De Figuris veneris ou les Multiples visages de l’amour/00-2

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Editions du chat qui pelote (p. v-viii).

Avertissement de l’Auteur

à propos de son « De Figuris Veneris »
soit « Des Formes du Baiser ».

Nous nous proposons de passer en revue diverses formes du baiser ; non pas sans doute absolument toutes, car, comment décrire un à un les mille et mille modes du baiser, les mille et mille postures qu’osent tenter, pour faire l’amour, les amants ingénieux en quête de jouissance ? Nous tâcherons toutefois de les classer en ordre suffisamment précis pour qu’on puisse aisément les distinguer et les appliquer à propos. Ne caresse pas, ô lecteur trop curieux, des espoirs déplacés. Nous ne sommes pas de ceux qui, pour récolter quelque gloire, apportent les résultats d’une expérience personnelle ou des pratiques nouvellement mises en œuvre ; en cette matière nous n’avons même pas fait notre apprentissage. Notre intention n’est pas davantage de parler de choses que nous ayons vues de nos yeux ou entendues de nos oreilles ; pour autant que nous le voudrions, il nous serait tout à fait impossible de te satisfaire de cette façon, car nous n’avons qu’une science livresque et, plongé dans les livres, nous nous mêlons peu aux hommes. Nous nous sommes diverti à ce travail durant nos loisirs, d’abord par fantaisie, les chapitres s’enchaînant un à un : car la philosophie, en l’étude de laquelle nous pensions jadis à fixer notre vie et à dresser en quelque sorte notre tente, se meurt. S’il en survit quelque chose, chaque jour à peu près voit éclore de nouveaux dogmes bientôt éteints : il y a autant de philosophies que de philosophes, il n’existe plus d’écoles, plus de troupes rangées, mais seulement des isolés. Et puis surtout nous avions quelque souci des désirs de ceux qui, souvent hésitants devant la simplicité libre et les plaisanteries crues des écrivains anciens, se plaignaient d’être mal servis par la pudicité des traducteurs ou trop concis ou même muets. Il est vrai que ceux-ci écrivaient pour les enfants : et nul ne disconviendra qu’ils avaient raison d’éviter la précision et la lumière dans le récit des voluptés obscènes.

Si nous commettons quelque erreur, vous voudrez bien pardonner à l’insuffisance de notre bagage et à notre ignorance des dépravations bizarres, ignorance coutumière dans nos petites villes.

L’exemple, au reste, n’est pas parti de nous. D’autres nous ont précédé : Astyanassa qui, au témoignage de Suidas fut la première à traiter des postures vénériennes, et Philénis de Samos, ou plutôt, pour laisser à chacun la réputation qu’il mérite, Polycrate, sophiste athénien, qui a écrit sous le nom de cette honnête matrone un ouvrage sur les diverses formes du baiser ; et Elephantis ou Eléphantine, jeune Grecque, dont les œuvres licencieuses ornaient, dit-on, la chambre à coucher de l’empereur Tibère ; et Paxamos, qui a composé un Dôdekateknon, traité sur les attitudes du baiser ; et Sotadès de Maronée, surnommé Cinédologue, (dans la pédication, le Cinède est le partenaire passif), et grâce auquel des ouvrages remarquables par une excessive impudeur ont gardé l’épithète de Sotadiques ; et Sabellus, dont Martial dit :

« Les vers que tu m’as lus, Sabellus, traitent trop éloquemment des voluptés charnelles. Les filles de Didyme n’en connaissent point de pareils, non plus que les ouvrages obscènes d’Eléphantis. Tu nous apprends de nouvelles formes du baiser, telles qu’en oserait le lutteur amoureux perdu de vices ; tu nous dis quelles merveilles accomplissent, en silence, les hommes impudiques, comment on s’accouple à cinq, comment on s’entrelace en une chaîne voluptueuse, jusqu’où va la licence, dès les lumières éteintes. Sur un pareil sujet, il n’était pas besoin de tant d’éloquence. »

Et parmi les écrivains qui ont traité des postures du baiser, il ne faut pas hésiter à compter aussi, ce Musée, auteur d’ouvrages fort licencieux, égalant la débauche des Sybarites, si bien pimentés de plaisanteries lubriques que Martial n’en recommandait la lecture qu’à la condition d’avoir une maîtresse ou deux à sa portée : sans quoi on serait contraint de faire singer le geste du coït par ses mains libertines et solitaires.

Il nous a précédé aussi, ce Pierre Arétin, d’un génie merveilleux, que l’on accuse à tort d’avoir expliqué en les vers les plus immodestes qui aient jamais été écrits, seize dessins fort licencieux peints par Jules Romain, puis gravés sur cuivre par Marc Antoine. Il nous a précédé aussi, Lorenzo Veniero, noble Vénitien, auteur d’un ouvrage en italien, intitulé La puttana errante, dans lequel il a énuméré jusqu’à trente-cinq postures du baiser. Il nous a précédé aussi, Nicolas Chorier, jurisconsulte français qui a inscrit en tête de la Satire sotadique sur les secrets de l’amour et de Vénus le nom d’Aloisia Sigéa, jeune Espagnole, tout en présentant l’ouvrage sous le nom de Jean Meursius, avec ce sous-titre : Élégances du langage latin. À la lecture de cet ouvrage, on ne sait qu’admirer le plus, ou l’élégance soignée et précise sans pédantisme du langage latin, ou bien la finesse et la grâce des plaisanteries, ou bien encore les étincelles d’érudition latine qui jettent çà et là des feux éclatants, ou bien l’abondance et la facilité du discours où reluisent, comme des perles, des expressions et des pensées originales et brillantes, exhalant une bonne odeur d’archaïsme, ou bien enfin cet art suprême de varier merveilleusement un sujet limité. Nous pourrions en citer bien d’autres.

Nos prédécesseurs, dont nous regrettons — pour ce qui concerne les plus anciens — que le temps nous ait ravi les œuvres, ne manquèrent ni de critiques acerbes, ni de lecteurs passionnés. Ni les uns ni les autres ne feront sans doute défaut à ces pages. On y respire une odeur d’humanité. Nous les avons écrites, sans souci de la renommée, pour ceux qui, dédaignant de froncer le sourcil et de s’armer d’une fourche pour chasser la nature, ont une bonne fois le courage de vivre, se refusent à s’enfoncer dans les ténèbres, tout aussi bien qu’à s’afficher ostensiblement, et qui pensent aussi que, en amour, comme en toutes choses, le mieux est encore une heureuse médiocrité. Quant aux autres, qu’ils gardent pour eux le nom de sages et grand bien leur fasse !

Friederich Karl Forberg
Professeur de philosophie à la Faculté d’Iéna