sultan des Turcs, en un style emphatique qu’il croit oriental : « J’ai voulu être ton ami… As-tu cessé de régner ? Réveille-toi, Sélim. Confie-toi à tes vrais amis, la France et la Prusse. Redoute les Russes, qui veulent Constantinople. Soutiens la Perse. Si tu l’abandonnes, je comprends que le destin, qui t’a fait si grand, veut détruire l’empire de Soliman, car tout change sur la terre, tout périt. Dieu seul ne périra jamais[12]. »

Il envoie Junot à Madrid et à Lisbonne. De l’Espagne, Junot exigera trois vaisseaux et six frégates, au Ferrol, du 20 au 30 mars ; six vaisseaux et trois frégates, à Cadix, sous Gravina, prêts à mettre à la voile et à se joindre à la flotte française. Du Portugal, la fermeture des ports aux Anglais, l’expulsion des agens anglais avant le 22 mars, sinon la guerre immédiate. « Alors, je fournirai, avant l’automne, les forces que l’Espagne voudra, et nous nous emparerons du Portugal. » Junot, dans cette hypothèse, « est autorisé à s’entendre avec Godoy sur la destinée future du Portugal[13]. »

Ce sont, les combinaisons du Comité de salut public, lorsque en 1795, la paix faite avec la Prusse, il se disposait à tomber sur l’Autriche et à forcer l’Angleterre ; ce sont celles du Directoire, en 1796, quand il songeait à lancer Bonaparte sur Vienne par les Alpes et Moreau par le Danube ; ce sont celles du lendemain de Campo-Formio, quand il s’agissait d’envahir l’Angleterre ; ce sont celles du lendemain de Lunéville, et c’est ainsi que l’Angleterre avait été contrainte à la paix d’Amiens. Napoléon y revient, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de la contraindre et que la paix, rompue par les Anglais, ne peut être renouée, malgré eux, que par les moyens qui, en 1801, les ont obligés à la subir. Avec la même analogie et comme sur le même rythme, se succèdent en Hollande, en Italie, les mesures qui ont, tant de fois, mis les Bataves à la question, révolutionné la Cisalpine et créé, en décembre 1801, la République italienne. La Hollande reçut un « grand pensionnaire, » en attendant un roi.

La République italienne, objet des convoitises de l’Autriche, objectif de ses armées, était la forteresse de la domination française en Italie. Napoléon entendait y concentrer le pouvoir comme dans la France même. Une consulte, réunie à Paris, y travaillait sous sa direction. Le vœu de ces Italiens eût été « que la Lombardie, gouvernée par un prince indépendant, se séparât entièrement de la France, garantie contre les excès du pouvoir du prince par une constitution, contre les abus de la suprématie française par un traité. » Napoléon pensait à la donner à son frère Joseph. Les goûts qu’affecte ce prince pour la liberté, ses sentimens « républicains, » son « humanité » très étalée, son indépendance jalouse, dénigrante même à l’égard de l’Empereur, devaient rassurer les Italiens et sur l’article de la constitution et sur celui de l’indépendance. Pour Napoléon, c’était à la fois un acte de munificence impériale envers Joseph, et une sorte d’ostracisme doré. Il y mettait une condition expresse : Joseph, selon les protocoles d’Utrecht et les précédens des Anjou, pour la France, et des Orléans, pour l’Espagne, renoncerait à toutes prétentions, à tous « droits, » sur l’Empire. Car Joseph possédait désormais, sur la France, des « droits » auxquels il pouvait renoncer ! Illuminé un instant de la grâce royale, il consentit, et une sorte de pacte de famille fut signé, en conséquence, dans les derniers jours de décembre 1804[14]. Le 1er janvier 1805, Napoléon en informa l’empereur François : « De concert avec le gouvernement de la République italienne, j’ai cédé tous mes droits, sur ce pays, à mon frère Joseph, que j’ai proclamé roi héréditaire de cette contrée. »

Mais, soudain, Joseph refuse. La grâce impériale l’emporte sur la royale. C’est à la succession de France qu’en voulait décidément ce Corse, si fier, dix ans auparavant, de son « beau mariage » avec une jeune bourgeoise de Marseille qui lui apportait 150 000 francs de dot et des relations dans les « Echelles du Levant. » La couronne d’Italie, secondaire et subordonnée, lui semblait payée trop cher, au prix de ses « droits. » Il eut soin, d’ailleurs, de colorer son refus de motifs qui, le cas échéant, rendraient souhaitables aux Français la réclamation de ces fameux « droits. » Il ne voulait régner, disait-il, que sur un peuple à lui, son peuple : il aurait exigé l’évacuation de toutes les forteresses italiennes par les armées françaises. Cobenzl en reçut la confidence, d’autres aussi, et l’on s’explique comment, dans les traités du 11 avril, la Russie et l’Angleterre se montrèrent si conciliantes à l’égard de ce Bonaparte et si disposées à lui attribuer une part des dépouilles de la République italienne et de l’Empire français.

Déçu et, à vrai dire, joué de ce côté, Napoléon se rejeta sur Louis. Ce prince, malgré son hypocondrie, se montra tout aussi jaloux que son aîné de régner sur la France, et tout aussi dédaigneux de la Couronne de fer des Lombards. Les voyant si peu dociles à le servir, durant sa vie, si âpres à spéculer sur sa mort, ne pouvant, dans l’état des affaires, laisser l’Italie en suspens, il décida de se l’attribuer, au moins provisoirement. Il se la fit donc offrir par la consulte, ainsi que naguère, à Lyon, la présidence de la République, et, le 17 mai, il publia le statut du nouveau royaume. « Nous avons conquis la Hollande, les trois quarts de l’Allemagne, la Suisse, l’Italie tout entière ;… nous n’avons gardé que ce qui était nécessaire pour nous maintenir au même point de considération et de puissance où a toujours été la France. Le partage de la Pologne, les provinces soustraites à la Turquie, la conquête des Indes et de presque toutes les colonies avaient rompu, à notre détriment, l’équilibre général. » Il va ceindre, en conséquence, la Couronne de fer, et il la gardera « tant que la Méditerranée ne sera pas rentrée dans son état habituel. » C’est par ces raisons qu’il motiva son avènement, dans les lettres aux souverains, et qu’il réclama la reconnaissance du nouveau royaume d’Italie[15].

En même temps, il fit sa sœur Elisa princesse de Piombino, commencement d’une féodalité nouvelle, première application d’un système d’apanages, complémens de l’Empire français. Puis, il annonça qu’il se rendrait en Italie pour y organiser le gouvernement et qu’il y ferait un séjour prolongé. Il s’y disposait, en effet, mais à deux fins : celle qu’il déclarait, et l’autre, celle qu’il ne disait point et qui était de détourner l’attention du dessein de guerre, dès lors arrêté dans sa pensée, et qui ne pouvait aboutir qu’à l’été.


V

Ce dessein, l’immense projet, comme il le désigne, il le couve depuis des mois. Il le croit mûr[16]. C’est, par des diversions maritimes simultanées, mystérieuses dans leur objet, déroutantes par leur divergence, d’inquiéter l’Angleterre, de la provoquer, de l’appeler partout, de la disperser sur toutes les côtes de l’univers, des Indes aux Antilles et à l’Egypte. Cependant que, menacée de la sorte, elle se portera partout où elle soupçonnera les Français de l’attaquer, les flottes françaises, obéissant à des ordres concertés d’avance, virant de bord tout à coup, feront voile vers la Manche, où elles rejoindront les flottes de la Hollande et de l’Espagne, et en un nombre tel de vaisseaux et de frégates que, soutenu par cette armada formidable, Napoléon sera le maître du passage, où les Anglais n’auront laissé que des forces insuffisantes.

Le 2 mars 1805, Napoléon mande à Ganteaume, à Brest, d’appareiller le plus rapidement possible, avec ses 21 vaisseaux et ses 6 frégates ; il se rendra au Ferrol, le débloquera, emmènera Gourdon avec 4 vaisseaux, 2 frégates et l’escadre espagnole. Il conduira le tout à la Martinique, où il trouvera Villeneuve et Missiessy. Il réunira ainsi 40 vaisseaux de ligne. Aussitôt il fera voile sur l’Europe, « en s’éloignant le plus possible de la route ordinaire et ne reconnaissant aucune terre ; » il se dirigera sur Boulogne, où il sera du 10 juin au 10 juillet. Des instructions conformes sont envoyées à Villeneuve, à Toulon. Mais, à cet amiral, dont il redoute les hésitations, Napoléon adjoint, pour le tenir « en énergie et décision » et le « pousser droit au but sans se laisser intimider » par les Anglais, le général Lauriston. Cet officier est porteur d’un pli cacheté qu’il n’ouvrira qu’après être sorti de la Méditerranée et qui contient le secret de l’expédition[17]. Le 3 mars, Junot est invité à presser le départ de la flotte espagnole : « Tout a été prévu, lui écrit l’Empereur, tous les ordres cachetés ont été remis. Ces ordres doivent être donnés secrètement et sans délai. » « Si la jonction est opérée, les deux nations, française et espagnole, auront vengé les insultes qu’elles ont reçues de ces fiers Anglais depuis des siècles. » « Je ferai une telle peur aux Anglais qu’ils seront forcés d’y tenir (dans la Méditerranée) une force imposante, car je menacerai l’Égypte de tant de manières et si évidemment qu’ils craindront un grand coup ; ils croiront que nos escadres vont aux Indes orientales. »

« La raison, les circonstances, mande-t-il à Decrès, tout indique que l’escadre de Missiessy est destinée pour les Indes orientales. » L’amiral Cochrane ira aux Grandes Indes, s’il ne reçoit pas de renseignemens. « C’est tout ce qu’un amiral et un officier général sensé doit faire dans sa position. » Nelson, toujours préoccupé de l’Égypte et inquiet pour la Sicile, fouillera la Méditerranée. Quand ils seront détrompés, quand ils apprendront le grand rassemblement aux Antilles, ils y courront à toutes voiles ; mais il sera trop tard, et la flotte française sera en route pour l’Europe. « Le but principal de toute l’opération est de nous procurer pendant quelques jours la supériorité devant Boulogne. Maîtres du détroit pendant quatre jours, 150 000 hommes, embarqués sur 2 000 bâtimens, achèveraient entièrement l’expédition[18]. » Il fait répandre le bruit d’une expédition aux Grandes Indes, qu’il veut reconquérir. On raconte que Lauriston se rend dans ces contrées, où son père a servi ; qu’un débarquement de 10 000 hommes a eu lieu en Égypte. Napoléon écrit à Cambacérès, qui n’est pas dans le secret et dont les confidences en prendront plus d’autorité : « Les Anglais seront plus inquiets aujourd’hui, lorsqu’ils sauront le départ de mon escadre de Toulon… Si elle arrive à destination, elle pourra leur faire, aux Grandes Indes, un mal plus considérable, car j’ai des intelligences avec les Mahrattes[19]. »

Mais, pour le succès, le secret est nécessaire. Or, le secret est trahi. Le redoutable et mystérieux personnage qui renseigne à la fois Czartoryski, par d’Antraigues, et M. Hammond, par un autre intermédiaire, a prévenu les Anglais que le véritable objectif des flottes, ce sont les Antilles. « Si la flotte de Toulon peut sortir, elle ira s’unir à Gravina… Si celle de Rochefort peut sortir, elle se réunira à Gravina… Gravina est à Bonaparte d’une manière indissoluble… Elles doivent se porter aux Indes occidentales et attaquer la Jamaïque… Ils iront ravager les Antilles et les rançonner, et finiront par se porter à la Martinique. » Les lettres à Ganteaume, Villeneuve, Lauriston, sont expédiées le 2 mars ; la veille, celui qui s’appelle l’Ami de Paris, informe d’Antraigues et de ces plans et des desseins nouveaux sur le royaume d’Italie[20]. Il ajoute : « L’Angleterre saura dans huit jours le précis de ce que je vous dis là… Dans cette position tout à fait changée, le successeur de La tour (l’intermédiaire de Hammond) n’a rien eu de plus pressé que d’avertir. » Et, dans cette même lettre, où il se montre familier chez Talleyrand, avec qui il travaille, intime avec Durant, l’un des confidens du ministre, il explique comment il continue une correspondance entamée par son père, à Dresde et à Londres : « Bonaparte s’est décidé à la guerre et à un accroissement de puissance qu’il croit devoir le mettre un jour au repos. Le danger est trop grand et le Cabinet joue un jeu à abîmer l’Europe, s’il n’est pas retenu. » C’est pour le retenir, pour rompre « cet infernal système, » qu’il avertit Saint-Pétersbourg et Londres. « Mon père abhorrait Bonaparte, et cet héritage est le mien, et mon père était dans l’opinion du parti, très considérable ici, qui pense que l’Angleterre est surtout nécessaire à la France pour empêcher la tranquillité d’un règne qui, s’il était paisible, effacerait celui de Néron. » On ne le paie pas, on ignore qui il est ; d’ailleurs, M. Hammond ne laisse rien échapper des secrets dont il est détenteur. « Jamais il n’y en a eu un seul exemple, » et il profite de tout : « Elle (l’Angleterre) ajoute une foi entière à ces sources, à Paris ; elle s’en est trop bien trouvée pour ne pas le faire. » Les mouvemens commencés, un autre avis, parti de Paris le 23 avril, confirma celui du 1er mars : « On ne sait pas positivement la destination de l’escadre de Toulon, qui est ressortie de Cadix ; ou s’accorde après à l’envoyer aux Antilles[21]. »

Napoléon partit pour l’Italie, décidé à donner au séjour qu’il y ferait tout l’apparat, tout le retentissement possibles ; mais, en réalité, prêt, au premier signal du retour des flottes, à courir en poste à Boulogne, où tout serait prêt pour l’embarquement. « Monsieur Decrès, écrivait-il le 30 mai, je ne sais pourquoi vous désirez tant mon retour à Paris. Rien n’est plus propre que mon voyage à cacher mes projets et à donner le change aux ennemis, qui, lorsqu’ils sauront que je suis arrêté pour messidor et thermidor, prendront davantage confiance et lâcheront quelques vaisseaux de plus dans les mers éloignées. » Et à Cambacérès, le 1er juin : « Je crains d’être retenu hors de Paris tout l’été. »


VI

Napoléon avait fait son entrée à Milan le 10 mai. Les diplomates encombrent les salons du palais ducal. Lucchesini apporte les deux aigles de Prusse, le rouge et le noir ; l’Autriche n’a délégué personne ; mais l’empereur François a fait savoir qu’il accepte les « nouveaux arrangemens de l’Italie[22]. » Le couronnement eut lieu le 26 mai, par un temps merveilleux. Napoléon, ceint de la couronne impériale, entra dans la cathédrale, tenant à la main la Couronne de fer que l’on avait tirée du trésor de Monza. Il était suivi des dignitaires portant les honneurs de Charlemagne, de l’Italie et de l’Empire. Caprara et son clergé le conduisirent au sanctuaire. Il monta sur le trône et, posant la Couronne de fer sur son front, prononça les paroles traditionnelles : Dieu me l’a donnée, gare à qui la touche ! ramenées par lui à leur sens primitif, à leur pleine réalité. Puis, un héraut dit : « Napoléon, empereur des Français et roi d’Italie, est couronné, consacré et intronisé. Vive l’Empereur et Roi ! » Les acclamations éclatèrent et retentirent de l’église sur la place, dans les rues. « Les femmes, les enfans, » rapporte un soldat français, qui sortait de la Révolution, un des sauveurs de la République en Fructidor, « les femmes, les enfans pleuraient dans les rues ; le délire était à son comble. Les plus grands seigneurs de l’Italie se disputaient à qui lui baiserait les mains le premier à sa descente de voiture ; il y eut des Italiens du peuple qui se mirent à plat ventre dans une des rues où passa sa voiture, risquant d’être écrasés par elle[23]. » Tout n’était point servilité dans cette exubérance : l’homme était le plus grand que l’Italie eût vu passer, depuis Charlemagne, et cet homme, né du sang italien, parlant la langue italienne, rendait à l’Italie un nom dans l’univers. En lui, c’était une patrie ressuscitée, leur avenir de nation que saluaient les Italiens. « A Milan, a dit Chateaubriand, un grand peuple réveillé ouvrait un moment les yeux, l’Italie sortait de son sommeil et se souvenait de son génie comme d’un rêve divin. »

Napoléon estimait Gênes aussi nécessaire à la sûreté de l’Empire du côté de la mer, que le Piémont du côté de la terre. Les Anglais à Gênes, c’était la Provence menacée. En outre, il avait besoin de marins exercés. Les Liguriens, leur doge en tête, vinrent solliciter leur réunion à l’Empire. Napoléon la motiva sur les représailles provoquées par l’Angleterre et, pour la première fois, il prononça, dans un manifeste, ce mot qui devait recevoir, dans sa politique, une si prodigieuse extension : « Le droit de blocus, que les Anglais peuvent étendre aux places non bloquées et même à des côtes entières et à des rivières, n’est autre chose que le droit d’anéantir à leur volonté le commerce des peuples. » Lucques fut ajoutée à l’apanage d’Elisa. Le royaume d’Etrurie fut organisé à la française et placé sous la suzeraineté. Ainsi se dessinait dans la pensée de Napoléon et se réalisait sous sa main l’idée d’un grand empire, cet empire d’Occident dont il menaçait l’Angleterre en 1803, suzerain des terres, des armées, du commerce de l’Europe centrale, flanqué de ses États vassaux, opposant leur coalition à celle des Anglais, coalisé contre leur blocus, arrivant à les bloquer eux-mêmes, à les ruiner dans leur commerce, à leur rendre la mer inutile et stérile, à leur interdire tous les atterrissemens : mesure de guerre transformée en système politique, où s’ajustent étrangement les propositions de la propagande républicaine, les ambitions de l’Empereur, l’hégémonie de la République française sur les Républiques satellites, de la « grande nation » sur les nations secondaires. La formule de 1804 : République française, Napoléon empereur, s’étend ainsi du gouvernement interne de cette République à la constitution de l’Europe sous la suprématie française.

Un de ces idéologues que Napoléon dénigrait volontiers, rallié, d’ailleurs, et « absorbé » dans le Sénat, Garat, ministre du Directoire à Naples, en 1798, écrivait alors au général Bonaparte : « Je vous avoue, général, que l’idée d’une révolution en Italie, par les Italiens, me fait horreur… La seule chose qui serait bonne, et qui le serait extrêmement, ce serait de donner ici à la France une influence très prépondérante… Le résultat de toutes mes méditations a été de me persuader profondément qu’avec de la force et du pouvoir, en prenant l’espèce humaine telle qu’elle est, on pourrait en créer une autre, en quelque sorte, dans laquelle on ne verrait presque rien de la stupidité et des folies de la première… C’est à vous à multiplier les essais pour multiplier les méthodes. » Ainsi spéculaient, en leur âge héroïque, ces hommes qui, en 1805, gémissaient, à huis clos, sur la liberté perdue et la destruction des titres du genre humain. Cette philosophie se retrouve, presque mot pour mot, dans les instructions que Napoléon dressa pour le prince Eugène de Beauharnais, le jour, 7 juin 1805, où il le déclara vice-roi d’Italie. Il écrivit là, en quelques lignes, son traité du Prince : « Il viendra un temps où vous reconnaîtrez qu’il y a bien peu de différence entre un peuple et un autre… Montrez pour la nation que vous gouvernez une estime qu’il convient de manifester d’autant plus que vous découvrirez des motifs de l’estimer moins… » Dominer en méprisant : « de la force et du pouvoir, » prétendre transformer les hommes après les avoir conquis, cette domination engendre la haine, comme cette conquête la révolte.

Cependant la pensée de Napoléon vole sur l’Océan. Il calcule, il conjecture les mouvemens de l’ennemi, les évolutions de ses vaisseaux. Il se représente les Anglais, éperdus, sur toutes les mers. « Ils se voient pris corps à corps, ils craignent pour les Indes, pour l’Amérique et pour leur propre patrie. » « Soyez certain qu’ils vont faire des expéditions de troupes et de vaisseaux pour l’Amérique et qu’ils ne garderont pas plus de 21 ou de 22 vaisseaux devant Brest. Défalquez les vaisseaux anglais qui poursuivent Missiessy qu’on croit aux Indes, et que 20 vaisseaux poursuivant Villeneuve s’éloignent pour quinze jours, les Anglais n’en pourront plus réunir que quarante, et la flotte française, retour des Antilles, en réunira soixante-cinq dans la Manche. » Mais Missiessy est-il en route ? Où est Villeneuve ? Ganteaume ne sort pas de Brest. Decrès, en ses rapports, délaie des objections sans fin. « Vous avez mis des si, des car, des mais. J’ai étouffé d’indignation… » « Il faut agir, agir ! n’importe où, n’importe comment, jeter la confusion en Angleterre. C’est un gouvernement occupé de chicanes intérieures et qui porte son attention où il y a du bruit[24]. »

Le fait est qu’à Londres, l’alarme a été chaude, et, à considérer l’émoi où les a jetés le seul soupçon, la seule dénonciation du projet de Napoléon, on peut se figurer leurs craintes, s’ils avaient appris, trop tard pour y parer, l’exécution de l’ « immense projet. » On lit dans le Morning Chronicle du 9 mai :


De toutes les conjectures qui ont été formées sur la destination de la flotte de Toulon, celle qui a fait le plus d’impression et causé le plus d’inquiétudes est que cette flotte, après avoir dégagé les escadres de Cadix et du Ferrol et balayé tous les blocus, pourrait se joindre à la flotte de Brest pour venir ensuite occuper le canal (la Manche), tandis que la flottille de Boulogne amènerait en Angleterre une armée de 100 000 hommes… Pendant les huit jours qui viennent de s’écouler, personne n’a dormi tranquille.


Mais l’Amirauté est prévenue et Nelson a flairé le piège[25]. Le 30 mars, Villeneuve a pris la mer. Nelson, qui le guettait à Palma, en est informé et, le 3 avril, se met à sa poursuite, tâtonnant sur les eaux désertes et sans sillage. Il suppose que Villeneuve est parti pour l’Egypte, menaçant peut-être Naples, au passage. Il l’y cherche. Le 9, il est devant Palerme. Le 19, il apprend que la flotte française a passé le détroit de Gibraltar, mais où va-t-elle, au Sud, à l’Ouest, aux Indes, en Amérique, en Irlande ? « Ma bonne fortune semble envolée, écrit-il le 20 avril. Je ne puis avoir un vent qui ne soit pas contraire… Le fait qu’ils ont rallié les vaisseaux espagnols à Cadix semble me prouver qu’ils n’ont pas l’intention d’aller aux Indes occidentales, ni au Brésil, mais bien de débloquer le Ferrol et d’aller de là en Irlande ou à Brest. » Il pense à les y poursuivre. Puis, son instinct de chasseur de mer lui suggère l’idée des Antilles. Il écrit, le 5 mai, devant Tétouan : « Je ne puis pourtant pas aller aux Antilles sur de simples suppositions, et, d’autre part, si je tarde, la Jamaïque peut être perdue. » Le 10 mai, par le travers du cap Saint-Vincent, il reçoit cette information : « Les opinions au sujet de la destination de l’armée combinée sont diverses : d’après les uns, elle va en Irlande ; d’après les autres, aux Indes occidentales, en particulier, à la Jamaïque. » Le même jour, le contre-amiral Campbell, alors au service du Portugal, donna l’assurance formelle que Villeneuve était parti pour les Indes occidentales ; Nelson n’hésita plus et fit voile sur les Antilles. Le vent favorable, son audace habituelle, et il surprend Villeneuve, le déroute, le déconcerte et lui barre le chemin ! Cependant les Anglais, qui un instant avaient craint d’être forcés de lever les blocus, demeurent devant Brest, Ganteaume ne sort pas, les flottes anglaises continuent de croiser dans la Manche, elles s’y concentrent, au lieu de se disperser. C’en est fait de l’ « immense projet » de Napoléon.

Le temps approche où cette combinaison, la plus vaste qu’il ait formée, va s’accomplir, si ses calculs sont justes, si Villeneuve a reçu, compris et exécuté les instructions nouvelles qu’il lui a adressées et qui lui prescrivent, sans attendre Ganteaume, de revenir sur le Ferrol[26] : il a dix-huit vaisseaux, il y trouvera quinze vaisseaux français et espagnols, il ralliera ainsi une flotte de trente-cinq vaisseaux qui lui permettra de débloquer Brest et de se présenter dans la Manche avec Ganteaume et une force totale de plus de cinquante vaisseaux. Le 6 juin, Napoléon écrit à Decrès : « Je serai à Fontainebleau, mais pour vous seul, le 20 messidor (10 juillet). » Il ne compte sur Villeneuve, devant le Ferrol, que du 20 au 29 juillet ; devant Brest, du 29 juillet au 8 août ; du 8 au 18, devant Boulogne. Il partit de Turin le 8 juillet. Le 11, il arrivait à Paris, et il en était temps, s’il voulait prévenir les coalisés.


VII

Lucchesini avait remis à Napoléon une lettre de Frédéric-Guillaume demandant des passeports pour Novossiltsof. Napoléon les envoya, mais par courtoisie pure envers le roi de Prusse. Il pensait de cette négociation tout justement ce qu’on en pensait à Pétersbourg. « La négociation n’aboutira à rien, écrivait Joseph de Maistre, le 11 juin. Novossiltsof me l’a dit sans détour, et le prince Czartoryski plus ouvertement encore, s’il est possible. » En effet, à peine arrivé à Berlin, Novossiltsof reçut l’ordre de retourner à Pétersbourg et partit le 18 juillet. « Les troupes sont en pleine marche, » écrit Czartoryski, le 19 juin. Et, le 2 juillet, le chancelier Woronzof : « Si Bonaparte acceptait les bases qu’on lui offre pour la paix et dont M. De Novossiltsof est le porteur, l’Europe serait, en quelque façon, rassurée et à l’abri de nouveaux bouleversemens. Mais il faudrait une espèce de miracle pour lui inspirer une pareille déclaration, et nous n’en voyons pas dans ce siècle, je veux dire de miracles. » « Ce qui le décidera, ajoutait, le 5 août, le même ministre, ce n’est pas la proposition de paix, que Bonaparte ne peut pas même admettre sans se reconnaître pour un pleutre… Ce n’est qu’une guerre heureuse contre lui et la reprise de tous ces pays qu’il s’est adjugés qui pourrait l’y forcer… Les Cabinets de l’Europe jugeront que Bonaparte ne pouvait accepter les conditions qu’on lui offre. Quant au motif et à la justice d’une coalition contre lui, elle ne peut être reconnue que comme juste et nécessaire par ses infractions du traité d’Amiens et de Lunéville, sa royauté d’Italie, l’usurpation de Gênes, et enfin tout ce qu’on peut attendre de son audace et de la puissance énorme et gigantesque qu’il s’est formée et qui menace toute l’Europe. » Pour espérer de la modération de la part de Bonaparte, disait le tsar, « il faut lui prouver que 200 000 Prussiens, 200 000 Russes et 300 000 Autrichiens, réunis aux forces de l’Empire germanique, sont prêts à l’attaquer. »

Les Russes poussent donc à fond la Prusse, Czartoryski avec l’arrière-pensée de l’envahir, le tsar avec l’espoir de la rallier. Dans tous les cas, en amis ou en ennemis, il faut s’assurer le passage. Ce sera la pierre de touche de la politique prussienne. Si la Prusse se dérobe, tout un plan, très insidieux, est arrêté pour lui forcer la main. Une note circonstanciée, est envoyée à Alopeus : « Une armée rassemblée à Brody est destinée à entrer dans les États autrichiens le 22 août. C’est à dater de ce jour que doivent être calculées toutes les mesures, tant militaires que diplomatiques, tendant à persuader ou à contraindre la Prusse à faire cause commune avec la Russie et l’Autriche. » Les Prussiens connaîtront l’entrée de l’armée russe en Autriche vers le 28 août. Alopeus recevra dans le même temps une lettre de l’empereur pour le roi, et une copie des traités signés par la Russie. Il les lira, s’en inspirera, mais il ne les communiquera à personne. Il invitera le roi à se coaliser, tout au moins à poser une médiation armée. Si le roi atermoie, donne une réponse dilatoire, Alopeus refusera de la transmettre. On compte que ces pourparlers traîneront du 28 août au 16 septembre. Cependant, les armées russes s’approcheront, 40 000 hommes destinés à opérer en Hanovre et réclamant le passage, 60 000 prêts à soutenir cette réclamation. Ces troupes seront prêtes à franchir la frontière prussienne le 28 septembre. Alors une seconde lettre de l’empereur sera remise au roi par Alopeus : si, le 23 septembre, le roi ne s’est pas décidé à se coaliser et à donner le passage, les armées russes le forceront. « Le parti est irrévocablement arrêté. » « La cour de Berlin cédait-elle ? écrit Czartoryski, le succès du plan de la Russie cessait d’être problématique. » Résistait-elle ? alors Koutousof la surprenait en pleine neutralité, « ses armées entièrement sur le pied de paix, » et occupait la Pologne. Nantis de la sorte de leur récompense future dans l’œuvre de justice, les Russes se trouveraient en bonne posture pour attendre Bonaparte. S’il venait au secours de la Prusse, il se divisait, laissait à l’Autriche le temps de respirer ; s’il poussait droit sur l’Autriche, il s’exposait singulièrement, et peut-être réfléchirait-il au danger où il courrait. Peut-être alors concevrait-il l’idée de traiter avec la Russie et « de partager la domination de l’Europe. » La Russie, tenant son lot, eût négocié avec tous les avantages. Cette arrière-pensée de haute politique doit être notée ici elle éclairo l’avenir. La fameuse évolution de Tilsit ne surprendra que les badauds, épris de coups de théâtre.

Restait à s’entendre avec l’Autriche. Le 29 juin, Rasoumowsky remit à Cobenzl une note pressante : la situation est décisive, que l’Autriche se prononce, on forcera la Prusse à marcher, on aura 500 à 600 000 hommes. Les Autrichiens hésitent encore. Peuvent-ils compter à fond sur la Russie ? N’est-il pas à craindre que, tout d’un coup, le tsar ne trouve son avantage à traiter avec Napoléon, à lui abandonner l’Occident moyennant que Napoléon lui abandonnera l’Orient ? La réunion de Gênes emporte la balance. « Nous ne pouvons faire des acquisitions en Italie que par une guerre heureuse ou par l’appareil de forces capables d’en imposer à Napoléon, » écrit Cobenzl à Colloredo[27]. Mais il convient de filer les choses jusqu’à la réunion de cette force imposante, de laisser, ce qui serait une étrange fortune, Napoléon s’embarquer pour l’Angleterre, en le berçant d’une fausse sécurité. Alors on serait maître du continent, et il périrait, bloqué dans sa conquête. D’où l’obligeance de l’Autriche à reconnaître « les nouveaux arrangemens d’Italie, » son empressement à rassurer sur tous les tons le crédule La Rochefoucauld, chargé d’affaires de France à Vienne. « C’est pour prolonger la sécurité de Bonaparte jusqu’au temps où il apprendra la marche des Russes, que nous tenons ici une conduite assez modérée pour ne pas trahir le secret de nos vues, » écrit Cobenzl[28] ; et Gentz, dans un de ses rapports à M. Hammond : « Il vous est connu, monsieur, par quels artifices nous avions trompé Bonaparte sur nos véritables intentions et avec quel bonheur nous y avions réussi jusqu’au commencement du mois d’août. »

Des conférences militaires eurent lieu à Vienne entre Schwarzenberg et Mack pour l’Autriche, Winzingerode pour la Russie : on y concerta le plan d’opérations. D’après un plan russe, élaboré en Russie, et communiqué à Vienne, l’Autriche devait opérer surtout en Italie, joindre des forces à celles des Russes en Allemagne ; d’autres Russes, appuyés par les Suédois, opéreraient en Hanovre et en Hollande ; les Prussiens feraient le siège de Mayence, opéreraient sur le Rhin, et, après avoir pris Mayence, se porteraient en Belgique, « si cette partie, comme la Cour de Londres l’avait proposé, doit être leur récompense. » Ils se compenseraient là de ce que la Russie leur prendrait en Pologne. Mais on n’aborda point ces questions litigieuses qui auraient risqué de tout brouiller. On se renferma dans les questions militaires. L’accord était formé le 16 juillet. Le 9 août, François II accéda officiellement au traité du 11 avril. « Bonaparte, écrit Cobenzl, le 2 août, si même il veut mettre ses armées en mouvement à l’instant où il recevra la nouvelle de l’entrée des troupes russes dans les pays héréditaires, ne peut arriver jusqu’à nous avant que nos alliés nous aient rejoints et soient déjà avec nous sur le territoire de l’Empire. Ceci est calculé de manière qu’il n’y a aucune crainte à avoir à cet égard, surtout depuis que les troupes françaises sont dans un si grand nombre sur les côtes opposées à l’Angleterre. »

Les alliés pressaient Naples de se préparer, de se déclarer. Un négociateur russe, Lacy, était arrivé depuis le milieu de mai, secrètement, et, peu après, un officier, Oppermann, sous prétexte de santé. On épurait l’armée, on agitait le peuple. Les Anglais disposaient, en Sicile, une expédition maritime. Les Autrichiens estimaient que Naples mettrait en ligne de 30 à 40 000 hommes, qui, joints aux Anglais, venus de Malte, et aux Russes, venus de Corfou, formeraient une armée de 60 000 hommes qui écraserait le petit corps d’occupation de Gouvion Saint-Cyr. En réalité, les Napolitains n’avaient rien, ni argent, ni soldats ; mais ils se compromettaient et se livraient aux coups de Napoléon qui, victorieux en Allemagne, ne leur pardonnerait pas. Les avertissemens ne leur manquèrent point, et on le savait chez les alliés. « Depuis son retour de Milan, écrit un Russe, le sieur Alquier, ayant demandé une audience à la reine,… déclara que, si elle ne se retirait pas des affaires, le général de Saint-Cyr marcherait sur Naples au nom du prince héréditaire, qu’il y proclamerait roi, ou un infant d’Espagne, en cas que ce prince refusât. Ayant eu, ces jours-ci, un entretien avec le comte de Kaunitz, ministre d’Autriche, il l’invita à écrire à sa Cour que, si elle s’intéressait véritablement à la conservation des jours de la reine, elle ferait bien de l’engager à changer d’air[29]. »

Ainsi, trait pour trait, de Pétersbourg à Naples, c’est l’entreprise de 1798 qui recommence. Les alliés comptent que la ruine de l’empire des Gaules entraînera la chute de Napoléon ; que la République, si elle se rétablit, ne survivra pas à la perte « des limites ; » qu’une monarchie seule sera capable d’organiser une France assez libre pour se consoler de son effacement, assez faible pour rassurer l’Europe ; et cette couronne sera réservée au plus modeste, à celui qui signera le traité le plus rigoureux pour la France et donnera à l’Europe les gages les plus satisfaisans : Bourbon, Orléans ou Bonaparte, ces enchères renversées en décideront. « Parvenir à rétablir l’équilibre, faire rentrer la France dans ses anciennes limites, et asseoir la tranquillité de l’Europe sur des bases solides et durables… » tels étaient, pour les alliés, les « principes » de la coalition. « Posant comme décidé que, pour le bien de l’Europe et de la France, il est nécessaire que la constitution y soit monarchique, c’est de la part de la nation qu’on devra en attendre la proposition, on pourra tâcher de la faire naître, mais nullement déclarer cette intention trop tôt. Les Cabinets de Saint-Pétersbourg et de Saint-James conviendront sur tous ces points, et s’entendront sur l’individu et la famille qui pourrait être appelée à régner en France. Si c’est le Bourbon, lequel d’entre eux, et dans quel moment on l’en informera ; la conduite qu’on exigera de lui, les conditions auxquelles il devra souscrire et dont la plus essentielle serait de se soumettre à la constitution qui aurait été adoptée[30]… »

Moreau, qui n’avait pas encore quitté le continent et rôdait en Espagne, s’offrait, disait-on, à commander un corps auxiliaire, « armée royale de France. » Les insinuations en étaient parvenues à Novossiltsof, à Berlin, en juillet ; en août, l’envoyé russe à Madrid reçut l’ordre d’offrir à Moreau un asile et le grade de général, au titre français, dans l’armée russe. Dumouriez, enfin, se tenait aux aguets.

Toute cette machine formidable allait entrer en jeu dans quelques semaines. Le 28 août, les Russes seraient en Gallicie ; le 28 septembre, ils forceraient la frontière prussienne. « Encore trois semaines, et tout secret sera superflu, » déclarait Cobenzl. Il écrivait ces lignes le 22 août. Ce jour-là, Napoléon avait pris son parti, renoncé à l’expédition d’Angleterre et décidé la marche sur Vienne.


ALBERT SOREL.

  1. Albert Blanc, Mémoires et Correspondances de Joseph de Maistre. Les documens cités dans cette étude sont tirés des Archives des Affaires étrangères et des ouvrages suivans : Correspondance de Napoléon ; Correspondances publiées par Bailleu, Tratchewsky, Bertrand, Stern, comte Remacle ; Archives Woronzof ; Papiers de Joseph de Maistre ; Lettres de Rostopchine ; Mémoires de Czartoryski, de Metternich, de Talleyrand, de Rœderer, de Marmont ; Ouvrages de Lefebvre, Thiers, Martens, Beer, Fournier, Stanhope, Frédéric Masson, Legrand, Helfert, Pingaud, Bernhardi, Ranke, Oncken. Je dois mentionner en outre les publications si riches et circonstanciées de la section historique de l’État-major de l’armée : les Projets et tentatives de débarquement aux Iles britanniques, 1793-1805, par M. Desbrières ; la Campagne de 1805 en Allemagne, par MM. Alombert et Colin.
  2. Le changement de la république en empire est annoncé dans les correspondances royalistes des 17 juin et 27 juillet 1803 : » L’empire de Charlemagne, » « l’empereur Napoléon. »
  3. A Cambacérès, 16 novembre 1803.
  4. Rapport de Cobenzl, 1er juin 1803.
  5. Woronzof à Anstett, 30 décembre 1803 ; note du 1er janvier 1804.
  6. Rapport d’Anstett, 16 novembre 1803 ; de Rasoumowsky, 22 mars 1804
  7. Décembre 1804.
  8. Article VI patent, article VI secret du traité du 11 avril 1805.
  9. Bases de pacification arrêtées entre la Russie et l’Angleterre, 11 avril 1805 ; Martens, t. II.
  10. Lettres des 4-27 janvier, 16 mars, 12 avril 1805, Bailleu.
  11. Alexandre à Frédéric-Guillaume, 11 avril 1805.
  12. A Selim, 20 janvier ; au roi de Perse, 16 février, 30 mars ; à Talleyrand, 19, 20 mars ; à Decrès, 28 mars 1805.
  13. Lettres des 19 et 22 février ; instruction à Junot, 20 février ; note pour Gravina, 30 février. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1893, l’étude de M. le comte Charles de Moûy.
  14. Frédéric Masson, t. III, p. 11 et suiv ; Rœderer, t. III, p. 520 : Propositions faites à Joseph Bonaparte ; Beer, p. 85.
  15. Au roi de Prusse, 16 mars ; à l’empereur d’Autriche, 17 mars 1805.
  16. A Decrès, 11 avril 1805.
  17. A Lauriston, 2, 16, 22 mars 1805.
  18. A Decrès, 11, 12 avril, 4 mai ; à Villeneuve, 8 mai 1805.
  19. A Decrès, 12 avril ; à Cambacérès, 13 avril ; à Decrès, 13 avril, 23 avril ; à Barbé-Marbois, 24 avril ; à Fouché, 30 mai 1805.
  20. L’Ami de Paris à d’Antraigues, 19 février-1er mars. Pingaud. Un agent secret. 2e édition, Appendice.
  21. Pour les conséquences et la portée de ces avis, notamment sur les mouvemens de Nelson qui alla chercher Villeneuve en Sicile et, jusqu’au 9 mai, fit fausse route, voir l’intéressante et précise étude : La campagne maritime de 1805 publiée dans la Revue d’histoire rédigée à l’Etat-major français, août-décembre 1902.
  22. Napoléon à Barbé-Marbois, 3 mai 1805.
  23. Mémoires de Bigarré.
  24. A Decrès, 25, 26, 27. 29 mai ; 9, 14, 22 juin 1805.
  25. Revue d’histoire, étude citée, août 1901 ; p. 448. Voir également, octobre 1902 : le Blocus de Brest, 1793-1805.
  26. A Decrès, à Lauriston, 12 avril ; à Villeneuve, 14 avril 1805.
  27. Cobenzl à Colloredo, 12 juin 1805. Fournier, Gentz und Cobenzl.
  28. Lettres de Cobenzl, 22 août, 23 octobre 1805, rétrospective.
  29. Lettre de Tatistschef, 3 août 1805. Archives Woronzof. t. XVIII.
  30. Instructions secrètes à M. De Novossiltsof allant en Angleterre, 11 septembre 1804. Papiers relatifs à la mission de M. De Novossiltsof à Londres. Mémoires du prince Adam Czartoryski.