De Figuris veneris ou les Multiples visages de l’amour/3

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Editions du chat qui pelote (p. 61-71).

III

DU SUÇAGE

Où l’on verra qu’en amour la bouche peut s’employer
d’agréable manière.

Forberg nomme cet acte irrumation ; nous disons d’un langage accomodé aux exigences modernes : Suçage. « Irrumer, explique-t-il, selon les anciens c’est introduire son membre raide dans la bouche de quelqu’un. Le membre ainsi introduit attend ces frottements soit des lèvres, soit de la langue ; il veut être suçé. » Celui qui suce s’appelait autrefois fellateur.

Cette coutume venait dit-on, de Lesbos et de Phénicie.

On signifiait l’acte de sucer ou d’être sucé par le mot lesbianiser ou phénicianiser. Et la signification allait loin, à preuve que Galien, le médecin, écrivait :

« Boire de la sueur, de l’urine, ou des menstrues de femme, manger des excréments humains, c’est le fait de phénicianisants ou de lesbianisants. Les mœurs lesbiennes étaient déjà en ce temps-là, considérées comme fort dépravées. Ausone le poète parle sans respect de Crispa la suçeuse, qui « exerçait tous les baisers de son seul corps, masturbant, suçant, jouant de l’une et l’autre fente, voulant tâter de tout avant de mourir. »

Selon Martial on aimait bien aussi à se livrer à ces jeux en pleine lumière : « j’aime à folâtrer à la lueur de la lampe. » Auguste, on l’a déjà vu, en plein festin, aimait à prendre les femmes de ses convives.

De même Caligula, selon Suétone.

« Il faisait passer et repasser devant lui et examinait avec l’attention méticuleuse d’un marchand d’esclave, les femmes de la plus haute distinction, qu’il avait invitées à souper avec leurs maris ; et si quelques-une baissaient la tête par pudeur, il la leur relevait avec la main. Il emmenait ensuite dans une chambre voisine chacune de celles qui lui plaisaient le plus ; puis en rentrant dans la salle du festin avec les marques toutes récentes du plaisir, il louait ou critiquait tout haut ce qu’elles avaient de bien ou de mal, et il disait jusqu’au nombre de ses exploits. »

Et plus tard, à l’époque de la Renaissance italienne, mêmes coutumes parfois chez les papes : ainsi ce banquet donné par le pape Alexandre VI et décrit par Jean Burchard :

« Le dernier dimanche du mois d’octobre, au soir, soupèrent avec le duc de Valentinois, dans sa chambre (la chambre d’Alexandre VI) au Palais apostolique, cinquante belles prostituées, appelées courtisanes, qui, après le souper, dansèrent avec les valets et d’autres personnes qui étaient là, vêtues de leurs habits d’abord, puis toutes nues. Le souper achevé, on disposa les candélabres ordinaires de la table, avec les chandelles allumées, et on sema par terre, devant les candélabres, des châtaignes que les prostituées ramassaient, en se promenant sur les pieds et sur les mains, toutes nues entre les candélabres. Le Pape, le Duc et Lucrèce, sa sœur, étaient présents et contemplaient le spectacle. Enfin on apporta les cadeaux : manteaux de soie, paires de chaussures, toques et autres objets, destinés à ceux qui connaîtraient charnellement le plus des susdites courtisanes ; elles furent charnellement caressées en public, dans l’enceinte même, les assistants jouant le rôle d’arbitres, et les prix distribués aux vainqueurs. »

Le suçage, quoique considéré comme un acte des plus obscènes, une jouissance sale, était, probablement pour cette raison, très recherché. On disait avec mépris : « Souiller, offenser la bouche. » Mais en attendant on y enfonçait son dard avec plaisir chaque fois que s’en présentait l’occasion. Martial lui-même conseillait : « Pourquoi fatiguer de tes vaines poursuites les cons et les culs ; adresse-toi plus haut : c’est dans une bouche qu’un vieux membre retrouve la vie. » Et Horace affirmait que la meilleure façon de mettre à bout l’engin le plus tendu c’était de le travailler avec la bouche. Martial raconte que certains maris, surprenant leur femme en adultère, se faisaient tout simplement sucer par le complice ; agréable punition. D’autres plaisantaient en leur bouchant le derrière par un raifort. C’était aussi considéré comme le moyen le plus sûr d’imposer silence aux femmes, la bouche obstruée par le membre en travail, doit se taire. Donc, hommes et femmes suçaient, la mode ne se perdit point dans la suite, lisons sur ce point les propos aimables, que dans un entretien d’Aloisia, Chrysogonus adresse à Sempronie pour obtenir la complaisance de sa bouche :

« Il y a trois jours, dit Octavie, Chrysogonus vint voir ma mère dans l’après-midi. Tout était calme et rassurant. Il la lutine et devient bientôt enragé : « Ce matin, dit-il, j’ai appris un nouveau genre de jouissance. Un des plus illustres parmi nos contemporains, qui ne se repent point de sa façon d’agir, m’a déclaré qu’il n’y avait rien de plus infect, à son avis, rien de plus dégoûtant chez sa femme que la partie d’en bas par laquelle elle est femme. (Il a pourtant épousé une fort belle femme). Dans cette sentine, dit-il, résident les purulentes stymphalides, tandis que les vrais baisers, les vrais amours sont là (Chrysogonus, en disant ces mots, embrassait Sempronie sur la bouche). Aussi évite-t-il l’antre qu’il déteste, qui exhale des odeurs méphitiques, et lui préfère-t-il la bouche pure et la figure séduisante. En elle seule il a confiance, pour elle seule il bande. Sa femme est aussi spirituelle que belle, et surtout pleine de complaisances. Elle tient pour nulle toute jouissance que son mari n’éprouve pas, elle jouit lorsqu’il jouit. Elle approuve toutes les luxures de son mari, elle s’y prête. Ainsi lui présente-t-elle une bouche complaisante. Que ferais-tu, toi, Sempronie, si je t’adressais la même prière ? Si tu me refusais, je serais en droit de dire que tu renies tes promesses et la foi donnée. Et puis tu n’ignore pas que le beau corps d’une femme aimée n’est autre chose, comme disait Socrate, qu’un trésor vivant de voluptés, où les hommes enferment et réservent leurs jouissances, où ils peuvent déverser les flots brûlants de leur lubricité. Qu’importe, je t’en prie, que ce soit par ce pur canal (il la baisait sur la bouche), ou par cet infect (du doigt il désignait le bas-ventre) que tu remplisses ton devoir. » Il lui persuada, tout en ayant le droit d’ordonner, ce que d’ailleurs elle avait résolu de faire. « Oh ! dit-elle en souriant, au moment où elle allait aspirer la mentule dressée, quels airs tu m’ordonnes de jouer, et sur quelle flûte ! » Elle saisit alors sur les lèvres la pointe du dard, roula sa langue autour, et donna des jouissances nouvelles à la mentule qui pénétrait pour la première fois dans ce domicile. Elle sentit affluer, dans une poussée, les vagues de la saumure vénérienne. Pleine de dégoût, elle se retira. « Tu ne veux pas sans doute, disait ta mère, que je me souille de cette saleté, que je boive la semence d’un homme ? » À peine avait-elle dit que la pluie séminale inonde sa robe. Lui se fâche. « Comment as-tu été assez insensée pour oser laisser perdre une semence si précieuse ? — Pardonne-moi, répliqua-t-elle, une autre fois j’y mettrai plus de complaisance. » Elle tint sa promesse, et aspira la semence de l’homme. La chose est pleine de sel ! car le sperme de l’homme est salé. »

Mancia donnait aussi sa bouche complaisante à Marinus, ainsi que le conte Éléonore toujours dans « Aloisia ».

« Mancia, ma cousine, épousa Marinus de Naples. Ce dernier entretient en lui-même la flamme d’une luxure abominable. Cet insensé cherche en Mancia la femme jusqu’au dessus des seins, alors que là commence et finit ce qui distingue le corps féminin. Il va au devant de la bouche, comme si le cunnus de la jeune femme s’était réfugié là, ou si la bouche même devait participer avec le cunnus aux jeux de l’amour. Je reprochais à Mancia de souffrir que cette injure fût faite à elle-même et à son sexe. — Que veux-tu, me répondit-elle, Marinus s’empare du territoire de ma bouche pour y satisfaire ses lubricités, et je ne peux pas me plaindre. Nous plaisons à nos maris en cela seul que nous sommes des femmes : en quelque endroit qu’on l’attaque, celle qui prouve qu’elle est femme plaira par dessus toutes. »

De la même manière Alphonse essaya de jouir d’Eléonore.

« Voilà, ma chère Octavie, ajouta Éléonore, la passion d’Alphonse. Il y a quelques jours, après avoir enfoncé son dard deux ou trois fois en combattant loyal, il me l’appliqua ensuite sur la bouche. — Alphonse, lui dis-je, cette catapulte n’est point faite pour battre en brèche cette porte ; tu deviens fou, et tu veux que je déraisonne avec toi. — Moi, répond Alphonse, je voudrais te voir délirer ? Mais non ; car si tu m’aimes, je le dois à ton ardeur amoureuse et nullement à mon propre mérite. Si je me mets à délirer, j’oublierai sans doute le respect que je te dois, et j’aimerais mieux mourir que de ne pas vivre pour toi seule. — Ces mots m’émurent ; il me plia à sa lubricité. Et comme il était prêt à l’assaut, de bon gré j’enfermai dans mes lèvres entr’ouvertes le nerf enflammé. Ce fut tout ; car d’elle-même la mentule bien dressée retourna à l’endroit d’où l’égarement l’avait éloignée. Et le mystère de Cotytto, bon ou mauvais, qu’elle avait imprudemment tenté dans la partie supérieure du corps, elle l’acheva au centre. »

Gonzalve de Cordoue fut, lui aussi, amateur de ce genre de volupté ;

« On raconte que Gonzalve de Cordoue, le grand général, se délectait sur ses vieux jours, de ce genre de jouissance. »

Longtemps avant, le génie libertin de Tibère avait imaginé un mode nouveau de suçage si l’on en croît Suétone :

« Il poussa la turpitude plus loin encore, et jusqu’à des excès qu’il est aussi difficile de rapporter que d’entendre. Il faisait dresser des enfants dès l’âge le plus tendre, qu’il appelait ses petits poissons, et qui se jouaient entre ses jambes lorsqu’il était dans le bain, le chatouillant doucement avec la langue et les dents ; et même il usait d’eux comme de nourrissons un peu forts, mais encore à la mamelle, en approchant de leurs lèvres son engin qu’ils pouvaient prendre pour le sein. C’est un genre de plaisir auquel le prédisposaient et son âge et son inclination. »

Il semble qu’on soit plus prédisposé à la jouissance du suçage en avançant en âge, la mentule cessant alors de répondre aux désirs. C’est ce qu’entend Martial, nous disant :

« Nul n’est trop vieux pour bander en bouche » ; et aussi « tu guignes la fente d’en haut ; c’est là qu’une vieille mentule retrouve la vie. » Et encore, « depuis longtemps, Lupercus, ton membre a cessé de se dresser ; insensé, tu mets tout en œuvre pour la faire bander. Tu t’es mis à corrompre, à force d’argent, des bouches pures. Même ainsi tu ne réussis pas à éveiller ta lubricité. N’est-il pas bien étonnant, bien incroyable, Lupercus, que ta mentule qui ne peut plus dresser te coûte si cher ? »

C’est un des motifs pour lesquels les suceurs sont moins à craindre des maris. Ainsi Martial se montra indulgent envers Lupus, qu’il surprit suçant Polla sa maîtresse. Nous sommes en effet amenés à croire que Lupus suçait plutôt qu’il ne chevauchait. De même le mari de Glycère, si du moins elle en avait un, ne devait pas redouter que Lupercus labourât dans son champ à lui ; Martial nous le donne du reste à entendre :

« Lupercus aime la belle Glycère ; seul il la possède, seul il est son maître. Comme il se plaignait avec tristesse de ne pas l’avoir chevauchée de tout un mois, Elien lui demanda le motif de cette abstinence : c’est, répondit-il, que Glycère a mal aux dents et une fluxion dans la bouche. »

Est-il vrai que, comme le pense Lepidinus celui qui une fois a sucé ne peut plus le désapprendre ? Je le laisse à décider aux gens experts. Aloisia est bien de cet avis ;

« Ceux qui l’ont tenté une seule fois, l’aiment éperdument. »

— Après avoir sucé, on se nettoie la bouche, qui songerait à s’en étonner ? C’est ce que dit Martial ;

« Tu suces et tu bois de l’eau, Lesbia, voilà qui est bien. Laver ta bouche, Lesbia, c’est laver la partie de ton corps qui en a le plus besoin. »

Du reste demander qu’on vous prêta la bouche c’était plus insolent que demander le cul ou le con. Quand on disait d’une femme qu’elle ne refusait rien cela signifiait qu’elle consentait à sucer.

Pour cela les suceurs ou suceuses ne tenaient pas à être surpris :

Martial ainsi nous le déclare : « Toutes les fois que tu as franchi le seuil d’une de ces cellules portant une inscription, attiré soit par un jeune garçon, soit par une jeune fille, tu ne te contentes pas d’être protégé par la porte, le rideau et la serrure, tu exiges que le mystère soit plus profond


encore autour de toi. Tu fais boucher la plus petite fente que tu soupçonnes, les moindres trous d’aiguille. Il n’est personne d’une pudeur aussi délicate ni aussi inquiète, Cantharus, soit qu’il pédique ou qu’il chevauche. »

Non pourtant que les anciens Romains eussent honte d’irrumer ; et cela ressort du sens outrageant que Catulle a donné à ce mot ; mais l’infamie s’adressait au suceur. Il y a en effet quelque audace à jouer un rôle actif, aucune à être le patient, surtout à imposer un si sale ministère à la bouche, l’organe le plus noble du corps humain. Ajoutez que les fellateurs ou suceurs faisaient tout leur possible pour détruire l’odeur fétide que la bouche contractait en suçant, redoutant de mettre en fuite les convives ou ceux qui les embrassaient. Les fellateurs étaient en effet tellement méprisés des convives que ceux-ci évitaient de leur présenter des coupes, et si par mégardes ils les leur avaient présentées, ils les brisaient. Ce n’était d’ailleurs que malgré soi qu’on les embrassait, s’ils allaient au devant du baiser. De là vint qu’on aima mieux être pris pour un cinède que pour un suceur : tel le Phébus de Martial, III, 73 :

« Tu dors avec de jeunes garçons bien membrés, Phébus, et ce qui redresse chez eux est flasque chez toi. Que veux-tu, Phébus, dis le moi, que veux-tu que je soupçonne ? Je voulais me persuader que tu es un patient, mais le bruit court que tu n’es pas cinède. »

« Ton petit chien, Manneia, te lèche le visage et les lèvres ; rien d’étonnant, le chien fait ses délices des excréments. »

Tel encore Callistrate :

« Comme si tu parlais à cœur ouvert, Callistrate, tu prends l’habitude de me dire qu’on t’a souvent perforé. Tu n’es pas, Callistrade, aussi franc que tu veux le paraître ; car quiconque conte de telles choses se tait sur bien d’autres. »

Pour cette même raison, Charidème ne voulant pas être pris pour un patient, étale ses jambes velues et sa poitrine hérissée de poils ; mais le poète lui conseille de faire son possible pour paraître plutôt être patient que suceur ;

« Parce que tu as les jambes velues et la poitrine hérissée de poils, tu crois, Charidémus, donner le change à l’opinion. Crois-moi, arrache cette toison de tout ton corps et prouve par témoins que tu épiles tes fesses. — Le motif ? dis-tu. — Tu sais que beaucoup de gens sont bavards. Fais en sorte, Charidémus, qu’on te prenne pour un enculé. »

Naturellement on payait les suceurs et fort cher parfois ;

« Délateur, calomniateur, fripon, entremetteur, suceur et maître d’escrime ; je m’étonne, Vacerra, que tu n’aies pas le sou », s’écrie Martial.

Puisque nous parlons du suçage nous ne pouvons passer sous silence le corbeau que le même poète, prétend être suceur :

« Corbeau adulateur, pourquoi passes-tu pour suceur ? Il n’est pourtant jamais entré une queue dans ton bec. »

C’est que, dans l’opinion du vulgaire, le corbeau, disait-on, coïtait avec la bouche ; Pline, du moins le relate :

« Le vulgaire croit qu’ils coïtent et qu’ils enfantent par la bouche. Aristote le nie, disant que le baiser, tel qu’on les voit se le donner, est celui que se donnent les colombes. »

Erasme, dans ses Adages, au mot Lesbiari, prétend qu’à son époque l’irrumation n’existait plus :

L’expression dit-il subsiste bien encore aujourd’hui, mais je crois que l’acte qu’elle représente a disparu. » Ô naïveté d’un grand homme !

En effet je crains qu’il ne se trompe, et j’entends dire que cette forme du baiser ne répugne pas complètement, même aujourd’hui, à nos contemporains. C’est du moins l’observation de personnes qui vont dans les grandes villes, même dans les campagnes.